Le Roman abolitioniste en Amérique


Le roman abolitioniste
en Amérique.


Uncle Tom’s Cabin, or Negro Life in the slave states of America,
by Harriet Beecher Stowe ; London, George Routledge, 1852.


Le siècle est fier de ses chemins de fer et de ses bateaux à vapeur, dont la merveilleuse vitesse a conquis le temps et l’espace ; il est fier de ses télégraphes électriques, qui luttent de promptitude avec la pensée, et de ses mille inventions mécaniques, qui facilitent les communications internationales et les relations humaines. Cependant il est un phénomène moral tout moderne, dont les siècles précédens n’avaient aucune idée : c’est la rapidité plus merveilleuse encore avec laquelle toutes les douleurs, toutes les souffrances trouvent un interprète et une voix. Le temps où Lazare avait besoin de se montrer au grand soleil à la porte du riche, d’étaler ses plaies aux yeux des passans, de disputer en plein midi son repas aux chiens, et de se faire chasser ostensiblement pour devenir un objet de sympathie et le sujet des paraboles divines, ce temps-là n’existe plus. Aujourd’hui, dans quelque endroit que soit cachée la douleur, dans quelque coin ignoré que se commette l’injustice, un œil invisible regarde, et une voix inconnue vient rendre témoignage des oppressions exercées et des souffrances subies. Pas plus qu’autrefois, le bien ne domine ; comme autrefois, le mal triomphe, mais le mal est devenu incapable de garder ses secrets : il n’a plus en vérité ni discrétion ni prudence. À peine a-t-il été commis quelque crime, que tous les échos l’ont répété, et, comme dans la fable du roi Midas, les roseaux de la rive eux-mêmes jettent en babillant la nouvelle aux vents rapides, qui la portent dans toutes les contrées de la terre. Une susceptibilité singulière, une irritabilité nerveuse et de tous les instans, une vertu équivoque, mélange de remords et de sympathie, excitent, aiguillonnent à chaque instant la conscience des hommes de notre temps, et les mettent en guerre contre le mal involontairement, malgré eux, malgré leurs intérêts, leurs passions, leur lâche amour du repos. La conscience de l’homme n’a plus de tranquillité, et désormais elle n’en aura plus. Cette inquiétude morale, qui est née du christianisme, est plus éveillée que jamais aujourd’hui, bien qu’elle soit plus impure, plus matérielle, plus maladive qu’autrefois. Elle est mêlée à beaucoup de choses détestables : sentimentalité, sensualité vite blessée du spectacle de la douleur, force d’imagination qui affecte les nerfs par la représentation trop sensible des objets physiques, finesse de l’analyse développée à outrance, et qui permet à l’esprit de saisir n’importe quel acte, de le suivre dans tous ses replis ; effroi de la souffrance, frayeur du danger, — tous ces sentimens, tous ces instincts de l’homme de notre siècle entrent dans la composition de cette inquiétude morale. Eh bien ! cependant, malgré ce mélange, conservons bien cette susceptibilité, entretenons bien cette inquiétude, et laissons faire son chemin à cette publicité particulière qui, à toute heure du jour et en tout lieu de la terre, dénonce le mal : c’est là peut-être la dernière vertu qui nous reste, celle qui nous empêchera de déchoir.

Ce sentiment est tout moderne, et cette rapidité avec laquelle la douleur trouve des interprètes est un phénomène tout contemporain, qui date de soixante ans à peine, et qui, dans ces dernières années, a pris des proportions réellement menaçantes. Il ne suffirait point de vouloir se cacher la vérité et de fermer les yeux pour ne pas voir : à moins que l’on consente à se priver de toute relation avec les hommes, il est impossible de ne pas recueillir chaque jour de la bouche d’un ami, du récit d’un roman, de la lecture d’un journal, des impressions d’un voyage ou même d’une simple promenade, une somme de tourmens supérieure à la somme de plaisir que l’on avait cherchée dans ces différentes distractions. La littérature moderne n’est pas matière à amusemens : c’est un véritable cauchemar, une navrante et fatigante fantasmagorie. Entendez-vous ces cris, ces blasphèmes, ces plaintes qui retentissent dans les œuvres modernes, comme les plaintes d’enfans orphelins et de bâtards abandonnés au milieu d’une plaine immense et aride, sous un ciel d’airain, scellé, fermé à jamais, sans un Dieu paternel, juge réparateur et vengeur ? Voyez-vous passer ce long cortège de personnages de tout âge et de tout sexe, pâles, maladifs, en proie au délire, ceux-ci souffrant de tous les maux de l’esprit, ceux-là paralysés par toutes les souffrances du corps, les uns et les autres racontant de longues histoires d’abstinence involontaire, de privations morales et physiques, d’isolement et d’abandon ? La littérature moderne, en vérité, ne raconte qu’une seule chose : c’est que l’humanité est atteinte doublement dans son corps et dans son ame, dans sa santé physique et morale. Long-temps les jeunes gens désespérés, les femmes sans religion, les héros byroniens ont tenu seuls le monde attentif. Peu à peu et successivement sont venus se joindre à eux une foule compacte, hideuse, très mélangée et très suspecte, d’enfans déguenillés, de filles séduites, d’aventuriers équivoques, de prolétaires enfiellés et de bourgeois enfiévrés, toute une troupe de malheureux purs ou impurs, honnêtes ou criminels, doux ou cyniques. Le clinquant des vanités, les guenilles de la misère, les boues du vice, entassés pêle-mêle, forment comme le sol empesté sur lequel vivent et parlent ces personnages, qui tous, chose remarquable, n’expriment que des sentimens extrêmes, excessifs, violens. Ce spectacle, dis-je, est tout nouveau. Jadis les écrivains et les poètes se contentaient d’exprimer les sentimens moyens de l’ame humaine, ou de courir légèrement autour des affections du cœur, circum prœcordia cordis. Un certain optimisme bienveillant, tempéré quelquefois par une finesse malicieuse, était leur caractère dominant ; un certain amour de ce qu’il y a de sédentaire et d’uniforme dans les passions humaines, une grande timidité à s’aventurer dans ce qu’elles ont d’orageux et de violent, telles sont les qualités qui brillent dans leurs romans et dans leurs poèmes, et qui ont suffi à tout le siècle de Louis XIV. Lorsque ces qualités sont absentes, vous pouvez être certain qu’il n’y a chez les vieux écrivains qu’une assez forte dose de mépris pour les hommes ; mais c’est là tout : ils ne cherchent pas à en savoir plus long qu’ils n’en savent, convaincus d’avance qu’ils ne rencontreraient dans leurs recherches ultérieures que malignité et férocité. Les uns donc, comme le docteur Pangloss, disent : Tout va bien ; les autres, comme le pessimiste Martin, disent : Tout va mal. Excellens moyens pour débarrasser son esprit de toute inquiétude et pour garder son ame en repos, mais qui ne peuvent être malheureusement employés dans les temps révolutionnaires où nous sommes ! La souffrance et la douleur humaines, ils ont l’air de ne pas se douter qu’elles existent, — et en effet le spectacle de l’état social, qui dans ces époques est bien assis, le spectacle des mœurs, qui ont alors une originalité déterminée et consacrée par la tradition, les leur cachent. Contens de leur manière de vivre, ils s’y tiennent, et ne peuvent par conséquent atteindre aux mêmes profondeurs et aux mêmes épouvantes que les modernes, ces grands bourreaux d’eux-mêmes, ces infatigables analyseurs. Dans les anciens écrits que peut-on citer qui ait rapport soit à ces soucis et à ces anxiétés contemporaines, soit à cette perpétuelle dénonciation des injustices sociales ou des souffrances humaines ? Quelques lignes de La Bruyère sur la condition des paysans, quelques passages de Fénelon, et puis çà et là l’exemple de quelque grand débauché qui, comme Rochester, aura pénétré par ennui, lassitude et dégoût, dans quelques-uns des sentimens exprimés par Lucrèce et par Byron. Mais comment comparer ces quelques pages et ces quelques traits exceptionnels à la violence des passions, à la nudité des expressions, à la crudité des descriptions et des tableaux, à cet effroyable mélange de bien et de mal, d’anathèmes et de prières, que nous trouvons chez les écrivains modernes ?

Dans ce sentiment particulier aux écrivains modernes, nous distinguons donc deux choses : une dénonciation perpétuelle et souvent très involontaire de l’injustice, puis une grande inquiétude morale. Le christianisme est la source première de ces deux faits, il vit en nous sans que nous le sachions, sans que beaucoup même le veuillent ; il vit même quelquefois dans ces protestations faites au nom d’un autre principe que le sien par quelque esprit oublieux et étourdi. — L’antiquité n’a jamais connu de tels sentimens, elle n’a pas d’entrailles pour la douleur ; sa littérature est essentiellement une littérature aristocratique, dans le sens le plus dur, le plus impitoyable et le plus orgueilleux du mot : c’est la littérature du bonheur et de la beauté. Les millions d’êtres opprimés et souffrans sur lesquels reposait la société ancienne, et qui la supportaient en gémissant, semblables à des caryatides à la Michel-Ange, elle n’en dit rien. Ces millions d’ames humaines n’ont pas trouvé une voix pour traduire leurs plaintes et raconter leurs souffrances. Un morne silence a succédé, pour la postérité, à leurs sourds grognemens, à leurs paroles inarticulées, à leur impuissance de s’exprimer correctement pour raconter leurs douleurs. Que disait l’esclave grec ou romain en labourant son champ ? que pensait-il en tournant sa meule ? Quelles conversations tenaient entre eux ces misérables outils de travail dans les courtes heures de repos ? Quels étaient leurs mœurs et leurs amusemens ? De tout cela, nous ne savons rien ou à peu près rien. De nos jours, un poète, Thomas Hood, a fait un simple chant intitulé le Chant de la Chemise, et toute l’Angleterre a frissonné. Que serait pourtant cette plainte à côté d’une chanson d’esclave antique sur quelqu’une, nous ne dirons pas de ses souffrances, mais simplement de ses terreurs ? Que serait le Chant de la Chemise à côté d’un chant des murènes composé par quelque esclave poète racontant l’horrible spectacle d’hommes jetés en pâture aux poissons, et exprimant en son nom la terreur de tous ses frères incertains de savoir s’ils ne touchent pas à leur dernière heure et si le vivier ne s’est pas déjà ouvert pour eux, — ou bien encore à côté d’un chant de l’ilote ivre, où quelque esclave de génie moral et austère, quelque Épictète ignoré raconterait la dégradation de l’ame, l’abrutissement de l’intelligence de l’esclave condamné à l’intempérance pour offrir un beau contraste avec la tempérance, et à l’immoralité pour servir à façonner les hommes libres à la vertu ? Si quelque Angelo Mai découvrait une pareille chose, que de commentaires inutiles ou même de traités de Cicéron ne donnerait-on pas pour une trouvaille si précieuse ! Mais cette découverte, il ne faut pas l’espérer. C’est le christianisme qui a rompu pour toujours l’enchantement qui tenait la justice captive, il a ouvert les échos qui jusqu’à lui avaient été sourds à la voix de l’opprimé, il a donné une voix pour s’exprimer à tous les infortunés de la terre, il a enseigné qu’il y avait un œil toujours ouvert et une oreille toujours attentive auprès de nous. Nous avons prononcé tout à l’heure par hasard le nom d’Épictète ; ce grand homme n’avait, pour se consoler de la servitude, que la pensée que ce qui devrait être était, et pour s’abstenir de la révolte, que la conviction qu’il devait vivre là où il était, dans la condition où la fatalité l’avait jeté, tandis que le dernier esclave chrétien avait, pour se consoler, l’image d’un Dieu d’amour, juge rémunérateur qu’il chargeait du soin de sa vengeance.

