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PRÉFACE

La fatalité qui a poursuivi Furetière pendant sa vie s’est attachée après sa mort à ses écrits. Cet auteur, d’une incontestable originalité, d’un immense savoir et d’une rare intelligence au travail, peut passer pour exemple de ce qu’une seule mauvaise qualité peut faire perdre à une réunion de facultés éminentes.

Le procès du Dictionnaire, une des causes célèbres de la littérature, est trop connu pour que je croie devoir m’en faire en cette occasion le rapporteur après tant d’autres1. Les pièces en sont d’ailleurs à la disposition de tout le monde : il ya eu jusqu’à quatre éditions des Factums.

Bien qu’il soit assez difficile d’émettre un jugement favorable sur l’une ou l’autre des deux parties, on reste convaincu après lecture que Furetière n’eut pas seulement pour lui l’esprit et la verve, et qu’il eut quelque raison d’exciper de sa bonne foi.

Ce n’est pas sans étonnement que nous voyons, dans le Discours préliminaire de la dernière édition du Dictionnaire de l’Académie françoise, le secrétaire perpétuel reproduire contre l’auteur du Dictionnaire universel cette vieille accusation d’avoir dérobé le travail de ses confrères. Il eût été digne de l’Académie, digne de M. Villemain, de rendre enfin justice au mérite de Furetière et d’accorder à ses torts le bénéfice d’une prescription de près de trois siècles.

Les pamphlets de Furetière, en raison de la supériorité du talent de l’auteur, qui en a fait de véritables modèles en ce genre d’écrits, ont naturellement survécu à ceux de ses adversaires. Néanmoins le recueil en deux tomes imprimé en Hollande, après sa mort (Amsterdam, Henri Desbordes, 1694, in-12), en contient quelque partie, notamment le Dialogue de M. V., de l’Académie françoise, et de l’avocat L. M., dont l’académicien Charpentier, le plus vivement attaqué, il est vrai, des ennemis de Furetière, s’est reconnu l’auteur2. On y voit Furetière accusé d’avoir prostitué sa sœur pour se mettre en état d’acheter la charge de procureur fiscal de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés ; il y est dit qu’il se déshonora dans ce poste par des prévarications et qu’il s’y fit le protecteur déclaré des filous et des filles publiques ; on y raconte comment il abusa de sa charge pour escroquer, par une manœuvre qui, selon le vocabulaire moderne, seroit qualifiée de chantage, le bénéfice d’un jeune abbé ; enfin, retournant une plaisanterie de Furetière contre lui-même, l’auteur prétend que le Roman Bourgeois, — ce détestable ouvrage — a éte dédié par lui au bourreau, comme au seul patron digne d’une telle œuvre. Ce mensonge, dont l’audace confond le lecteur, s’est néanmoins accrédité pendant deux cents ans près des esprits prévenus.

Furetière, dans son Dernier placet3, relève, sans y répondre, toutes ces turpitudes : il se plaint d’un gros volume, joint au dossier, qui a long-temps couru la ville, et dans lequel il est traité, dit-il, de bélitre, maraut, fripon, fourbe, buscon, saltimbanque, infâme, traître, fils de laquais, impie, sacrilége, voleur, subornateur de témoins, faux monnoyeur, banqueroutier frauduleux, faussaire, d’homme sans honneur, plein de turpitudes et de comble d’horreurs, etc.4. Après cela le grief d’infidélité littéraire n’est plus qu’une légèreté.

Ces aménités étoient alors d’usage entre savants, et, en rapprochant même les Factums de Furetière des libelles publiés par Saumaise et par Scaliger contre leurs antagonistes, ou ne peut s’empêcher de trouver sa modération égale à la verve de son esprit. Les attaques qu’il dirige contre ses adversaires sont, il est vrai, plus mordantes, mais aussi moins scandaleuses, et à part le seul La Fontaine, qu’il accuse de tirer profit des galanteries de sa femme, il est rare qu’il les poursuive dans le secret de la vie privée. « Je n’ay fait, dit-il, aucun reproche à mes parties qui regardât les mœurs ; je ne les accuse pas d’être faussaires, adultères, ny malhonnêtes gens…5 », quoique (ajoute-t-il) ce ne soit pas faute de matière, ny de preuves.

