Le Roman Religieux - Les Horizons prochains


UN ROMAN RELIGIEUX.
Les Horizons prochains[1].


L’art de se dévoiler soi-même dans une œuvre d’imagination, d’allier ses propres souvenirs aux choses racontées, de se montrer enfin sous les personnages que l’on met en scène, est difficile, et il est peu d’écrivains qui le possèdent. Les uns, en s’offrant sans cesse à nos regards, ne dépassent pas une exhibition vague et banale ; d’autres au contraire, tout en employant la forme du moi dans leur récit, n’en demeurent pas moins extérieurement impersonnels : ils n’en veulent pas moins être cherchés et devinés. À cette classe, croyons-nous, appartient l’auteur des Horizons prochains. Est-ce pour forcer le lecteur à cette recherche, est-ce pour obliger la critique à procéder par voie de comparaison, que cet écrivain a gardé l’anonyme ? Est-ce par un simple effet de modestie féminine peut-être ? Ceci nous paraîtrait plus vraisemblable. Quoi qu’il en soit, cet anonyme nous met à l’aise. Avec lui, nous avons le champ libre ; il nous permet de tirer les conclusions que les impressions de notre lecture doivent immédiatement nous fournir. Que sais-je ? Nous pouvons sortir de l’époque présente, des préoccupations actuelles, et nous reporter au moment où Mme de La Fayette écrivait la Princesse de Clèves, peut-être même à celui où Pascal, solitaire et tourmenté, se laissait aller à ses fiévreuses pensées, et imposait à sa raison rebelle une foi impuissante à lui apporter le repos. C’est qu’en effet il s’agît ici à la fois de sentimens délicats et de croyances recherchées comme un abri. Une certitude morale parfois orgueilleuse, parfois tremblante, voilà ce qui nous semble résumer le livre. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il nous présente la succession agitée de continuels essais vers un certain idéal, ni la permanente série d’ardentes aspirations vers un monde inconnu. Non; ce livre n’est ni une recherche ni un doute : c’est une conclusion. L’esprit qui s’y révèle a fait assurément un certain jour, comme Descartes, comme tous les penseurs de bonne foi, table rase en lui-même; mais aujourd’hui, à la place nette jadis, quelque monument est construit, quelque sanctuaire est édifié, quelque chose enfin est debout. Une flamme intérieure brille, qui s’aperçoit à travers les colonnes du tabernacle : à nous de voir comment elle rayonne, comment elle échauffe.

Ce n’est point un roman d’ailleurs, ce ne sont même pas des nouvelles, c’est plutôt, au point de vue de l’action, une série d’esquisses destinées à rester telles; André Chénier les eût appelées des quadros. Ce sont des scènes à un personnage, deux tout au plus. Et qu’est-il besoin d’un plus grand nombre? Qu’eussent fait nos grands tragiques de ces armées de comparses qui accompagnent, sous prétexte de couleur locale, les héros du drame romantique? A quoi bon tant de gens autour d’Andromaque ou de Polyeucte? Il suffisait pour donner la réplique d’un simple confident, de ce pauvre confident, si méprisé, si raillé, mais dont l’emploi n’était pas si nul ni si ridicule qu’on a bien voulu le dire. Le héros parlait pour lui-même, le confident parlait pour le poète : il était de tous ces rois et de toutes ces princesses l’ami, le conseiller, le prophète ; ne faites donc pas fi de son importance. Sous ce masque froid et sans couleur, l’écrivain inspiré (rates) s’adressait directement à la foule et s’entretenait réellement avec les créations de son propre génie; c’est par la bouche d’Œnone qu’il entraînait Phèdre à sa perte, c’est sous l’humble manteau du coryphée qu’il entrait en scène pour avertir ou consoler ceux dont il avait fait des demi-dieux ou des victimes. Ce personnage existe dans les Horizons prochains, mais c’est l’auteur lui-même qui remplit ce rôle, et la physionomie qu’il lui donne n’est pas la chose la moins remarquable du livre ; l’esquisser, ce sera examiner en même temps la manière dont l’ouvrage a été conçu.