Depuis le christianisme l’injustice a cessé d’être une chose légale, légitime, naturelle, et ceci me conduit à dire par parenthèse que les hommes, très nombreux de notre temps, trop nombreux, qui s’imaginent que la religion chrétienne peut être une protectrice pour leurs intérêts, ou un moyen de commettre impunément le mal, ou une sauvegarde pour la pratique de leurs vices, sont dans la plus triste des erreurs. Le christianisme, bonnes gens, ne se soucie ni d’intérêts, ni de propriété, ni du bonheur, ni de la richesse, ni même de la société politique ; il accepte toutes ces choses comme des choses sans grande valeur, qu’on peut indifféremment posséder ou ne pas posséder. Cela est vrai, il prêche la douceur, la paix, la concorde, la soumission aux lois ; il recommande de rendre le bien pour le mal, d’oublier les injures, de bénir les persécuteurs, de prier pour les hommes méchans et injustes ; il prêche et recommande tout cela, parce qu’il enseigne qu’il y a un Dieu terrible, juge suprême et qui est chargé de venger les insultes, les outrages, les crimes. Il dit aux hommes, comme certain philosophe moderne : « Sers-tu un mauvais maître ? eh bien ! sers-le le plus long-temps possible ; » mais, par la bouche de saint Paul, il explique et commente cette parole en ces termes brûlans : « Supportez l’injustice et chargez Dieu de vos vengeances ; il vous vengera au centuple, et, en soutirant patiemment, vous amasserez des charbons ardens sur la tête de vos persécuteurs. »

Le christianisme, telle est donc la source sacrée d’où sort cette dénonciation, moderne de l’injustice ; quant à l’inquiétude, à l’anxiété qui l’accompagne toujours, à l’irritabilité avec laquelle ces dénonciations sont exprimées, à la forme enfin que prennent ces protestations, leur origine est moins pure, car elles dérivent du XVIIIe siècle, et on peut en attribuer à Voltaire l’invention et la propagation. C’est lui qui le premier a créé cette facilité d’irritation, cette excitation nerveuse, cette sympathie maladive, qui courent partout aujourd’hui, et dont nous tous plus ou moins nous sommes affligés. Ardeurs du sang, ébranlement des fibres, indignation irréfléchie, colères imprévoyantes, tout cela est bien de Voltaire, c’est bien l’héritage qu’il nous a laissé. L’anxiété morale créée par le christianisme est d’un tout autre caractère et n’a rien à démêler avec celle-là ; c’est une anxiété tout individuelle, qui ne s’apaise qu’avec le parfait accomplissement du devoir, mais qui du moins s’apaise avec lui, tandis que l’anxiété du XVIIIe siècle, et par suite l’anxiété de notre temps, a un caractère de fatalité. En vain l’individu accomplit son devoir, en vain il se dit qu’il n’a qu’à s’inquiéter de le remplir, et qu’une fois qu’il a satisfait à cette obligation, il n’a plus rien à craindre : une sorte d’aiguillon invisible le presse et le pique, et lui fait soupçonner que même la satisfaction donnée aux lois morales n’est pas un préservatif pour lui, qu’une sorte de réversibilité inexplicable fera tomber capricieusement sur sa tête les châtimens qui devraient être réservés à un autre. En un mot, l’homme aujourd’hui soupçonne vaguement qu’il est responsable non-seulement pour lui, mais pour tous les autres hommes, responsable des maux de la société, même quand il n’a pas contribué à les entretenir et à les accroître. Dès-lors il est facile de voir comment cette appréhension étrange mène au sentiment révolutionnaire qui tourmente notre société et conduit l’individu à penser que, puisqu’il peut souffrir des maux de la société sans avoir participé à les faire, il a dès-lors un droit sur la société, peut porter la main sur elle pour la changer ou même la détruire. C’est cette anxiété d’un nouveau genre qui a inspiré tous les hommes du XVIIIe siècle, qui a été leur unique vertu, qui a remplacé le fanatisme pour les hommes de la révolution, et qui nous trouble aujourd’hui beaucoup plus qu’il ne serait désirable la plupart du temps. Elle a amené graduellement l’oubli de l’ancien devoir chrétien, tout pratique et domestique, et qui ne dépassait pas l’horizon du toit de la famille, les bornes du village et du quartier, mais qui, multiplié à l’infini dans chaque demeure, dans chaque quartier, avait des résultats infiniment plus considérables que notre agitation fébrile et notre amour abstrait de la justice et du droit. Quoi qu’il en soit, cette inquiétude nous possède et produit chaque jour ses résultats mélangés de bien et de mal.

La dernière dénonciation de l’injustice sociale qui se soit produite nous arrive d’Amérique sous ce titre : Uncle Tom’s Cabin (la Cabine de l’oncle Tom), et nous fait assister au spectacle plein d’horreur, et d’une horreur très variée, de la vie des nègres dans les États du sud. L’auteur du livre est une femme, mistress Harriet Beecher Stowe. De tous les êtres en révolte contre l’injustice, les plus nombreux sont peut-être les femmes, grâce à leur susceptibilité nerveuse, à leur impressionnable imagination, grâce aussi à leur domination sans contrôle sur le monde et à l’espèce d’autorité que leur créent leur faiblesse et leur condition. Ce livre, tombant au milieu des passions et des opinions qui divisent l’Amérique en deux camps sur cette malheureuse question de l’esclavage, a fait le même effet que l’huile jetée sur un feu ardent, et a obtenu un succès sans égal jusqu’à présent aux États-Unis. Il a été vendu par centaines de mille, lu et acheté par tous les états ; il a rempli le nord de joie et irrité le sud ; rien ne manque à son succès, ni la vente rapide, ni, dit-on, les gros bénéfices pécuniaires, ni la multiplicité des éditions, ni les attaques. Tout récemment encore, le sud répondait par l’organe d’une certaine mistress Eastman dans un livre intitulé : Aunt Phillis’s Cabin, or Southern Life as it is (la Cabine de la tante Philis, ou la Vie du sud telle quelle est) ; mais la réponse, si nous en jugeons par les fragmens qui nous sont parvenus, sera loin d’obtenir le succès de l’attaque. Ici comme toujours la réponse à un fait cru, positif, matériel, est une apologie abstraite, une anecdote sentimentale, un tableau de bonheur idéal et impossible. Le succès de Uncle Tom s Cabin, commencé en Amérique, a été complété en Angleterre ; une demi-douzaine d’éditions (éditions somptueuses et illustrées pour l’aristocratie, éditions comfortables et bien cartonnées pour les classes moyennes, éditions à un shilling pour le peuple), ont été jetées coup sur coup dans la circulation. On estime à cent cinquante mille le nombre d’exemplaires qui ont été écoulés en Angleterre depuis le mois de juin. Un beau succès, n’est-il pas vrai ? et tel que n’en ont jamais obtenu des livres autrement remarquables, un Don Quichotte, un Hamlet, un Paradis perdu, par exemple. Est-ce que cette vogue immense, ce succès inouï pour un livre d’un talent ordinaire et d’une ligne moyenne, bien qu’intéressant, ne confirme pas pleinement ce que nous disions en commençant de la rapidité avec laquelle se propage la dénonciation de l’injustice ?

Nous n’avons nulle envie de nous en aller en guerre contre les institutions des états du sud aux États-Unis, ni de faire de la sentimentalité sur la condition des nègres. Tous ceux qui suivent attentivement le mouvement politique de l’Amérique du Nord savent les difficultés que soulève cette question de l’esclavage. Qu’il soit maintenu ou aboli, on n’aperçoit que déchirement, guerre civile et guerre servile, antagonisme de race et de couleur. Si l’esclavage est une fois aboli, que faire de ces trois millions de nègres et de mulâtres, et comment s’en débarrasser ? S’il est maintenu, quel danger de guerre civile permanent ! que de luttes au sein du congrès et dans les états ! quelles crises politiques à retours périodiques ! L’esclavage ne peut être aboli que successivement et par l’effet des circonstances particulières dans les différens états. Ainsi, par exemple, il a été aboli dans la Colombie par le compromis de Henri Clay, qui n’a pas voulu laisser souiller le siége du gouvernement par une telle institution. D’un autre côté, il est à remarquer que l’esclavage recule toujours davantage vers le sud et que les états qui touchent de près au nord en seront débarrassés avant qu’il s’écoule un long laps de temps. Ainsi l’état de Delaware compte à peine aujourd’hui deux mille esclaves ; on peut prévoir que l’esclavage y sera supprimé prochainement. Enfin, troisième circonstance, le travail des esclaves n’a tout son prix que dans les grandes plantations et pour certaines cultures, la culture du coton, celle du tabac, celle du riz, pour tous les travaux enfin qui demandent à être hâtés et pour ainsi dire forcés à une certaine époque de l’année ou selon la demande des acheteurs étrangers. Pour les travaux purement agricoles, le travail libre est préférable ; les états du nord en ont fait l’expérience. Le travail forcé épuise les terres les plus fertiles avec une singulière rapidité. L’état de la Virginie, dont le principal commerce consiste dans l’élève et la vente des esclaves, est une preuve de cette vérité ; par conséquent, il faut attendre que les états purement agricoles et qui entretiennent encore des esclaves, comme le Kentucky, mieux éclairés sur leurs propres intérêts, se déterminent à suivre l’exemple des états du nord et à confier comme eux la culture des terres au travail libre. Voilà comment lentement et graduellement l’esclavage peut être aboli ; mais, nous le répétons, il ne peut pas l’être par amour des principes.

L’esclavage d’ailleurs ne repose sur aucun principe : c’est un fait et rien de plus, un fait que les intérêts ont perpétué, que les nécessités politiques ont légitimé, que l’habitude et le temps, aidés du préjugé, ont pour ainsi dire transformé en un fait naturel. Toutes les raisons qui peuvent être données contre l’esclavage au nom de l’humanité et de la justice ont été dès long-temps données, et nous n’avons que faire de les répéter. Toutefois il en est deux moins connues, moins usées que toutes les autres, et qui suffiraient seules à nos yeux pour condamner l’esclavage.

La première de ces deux raisons est celle-ci : c’est que l’esclavage n’est pas une institution, mais un fait, qu’il n’a jamais été et ne pourra jamais être une institution, parce qu’il lui est impossible de produire le résultat naturel de toute institution, qui est d’établir des relations entre les hommes. Si l’esclavage était capable de créer des relations entre le maître et l’esclave, nous ne songerions pas à le blâmer, étant données la condition et la nature morale des nègres. Ainsi le servage, tel qu’il a existé au moyen-âge, tel qu’il existe en Russie, nous semble une chose jusqu’à un certain point légitime, justifiée par les circonstances, inévitable dans certaines conditions de la vie sociale, à certaines périodes de la vie des nations. Le servage est une véritable institution qui reconnaît des liens entre le serf et le seigneur, qui proclame des droits et des devoirs respectifs ; c’est plus même qu’une institution, c’est une méthode de gouvernement appuyée sur le principe de protection. En outre, le serf fait partie de l’état ; il est soldat dans les armées du baron ou du duc, la défense du territoire lui est confiée ; il a par conséquent une patrie ; il peut entrer dans l’église ; son mariage, une fois béni par le prêtre, est indissoluble. Rien de pareil n’existe pour l’esclavage. L’esclave, au sein d’un pays démocratique, n’a pas de droits politiques, pas de patrie, et s’il a un foyer, c’est un foyer d’occasion ; il ne se marie pas, il est marié par son maître, ou, pour mieux dire, accouplé à une femme de sa couleur pour la reproduction de l’espèce comme le bétail des fermes. S’il est vendu et séparé de sa femme, son nouveau maître l’accouple brutalement à une nouvelle épouse. Si l’esclave était une propriété, passe encore ; mais il est pis que cela, il est une marchandise. Entre l’esclave et le maître, il n’existe donc aucune espèce de relations autres que les coups de fouet. Le maître a tous les droits et n’a aucun devoir envers l’esclave ; l’esclave n’a ni droits, ni même de devoirs : c’est une mécanique humaine. L’esclavage donc, ne pouvant, en vertu de sa nature, se convertir en institution politique, est, par cela même, essentiellement condamnable.