Au surplus, l’incertitude et l’obscurité où sont tombées les imputations des deux parties ne laisse pas de tourner à l’avantage de notre auteur, car, s’il est impossible de prouver aujourd’hui que Furetière ait réellement prostitué sa sœur et acquis par simonie ses bénéfices, il n’est pas besoin de preuves pour reconnoître que Lorau, Charpentier, Leclerc, Barbier d’Aucourt, Regnier Desmarais et consorts, étoient les uns des ignorants, les autres de détestables écrivains.

Les témoignages contemporains, qui seuls pourroient nous éclairer sur la véracité des ennemis de Furetière, ne confirment en rien leurs imputations.

Bussy, dans la lettre imprimée à la suite des Factums, et souvent citée depuis, plaint Furetière d’avoir été poussé à de telles extrémités et de n’avoir pu produire sa défense en justice ; il ne fait de réserves qu’en faveur de Benserade, son ami, et de La Fontaine, que Furetière confond dans ses invectives avec leurs collègues de la commission du Dictionnaire.

Dans sa conduite à l’égard de La Fontaine est le secret de l’humeur de Furetière et des haines qu’il souleva.

La Fontaine, de même que Boileau et Racine, étoit pour Furetière un ancien ami. Dans la préface de son Recueil de Fables, publié trois ans après la première édition des Fables de La Fontaine, Furetière avoit rendu justice à son talent de poète et de fabuliste. Plus tard nous voyons La Fontaine tenter, de conserve avec Boileau et Racine, une démarche amicale pour réconcilier Furetière avec ses collègues de l’Académie, démarche que l’extrême irritation du lexicographe rendit inutile.

Malheureusement La Fontaine, et en cela il se sépare de Boileau et de Racine, qui l’un et l’autre protégèrent jusqu’à la fin leur ami, au moins par leur silence, finit, dans la suite de la querelle, par épouser le parti de l’Académie.

Dès lors cet homme, cet ancien ami, ce poète inimitable, dont le style naïf et marotique fait tant d’honneur aux fables des anciens et ajoute de grandes beautés aux originaux6, n’est plus qu’un misérable écrivain licencieux, auteur de contes infâmes, un Crétin mitigé, tout plein d’ordures et d’impiétés, un fauteur de débauche digne du bourreau ; Furetière pousse l’animosité jusqu’à reproduire à la suite de son libelle la sentence de police portant suppression de ses contes, et l’accuse, comme je l’ai déjà dit, de spéculer sur sa propre turpitude, en vivant de la prostitution de sa femme.

Là est évidemment la clé du caractère de Furetière et l’explication de ses infortunes. On devine à ce brusque revirement une de ces natures impétueuses, irascibles, passant d’une extrémité à l’autre, et incapables, au lendemain de l’insulte, d’apercevoir une seule des qualités de l’homme dont elles ne voyoient pas la veille les défauts.

La Fontaine riposta par une assez médiocre épigramme ; Benserade écrivit à Bussy pour lui reprocher son trop d’indulgence à l’endroit de ce misérable Furetière.

Dans l’impossibilité de vider la question de moralité entre Furetière et ses accusateurs, que nous reste-t-il à juger, à nous postérité ?