Déjà même, à nous en tenir à ce que nous révèle la préface, nous pouvons avoir de la méthode suivie par l’auteur, méthode tout intime, une suffisante idée. Où va-t-il? d’où revient-il? qu’attend-il? Il ne le dit pas précisément, mais les termes qu’il emploie, vagues pour ceux qui s’en tiennent à la lettre, ont pour ceux dont ils émeuvent certaines fibres une signification déterminée, et ne peuvent, malgré leur incertitude apparente, s’appliquer indifféremment à toutes choses Aussi n’y a-t-il rien dans ce livre pour ceux-là surtout qui cherchent des impressions faciles à mesurer et à redire, soit qu’ils aiment les grosses émotions du mélodrame, soit qu’ils se plaisent à fouiller les bas-fonds du réalisme ; il n’y a même rien pour « les fins connaisseurs, » pour ceux qui tiennent à ce que le spectacle se passe toujours dans l’ordre accoutumé, et qui veulent que le discours commence par l’exorde et se termine par la péroraison. — Otez-moi de là ces magots! — diraient-ils comme Louis XIV des intérieurs flamands. — Vous qui aimez au contraire, non pas les soupirs énervans des harpes éoliennes, non pas les fausses rêveries de commande et les extases d’à-propos, non pas enfin ce convenu romantique mille fois plus insipide que le convenu classique, mais bien ce que le songe et le rêve ont de véritablement naturel et humain, ce que l’existence la plus prosaïque renferme encore d’idéal réel, ce que la mélancolie elle-même a de fortifiant et de sain, vous saurez et comprendrez que le livre a été écrit pour vous. Les faits, où sont-ils? Ils sont en vous-même et à côté de vous ; vous les touchez, et ils vous touchent. A une certaine heure, vous êtes passé à côté d’eux indifférent, insensible à leur contact; mais ce contact a laissé un germe qui s’est développé à votre insu, et dont vous contemplez avec une surprise mêlée de joie la soudaine floraison : vous ne vous saviez pas si riche en poésie. Alors, comme un cours d’eau dont on ouvre l’écluse, le flot des souvenirs vous monte au cœur et vous inonde, et ce ne sont pas les grands événemens de votre vie, les faits et gestes mémorables que vous vous rappelez, mais les plus petites et les plus humbles choses qui se présentent à vous avec je ne sais quel parfum de nouveauté, avec une signification inattendue. Si le moment n’est pas arrivé pour vous, vous aurez beau faire, beau vous agiter en vous-même, ces impressions ne se produiront point; mais quand l’heure sera venue, elles vous poursuivront malgré vos préoccupations actuelles, et se feront jour partout où vous serez. Peut-être pensez-vous qu’il faille pour en jouir se trouver dans une situation favorable, et, comme deux amis qui, réunis après une longue absence, s’installent comfortablement pour causer, les pieds sur les chenets, êtes-vous d’avis de faire à votre hôte un accueil splendide et de tout préparer, de tout déranger pour le recevoir? Non, point tant de frais : cette poésie intime est comme le Maître, elle vient le plus souvent à la dernière heure de la veillée, alors qu’on ne l’attend plus. Êtes-vous en proie aux vulgaires soucis de la vie quotidienne, êtes-vous obligé à une fastidieuse démarche, ne pouvez-vous vous débarrasser d’un fâcheux : c’est alors que l’idée, souriante et prise de pitié, se dégage au dedans de vous, vous repose et vous rafraîchit. Ce qui vous importunait tout à l’heure prend aussitôt une forme nouvelle et devient l’accompagnement nécessaire de la fine mélodie que vous seul entendez. Boileau avait dans son jardin d’Auteuil une certaine allée au détour de laquelle il mettait enfin la main sur la rime fugitive : plus certainement encore, ces voix intérieures, ces précieuses réminiscences chanteront dans votre esprit au milieu des rues obscures de la cité, au travers des carrefours boueux, en présence de ces visages maussades et de ces sottes physionomies que vous heurtez sur votre chemin. Ah ! comme vous vous prendrez alors à cette joie si profonde, parce qu’imprévue, jusqu’à ce qu’une piqûre brutale de votre grosse vanité ou même une trop rude caresse de votre main d’enfant la fasse vous quitter toute meurtrie.