La seconde raison qu’on peut donner contre l’esclavage, c’est qu’il est essentiellement anti-chrétien, — qu’il est une perpétuation dans les temps modernes, et surtout en Amérique, de l’esprit hébraïque, du mosaïsme, de l’ancienne loi ; c’est qu’il ne pèse pas également sur les hommes de diverses races, mais qu’il pèse uniquement sur une race d’hommes déterminée, en vertu d’une supériorité que nous nous attribuons nous-mêmes. Et cette race, nous ne songeons pas à la plaindre à cause de sa couleur, de son visage, de son nez épaté et de ses cheveux crépus. Nous supposons que les coups de fouet doivent être moins sensibles, parce qu’ils tombent sur une peau couleur d’ébène, et les mauvais traitemens nous semblent moins coupables, parce que l’être qui les endure nous paraît d’une conformation ridicule et prêtant à rire. Ah ! il y a une belle parole de Shakspeare : « Un insecte souffre autant quand on l’écrase qu’un géant quand il meurt. »

Je n’appuie pas sur ce sentiment anti-chrétien et judaïque, qui, se prévalant de la Bible, proclame l’esclavage une institution religieuse venue de Dieu, qui a condamné ainsi à jamais toute une race d’hommes. Je me demande seulement ce que doivent penser les nègres chrétiens et protestans, et ils le sont à peu près tous en Amérique, lorsqu’on leur enseigne que le Christ est mort pour tous les hommes, qu’il est venu abolir l’ancienne loi. Quant aux objections qui ont été dirigées contre l’esclavage, et qui cherchaient à s’appuyer sur l’égalité de la nature morale entre les blancs et les noirs, nous devons dire qu’elles nous inspirent de grands doutes. Les anecdotes que l’on raconte ne sont pas suffisantes pour nous convaincre, et, en dépit des peintures de mistress Stowe, qui nous présente les nègres comme des gens d’une nature morale très élevée, ma foi ! nous hésitons à nous prononcer. Les nègres seront-ils jamais capables d’un développement moral et intellectuel assez grand pour que la liberté absolue puisse leur être conférée ? Oui, s’il fallait en croire les théories d’un certain docteur Warren, de l’école de médecine de Boston, qui a fait sur les crânes des nègres la même série d’observations que M. l’abbé Frère a faites chez nous sur les crânes des Francs des deux premières races. Les crânes des nègres déterrés dans le cimetière de New-York sont plus épais, paraîtrait-il, que les crânes des nègres morts à des dates récentes. On rencontre çà et là en très petit nombre, il est vrai, des nègres ayant l’amour de l’instruction et de la science ; en général pourtant, l’intelligence des nègres semble tournée vers les choses les plus puériles de la civilisation, l’amour des oripeaux, des colifichets, des bijoux, de tous les joujoux éclatans et somptueux. Ils sont très portés au dandysme, et rien n’est curieux, dit-on, comme de rencontrer dans les états du nord certains noirs libres vêtus à la dernière mode, couverts de bijoux et les doigts garnis de bagues. Ils mettent leur cravate comme Brummell, et jamais créature humaine n’a éprouvé plus de plaisir à employer le cirage et la brosse, mis plus d’obstination et de persévérance à bien faire reluire une botte. Les récits de tous les voyageurs et de tous les observateurs sont d’accord sur ce dandysme singulier des nègres ; mais il est un point autrement important, et sur lequel mistress Stowe a particulièrement insisté : c’est la facilité avec laquelle les noirs acceptent la religion et la docilité de leur esprit à cet égard. Il n’est point rare de rencontrer dans les états du sud des nègres pieux et d’une tournure d’esprit très mystique. Grands chanteurs d’hymnes et de psaumes, ils aiment à se rendre aux assemblées religieuses, et vont souvent en grand nombre grossir le chiffre de ces congrégations en plein vent qui campent au milieu des campagnes et sous l’ombre des forêts, et que l’on appelle camp-meetings et revivals. Combien de blancs qui n’ont pas cette aptitude religieuse, qu’on nous passe l’expression ! Quelle que soit d’ailleurs la nature morale des nègres, qu’ils soient incapables ou non de la liberté, ils n’en sont pas moins des hommes qui souffrent et qui saignent quand on les frappe, et rient quand on les chatouille, ainsi que le dit Shylock des Juifs dans Shakspeare. Entrons donc dans ce monde de douleurs et de souffrances. Ce n’est point dans un enfer dantesque que nous allons vous conduire ; nous allons vous faire assister à un spectacle navrant, brutal et presque vulgaire, à un spectacle qui cause les mêmes sensations et la même indignation que la vue d’un paysan qui maltraite ses animaux ou la vue d’un enfant qui plume des oiseaux vivans.

Le livre de mistress Stowe manque d’unité autant qu’un livre peut en manquer : c’est un panorama, une suite de scènes sans grand rapport entre elles, et qui pourraient se détacher facilement et former chacune un tout complet. Il y a deux ou trois nouvelles cousues ensemble et entremêlées si bien, que le livre nous fait le même effet qu’un volume qui serait composé de feuilles de grandeurs différentes, d’impressions différentes, sur des papiers de couleurs et de teintes diverses. Là est surtout son grand défaut ; mais il a, à nos yeux, un mérite supérieur : l’auteur n’abuse ni de l’analyse ni du commentaire, qualité rare aujourd’hui ; il raconte ce qu’il a vu le plus simplement possible ; peu ou même point d’observations et de réflexions philosophiques ; des faits, rien que des faits, exposés crûment et sans ménagement aucun. Le livre va directement à son but de la première à la dernière page : il est facile de voir que l’auteur est autre chose qu’un simple observateur. Mistress Stowe est abolitioniste et abolitioniste véhémente ; elle n’oublie rien, ne laisse rien passer, insiste avec une sorte de colère contenue et d’ironie sourde sur les tableaux les plus affligeans, utilise tout. Pour rien au monde, cela est évident, elle ne consentirait à se priver d’un personnage secondaire : il entrera bon gré mal gré dans son livre par la seule raison qu’elle l’a connu. Ne lui parlez pas d’art, de littérature, d’unité de composition : elle vous répondrait qu’elle a écrit son livre pour toute autre chose. Des personnes dont elle n’a vu que les silhouettes, elle ne dessine que les silhouettes, mais elle les dessine ; des conversations écoulées par hasard, dont elle n’a surpris que quelques paroles, elle ne répète que ces paroles, mais il faut qu’elle les répète. Son livre n’est pas une fable construite sur un fait isolé : c’est un résumé de toute son expérience et de toutes ses observations sur la vie des noirs. Nous ne savons pourquoi, pendant tout le cours de cette lecture, le souvenir de quelques-uns des vieux romans, de Gil Blas par exemple ou de Tom Jones, n’a cessé de nous poursuivre. Évidemment il n’y a aucune ressemblance littéraire ou autre entre ces livres et la Cabine de l’oncle Tom ; mais la manière dont ce livre est composé est la même : c’est un résumé de faits, d’opinions ; et de même que Tom Jones est le résumé de toutes les observations de Fielding, Gil Blas le résumé de toutes les observations de Le Sage sur le monde et la vie, de même l’Uncle Tom’s Cabin est le résumé de toutes les observations de l’auteur sur un monde particulier, le monde des noirs et des esclaves. Le livre de mistress Stowe est construit tout-à-fait d’après ce vieux et excellent système, plein de décousu, mais de précision, de stricte investigation et de netteté, de franchise et de crudité dans l’expression, — auquel notre mode de couleurs, d’ornementation, d’analyse hypothétique et d’enjolivemens fantastiques a succédé, mais qu’elle n’a pas remplacé. Quant au style, il est sobre sans grandes prétentions, parfois énergique sans recherche, et souvent éloquent ; il a de la concentration et cette espèce de force agressive dans les mots et les épithètes qu’ont souvent les écrits des partisans politiques même d’un esprit ordinaire. L’Uncle Tom’s Cabin est donc un livre intéressant, mais dont le grand mérite est qu’il dit précisément ce que l’auteur a voulu lui faire dire, et qu’il a la portée que l’auteur a voulu lui donner.

Nous sommes dans le Kentucky, sur les domaines de M. Shelby, propriétaire considérable, maître bienveillant, comme le sont en général les propriétaires d’esclaves du Kentucky, mais imprévoyant comme un Américain, grand spéculateur et trop confiant dans les chances aléatoires, en vrai Yankee qu’il est. Évidemment il ne vendra jamais ses esclaves pour la satisfaction de retirer quelques maigres profits de sa propriété humaine ; mais quoi ! la nécessité est une grande déesse, et les lettres de change, quand elles sont souscrites, veulent inflexiblement être payées. À côté de sa demeure s’élève une jolie cabane construite en bois, ayant vue sur un petit jardin. Ses murs et sa façade sont recouverts par les roses ; les herbes grimpantes et les chèvrefeuilles qui s’entrelacent lui font un vêtement de verdure et de tendres couleurs, si bien qu’elle ressemble au lis de l’Écriture, plus pompeusement vêtu que Salomon dans sa gloire. C’est là qu’habitent le plus habile, le plus intelligent, le plus probe des esclaves de la ferme de Shelby, le véritable intendant de la maison, l’oncle Tom, et sa femme, la tante Chloé[1], qui exerce les fonctions de cuisinière dans la maison de M. Shelby. La tante Chloé, bonne, modeste, bavarde et active, n’est orgueilleuse et intraitable que sur un seul point, la cuisine, où elle excelle, comme toutes les négresses. C’est un philosophe dans l’art culinaire, et qui porte si bien l’empreinte de ses méditations sur son visage, qu’en la voyant passer les canards se sauvent remplis d’effroi, les oies stupides elles-mêmes s’écartent avec défiance. Son mari, l’oncle Tom, le héros du livre, est essentiellement une de ces créatures pour qui le Christ a prononcé cette parole : « Paix aux hommes de bonne volonté ! » Lorsque les nègres des environs sont rassemblés dans sa cabane, il sait leur tourner un sermon comme le ministre de la paroisse lui-même, car Tom est né prédicateur ; il a innées en lui les qualités du missionnaire et du prêtre ; son grand bonheur est d’apprendre aux nègres à chanter les cantiques méthodistes, celui-ci par exemple : « Oh ! je vais à la gloire, ne viendras-tu point avec moi ? Ne vois-tu pas les anges qui me font signe et m’appellent ? ne vois-tu pas la ville d’or et le jour éternel ? » ou celui-là encore : « Chanaan, ô belle terre promise ! » Puis, lorsque le travail ou la prédication, car l’une et l’autre chose se partagent presque les heures de Toni, lui laissent quelques instans de repos, le voyez-vous une Bible sur ses genoux, épelant lettre par lettre les syllabes du livre sacré et obligé d’appuyer long-temps sur chacun des mots de chaque verset, de manière que les mystiques horizons et les splendeurs célestes se dressent majestueusement devant lui et se déroulent lentement, successivement, sous les yeux de son esprit ? Quelle joie pour lui, inconnue aux lecteurs ordinaires, qui peuvent embrasser d’un coup d’œil rapide la pensée d’une phrase entière, que de voir lettre par lettre, mot par mot, se compléter le sens de quelqu’une de ces lignes merveilleuses, comme : « Heureux ceux qui souffrent ! » ou bien : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » Tom est bien un vrai chrétien dans toute la force du terme, c’est-à-dire un être pour lequel la loi n’a pas été faite, et il pourrait répéter comme saint Paul : « Il n’y a pas de loi pour les hommes qui vivent comme nous. » Ce n’est pas pour lui qu’a été rendu le bill sur les esclaves fugitifs : serviteur dévoué et soumis, il a bercé son maître dans ses bras lorsqu’il était tout enfant, et maintenant son maître peut le vendre, si cela peut lui être utile. Tom, qui n’a jamais manqué à son appel, ne cherchera pas à fuir. C’est une heureuse et belle création que ce personnage de Tom, qui peut se comparer sans trop de désavantage au Caleb Balderstone de Walter Scott. On lui a reproché d’être trop parfait, de faire trop de morale et de prédications ; mais a-t-on bien réfléchi à quelles conditions un personnage de cette espèce pouvait exister ? Tom n’est pas un serviteur, c’est un esclave, et si l’on suppose un seul instant qu’un Caleb Balderstone esclave ait pu vivre, ce ne peut être qu’à la condition de raisonner comme Épictète et d’être moral comme un saint. Caleb Balderstone n’a besoin, pour aimer son maître, que de ce sentiment tout physique que créent les longues habitudes ; mais un esclave, pour supporter l’injustice et rester malgré cela dévoué à son maître, a besoin évidemment de la méditation, du secours de la prière et de la religion.