D’un côté un ouvrage considérable, un ouvrage gigantesque, et qu’en raison de l’étendue et de la nouveauté du plan on peut appeler original ; un livre qui, rajeuni de siècle en siècle par les révisions de grammairiens tels que Huet, Basnage et les Pères de Trévoux, est encore resté aujourd’hui, pour l’homme de lettres, l’autorité décisive et l’encyclopédie grammaticale la plus complète ; de l’autre une obscure Batrachomyomachie de tracasseries misérables, de questions personnelles, sans profit pour le public et sans intérêt pour l’histoire. Tels sont, en dernière analyse, les véritables termes de la question ; et c’est ainsi que nous aurions voulu la voir présenter dans le discours préliminaire du secrétaire perpétuel de l’Académie françoise.

Et maintenant, comment l’auteur d’un travail aussi important, comment cet homme assez érudit, et en même temps assez intelligent, pour concevoir et conduire à fin, seul, une entreprise de cette taille, le premier répertoire complet du langage françois ; ce savant qui à la qualité d’érudit intelligent et laborieux réunissoit à un haut degré la verve originale du romancier, le goût dans la critique, la vivacité d’esprit du pamphlétaire ; comment cet homme a-t-il pu descendre dans un aussi complet oubli ?

Ne seroit-ce pas qu’il y a une damnation particulière sur la vie du satirique ? que ces âmes inflammables, auxquelles la nature donne de si vigoureuses colères contre le vice, de si éloquents ressentiments de l’injustice, portent en elles le châtiment de leur propre délicatesse, et sont destinées à expier dans leurs personnes les vices qu’elles châtient ? Que sait-on de la vie de Juvénal, si ce n’est qu’il vécut pauvre et paya de dix ans d’exil le mépris qu’il exprima pour les débordements honteux de Domitien ? Machiavel, dont le Traité du Prince peut passer pour un pamphlet contre la corruption des mœurs de son temps, et dont les comédies sont à coup sûr des satires du genre le plus vif, apres avoir subi deux fois l’exil et la torture, meurt victime d’une méprise, pour s’être trompé sur la dose du médicament destiné à le soulager. Au commencement de ce siècle, le mordant pamphlétaire de la Restauration, Courier, meurt obscurément d’un coup de fusil tiré par une main invisible.

Furetière eut une fin moins tragique, mais non moins douloureuse. Miné pendant quatre ans par la fièvre et le désespoir que lui causoient les tracasseries de ses adversaires, obligé, il le dit, de se cacher pour défendre son repos et sa liberté menacés, exaspéré jusqu’au point d’être tenté de brûler son livre, l’occupation et l’espoir de toute sa vie, il s’éteignit à l’âge de soixante-huit ans, moins usé sans doute par les années et la maladie que par la fatigue et par l’angoisse.

Un an auparavant, sur le bruit qui avoit couru de sa fin prochaine, Boileau écrivoit à Racine ce peu de mots, où se trouve l’accent d’un intérêt sincère (lettre du 19 mai 1687) : « On vient de me dire que Furetière est à l’extrémité, et que par l’avis de son confesseur il a envoyé quérir tous les académiciens offensés dans son factum, et qu’il leur a fait une amende honorable dans toutes les formes, mais qu’il se porte mieux maintenant. J’aurai soin de m’éclaircir de la chose, et je vous en manderai le détail7. » Ménage, dont les lumières eussent été si utiles à l’Académie, et à qui elle préféra Bergeret, écrivoit dans ses Anas (tome 1er, p. 97) : « L’Académie tout entière a été sacrifiée à la passion de quelques uns de son corps. Je ne les nommerai pas, car il y en a qui sont de mes amis. M. de Furetière étoit un sujet à ménager : n’avoit-il pas les rieurs de son côté8 ? et, excepté quelques intéressés de l’Académie, tout le reste lui donnoit les mains. Cependant, et l’Académie, et lui, ont joué à la bascule, comme les enfants, sans pouvoir convenir d’un équilibre qui leur auroit sauvé, à l’un et à l’autre, tant de mauvaises démarches dont le public se divertit. »

Ces deux témoignages, rapprochés de la dernière phrase de la lettre de Bussy9, et de l’approbation de Bossuet10, sont la meilleure caution de Furetière et sa véritable oraison funèbre.