Traînant l’aile ou tirant le pié !

Si cependant, soupirant après elle, vous la voulez trouver dans son véritable domaine, si vous tenez à la surprendre dans les endroits qu’elle habite de préférence, montez là-haut, vers les sources. Sous les sapins toujours verts, il n’y a jamais ni printemps, ni automne, et la nature y est éternellement semblable à elle-même. « Toujours la mousse arborescente, moelleuse, couvre les places ombreuses d’un tapis où s’emboit la lumière; toujours le sol uni va se déroulant sous la colonnade; toujours une atmosphère également éclairée, toujours cette grande paix, toujours l’air qui joue librement autour des troncs lisses et droits dans la nef immense. » Si vous aimez mieux la pittoresque succession des accidens et des couleurs, prenez le chemin qui conduit à la Tuilerie. C’est un pauvre chemin creusé par les pluies dans une terre rougeâtre ; çà et là vous vous heurtez à de petits tas de cailloux roulés par les eaux et retenue par les racines rugueuses des arbustes qui font Hale. Après le chemin vient le plateau, sol nu et stérile, mais devant vous s’étendent les diverses teintes du vallon, dont le vert seul a d’innombrables variétés. Mille retraites nous sont ouvertes. Nous pouvons nous asseoir, soit sur l’herbe drue qui pousse au pied des chênes, soit sur la place satinée que font en tombant les aiguilles des arbres résineux. Ou bien, pendant que le soleil illumine encore les vertes cimes, avant que ses rayons ne soient devenus tout à fait obliques, tandis que les insectes élargissent leurs trachées pour boire les tièdes ondes de l’air qui les baigne et que les oiseaux chanteurs entonnent ces concerts qui s’adaptent si bien à toute situation de l’âme, allons jusqu’à la clairière, à cette place dégagée de broussailles où poussent sur les débris séculaires de leurs aînées les hautes herbes et les fleurs des bois. Là nous respirerons à l’aise; arrivés aux limites de l’infini, il nous sera permis de jeter dans l’insondable profondeur de l’éternelle harmonie des choses ce regard dont Moïse sur le mont Nébo enveloppa la terre de Chanaan ; nous y aurons une idée exacte du vrai, cette origine commune de ces trois formes inséparables, le beau, le bien et l’utile, — et, mieux que tout cela, nous y saisirons peut-être la perception pure et sans mélange de l’idéal humain, la liberté!