Tom est donc dans sa cabane, jouant avec ses enfans, chantant des cantiques et écoutant le jeune fils de son maître, George Shelby, qui lit à haute voix les récits de la Bible et les promesses de la révélation. Et pendant que le fils lit ainsi à la grande édification des noirs réunis dans la cabane, que fait le père dans la demeure d’à côté, et que dit-il devant cette table où il est assis en face d’un personnage à mine équivoque, au regard sournois ? « Haley, je vous assure que mon Tom vaut cette somme. » M. Shelby n’est point un mauvais maître ; mais quoi ! l’inflexible échéance des billets souscrits l’oblige à cet acte injuste. Ce personnage de M. Shelby prêterait à un beau développement moral ayant pour titre : de l’injustice involontaire et du danger des institutions qui la mettent à la disposition de l’individu.

Mistress Shelby, femme d’un grand sens et d’un excellent cœur, qui est pour ses esclaves une providence temporelle, qui les instruit et les marie, a pour femme de chambre une jeune quarteronne du nom d’Éliza, belle, sérieuse, un peu triste, comme si elle était toujours oppressée par un sinistre pressentiment. De son mariage avec George Harris, un jeune homme de sa couleur que mistress Shelby lui a donné pour époux, elle a un fils, petit diable, éveillé, vif, agile comme un chat ou comme un écureuil, qui ne porte sur son visage que de légères marques du sang noir et une nuance qui le ferait prendre au premier abord pour un petit blanc mal décrassé. Personne comme lui ne sait dérider les fronts soucieux, et lorsqu’avec un talent de pantomime et d’imitation particulier aux nègres il imite la démarche d’un vieux noir atteint de rhumatismes, ou contrefait quelque voisin qui entonne à l’église les psaumes d’une voix nasillarde, tous les spectateurs rient aux éclats. Or, pourquoi donc ce soir Éliza marche-t-elle le long des corridors sur la pointe du pied et s’est-elle arrêtée à la porte de M. Shelby, le visage inquiet et l’oreille attentive ? « Donnez-moi ce petit drôle, et l’affaire est arrangée ; » voilà ce qu’elle a entendu et ce qui la remplit de craintes qu’elle communique à mistress Shelby. Alors elle se rappelle involontairement les paroles que son mari avait prononcées le matin même : « Souvenez-vous, Éliza, que cet enfant ne vous appartient pas. » Ainsi demain, à la même heure, deux foyers seront brisés, les enfans seront arrachés aux parens, les parens aux enfans. Tel est le résultat des spéculations malheureuses et des trop grandes hardiesses commerciales de M. Shelby.

Éliza, avons-nous dit, a reçu le matin même une visite de son mari George Harris, jeune mulâtre intelligent, dont le caractère est tout l’opposé de celui de Tom. Lui, il ne souffrira point l’injustice ; il se sauvera et fuira, comme il va le faire précisément, car cette visite à sa femme est une visite de suprême adieu. Sceptique, presque athée, d’un sang chaud et impétueux, George Harris est une sorte de révolutionnaire plus capable, celui-là, de comprendre Spartacus qu’Épictète et Jean Ziska que les martyrs. Les opinions de George s’expliquent très bien par le tempérament particulier aux mulâtres, tempérament formé par le mélange des deux sangs qui leur donnent naissance. Plus maltraités et plus mal vus encore que les nègres en Amérique, ils ont en eux les qualités et les vices des deux races blanche et noire, mais mal équilibrés, et sans qu’on puisse dire lesquels dominent. Ils perdent dans ce mélange la proverbiale patience du nègre, et gagnent la promptitude de sentiment du blanc, sans gagner en même temps les énergies directrices et la sagacité des peuples caucasiques. Aussi ont-ils plus que personne au monde de l’artificiel et du théâtral : c’est une race emphatique. Leur nombre, très considérable en Amérique, est un danger plus sérieux encore que l’esclavage ; car, libres ou esclaves, que peuvent-ils devenir ? Non moins persécutés que les noirs de race pure, ne pouvant s’asseoir dans un théâtre à côté d’un blanc, ni voyager en chemin de fer dans le wagon des blancs, ni dîner sur le bateau à vapeur à la table des blancs, ils sont dans la plus équivoque des conditions, et qu’arriverait-il s’ils essayaient d’en sortir jamais ? George, qui a complètement le caractère de sa race, n’a pu endurer plus long-temps les mauvais traitemens de son maître, un planteur dont les domaines sont voisins de ceux de M. Shelby, et il va s’enfuir au Canada. Écoutez cette dernière conversation entre les deux époux qui résume toute une vie de douleurs et de souffrances.


« Oh ! George, George ! vous m’effrayez ! Eh quoi ! je ne vous ai jamais entendu parler ainsi. Je crains que vous ne fassiez quelque chose d’effroyable. Je comprends trop bien vos sentimens ; mais soyez prudent, soyez-le, je vous le demande pour moi et notre petit Harry.

« — J’ai été prudent et j’ai été patient ; mais cela va toujours de mal en pis ; la chair et le sang ne peuvent en supporter davantage. Chaque occasion qu’il peut trouver de m’insulter et de me tourmenter, il la saisit. Je pensais qu’en faisant bien mon ouvrage, je pourrais vivre tranquille et avoir quelques minutes pour lire et m’instruire après la fin de mon travail. Il n’en est rien : plus il voit que je travaille, plus il charge le fardeau, et un de ces jours tout cela prendrait une tournure qui ne lui plairait guère, ou je me trompe fort,

« — Oh ! cher ami ! que ferons-nous ? dit tristement Éliza.

« — Pas plus tard qu’hier, continua George, comme j’étais occupé à charger un chariot de pierres, le jeune M. Tom, qui était là, se mit à agiter son fouet si près du cheval, que l’animal fut effrayé. Je lui demandai de ne pas le faire, aussi poliment qu’il était possible ; il continua de plus belle. Je le priai de nouveau de cesser, et alors il se jeta sur moi et commença à me frapper. Je retins sa main, et il se mit à crier et à me donner des coups de pied, puis il courut vers son père et lui dit que je le frappais. Son père vint avec rage et me dit qu’il m’apprendrait bien à connaître mon maître, et il m’attacha à un arbre, et il coupa des verges pour le jeune maître, en lui disant qu’il pouvait me battre jusqu’à ce qu’il fût fatigué, ce qu’il fit en effet. Si je ne l’en fais pas souvenir un jour…

« Et le sourcil du jeune homme s’assombrit, ses yeux s’enflammèrent et prirent une expression qui fit trembler sa femme.

« — Qui donc l’a rendu mon maître ? voilà ce que je voudrais bien savoir.

« — Oh ! dit Éliza tristement, j’ai toujours pensé que je devais obéir à mon maître et à ma maîtresse, sans quoi je ne serais pas une chrétienne.

« — Ces paroles ont un sens pour vous dans le cas qui vous est propre, Éliza ; vos maîtres vous ont élevée comme un enfant, vous ont nourrie, vous ont habillée, vous ont traitée avec douceur, vous ont enseignée, de sorte que vous avez reçu une bonne éducation. Vous avez donc raison de parler ainsi. Mais, moi, j’ai été frappé, souffleté ; on a juré contre moi ; j’ai été isolé le reste du temps, et c’était encore le meilleur temps pour moi. À qui donc dois-je quelque chose ? J’ai payé au centuple toutes les maigres dépenses faites pour moi. Je ne puis pas le supporter ; non, je ne le supporterai pas.

« Éliza trembla, et resta silencieuse ; elle n’avait jamais vu son mari dans une pareille colère, et son doux système de morale semblait se courber comme un roseau sous la tempête de ces terribles passions.

« — Vous savez, ajouta George, le petit Carlo que vous m’aviez donné ? La pauvre bête a partagé tout le petit comfort que j’ai pu avoir, il a sommeillé à côté de moi pendant la nuit, il m’accompagnait pendant le jour, et il semblait comprendre combien je l’aimais. L’autre jour, j’étais occupé à lui faire manger quelques débris de rebut que j’avais ramassés à la porte de la cuisine ; le, maître arrive, me dit que je nourris mon chien à ses dépens, qu’il ne lui était pas possible de permettre que tout nègre eût un chien, et il m’ordonne de lui attacher une pierre au cou et de le jeter dans l’étang.

« — Oh ! George, vous ne l’avez pas fait !

« — Moi, non ; mais eux l’ont fait. Mon maître et son fils assommèrent la pauvre bête à coups de pierre. Pauvre bête ! elle me regardait tristement, comme si elle eût compris que je ne pouvais pas la sauver. J’ai eu à endurer des coups de fouet parce que je n’avais pas voulu la tuer moi-même ; mais tout cela m’est égal : mon maître verra que les coups de fouet ne peuvent rien pour me dompter. Mon jour viendra aussi, s’il n’est pas déjà venu.

« — Oh ! George, qu’allez-vous faire ? George, ne faites rien de mal. Si vous croyez seulement en Dieu et si vous essayez d’être bon, il vous délivrera…

«….. — Écoutez, dit George, vous ne savez pas tout encore. Dernièrement mon maître me dit qu’il était un fou de m’avoir laissé marier hors de chez lui, qu’il hait M. Shelby et toute sa famille, parce qu’ils sont orgueilleux, qu’ils lèvent leur tête devant lui, et que c’est vous qui m’avez donné des leçons d’orgueil. Il dit qu’il ne me laisserait plus venir, et qu’il me fallait prendre une femme et m’établir tout-à-fait chez lui. D’abord il n’a fait que murmurer et grommeler entre ses dents sur cette matière ; mais hier il est venu et m’a dit que je devais prendre Mina pour femme, me mettre dans une même cabane avec elle, ou qu’il me jetterait dans la rivière.