Lui mort, ses ennemis s’empressèrent de profiter de l’avantage vulgaire acquis au dernier qui parle. Dans le mois même où il mourut (mai 1688), Tallemant l’aîné adressa, sous forme de lettre, au Mercure, une relation où, avec le ton d’une feinte impartialité, il reproduit contre Furetière les charges dont il s’étoit défendu dans ses factums11. La lettre de Douja, le libelle de Charpentier, circulèrent de nouveau. Puis, afin qu’il n’y eût plus à y revenir, et de peur apparemment que l’écrivain ne survécût à l’homme déshonoré, la conspiration du silence s’organisa peu à peu autour de sa mémoire. La Chapelle, qui lui succéda à l’Académie, esquiva par une allusion voilée le panégyrique de son prédécesseur12. L’abbe d’Olivet, dans le complément qu’il a donné à la galerie des portraits académiques de Pélisson, étend sur le cadre destiné à Furetière le crêpe noir des Doges décapités. Titon du Tillet, qui, dans son Parnasse françois, a consacré de si pompeuses notices à tant d’écrivains médiocres, se borne à quelques lignes et se met à l’abri derrière les on dit, sans oser remonter aux sources.

Nous avons vu déjà comment, jusqu’à nos jours, l’Académie a persisté à ne voir dans l’auteur du Dictionnaire universel qu’un misérable voleur : tant est vivace et profonde la haine des corps constitués ! L’Académie n’a jamais pardonné à Furetière d’avoir prouvé que, pour exécuter un monument de critique et de vaste érudition, un seul cerveau bien organisé valoit mieux qu’une réunion d’esprits inégaux de savoir et d’aptitude13.

Ces considérations étoient nécessaires pour expliquer comment l’oubli injuste où Furetière est tombé peut n’être pas un argument contre sa valeur comme écrivain, et même comme romancier.

Je me suis souvent étonné, en constatant le chiffre d’éditions atteint par le Roman comique de Scarron, de n’en trouver que trois du Roman bourgeois. Non pas qu’il soit jamais entré dans ma pensée d’établir un parallèle entre les deux livres. Le roman de Scarron, chef-d’œuvre de verve imaginative, d’invention et de fantaisie, appartient excellemment à l’ordre des récits d’intrigues et d’aventures ; c’est un roman romanesque, admirable assurément. Le roman de Furetière, peinture aussi exacte que vive des habitudes et des travers de toute une classe de la société, est un tableau ; c’est le premier roman d’observation qu’ait produit la littérature françoise.

Les deux auteurs se rencontrent néanmoins dans une intention commune de réaction contre le romanesque guindé et emphatique des Scudéry, des Gomberville et des La Calprenède. Tout le monde connoit, sans que j’aie besoin de la rapporter, la phrase en forme de charade par laquelle débute le Roman comique.

« — Je chante, dit l’auteur du Roman bourgeois, les amours et les advantures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe. — Et, ce qui est de plus merveilleux, c’est que je les chante, et si je ne sçay pas la musique. » L’identité des deux intentions est frappante. Là, au surplus, s’arrête la similitude ; on ne la ressaisit plus à travers le livre de Furetière que dans certaines boutades à intention comique ou burlesque, comme par exemple la scène ou Nicodème, voulant se jeter aux genoux de sa maîtresse, met en pièces le ménage de Mme Vollichon ; ou celle encore des laquais vengeant leur maître, éclaboussé, par des coups de fouet et de pierres lancés au dos des maquignons.

Peindre, telle est l’intention fondamentale du roman de Furetière, et peindre en caricature.

Pour bien entrer dans le sens intime de sa satire, il est nécessaire de considérer l’époque de révolution sociale où il écrivoit.