Telle est l’échelle de Jacob dressée sur la réalité par l’auteur des Horizons prochains; un pied touche la terre, l’autre le ciel, et, selon les dispositions du moment, nos pensées, soulevées par l’espérance ou alourdies par l’inquiétude, en montent ou en descendent les degrés. Je n’ai fait encore qu’exposer sous leur aspect le plus général les visions de cet esprit, où l’extase se replie en quelque sorte sur elle-même, puis se dédouble et fait de soi deux parts, l’une tout humaine, l’autre que je nommerai cosmologique, en retirant toutefois à ce terme ce qu’il a de scientifique et de positif. Il me reste à faire connaître comment, devant ce résultat final, l’idée s’engendre et se formule, de quels rapports elle est susceptible avec les sentimens voisins, quelles sont enfin ses habitudes, et, pour me servir d’une expression toute latine, ce qui la contente. Ce n’est pas du premier jet ni de la première plume que l’écrivain qui nous occupe donne à l’objet de ses contemplations une interprétation abstraite et philosophique; il poursuit bien ce but, mais il ne l’atteint que progressivement, par cela même qu’il est certain de l’atteindre. Il faut qu’il se familiarise d’abord avec ce qu’il doit traduire; aussi accepte-t-il, sans les tordre ni les détourner, les faits tels qu’ils se présentent à lui. Une fois pénétrés de sa pensée, les phénomènes les plus vulgaires acquièrent de nouvelles significations, les horizons prochains s’étendent et atteignent ces hautes atmosphères où la brise n’est pas seulement plus vive, mais où, selon l’heureuse expression de l’auteur, l’âme est plus élastique. Nous avons parlé plus haut du rôle de confident attribué au poète dans la conception de son œuvre, et nous l’avons, en l’élargissant, appliqué à l’esprit que nous analysons. C’est ici le lieu de nous édifier sur la véritable valeur de ce terme. « L’auteur, c’est tout le monde, » lisons-nous dans une courte introduction qui semble résumer le livre, et qui, chose précieuse pour la critique, nous avertit de ce qu’il faut y chercher. Si l’on s’en tient en effet à la forme, ce livre n’est qu’une suite de thèmes sur lesquels le lecteur peut et doit broder toutes les variations qui lui sont propres. « Je bégaierai, votre génie chantera, » dit encore la préface. Le fond des Horizons prochains est donc une sorte de dialogue intime, dont une partie, écrite et précise, est celle de l’interlocuteur visible, l’écrivain, dont l’autre partie, sous-entendue et variable, est celle de l’interlocuteur abstrait, le lecteur. Ainsi, dans les dialogues des moralistes grecs, dans les scènes des tragédies classiques, les objections que fait l’un des deux personnages à l’autre ne sont pour celui-ci que l’occasion de développer sa pensée à nouveau, de la considérer sous de nouvelles faces, et souvent de plaider le pour et le contre successivement. Dans l’espèce de duo qui nous est offert ici, il n’y a pour ainsi dire le composé que l’accompagnement, mais il est composé de telle sorte que nous puissions y adapter notre mélodie individuelle, écrite toutefois dans un certain ton, sans qu’il soit besoin même de transposer la clé. C’est, pour employer une autre comparaison, une pensée malléable, une matière ductile, où il nous est permis de couler notre bronze. Maintenant le bronze en question,

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?


Ce résultat est l’affaire du lecteur. Les matériaux lui sont fournis : se montrera-t-il ouvrier ou artiste? That is the question...

Si cependant l’auteur des Horizons prochains n’avait d’autre mérite que de présenter sa pensée comme un moule à la pensée d’autrui, s’il ne pouvait que nous prendre par la main, nous ramener sur une route oubliée, puis, à une certaine limite, manquant d’haleine pour nous accompagner plus loin, s’il était obligé, après nous avoir attaché des ailes, de nous regarder tristement de la terre prendre notre essor vers le ciel, l’individualité que nous nous plaisons à reconnaître en lui consisterait uniquement à s’effacer et à s’amoindrir devant celles qu’elle a pris à cœur d’irriter et de réveiller. Il s’en faut cependant qu’elle se borne à ce rôle. Si tel est le principal emploi qu’elle a résolu de donner à son activité, elle ne se renferme pas tout entière dans cette humble tâche, elle nous offre d’autre part une action et des sentimens qui n’appartiennent qu’à elle, et l’analyse complète de son essence en démontre à la fois l’indépendance et l’unité. Ce n’est plus alors dans les contemplations générales de notre destinée, dans ses rapides odyssées à travers la nature, qu’il nous faut considérer cet esprit : c’est dans les faits qu’il s’est complu à retracer, dans les petits drames qu’il raconte, dans l’examen des personnalités qu’il fait agir. Nous toucherons ainsi au principal objet de ses manifestations; nous aurons, en l’élucidant, la clé de toutes ses impulsions morales.