« — Mais comment donc ! dit Éliza simplement, vous avez été uni à moi ; notre mariage a été fait par le ministre absolument comme si vous eussiez été un blanc…

« — Et ne savez-vous pas qu’un esclave ne peut être marié ? Il n’y a pas de loi sur cette matière dans ce pays-ci. Je ne puis vous conserver pour femme s’il lui prend envie de nous séparer, et c’est pourquoi je regrette de vous avoir connue, c’est pourquoi je voudrais n’être jamais né. Cela vaudrait mieux pour tous deux et pour cet enfant aussi de n’être jamais né. »


Et c’est le soir même du jour où elle a reçu ainsi au milieu des larmes et des imprécations les derniers adieux de son mari, maintenant fugitif et sans asile, qu’Éliza a surpris la conversation de M. Shelby avec Haley, le marchand d’esclaves. Inquiète et troublée malgré les assurances de mistress Shelby, qui lui proteste que son enfant ne lui sera pas enlevé, Éiiza sort doucement de sa chambre à l’heure où tout dort dans la maison, et va coller son oreille contre la porte de la chambre des époux Shelby, juste au moment où M. Shelby informe sa femme du traité fatal conclu avec Haley. Tom et l’enfant d’Éliza seront vendus. Éliza entend mistress Shelby supplier en vain, et M. Shelby, désespéré, répondre que tout est fini et que la vente des deux esclaves est l’unique moyen de se racheter de ses dettes. Elle rentre dans sa chambre, fait un paquet de ses hardes, sans oublier, malgré sa précipitation et son inquiétude, les joujoux de l’enfant, qu’elle réveille, sort furtivement de la maison, et va frapper à la porte de l’oncle Tom, qu’elle avertit de son départ et de la triste nouvelle qui attendait le réveil du vieux nègre. Elle chemine toute la nuit, et le matin, à l’heure où les esclaves de la ferme se répètent la nouvelle de la fuite d’Éliza, elle est arrivée sur les bords de l’Ohio, qu’il faut traverser à tout prix pour arriver à la terre promise et échapper aux poursuites. La chose est difficile, car la rivière est encombrée de larges et épais morceaux de glace que le dégel n’est pas encore parvenu à fondre, et il faut attendre un batelier. Pendant ce temps, les esclaves de la ferme, et surtout un certain Sam, qui ont lu sur le visage de mistress Shelby qu’elle était aise du départ d’Éliza, jouent une foule de tours à Haley, qui se trouve dans l’impossibilité de poursuivre immédiatement la fugitive. Enfin cependant il faut partir ; Sam, qui conduit Haley, aperçoit de loin la tête d’Éliza, penchée sur une fenêtre d’auberge en face de l’Ohio ; il pousse un cri en agitant son chapeau pour l’avertir, pendant qu’Haley, averti lui-même par ce bruit inattendu, court pour rejoindre sa proie, et ici il se passe une scène terrible. Éliza serre son enfant entre ses bras, court précipitamment vers la rivière, et s’élance sur la glace flottante, qui crie et s’enfonce sous son pied ; elle saute comme un oiseau sur les petites îles glacées et mouvantes, et atteint l’autre rive à la grande stupéfaction d’Haley et à la grande satisfaction des nègres témoins de cette scène : un épisode comme les courses au clocher elles-mêmes n’en peuvent point fournir !

Connaissez-vous une pièce de Shakspeare intitulée Measure for measure, où l’on voit un législateur rigide, prompt à condamner, inflexible comme un homme qui suppose qu’il n’aura jamais besoin de la charité d’autrui, tomber dans le crime contre lequel il a établi précisément les lois les plus sévères ? C’est un peu ce qui arrive à l’excellent M. Bird, sénateur de l’Ohio, qui vient de voter en faveur d’une loi défendant à tout citoyen de donner aide, nourriture ou protection aux esclaves fugitifs ; la loi était nécessaire pour donner satisfaction aux plaintes du Kentucky. La loi n’est pas juste, mais elle est nécessaire, et M. Bird, partisan, paraît-il, de la politique qu’exprimait ainsi Thémistocle, a voté pour la loi. Peut-être cependant aurait-il proposé quelque amendement, s’il avait su le beau tapage que lui réservait mistress Bird, petite femme irritable et chatouilleuse sur les questions d’humanité.— J’espère, monsieur Bird, que vous n’avez pas voté pour cette loi ? — Pardon ! ma belle petite curieuse. — Je n’aurais pas attendu cela de vous, John ! — Mais écoutez donc, chère amie. — Je n’écoute rien, et j’espère bien que vous êtes tout prêt à violer votre loi. Tenez, j’ai justement une esclave avec son enfant, je lui ai donné asile ce matin, voyons un peu si vous la chasserez ! — En effet, autre chose est de faire une loi pour prescrire l’inhospitalité et la dureté du cœur, et autre chose est de consentir à être dur et inhospitalier en réalité. Si vous voyez apparaître devant vous tout à coup quelque négresse saignante, tremblante, les vêtemens déchirés, les pieds coupés par la glace, comme Éliza, à qui mistress Bird a donné asile, que ferez-vous ? Songerez-vous à faire appliquer la loi, même alors que vous l’aurez votée ? Il n’y a pas de loi qui puisse prévaloir contre le sentiment instinctif d’humanité et le premier mouvement irréfléchi du cœur ; l’instinct ici, comme en beaucoup d’autres choses, l’emporte sur la logique politique, et c’est là le cas de M. Bird, le sénateur qui vient de voter, il n’y a qu’un instant, une loi contre les esclaves fugitifs. Après avoir vu le spectacle navrant d’une mère sans amis et sans secours, traquée comme une bête fauve ; après avoir entendu le récit de cette traversée héroïque de l’Ohio sur les glaces mouvantes, M. Bird, pensif, s’assied près de son foyer, et, rompant le silence de temps à autre : — Femme ? dit-il. — Eh bien ! cher ami. — Est-ce que cette malheureuse ne pourrait pas porter quelqu’une de vos robes ? — Nouveau silence. « Femme ? — Eh bien ! quoi encore ? — Il y a là un manteau qui ne sert pas à grand’chose, si vous le donniez à cette esclave ? Femme, je pense que cette pauvre malheureuse n’est pas en sûreté ici, je sais une ferme, chez mon ami Van Trompe, où elle serait bien plus en sûreté qu’ici ; il faut qu’elle parte dès cette nuit. » Est-ce la crainte de se compromettre qui fait ainsi parler M. Bird ? Peut-être ; mais pourquoi donc met-il tout à coup ses bottes, comme un homme qui prend décidément son parti ? Les chemins ne sont pas sûrs, il y a des passages dangereux, le vieux domestique Cudjoe ne connaît pas la route ; notre sénateur lui-même en personne conduira Éliza à la ferme de Van Trompe. Le sénateur Bird, qui vient de légiférer contre les esclaves fugitifs, conduisant lui-même une esclave fugitive, voilà le spectacle que la nuit cache aux yeux du monde ! Le chapitre est intitulé : Où l’on voit qu’un sénateur n’est après tout qu’un homme, et explique parfaitement quels obstacles rencontrent en Amérique toutes les lois faites dans l’intérêt des propriétaires d’esclaves, la facilité avec laquelle sont éludées toutes les mesures de compromis. On conçoit très bien comment cette question ne peut être résolue par des mesures et des transactions politiques qui ne sont jamais qu’une lettre morte, plus ou moins, et auxquelles personne ne se croit tenu de prêter main-forte, que beaucoup même refusent d’exécuter.

À ce récit, plein de sensibilité et de douce ironie, succède un tableau charmant, tout reluisant d’une grâce sévère. Nous sommes transportés au milieu d’une famille de quakers qui a donné asile à Éliza, toujours errante et fugitive, car Haley, le marchand d’hommes, la presse et la suit à la piste. Pour être mieux sûr de ne pas manquer sa proie, il a fait je ne sais quel honteux marché avec un certain Tom Loker, un autre marchand d’esclaves, un coquin brutal qui ressemble à un boule-dogue habillé, et avec un certain Marks, espèce de fouine humaine et de furet friand de chair noire. Ces deux honorables et très complètes incarnations de la bestialité humaine se sont chargées de rattraper Éliza et son enfant, et George, le mari d’Éliza, et je ne sais encore quels autres esclaves. Pour le moment, Éliza est en sûreté auprès de Siméon et de Rachel Halliday. Voici la douce quakeresse, avec ses joues couleur de rose, ses habits serrés et sans plis, sa figure indulgente, assise dans son grand fauteuil très endommagé, qui fait entendre à chaque mouvement de Rachel une espèce de cric-crac que les enfans aiment comme une douce musique, car ce vieux fauteuil est comme le trône d’où leur mère, ainsi qu’une reine, a rendu sa justice, distribué à chacune sa part de mots aimans et de tendres réprimandes. La porte s’ouvre, et une autre quakeresse, jeune et jolie, du nom de Ruth Stedman, se présente. — Écoutez cette conversation entre les deux quakeresses, l’une dans toute la fleur de la jeunesse, l’autre au sein de l’âge mûr ; une douce lumière, dans laquelle on ne sait ce qui domine, ou d’un riant et frais rayon du printemps, ou d’un doux et fin rayon d’automne, éclaire chacune de ces paroles et les fait étinceler comme des atomes au soleil.


« Ruth, cette amie est Éliza Barris, et voilà le petit garçon dont je t’ai parlé.

« — Je suis heureuse de te voir, Éliza, dit Ruth en pressant les mains d’Éliza, comme si Éliza eût été une vieille amie qu’elle aurait attendue long-temps, et voici ton cher enfant ? J’ai apporté un gâteau pour lui, dit-elle en tendant la friandise à l’enfant, qui vint regardant à travers les boucles de sa chevelure, et qui l’accepta timidement.

« — Où est ton enfant, Ruth ? dit Rachel.

« — Oh ! il va venir ; mais ta Marie l’a emmené dès mon arrivée et a couru avec lui dans la grange pour le faire voir aux enfans.

« En ce moment, la porte s’ouvrit, et Marie, une fille aux joues rosées et au maintien modeste, avec de grands yeux bruns semblables à ceux de sa mère, entra avec le petit garçon.

« — Ah ! ah ! dit Rachel se levant et prenant dans ses bras le gros et gras compère, comme il profite et comme il a bonne mine !

« — Oh ! à coup sûr, il profite ! dit la vive petite Ruth en prenant l’enfant, qu’elle débarrassa d’un petit chaperon de soie bleue et d’autres vêtemens, et qu’elle plaça sur le plancher en l’embrassant et l’abandonnant à lui-même. Le petit enfant semblait tout-à-fait habitué à cette manière de procéder, car il plaça son doigt dans sa bouche et parut bientôt absorbé dans ses réflexions, pendant que sa mère, tirant de sa poche un long bas de laine bleue et blanche, commençait à tricoter avec activité

« — Et comment va Abigaïl Peters ? dit Rachel, tout occupée à la confection de ses biscuits.

« — Oh ! elle va beaucoup mieux, dit Ruth ; j’étais chez elle ce matin, j’ai fait le lit, lavé la maison. Lia Hills est venue dans l’après-midi et a fait du pain et des pâtés pour plusieurs jours.

« — J’irai demain matin, dit Rachel, et je ferai tout le nettoyage nécessaire, et je donnerai un coup d’œil sur les choses qui demanderaient à être raccommodées.

« — Ah ! c’est très bien, dit Ruth. J’ai ouï dire, ajouta-t-elle, que Hannah Stanwood est malade. John y était la nuit dernière, et alors moi j’irai demain matin.

« — John peut venir ici pour prendre ses repas, si tu as besoin de rester chez elle toute la journée, observa Rachel.

« — Je te remercie, Rachel ; nous verrons demain, mais voici Siméon. »


Siméon Halliday amène George Harris près d’Eliza ; les deux époux partiront le lendemain sous la conduite de Phinéas, un quaker nouveau converti, jadis grand chasseur, et qui peut faire le coup de feu comme un simple colon de l’ouest. Mais, avant de quitter cette ferme hospitalière, prêtons l’oreille aux dernières paroles et aux conseils des quakers à George.


« — Père, que feras-tu si l’on te prend encore à faire échapper des esclaves ? dit le jeune Siméon en graissant sa tartine de beurre.

« — Eh bien ! je paierai mon amende, dit Siméon le père tranquillement.

« — Mais si l’on te mettait en prison ?