La pacification du royaume, fatale aux princes, qu’elle avoit fait descendre des rôles de chefs de parti et de souverains aux charges d’intendants de provinces et de commandants militaires, avoit aidé à la marche ascendante de la bourgeoisie. Débarrassée de la domination des partisans, elle s’avançoit par toutes les avenues, par la magistrature, par les finances, les affaires, les lettres, etc., et se poussoit à la cour, favorisée par le despotisme ombrageux de Louis XIV, que tenoient en alarme les souvenirs de la Fronde et de la faction des Importants. On sait quelle indignation éprouvoit Saint-Simon à voir tomber aux mains des Pontchartrain, des Le Tellier, des La Vrillière, les ministères et les charges d’état, jusque là dévolus aux ducs. Dans ce conflit de deux classes, l’une envahissante, l’autre mise en état de défense par la menace d’une décadende prochaine ; de la bourgeoisie, ou, si l’on veut, de la ville et de la cour, les préférences des gens de lettres étoient pour la noblesse, à laquelle les rattachoient d’abord leur intérêt, leurs pensions, les fonctions de secrétaires, de précepteurs et de bibliothécaires, enfin l’attrait, si puissant pour des esprits délicats, de la bonne compagnie, seule capable de les comprendre et de flatter leur vanité. Qu’étoit, en effet, le bourgeois pour les gens de lettres d’alors ? Le créancier, le procureur qui poursuit en son nom, le voisin incommode, parfois le confrère envieux, souvent même le parent importun ; mais surtout c’étoit l’homme illettré, le rustre, le rustique, méprisant les travaux de l’esprit, dont il n’est apte à saisir ni la valeur, ni le charme ; l’homme qui n’achète pas les livres, et borne le catalogue de ses lectures aux ouvrages surannés :

Les Quatrains de Pibrac et les doctes Tablettes
Du conseiller Mathieu.

Parmi toutes les caricatures qui se meuvent dans le roman de Furetière, procureurs, pédants, avocats, plaideurs, joueurs, etc., un seul homme a vraiment le beau rôle, l’homme de cour, le marquis, un Clitandre de Molière.

Cette rencontre avec le poète comique n’est pas fortuite. Il est aisé de voir qu’elle n’est que l’effet d’une communauté d’idées facile à constater. Quels sont les personnages le plus ordinairement drapés dans le théâtre de Molière ? — Le faux noble, le bourgeois enrichi (Jourdain), le manant ambitieux (Georges Dandin), le hobereau de province qui ne va point à Versailles (Pourceaugnac, la marquise d’Escarbagnas). Trissotin n’est pas plus ridicule comme cuistre qu’ennemi des courtisans ; c’est un bourgeois goguenard ; lui et son acolyte Vadius sont des pédants en us, c’est-à-dire des auteurs écrivant pour leurs pareils, et point pour la cour. Si Gorgibus et le bonhomme Chrysale se produisent parfois avec avantage comme personnifications du bon sens, on ne peut nier, tant la bourgeoisie est ravalée en leurs personnes, que de pareils modèles ne soient une ironie de plus.

L’identité d’inspiration se retrouve jusque dans le choix des personnages de la charmante nouvelle allégorique que Furetière a, suivant le goût du temps, intercalée dans la seconde partie de son roman. L’Amour, descendu sur la terre pour fuir une correction maternelle, s’attache successivement à différents types, destinés, dans la pensée de l’auteur, à attester la dépravation des sentiments et l’avilissement des cœurs de son siècle : une pédante, Polymathie-Armande ; une prude, Archelaïde-Arsinoë ; une coquette, Polyphile-Célimène ; Landore, une sotte ; Polione, une courtisane, etc., etc. Quant à l’allusion reconnue aux amours de Fouquet, ce n’est rien qu’un épisode pour ainsi dire hors d’œuvre que Furetière a joint à son récit afin d’amorcer la curiosité par le scandale. C’est ce sentiment de haine pour le bourgeois, pour le pédant, qui apparente Furetière aux écrivains les plus marquants de cette période de 1650 à 1680, qu’on est convenu d’appeler le siècle de Louis XIV. Cette conformité de tendance, dont on a eu soin de relever dans les notes toutes les preuves, justifie la liaison de Furetière avec Boileau et Racine, liaison attestée d’ailleurs par leur correspondance, par les mémoires de Racine le fils et par les anecdotes de Ménage ; elle assigne une date au livre et lui donne l’importance d’un document historique. On voit alors la littérature sous toutes ses formes attaquer la bourgeoisie, devenue puissance, et continuer ainsi le rôle d’opposition que la poésie populaire avoit rempli pendant tout le moyen âge contre la puissance dominante à cette époque, la puissance sacerdotale.