Toute âme qui a vécu, tout esprit qui n’a plus d’illusion que dans le souvenir, parvenu à une certaine période de l’existence, se bâtit, autant par besoin que par conviction réelle, un fonds de croyances auxquelles il se résout à demeurer attaché. Ces croyances sont puisées dans l’intelligence ou dans le cœur, elles forment des démonstrations ou des sentimens. Le d’ailleurs qui domine dans les Horizons prochains, c’est la foi; mais il est plusieurs espèces de foi : la foi simple et la foi complexe, la foi naïve et traditionnelle, qui s’agenouille humblement et qui croit sans efforts et sans craintes, la foi individuelle et raisonnée, qui demeure debout et qui s’impose la croyance pour ne pas périr ; l’une est le repos dans l’ignorance, l’autre est le tourment dans le repos. Quelle que soit la forme extérieure qui lui est donnée, nous sommes porté à croire que la foi qui éclate dans les Horizons prochains appartient à la seconde espèce. Nous n’avons pas affaire ici à une âme simple, qui se contente de refléter une lumière qu’elle ne pourrait tirer de son propre sein ; nous sommes en présence d’un esprit éclairé qui se connaît et qui observe chaque chose comme il s’est lui-même étudié. Il ne peut entrer dans notre pensée, on comprendra aisément quel sentiment de convenance s’y oppose, de juger cette croyance en soi ni d’en discuter les raisons fondamentales. Nous n’en connaissons pas du reste la lettre exacte. Nous nous tiendrons donc à l’esprit pour ainsi dire littéraire qui en est la formule extérieure et aux relations morales que cette foi s’attribue avec les personnages choisis par elle-même. Qui sont-ils d’abord, ces personnages? Sont-ce des individualités au moins égales à celle de l’écrivain? sont-ce de brillans esprits avec lesquels il suffit d’un mot, d’un geste pour se comprendre? Non, avec ceux-là la discussion est trop prompte et l’enseignement moins direct. L’écrivain, fatigué peut-être du contact des hautes intelligences, est allé plus bas, et voici la raison qu’il donne lui-même de ce choix : « Ces existences cachées sont plus près du ciel que les nôtres; ces vies qui se déroulent à petit bruit sont mieux préparées aux prompts départs. On ne quitte pas grand’chose; on est mieux accoutumé à tout tenir de Dieu directement, les biens comme les maux; les rapports avec lui sont plus simples, le pli de l’obéissance est mieux formé. » Ce passage nous suggère une distinction assez délicate, mais elle doit, nous le croyons, nous fournir le couronnement de notre analyse et nous aider à compléter, sauf quelques détails, l’esquisse d’un caractère qui s’offre de lui-même à notre étude. Il nous semble que le spectacle de ces existences cachées change, suivant l’heure, de signification pour l’esprit qui le recherche de cette manière. Tantôt on s’en inspire, tantôt on le domine; tantôt c’est un appui indispensable pour notre propre foi, tantôt c’est une conséquence arbitraire et secondaire du cours des choses d’ici-bas. En un mot, on le contemple tantôt avec inquiétude, tantôt avec orgueil, et ce n’est que le parti-pris dans la croyance qui peut à la longue nous donner en face de lui quelque sérénité. Le savant qui aujourd’hui, confiant dans sa théorie, défie toute expérience qui puisse la renverser, qui demain, tremblant devant un fait vulgaire observé par hasard, y cherche à tout prix une confirmation, nous offre une Idée assez exacte de cette situation. Ce n’est pas que les âmes simples elles-mêmes soient exemptes de cette inquiétude; quand dans leur solitude et dans leur pauvreté elles se sont laissées aller aux longues méditations, leur mysticisme s’altère peu à peu au contact de la réflexion, leur esprit, borné quant à la connaissance, se rencontre après un certain temps avec les intelligences cultivées qui ont pour habitude de comparer et de juger; leur foi devient défiante, non point à l’endroit de ce qu’il faut croire, mais à l’endroit de ce qu’elles doivent espérer pour elles-mêmes. Elles désespèrent de l’étendue des concessions qu’elles font chaque jour. La naïveté s’en est allée : elles voudraient croire d’une foi plus croyante mille fois; or, cette introduction de degrés dans la foi, qui est une, n’est-ce pas une porte ouverte au doute ? Telle est par exemple la situation exposée dans le récit qui a pour titre le Songe de Lisette. La crainte, l’effroi, ce que l’auteur appelle la mauvaise peur de Dieu, tourmentent cette pauvre âme. Le remède indiqué est simple : croire. Et cependant ne semble-t-il pas que toute cette inquiétude ne provient que d’un excès de croyance?

Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer cependant la part considérable d’influence que, dans l’accomplissement de notre destinée, cet état particulier de l’esprit enlève à la liberté et à la dignité humaines. La morale est une dans son principe et dans sa fin, mais elle n’a pas qu’un seul objet. Quelles que soient les explications exclusives de la théologie, on peut douter que les devoirs naturels et nécessaires que nous avons à remplir envers nous-mêmes, envers la famille, envers la cité, puissent être remplacés ou même amoindris par les ardeurs de sainte Thérèse, les extases de l’ascète ou les rigueurs du cénobite. Il est juste d’ailleurs de reconnaître que la philosophie offre aussi de ces exclusions, et le récit qui a pour titre l’Hégélien nous le montre d’une manière assez fine et assez impartiale. L’écueil, du reste, est le même. Si l’un exagère la personnalité humaine au point de l’équiparer à Dieu, l’autre l’efface volontairement au point de l’annihiler. Ce n’est pas, il faut bien le dire, dans cette seconde opinion qu’il est possible de chercher alors un mobile qui nous pousse à de grandes actions et à de grandes pensées. Ayons foi, je le veux bien, mais commençons par l’avoir en nous-mêmes. Non-seulement une continuelle attente, un repos permanent dans une volonté supérieure à la nôtre ressemblent à une sorte de calme désespoir; c’est aussi, c’est surtout de la fatalité. «Je ne suis rien, disent ces âmes résignées, je n’ai rien fait de bon. Il n’y a rien en moi qui puisse subsister un instant devant la justice de Dieu ; mais Jésus est venu sauver ce qui eut perdu, voilà toute mon espérance. » Toute lutte contre le mal lui-même est ainsi récusée, tout équilibre entre les mérites et les démérites regardé d’avance comme inutile. Pour nous, il nous semble que le bon et le juste existent et se suffisent absolument, et qu’on doit les rechercher pour eux-mêmes.

Bien que vers cette pensée dominante, soit par conviction, soit par nécessité, s’agitent tous les personnages des Horizons prochains, ils ne sortent pas tous du même moule. A première vue, on pourrait le croire cependant. Ce sont tous des esprits inquiets, et cela naturellement, car ils sont tous d’obscure naissance et de pauvre famille. S’ils s’essaient d’eux-mêmes à quelque éducation intérieure, immédiatement ceux qui les entourent s’effraient de cette aspiration à connaître; ils y voient la source de tout le mal. « Qu’a-t-elle? que veut-elle? demande-t-on au père d’une jeune fille malade. — Qui le sait? répond-il; elle a trop été sur les livres. » Et il se désespère; mais pour le lecteur ces touchantes figures ainsi condamnées ont toute la poésie de la Jeune Captive d’André Chénier. Ne voient-elles pas comme leur sœur qu’on laisse les épis mûrir lentement sur leur tige? Ne savent-elles pas aussi que le pampre en paix, tout l’été.

Boit les doux présens de l’aurore?

Ah ! malgré l’ennui de l’heure présente, laissez-les vivre, laissez-les connaître, laissez-les achever leur année! — Que voulons-nous à notre tour? Si

la science tue les plus robustes intelligences, à plus forte raison ces frêles enfans. Et comme elles meurent consolées! « Ah! dit l’une, il fait bon mourir! » Et l’autre : « Il ne vous faut pas pleurer, ma mère, je ne me regrette pas! » Est-il rien de plus triste et de plus doux que cette dernière parole? C’est ainsi qu’avec un mot, une phrase, l’auteur des Horizons prochains peint tout un tableau, raconte toute une situation, expose tout un caractère. « Elle avait, dit-il d’une de ces jeunes filles ainsi vouées à La consomption comme les vierges d’Athènes au Minotaure, elle avait ce pas net et modeste qui ramène au logis les jeunes filles travailleuses.» Ne vous semble-t-il pas qu’il eût fallu toute la délicatesse et tout l’idéal du pinceau d’Arj-Scheffer pour transporter ces deux lignes sur la toile, et n’est-ce pas là Marguerite sortant de l’église et désignée à Faust par Méphistophélès ?