« — Eh bien ! est-ce que vous ne pourriez pas faire marcher la ferme, ta mère et toi ? reprit Siméon en souriant.

« — Ma mère peut faire presque tout ce qu’elle veut, dit l’enfant ; mais n’est-ce pas une honte de faire de telles lois ?

« — Tu ne dois pas parler mal de ceux qui gouvernent, Siméon, dit gravement son père. Dieu ne nous donne nos biens terrestres qu’afin que nous puissions exercer la justice et la charité, et si nos gouvernans requièrent de nous un prix pour l’exercice de ces vertus, nous devons le payer.

« — Je hais ces vilains propriétaires d’esclaves, dit l’enfant avec un sentiment aussi anti-chrétien qu’un réformateur moderne.

« — Je suis très surpris de tes paroles, mon fils, dit Siméon ; ta mère ne t’a pas instruit ainsi. Je ferais pour le propriétaire d’esclaves la même chose que pour l’esclave, si Dieu l’amenait à ma porte accablé sous l’affliction.

« Siméon junior devint pourpre, mais sa mère sourit et dit : — Siméon est un bon garçon, et, à mesure qu’il grandira, il deviendra de plus en plus semblable à son père.

« — J’espère, cher monsieur, que vous n’êtes pas exposé à cause de nous à quelque difficulté, dit George avec inquiétude.

« — Ne crains rien, George, c’est pour cela que nous avons été envoyés dans le monde. Si nous reculons à la pensée des inconvéniens que peut entraîner une bonne cause, nous ne sommes pas dignes de notre nom… Phinéas te conduira ; c’est un homme sage et habile. Puis il ajouta, en posant avec tendresse sa main sur l’épaule de George et en montrant ses pistolets : ne sois pas trop prompt à te servir de ces instrumens de mort, le jeune sang est chaud.

« — Je ne veux attaquer personne, dit George. Tout ce que je demande à cette contrée, c’est de pouvoir en sortir paisiblement ; mais… — et ici il s’arrêta, son sourcil se fronça, sa figure grimaça, — j’ai eu une sœur vendue sur le marché de la Nouvelle-Orléans ; je sais ce que deviennent les femmes qui ont été vendues et ce qu’on fait d’elles, et dois-je, lorsqu’ils vont prendre ma femme pour la vendre aussi et que Dieu m’a donné une paire de bras robustes pour la défendre, me tenir coi et les laisser faire ? Non, Dieu m’en garde ! Avant qu’ils prennent ma femme et mon enfant, je combattrai jusqu’à mon dernier souffle. Pouvez-vous m’en blâmer ?

« — L’homme ne peut te blâmer, George. La chair et le sang ne peuvent faire autrement, dit Siméon ; malheur au monde à cause des offenses, mais malheur à ceux par qui sont commises les offenses !

« — Mais à ma place, monsieur, ne feriez-vous pas la même chose ?

« — Je prie Dieu qu’il m’épargne cette tentation. La chair est faible. »


Nous nous sommes arrêté volontiers auprès de ce foyer paisible dont la lueur jette un rayon de consolation et de sympathie humaine au milieu de ces ténèbres et de ces scènes de deuil et de larmes. Honnêtes quakers tant attaqués, tant calomniés, persécutés par les puritains qui vous traitaient d’hérétiques, fouettés et chassés par eux autrefois, méprisés des catholiques, qui vous regardent comme des philosophes inconséquens, et raillés par les philosophes, gens gais et aimant à rire, qui vous considèrent comme des originaux et des excentriques, votre nom restera dans l’histoire un nom respecté. La vertu des quakers peut se reconnaître à un signe qui, pour nous, est infaillible : leur petit nombre. Ils n’ont pas grandi comme les autres sectes, mais ils n’ont pas diminué non plus : c’est la preuve la plus certaine qu’ils n’ont ni dans leur doctrine, ni dans leur vie, ce mélange de vertu, de fanatisme, d’esprit militant, cette fougue toujours plus ou moins équivoque et mauvaise, qui, mêlée à la conviction, est nécessaire pour entraîner, subjuguer le commun des hommes. Ils n’ont pas grandi dans les proportions des autres sectes et des autres églises, mais ils n’ont pas à se reprocher ces terribles moyens par lesquels les doctrines s’établissent le plus souvent. Aucune œuvre de crime, aucun fanatisme, aucune persécution n’est unie à leur nom, et, quant à leur doctrine, elle contient une idée sur laquelle on pourrait écrire des volumes et que toutes les philosophies des droits de l’homme et de la raison n’égaleront jamais : c’est que la conscience est infaillible lorsqu’elle est sincère, et que, par cela seul qu’elle est sincère, elle est divine, idée qui, si elle était reprise et développée par un esprit puissant, pourrait mettre fin à ces querelles sur l’infaillibilité de la conscience humaine qui agitent le monde depuis un siècle.

George et Phinéas le quaker, montés sur un petit chariot avec Éliza, son enfant et deux autres esclaves fugitifs, courent à toute vitesse pendant que, derrière eux, Tom Loker et Marks, les marchands d’esclaves, galopent avec les officiers de justice pour les ressaisir. Les fugitifs n’ont que le temps de cacher leur voiture et de prendre position sur une éminence défendue de tous côtés par des rochers, et dont on ne pourra les déloger que par un combat. Malheur au premier assaillant qui s’aventurera à grimper le long des sentiers difficiles qui conduisent à cette éminence, où Phinéas et George préparent déjà leurs fusils ! — Les sommations faites et après refus de George d’y obéir, un combat s’engage, et le trop hardi Tom Loker tombe frappé d’une balle. « Ces nègres ont le diable au corps ! » dit à l’unisson le reste de l’escorte, qui s’éloigne pour aller chercher du renfort, abandonnant Loker baigné dans son sang et relevé par la compassion d’Éliza. Les fugitifs reprennent leur route, ils fuient plus rapides encore qu’auparavant vers la terre de délivrance, et voilà à peu près complète l’odyssée de la pauvre Éliza, que nous devons abandonner pour suivre à son tour l’odyssée de l’oncle Tom.

Tom ! Éliza ! ce ne sont là que deux noms, et l’auteur a beau accumuler les malheurs sur la tête de ces deux personnages, nous ne verrons jamais que deux êtres humains, et nous serons toujours portés à croire qu’après tout ce sont deux exceptions. Triste nécessité des œuvres d’imagination, qui sont toujours plus ou moins mensongères et qui restent toujours au-dessous de la réalité ! Mais multipliez cette somme de malheurs à l’infini, répartissez-la ensuite entre les trois ou quatre millions d’esclaves qui peuplent les états du sud, dites-vous qu’à l’heure même où Tom est emmené les fers aux mains par Haley, où Éliza fuit pour sauver son enfant, des milliers de mères moins heureuses se voient arracher les leurs, des milliers d’esclaves peuvent ne pas avoir même le triste bonheur de Tom, celui d’avoir été acheté par un marchand d’hommes relativement humain, qui fait ce commerce simplement par cupidité, et qui se convertira, ma foi, quand il sera tout-à-fait riche : ce sont ces milliers d’êtres souffrans, c’est ce chœur lamentable comme jamais chœur de tragédie antique ne l’a été, qu’il faudrait voir et entendre. Et tenez, voici justement Haley qui, sur un avis donné par les journaux, se rend à Washington, où l’on va vendre des esclaves par autorité de justice. Entrez dans cette salle où se fait entendre la voix du commissaire-priseur, regardez, et puis demandez-vous s’il n’est pas vrai qu’il existe telle chose qui s’appelle le crime anonyme, un crime dont personne n’est individuellement responsable, mais que chacun a contribué à faire. Alors peut-être vous comprendrez ce point très obscur de morale historique, — que les nations sont responsables comme les individus, qu’elles doivent être soumises comme eux à certaines expiations, et que les êtres collectifs ne peuvent point échapper aux jugemens de la divine équité.


« La femme qui avait été annoncée sous le nom d’Agar était une Africaine, reconnaissable à ses traits et à sa physionomie ; elle pouvait avoir soixante ans, mais le travail et la souffrance endurés la faisaient paraître beaucoup plus vieille ; elle était presque aveugle et courbée par le rhumatisme. À côté d’elle se tenait l’unique fils qui lui restât, Albert, un beau garçon de quatorze ans. Cet enfant était le dernier d’une nombreuse famille qui avait été successivement arrachée à la vieille mère pour être vendue sur les marchés du sud. La mère s’appuyait sur lui avec ses deux mains tremblantes, et regardait avec une immense terreur tous ceux qui s’approchaient pour l’examiner.

« — Ne craignez rien, tante Agar, dit le plus âgé des hommes qui étaient là ; j’ai parlé à M. Thomas pour vous, et il tâchera de vous vendre ensemble.

« — Qu’ils ne croient pas que je ne sois plus bonne à rien, dit-elle levant ses mains tremblantes : je puis encore faire la cuisine, laver la vaisselle et balayer. Je vaux bien la peine qu’on m’achète ; d’ailleurs je ne monterai pas cher ; dites-leur cela, dites-le-leur, ajouta-t-elle avec larmes….. Tenez-vous près de votre maman, Albert, tout-à-fait près, ils nous achèteront ensemble.

« — Ô maman, je crains qu’ils ne le fassent pas !

« — Vendez-nous ensemble, monsieur, vendez-nous ensemble, je vous en prie, dit la vieille femme se serrant plus près encore de son enfant, lorsque la voix du commissaire-priseur l’eut appelé.

« Sa belle figure, ses membres agiles allumèrent en un instant la concurrence, et les voix d’une demi-douzaine d’enchérisseurs vinrent frapper au même moment l’oreille du commissaire-priseur. Enfin Haley l’emporta.

« — Achetez-moi, maître, pour l’amour de Dieu, achetez-moi. Je mourrai si vous ne m’achetez pas, dit la pauvre vieille mère à Haley.

« — Vous mourrez si cela vous fait plaisir, cela est peu important, dit Haley, et il pirouetta sur les talons »


Sur le bateau à vapeur qui emporte Haley et sa cargaison, voici une jeune femme de couleur, tenant dans ses bras un jeune enfant. Haley s’approche d’elle, lui montre un bout de papier sur lequel semble écrit quelque chose comme une vente. « Ce n’est point possible I s’écrie-t-elle, mon maître m’a dit de m’en aller à Louisville pour travailler comme cuisinière dans la taverne où travaille aussi mon mari. » Mais tout est bien en règle. La jeune femme a été vendue par un maître trop sensible sans doute, et qui aura voulu s’épargner l’ennui des larmes et des gémissemens. Un passager avise l’enfant et demande à Haley le prix qu’il en veut. « Dans un an, répond Haley, l’enfant vaudra cent dollars, je vous le passe pour cinquante. — Non, trente, et pas un centime de plus. — Réglons le différend, dit Haley, quarante-cinq. — Accordé. — Et maintenant, attendez que la mère soit endormie, et alors vous prendrez l’enfant. » Et lorsque, après un court sommeil, la mère se réveille, cherche autour d’elle et apprend de la bouche d’Haley la fatale nouvelle, elle ne prononce pas une parole, ne verse pas une larme ; mais au milieu de la nuit on entend tout à coup un grand bruit sur l’eau, comme ferait un poids tombant sur les vagues : c’est la mère qui se noie. Haley tire son portefeuille et inscrit ce suicide au titre des pertes. Plus loin, dans un autre marché aux esclaves, deux femmes de couleur, la mère et la fille, vont être vendues ; la mère, prévoyant qu’elles seront séparées et craignant que sa fille, à cause de sa beauté, ne soit vendue à quelque planteur brûlai, s’efforce de donner à son costume toute l’austérité possible, dispose les longues tresses de ses cheveux en bandeaux au lieu de les laisser flotter en boucles. Le commissaire-priseur s’approche d’elles : — Eh bien ! jeune fille, où sont vos boucles ? — Je lui avais recommandé hier au soir, dit la mère adroitement, de laisser ses cheveux plats et lisses au lieu de les boucler : c’est plus respectable comme cela. — Bouclez ces cheveux et lestement, répond l’interlocuteur, et soyez là tout de suite. Ces boucles peuvent faire une différence de cent dollars dans le prix auquel elle montera. — Voilà le chœur dont les gémissemens accompagnent la voix des personnages principaux d’un bout à l’autre de ce livre ! Il n’est personne qui n’ait vu mille fois dans nos campagnes les scènes qui se passent lorsqu’on enlève leurs petits aux animaux et aux bêtes de somme : ce sont des mugissemens, des bêlemens sans fin, si profonds et si tristes, que le rude fermier en est touché et que la fermière suppliante demande souvent avec des larmes qu’on laisse son petit à la pauvre bête pendant un jour encore. Rien n’égale les ménagemens que prend le paysan pour que la séparation ne soit pas trop brusque, les ruses qu’il emploie pour faire oublier à la mère l’absence de son petit : ici nous n’avons pas même cette sympathie des paysans pour leurs animaux.