Jamais la bourgeoisie, ses mœurs et ses habitudes, n’avoient été jusque alors l’objet d’une analyse aussi studieuse, aussi détaillée, que celle que leur consacre Furetière dans son roman. La maison du procureur, son intérieur, son mobilier, son jargon, ses plaisirs, le caquet de sa femme, et jusqu’au menu de ses repas et de ses festins, y sont pour la première fois décrits avec la fidélité et la minutie d’un procès-verbal ; les personnages s’y montrent non pas tels qu’il a plu au romancier de les faire, mais tels qu’ils ont dû être rigoureusement par rapport à leur époque et à leur fonction, et l’on sent parfaitement, à la façon dont ils se conduisent, que l’auteur se préoccupe bien moins de leur faire jouer un rôle que d’accuser scrupuleusement jusqu’aux moindres circonstances de leurs habitudes et jusqu’aux moindres détails de leur physionomie.

Cette fidélité rigoureuse de peinture a accrédité le préjugé que tout le mérite du roman de Furetière consistoit dans une suite de caricatures et d’allusions personnelles intéressantes pour les seuls contemporains. Certains critiques l’ont représenté comme une longue allégorie dont la clef seroit perdue pour nous. Nous pouvons affirmer que ces critiques ne l’avoient pas lu. Non, quand même nous ne saurions pas que Vollichon est le procureur Rollet, que Charroselles est Charles Sorel, et la plaideuse Collantine Mme de Cressé, le roman de Furetière n’en seroit pas pour cela dépourvu de charme et d’interêt ; il y resteroit, indépendamment du mérite aléatoire de sa caricature, l’observation des mœurs intimes d’une époque importante et curieuse comme toute époque de transition ; il resteroit la lutte du vieil esprit frondeur, égoïste et sournois des corporations, avec les mœurs d’une société plus polie et plus cordiale ; il resteroit la fusion de l’élément bourgeois et de la noblesse, s’effectuant par l’ambition de l’une et par la corruption de l’autre ; il resteroit enfin de précieux enseignements pour l’histoire judiciaire et pour l’histoire littéraire, au moment où, en raison de révolutions inattendues, le métier d’hommes de lettres, le métier d’avocat, alloient monter au premier rang des fonctions sociales.

Furetière, d’ailleurs, ne s’est pas toujours borné, ainsi qu’on a voulu le faire croire, à critiquer les vices et les ridicules particuliers à son temps : le Tarif des partis sortables en mariage, l’Inventaire de Mytophilacte et la Somme dédicatoire, où se trouve formulée l’idée de l’association des gens de lettres telle que nous l’avons aujourd’hui, sont de la satire générale et éternelle.

Ainsi que plusieurs autres romans de la même époque, entre autres le Roman comique, le Roman bourgeois ne finit point, ou, du moins, il n’est pas complet. Les trois épisodes dont il se compose se relient, il est vrai, entre eux, par l’intervention des mêmes personnages, à peu près comme se relient les différents épisodes de la Comédie humaine. Néanmoins, bien qu’à la fin de chaque partie l’auteur ait soin de nous en montrer les acteurs pourvus, ceux-ci par un mariage, ceux-là par la fuite, on sent, à la brusquerie avec laquelle est terminé le dernier chapitre, que le plan n’est pas exactement rempli et que le livre manque de conclusion.