Malgré une foule de traits communs, malgré surtout l’idée commune, le mens agitat molem qui les unit, ces personnages, je le répète, ont chacun une physionomie distincte. L’art employé à définir les différences délicates qui les séparent est très grand, à cause même des détails que l’auteur se refuse. Une remarquable concision enchaîne les uns aux autres, sans déductions apparentes, sans développemens analytiques, les faits exposés, et néanmoins cette concision est entièrement exempte de lacunes et de sécheresse. Le récit est présenté de telle sorte qu’aucun sous-entendu n’échappe au lecteur, libre de compléter à sa guise des indications assez précises cependant pour que le dénoûment n’en soit pas modifié. Quand le livre n’a pas pour but la régularité de l’action, il y a sans contredit un grand charme à se sentir ainsi appelé par l’auteur à partager sa pensée intime et à entrer de moitié avec lui dans l’invention.

Toutefois l’auteur des Horizons prochains s’est réservé dans son œuvre une part qu’il a entièrement développée et fécondée, celle du paysage. Nous ne craignons pas de dire qu’au point de vue purement littéraire et descriptif, cette partie est irréprochable : le site est sous les yeux, on le voit, on ne l’oublie plus. Ce n’est pas seulement de la description : un élément y domine, dont on peut se rendre compte en comparant ces pages écrites aux horizons peints par les illustres maîtres. Ici et là, c’est le même procédé : la réalité elle-même, mais traduite. Elle est donc accompagnée d’une interprétation morale, latente néanmoins et seulement visible pour les yeux de l’esprit, puisque de part et d’autre le pinceau et la plume se bornent à une reproduction pure et simple des objets; mais tandis que la toile présente ces objets sous une forme en quelque sorte réelle et palpable, il faut que l’écrivain, pour arriver finalement au même résultat, surmonte l’énorme difficulté d’entourer ce qu’il décrit d’une double perspective, d’un double jeu de lumière et d’ombre. La difficulté est d’autant plus grande que nos habitudes et nos mœurs intellectuelles sont ici prises à rebours. Ordinairement nous allons du corps à l’esprit, nous généralisons, nous subtilisons encore ce que nous percevons sous une forme abstraite, mais pour que le paysage dont nous lisons la description finisse par nous apparaître pour ainsi dire à l’état de souvenir et comme quelque chose de déjà vu, il faut aller de l’esprit au corps et de la perception morale conclure à la perception physique. Cette évolution n’est point seulement un problème d’esthétique, elle tient encore aux arcanes de l’idéologie; il nous suffit de l’indiquer. — Les paysages des Horizons prochains peuvent encore nous fournir une autre remarque : ils sont conçus absolument et pourraient facilement se détacher du reste du récit, avantage qu’offrent rarement les œuvres contemporaines dans les études de la nature; je parle des paysages vrais, et non des paysages d’imagination et de convention. M. Jules Sandeau, dont à notre avis se rapprocherait surtout l’écrivain qui nous occupe, s’il venait à composer un véritable roman, a décrit dans ses œuvres des paysages essentiellement vrais, tout pleins de fraîcheur, de charme et de parfum, susceptibles principalement de l’interprétation morale dont nous faisons un mérite à l’auteur des Horizons prochains ; mais il les étudie peu pour eux-mêmes, il en fait surtout des cadres à ses personnages, avec les dispositions intimes desquels il s’applique à les mettre en harmonie. Il est vrai aussi que l’introduction dans un récit d’une action régulière et suivie, de caractères longuement développés, doit sensiblement modifier la composition, et que cette dernière méthode devient alors d’un emploi nécessaire.