Parmi les passagers du bateau à vapeur qui emporte Tom. Dieu seul sait où, se trouve un jeune homme riche et d’une famille ancienne du Canada, d’origine française, comme l’indique son nom, Augustin Saint-Clare, faisant route pour la Nouvelle-Orléans, où il habite. Il revient du nord, amenant avec lui une cousine du Vermont, miss Ophélia, dans l’espoir que son esprit méthodique et les traditions d’économie domestique qu’elle a sucées avec le lait, comme tous les habitans des vieux états du nord, lui seront d’un utile secours pour mettre un peu d’ordre dans sa somptueuse demeure. Cette petite fille, du nom d’Éva, qui va courant dans le bateau, adressant à chacun des paroles d’affection et de bonté, qui est si légère, qu’il semble que, comme l’hermine, elle pourrait passer sans se souiller à travers les fanges les plus épaisses, c’est sa fille et l’unique joie qu’il ait au monde. Des chagrins d’amour, un mariage malheureux avec une femme fantasque et d’une tyrannie sentimentale, tout cela a mis sur son visage cette expression de mépris qu’on peut y lire pendant qu’il cause avec Haley. Tom a plu à Éva, qui a demandé à son père d’acheter le vieil esclave, prière qui ne peut manquer d’être exaucée, car Tom, entre deux demandes, a sauvé les jours de la petite fille en train de se noyer. Tom devient la propriété d’Augustin Saint-Clare : heureux sera-t-il, s’il rencontre toujours de tels maîtres ! Ici nous ne pouvons suivre le récit de l’auteur américain dans tous ses méandres : nous devons nous borner à esquisser les caractères et à raconter les incidens qui ont rapport plus spécialement à la vie des noirs.

Saint-Clare est un de ces hommes bien élevés, élégans et sensibles, gentlemen par excellence, que Dieu a créés démocrates par la force de sympathie qu’il a mise dans leur cœur, et que la nature a créés aristocrates par la beauté physique et l’élégance des formes dont elle a revêtu leur ame. Ces hommes, extrêmement rares et qui offrent dans leur personne l’union charmante des deux grandes races humaines (car la seule division que l’on puisse établir entre les hommes est celle-ci : aristocrates et démocrates, et tous peuvent se ranger dans l’une de ces deux catégories), sont plus délicats que les autres ; il suffit de la plus légère piqûre, d’une gelée de printemps, que sais-je ? d’un incident indifférent ou de l’ombre d’une mauvaise pensée, pour dessécher toutes les fleurs de leur ame, pour introduire en eux le scepticisme, qui, comme un ver rongeur, n’y laisse rien d’intact. Les hommes de cette trempe ont tous je ne sais quoi qui les fait ressembler à des fleurs qu’a souillées quelque chenille, ou à quelque fruit savoureux piqué des vers. Il en a été ainsi de Saint-Clare. Élevé par une mère pieuse qu’il a perdue de bonne heure, le premier malheur qu’il a éprouvé, le premier mal que lui ont fait les hommes a suffi pour faire disparaître toute espérance ; depuis lors, une sorte de sourd désespoir le consume, et, s’il n’avait sa petite Éva, il ne saurait sur qui déverser les trésors de tendresse dont son ame est remplie, et qu’il n’a pu jamais répandre au dehors. Avec un tel caractère, il est inutile de demander si Saint-Clare est un tyran pour ses esclaves : il les garde parce qu’il lui faut des serviteurs, et qu’ayant contre lui des populations entières infectées de préjugés sur l’esclavage, il ne lui servirait à rien de les affranchir. Il sait que l’esclavage est un mal, mais il s’en console en songeant qu’il n’abuse pas de son pouvoir. Indolent comme un homme dont la vie est manquée et n’a plus de but, il n’a garde de se mettre en opposition avec ses concitoyens ; timide comme le sont les hommes de ce caractère, il n’a pas même le courage d’adresser une réprimande à ses nègres. Quand il voit son valet de chambre, le mulâtre Adolphe, revêtu de ses habits, faire le dandy aux dépens de sa garde-robe, il se contente de tourner les talons et de hausser les épaules. Jamais ses esclaves n’ont reçu de lui un mauvais traitement, malgré les instances de mistress Saint-Clare, une femme sensible, mais à qui les coups de fouet administrés de temps à autre sur le dos des nègres ne déplairaient pas. Il ne croit pas un mot des doctrines relatives à l’équité de l’esclavage, et il ne croit pas davantage au sens commun des abolitionistes ; il sait que cette coutume cruelle a enfanté une telle complication d’injustices, qu’on ne peut espérer de guérir cette corruption. Sa doctrine est, comme on le voit, celle d’un parfait sceptique, il n’en sait pas davantage sur ce sujet, et cependant il trouve toujours moyen, par ses objections, d’embarrasser sa cousine Ophélia, abolitioniste comme une fille du nord, et comme ses concitoyens pleine de préjugés, sinon contre l’esclavage, du moins à l’endroit des noirs.

Miss Ophélia, la cousine de Saint-Clare, forme avec lui un parfait contraste. Née au sein de la Nouvelle-Angleterre, méthodiste rigide et ménagère scrupuleuse, la voyez-vous assise depuis le matin près de cette fenêtre, cousant avec diligence jusqu’au soir, et, lorsque le crépuscule est arrivé et que sa vue lui refuse le service, tirant un bas de sa poche et tricotant avec acharnement ? C’est une véritable anomalie que cette exacte et économe personne au milieu de la demeure somptueuse de Saint-Clare ; les tentures et les draperies, le velours et la soie sont un mauvais cadre pour elle. Lorsqu’elle est arrivée dans la maison et qu’elle a vu ce luxe, cet étalage et cet encombrement de meubles, de vases, de fleurs et de plantes rares, elle n’a fait qu’une seule réflexion : « Une belle demeure, mais qui a un aspect bien païen ! » Toute sa personne vous fait penser à des idées de ménage et d’ordre strict, aux cuisines nettes et blanches, aux foyers étroits et sévères, aux belles rangées de porcelaines et de théières méthodiquement placées à côté les unes des autres ; cette miss Ophélia, c’est un sujet de portrait pour Van Ostade. Miss Ophélia est, avons-nous dit, une abolitioniste, et pourtant, avec toutes ses idées religieuses et philanthropiques, elle n’est point capable de faire le moindre bien à un nègre et de changer sa nature morale. Quelques chapitres renferment un incident extrêmement curieux, et qui montre très bien, à notre avis, toute l’impuissance des déclamations du nord sur le sujet de l’esclavage. Un matin, Saint-Clare, qui est spirituel et parfois malin, entre dans la chambre d’Ophélia et lui présente une petite fille noire, mélange de guenon et d’écureuil, qui répond au nom de Topsy : « Voilà, cousine, une élève dont je vous prie de faire l’éducation ; essayez. » Tout le talent et toute la science de Topsy, élevée jusqu’alors à coups de fouet, consistent à grimacer, à voler et à mentir effrontément ; mais miss Ophélia, bonne, patiente et vigilante comme elle est, aura sans doute bientôt changé cette nature prématurément pervertie. Il n’en est rien. L’enfant est tellement endurcie, qu’elle va elle-même au-devant des coups de fouet, et déclare avec persistance, chaque fois qu’elle est réprimandée ou même battue par la douce main de miss Ophélia, qu’il est dans sa nature de voler et de mentir. Elle n’a qu’une réponse invariable : « Je suis une si méchante créature ! » — Topsy, pourquoi avez-vous volé mes gants ? — Ah ! miss, je suis une si méchante créature ! — Topsy, pourquoi avez-vous déchiré mes bonnets pour en faire des chiffons pour votre poupée ? — Ah ! miss, parce que je suis une si méchante créature ! — Topsy, pourquoi avez-vous pris mon châle pour vous en faire un turban ? — Je suis une si méchante créature ! — Que faire ? Enfin un jour miss Ophélia l’abolitioniste déclare qu’il faut qu’on la débarrasse de cet enfant, et qu’elle perd ses peines avec elle. La petite Éva regarde Topsy avec tristesse et lui dit ces simples mots : « Topsy, pourquoi donc ne voulez-vous pas être bonne ? Si vous l’étiez, je vous aimerais. » Et l’enfant maudit fond en larmes. Ce trait fut toute une révélation pour miss Ophélia. Je n’aurais jamais pu dire cela, pensa-t-elle, et l’enfant a vu que je conservais des préjugés contre sa couleur. Topsy avait senti instinctivement qu’elle n’était pas aimée, et que ce n’était pas par charité, mais parce qu’elle pensait accomplir un devoir, que miss Ophélia prenait soin d’elle. Ce fait nous explique pourquoi les états du nord n’arrivent à aucun résultat avec leurs harangues passionnées sur l’esclavage, mais sans charité et sans amour. Ils n’ont pas la force que donne la tendresse, et ils n’arriveront à rien tant qu’ils n’auront pas un Wilberforce pour soutenir cette cause de l’abolition à la place d’un Garrison et d’un Seward.