Peut-être Furetière avoit-il l’intention de compléter quelque jour son œuvre, et, après nous avoir montré la bourgeoisie plaideuse, la bourgeoisie pédante, la bourgeoisie vivant d’aventures, de nous faire voir la bourgeoisie marchande, usurière, etc. Les malheurs qui l’ont assailli dans ses dernières années ne l’excusent que trop de s’être manqué de parole à lui-même.

Tel qu’il est, toutefois, le Roman bourgeois ne laissera pas d’être pour l’historien, pour le philologue et pour l’homme du monde, une lecture pleine de profit et d’agrément.

L’édition que nous en donnons, collationnée avec soin sur celle imprimée du vivant de l’auteur (Paris, Barbin et Billaine, 1666), n’offrira, nous l’espérons, grâce aux notes dont elle est accompagnée, d’obscurité pour aucune classe de lecteurs.

Nous nous féliciterons, quel qu’en soit le succès, d’avoir remis en lumière un des livres les plus curieux et les plus estimables, comme aussi des plus injustement oubliés, de la littérature françoise.

Charles ASSELINEAU.

UN MOT SUR L’ORTHOGRAPHE DE CETTE ÉDITION.

Les philologues qui publient d’anciens ouvrages suivent ordinairement, quant à l’orthographe, l’un des deux systèmes que voici : ou ils adoptent invariablement l’orthographe de Voltaire, et font rimer les lois avec les Français, ou ils reproduisent scrupuleusement l’orthographe de l’original, avec toutes ses irrégularités, avec ces bizarreries qui rendent souvent la lecture pénible et rebutante. Ils commenceraient ainsi le Roman bourgeois : Ie chante les amours et les aduantures de plusieurs bourgeois de Paris de l’vn et l’autre sexe. Nous n’avons pu nous résoudre à suivre, pour les publications d’anciens livres que nous offrons au public, ni l’un ni l’autre de ces systèmes. Nous imprimons les François, comme on imprimait autrefois ; mais nous imprimons je et un, comme on a toujours prononcé. À part cette substitution du j à l’i, du v à l’u, et vice versa, nous reproduisons exactement l’orthographe des ouvrages antérieurs au XVIIe siècle, parceque ces ouvrages, pleins de tournures et d’expressions vieillies, perdraient beaucoup de leur charme à être habillés à la moderne. Quant aux ouvrages du XVIIe siècle, qui ne contiennent guère que des mots encore familiers à tout le monde, nous imprimons à peu près selon les règles de l’Académie. Il est d’ailleurs à remarquer que l’orthographe, ordinairement assez régulière et parfois très savante au XVIe siècle, était devenue, au XVIIe, extrêmement arbitraire, incohérente, irrégulière, si bien que le même mot s’imprimait, dans la même page, de trois ou quatre manières différentes.

Pour le Roman bourgeois, écrit dans la seconde moitié du XVIIe siècle, nous comptions suivre une orthographe régulière. Les deux jeunes érudits qui ont bien voulu se charger de la direction littéraire nous ont fait observer que Furetière, comme lexicographe éminent, méritait une exception, et devait être reproduit littéralement. L’observation était juste, et nous avons cédé. C’était d’ailleurs un moyen de poser nettement la question devant le public. En attendant sa décision, nous suivrons, pour nos autres publications, notre méthode ordinaire.

P. Jannet.



1. Les démêlés de Furetière avec l’Académie ont été, en dernier lieu, analysés par M. Francis Wey dans un article de la Revue contemporaine (Juillet et Août 1852), dont nous nous sommes appuyé plus d’une fois dans la première partie de cette notice.

2. « J’avois déjà commencé à lui riposter par un dialogue de M. Le Maistre et de M. Despréaux… etc… Nous avious pourtant été autrefois amis, etc. » (Carpenteriana, 1º 488.) Quelques pages plus haut (474), Charpentier parle ainsi de Furetière : « Il me siéroit bien, par exemple, de dire que Furetière n’avoit pas d’esprit, et cela parcequ’il m’a outragé dans plusieurs endroits de ses écrits. Non, bien loin de vouloir donner une pareille idée de Furetière, j’avouerai toujours qu’il est un des meilleurs satyriques que nous ayons, et qu’il ne le cède en rien de ce côté à M. Despréaux. »

3. Dernier placet et très humbles remontrances à monseigneur le chancelier.

4. Voy. Dernier placet.

5. Dernier placet.

6. Voy. Préface des Fables de Furetière.

7. Ménagiana, t. 1er.

8. Le Carpenteriana corrobore sur ce point le témoignage de Ménage : « Je ne crois pas faire grand tort au corps entier de l’Académie en m’attribuant l’épître et la préface de son Dictionnaire, puisque j’en suis l’auteur. Il seroit à souhaiter que chaque académicien eût autant travaillé que moi à cet ouvrage, Furetière n’auroit pas le public de son côté. » (Carp., p. 371.)

9. « Je diray quand j’en seray persuadé que ce sont deux hommes de mérite (La Fontaine et Benserade) qui ont fait une injustice à un homme d’honneur et d’esprit. Voilà comme je parle toujours, amy de la vérité préférablement à tout le monde, et vous me devez croire aussy quand je vous asseure que je suis sincèrement votre très humble et très obéissant serviteur.

Bussy-Rabutin. »

10. « Bossuet blâma les meneurs de cette affaire… Il daigna informer Furetière que, si la chose dépendoit de lui seul, que s’il étoit chancelier, il lui accorderoit cent priviléges pour un, et il le combla d’éloges sur la beauté de son travail. Cependant, plus tard, quand l’honneur et l’existence même de la compagnie eurent été engagés par l’imprudente vivacité de Furetière, il engagea le chancelier à employer son autorité pour le réduire au silence. » (Francis Wey, Revue contemporaine.)

11. Louis XIV refusa de consentir à ce que Furetière fût remplacé de son vivant. Tallemant l’aîné, dans son article du Mercure, cherche à expliquer ce refus par un malentendu.

12. On essaya même de se dispenser envers lui des formalités usitées depuis la création de l’Académie pour les funérailles de ses membres. Il fallut l’autorité de la parole de Boileau pour rappeler les ennemis de Furetière à la décence et à la charité. Voici comment le fait est rapporté dans le Bolæana (p. 68) :

« À la mort de Furetière, il fut délibéré dans l’Académie si l’on feroit un service au défunt, selon l’usage pratiqué dès son établissement. M. Despréaux y alla exprès avec M. Racine le jour que la chose devoit être décidée ; mais, voyant que le gros de l’Académie prenoit parti pour la négative, lui seul osa parler ainsi à cette compagnie :

» Messieurs, il y a trois choses à considérer ici : Dieu, le public et l’Académie. À l’égard de Dieu, il vous saura sans doute très bon gré de lui sacrifier votre ressentiment et de lui offrir des prières pour un mort qui en auroit besoin plus qu’un autre, quand il ne seroit coupable que de l’animosité qu’il a montrée contre vous. Devant le public, il vous sera très glorieux de ne pas poursuivre votre ennemi par delà le tombeau. Et pour ce qui regarde l’Académie, sa modération sera très estimable quand elle répondra à des injures par des prières, et qu’elle n’enviera pas à un chrétien les ressources qu’offre l’église pour apaiser la colère divine. D’autant mieux qu’outre l’obligation indispensable de prier Dieu pour vos ennemis, vous vous êtes fait une loi particulière de prier pour vos confrères. »

13. Regnier-Desmarets, qui tint la plume pour l’Académie pendant tout le temps de la querelle, prétend, au contraire, que les décisions d’un particulier sur la langue ne peuvent jamais être si sûres ni d’une si grande autorité que celles d’une compagnie instituée pour la perfectionner.