Éva, la petite-fille de Saint-Clare, est une des plus heureuses créations du livre. C’est une enfant qui n’a rien de terrestre et qui est tout ame. Une intelligence et une force d’affection prématurées dévorent sa mince enveloppe corporelle ; il semble qu’on la voie passer, véritable figure de keepsake anglais, avec ses longs cheveux soyeux, ses grands yeux étincelans et doux, et sa chair transparente. Il n’est personne qui n’ait vu une gravure, d’après Lawrence, représentant le portrait du jeune Lamblon, et qui ne se rappelle cette figure pleine d’une tristesse intérieure indéfinissable. Cette figure d’enfant vous frappe comme un pressentiment incarné de douleurs futures ; telle est Éva dans le roman de mistress Stowe, un enfant prédestiné au martyre et à toutes les souffrances du cœur, si Dieu ne la rappelle à lui. Protectrice des noirs, elle aime naturellement et par puissance innée d’affection tous les malheureux et tous les affligés. Pas un jour ne se passe sans que ses douces mains ne pansent quelque blessure, ou que ses douces paroles ne répandent quelques consolations. Quand elle ne peut agir elle-même, elle intercède ; quand elle ne peut intercéder, elle invoque Dieu. C’est une scène touchante que la scène du lit de mort d’Éva. Elle ordonne à miss Ophélia de faire tomber sous les ciseaux sa belle chevelure, et en distribue les tresses à tous les esclaves de son père, après avoir arraché sans peine à ce dernier la promesse de leur rendre à tous la liberté : vœu suprême qui ne doit pas être exaucé, car Saint-Clare doit mourir lui-même quelques mois après sa fille sans avoir eu le temps de tenir sa parole. Ce caractère de miss Éva nous suggère une observation : c’est que le seul type poétique que l’Amérique ait créé ou plutôt soit en train de créer, c’est celui de l’enfant. Il est singulier d’observer le soin que mettent les Américains dans la création de l’enfant, qu’ils craignent de ne jamais faire assez aérien, assez intellectuel, assez simple et naïf. Cette opiniâtreté à mettre en scène des enfans et à leur faire jouer un grand rôle dans leurs romans et leurs livres se rattache à tout un courant d’opinions philosophiques qui est propre à l’Amérique et qui n’est qu’un avertissement donné à la virilité trop violente et à l’énergie trop sauvage des Américains. « Soyons simples comme des enfans, répètent aux citoyens de l’Union leurs philosophes et leurs poètes. Tâchons de redevenir naïfs, sinon nous ne valons pas mieux que le vieux monde, et nous passerons avec lui. »

Il est inutile de se demander si notre vieil ami Tom vit heureux au milieu de ces trois personnes ; confident et ami de la petite Éva, il passe avec elle les heures de loisir, écoutant les lectures qu’elle lui fait de la Bible, ou lui chantant ses hymnes méthodistes. Serviteur préféré de Saint-Clare, il pousse son honnête audace jusqu’à essayer de convertir à la religion son jeune maître sceptique ; mais les bons passent plus rapidement que les méchans, qui semblent participer davantage de la terre et recevoir ses préférences et ses faveurs. La petite Éva meurt, et quelque temps après son père meurt aussi, frappé d’un coup de couteau dans une de ces rixes que voient se reproduire si fréquemment les états du sud ; miss Ophélia fait déjà ses malles pour retourner dans le Vermont : voilà le pauvre Tom sans protecteur, lui et tous les autres esclaves, car mistress Saint-Clare ne brille pas précisément par la tendresse, et envoie sans sourciller ses noirs, hommes ou femmes, peu lui importe, avec un ordre écrit de sa belle main, au whipping establissement, un établissement où des misérables, pour quelque monnaie, épargnent aux planteurs la peine de faire fouetter eux-mêmes leurs esclaves. Bientôt après, mistress Saint-Clare prend la résolution de se débarrasser de tous les esclaves compris dans la succession de son mari ; Tom est du nombre. Il tombe en partage à un certain M. Legree, possesseur d’une plantation de coton près de la Rivière-Rouge, un homme à face bestiale, sans religion, sans mœurs, dépourvu de toute intelligence véritable de ses intérêts, et qui a pour principe d’économie domestique la règle que voici : exténuer les esclaves et les faire travailler au-delà de leurs forces, qu’ils soient forts ou faibles, sains ou malades ; car il coûte moins cher d’en remplacer un lorsqu’il meurt, que de l’épargner et de le faire travailler modérément lorsqu’il est bien portant.

C’est entre les mains d’un tel monstre que le pauvre Tom est tombé. Ici commence une histoire horrible, qui peut se résumer ainsi : des coups de fouet, des coups de fouet, et encore des coups de fouet ! Pauvre Tom ! qu’il ne s’avise pas de chanter ses hymnes méthodistes, chaque hymne lui vaudrait une grêle de coups. « C’est moi qui suis votre église, entendez-vous ? » lui dit son maître en lui prenant son livre de cantiques. Rêvez de tortures et de prisons, rappelez-vous votre idéal de brigand, lorsque dans l’enfance naïve vous ne trouviez rien à imaginer d’assez horrible pour reproduire le type de la méchanceté tel que vous le conceviez, et vous aurez une idée de Legree. Dans une maison ornée avec une férocité particulière de selles, de fouets, d’instrumens de supplice, toujours garnie de chiens énormes prêts à partir pour la chasse aux nègres, vit le planteur avec deux esclaves qu’il a rendus aussi féroces que lui, et qui n’ont pas de plus grands plaisirs que de torturer, dénoncer et frapper leurs semblables. Dans cette maison se rendent chaque soir les esclaves, apportant le panier qui contient leur récolte de coton de la journée ; le maître la pèse, et malheur à celui qui n’aurait pas récolté le poids voulu !

Tom tombe victime de son humanité et de sa fidélité. Une mulâtresse nommée Cassy, fille naturelle d’un riche planteur mort avant d’avoir pu la rendre libre, est tombée, de main en main, au pouvoir de l’infâme Legree, qui en a fait sa maîtresse. Fière et orgueilleuse comme une fille qui a du sang blanc dans les veines et qui a reçu une éducation dont le sort ne lui a pas permis de jouir, Cassy a conquis sur Legree un certain empire ; elle est parvenue à dompter et à endormir la bête, qui quelquefois pourtant se réveille et montre les dents. Un jour entre autres, elle a voulu prendre le parti d’une jeune femme de sa couleur qui résiste aux brutales attaques de Legree contre son honneur, et le planteur, furieux, ordonne à Tom de la fouetter. « Je ne le ferai pas, maître, répond l’esclave, j’aime mieux mourir que de commettre une injustice. » Et aussitôt ces paroles prononcées, Tom est fouetté avec rage par un des deux démons familiers de Legree, Zambo ; sa chair vole, son sang ruisselle : il n’est plus qu’une plaie. La pauvre Cassy, qui le soigne en secret pendant la nuit, le met peu à peu dans ses confidences. Enfin elle lui conseille de fuir, en lui apprenant qu’elle a trouvé un stratagème pour endormir Legree et pour se sauver, elle et la jeune mulâtresse, objet des convoitises bestiales de Legree. Tom refuse de partir, comme il a jadis refusé de s’échapper de la ferme de M. Shelby en apprenant qu’il allait être vendu. Il se résigne à mourir et invoque Dieu. Les deux femmes s’échappent, et Legree fait tomber sa colère sur Tom : « Que sont devenues les deux femmes ? Tu le sais, parle ! — Je le sais, répond Tom, mais je ne puis parler. » À ses coups, à ses menaces, Tom ne répond que par un obstiné silence. Il tombe martyr du secret des deux pauvres filles, et saignant, blessé à mort, il a encore cependant, avant de mourir, la consolation de voir George Shelby, le fils de son ancien maître, qui revient justement pour le racheter ; mais il est trop tard : Tom ne reverra jamais sa cabine, et il va trouver l’éternelle Jérusalem dont il a vu si souvent le nom dans sa Bible et dans ses cantiques. « Scélérat, dit George Shelby, je porterai l’affaire devant la cour, » et il frappe Legree au visage. Legree dévore prudemment l’affront, et se contente de dire : « Avez-vous des témoins et des preuves ? Allez donc ! » Ces paroles terminent le dernier épisode de cette triste histoire, où les seuls mots qui reviennent sont ceux-ci : sang, larmes, mort, injustice. M. Legree est évidemment une exception parmi les planteurs du sud, et c’est pourquoi nous avons passé plus vite sur cet épisode que sur les précédens ; mais il suffit d’une de ces exceptions pour condamner une institution et étendre la responsabilité de l’injustice commise à tous les partisans de cette institution, quelque démens, bons et humains qu’ils soient.

Tel est en substance ce livre, qui échappe en quelque sorte à l’analyse, car c’est par les détails minutieux, les mots amers, les insultes gratuites, aussi vite oubliées que prononcées, les incidens légers et à peine indiqués, que l’auteur a fait surtout ressortir ce qu’il y a de douloureux dans la condition des noirs. Ce qui, dans un autre livre, serait un hors-d’œuvre, un épisode, est ici le fait principal. Laissant donc de côté l’intérêt du roman, cherchons quelle en est la moralité. Cette moralité, très républicaine, est celle-ci : la vie de chacun étant composée d’un certain mélange d’intérêts matériels et de sentimens désintéressés qui luttent ensemble, il est impossible de confier à aucun homme le soin de son semblable. Tout homme, aussi moral, aussi indulgent et aimant qu’il soit, ne peut avoir le droit de commettre l’injustice, même alors qu’il consent à laisser dormir ce droit. Tom a eu trois maîtres, M. Shelby, M. Saint-Clare, M. Legree ; le dernier seul est criminel, mais les deux autres ne sont-ils pas coupables ? M. Shelby représente, comme nous l’avons dit, l’injustice involontaire ; ses intérêts le mettent un jour dans la nécessité de commettre un acte qui répugne à ses sentimens, les lois le laissent libre de le commettre : il le commet, bien qu’à contre-cœur. Il promettra à Tom de le racheter plus tard, mais l’avenir n’amène aucun changement dans ses affaires ; l’acte injuste reste donc sans réparation. Augustin Saint-Clare a promis la liberté à Tom, il est en son pouvoir de la lui donner immédiatement : il remet au lendemain ; le lendemain arrivent les contrariétés, la mauvaise humeur, les accidens, et Saint-Clare n’y songe plus ; il a bien toujours la volonté de délivrer Tom, mais cette volonté n’est même pas en son pouvoir, elle est au pouvoir du hasard, des circonstances, et avant tout de Dieu ; car Saint-Clare meurt, et sa volonté avec lui. Un coquin achète enfin l’esclave qui a déjà vu fuir deux fois la liberté ; ce sont ses deux premiers maîtres indulgens et bons qui l’ont, sans le savoir, livré à ce coquin. L’esclavage a donc le double défaut d’exposer à l’inutile tentation de commettre le mal les individus qui n’auraient aucune envie de le commettre, et il confie non-seulement la vie de l’homme, mais le soin de sa dignité, de sa moralité, de sa conscience, à un autre homme qui n’a point trop de tout son temps pour veiller sur lui-même et pour mettre d’accord ses intérêts et ses sentimens. Les Legree sont rares, parce qu’après tout les âmes entièrement perverses sont rares aussi ; mais certes les Shelby et les Saint-Clare sont nombreux, parce que ce mélange de sentimens, d’intérêts, de désirs du bien, de bonnes intentions et d’oubli rapide de ces bonnes intentions, compose le fond de la nature humaine, comme, selon le proverbe portugais, il compose aussi le fond de l’enfer. Chaque homme doit veiller sur lui-même ; aucun autre ne peut prendre soin de lui et n’a le droit d’en prendre soin : telle est la conclusion inévitable que tout lecteur tirera du roman de mistress Stowe.

Ce livre est bien le livre d’une femme ; c’est un livre moral, austère, religieux, comme ceux que peut écrire une femme, lorsqu’au talent elle joint la sincérité et la droiture du cœur. S’il est permis par hasard aux femmes d’écrire, question délicate et dans laquelle nous ne voulons pas entrer, ce ne peut être en tout cas que de tels livres, et sur des sujets intéressant directement comme celui-ci les sentimens et les principes des deux sexes. Il n’est peut-être pas permis aux femmes d’écrire au nom de leurs opinions, de leur imagination, de leurs caprices et de leurs amours ; mais il est permis à tout être, quel que soit son sexe et son âge, qu’il soit homme ou femme, enfant ou vieillard, d’écrire au nom des principes qui font sa vie, lorsque ces principes sont foulés aux pieds. C’est ce qu’a fait mistress Stowe avec talent et éclat ; son livre a porté coup, et elle a reçu immédiatement sa récompense. L’Uncle Tom’s Cabin avancera plus la question de l’esclavage et fera plus de mal à ce régime que tous les discours du congrès, que toutes les menées de M. Seward et de M. Hale, que toute la haine des abolitionistes pour le sud, que toute la sagesse de M. Webster. Cette petite étincelle, partie d’une faible main, a mis le feu à une traînée de poudre et a allumé une flamme qui, quelque passagère qu’elle paraisse, aura jeté ses reflets sinistres et menaçans, et éclairé pour un moment d’une lueur vive et subite les actes injustes accomplis dans l’ombre.


Émile Montégut.
  1. Nous dirions en français le père Tom, la mère Chloé.