Nous nous arrêtons ici dans l’analyse d’un livre qui, par la manière tranchée dont il s’écarte des productions actuelles, a fixé un peu longuement peut-être notre attention. Nous avouons qu’il nous a séduit par une forme véritablement originale, par un fonds d’idées qui, malgré les objections que nous avons cru devoir faire à quelques-unes d’entre elles, n’en sont pas moins le résultat désintéressé de longues et de sérieuses méditations. D’autres pourront ne pas voir dans les Horizons prochains ce que nous y avons vu, d’autres y découvrir peut-être davantage, quelques-uns enfin arriver à une appréciation toute différente de la nôtre : nous ne croyons pas néanmoins que la divergence de ces impressions puisse influer sur la valeur absolue du livre. C’est que cette valeur réside surtout dans un rapport obligé d’esprit à esprit, rapport qui peut varier selon les individus et les circonstances, mais qui doit forcément s’établir. Ainsi comprises et exécutées, de telles familiarités d’écrivain à lecteur, d’âme particulière à âme collective, ne sont pas si communes qu’on hésite à profiter de l’hospitalité offerte, et à examiner attentivement ces livres de bonne foy, selon l’expression de Montaigne, qui donna lui-même dans ses Essais l’exemple de cette confiance et de cette liberté. Nous devons savoir gré à l’écrivain de nous prendre ainsi pour confidens, de nous introduire dans l’intimité de sa vie morale, de nous mettre de moitié dans les impressions qui lui appartiennent, et dont il pourrait être jaloux, enfin de nous faire respirer les fleurs que, suivant le dernier vers d’une épigraphe empruntée à Dante par l’auteur des Horizons prochains, il a cueillies sur sa route,

Oad’ éra piata tutta la sua via.

Ce livre nous intéresse encore en ce qu’il peut nous éclairer dans l’appréciation des œuvres contemporaines. Les deux bases essentielles du roman sont l’action et l’analyse morale ; mais depuis quelque temps celle-ci semble prédominer dans la composition littéraire. Entre elles d’ailleurs n’existe pas une parfaite égalité ni une absolue relation. Si, d’après les rigoureuses exigences de l’art, les situations ne peuvent se passer de l’étude des caractères, à son tour l’analyse n’est pas dans la même dépendance vis-à-vis des épisodes qui peuvent raccompagner. Elle est la toile, le drame n’est que le cadre. Elle est la condition essentielle de toute combinaison, elle suffit à la vivifier, elle seule peut en être le principe et la fin. C’est donc vers elle, comme la première et la principale étude, que se tourne aujourd’hui l’imagination, qui, chose curieuse, abandonne ainsi les faits, où son caprice est entièrement à l’aise, pour se soumettre dans l’analyse morale à la réalité et à l’observation, qui lui deviennent indispensables. Après avoir régénéré la science et la philosophie, il est juste et nécessaire que le connais-toi toi-même de Socrate et de Descartes renouvelle et rafraîchisse la production intellectuelle. L’intérêt qui s’attache alors à la mise en scène de personnages imaginaires devient certainement plus vif quand nous sommes en présence d’individualités qui existent réellement et qui se révèlent dans leurs œuvres : ainsi s’explique la curiosité qu’inspirent toujours les autobiographies, même les moins dignes d’attention. Il semble que de cette lecture doive ressortir pour nous une instruction plus directe et plus certaine. Ce résultat, qui demande tant de finesse et de discrétion, est loin d’être atteint par les faiseurs de confessions ou même par les fantaisistes qui, sans raison nécessaire, font perpétuellement montre d’eux-mêmes, et vous enfoncent dans l’esprit, à grands coups de remarques et de parenthèses, le coin de leur personnalité. Véritables Protées, ils reparaissent à chaque instant sous une nouvelle forme, avec cette différence qu’ils n’ont point de repos qu’on ne les ait atteints ou saisis. Ces maladroits artistes ignorent le premier art, qui est de se montrer tout entier en se voilant; ils ne savent même pas qu’en se faisant deviner, ils donneraient au lecteur, ce dont il est toujours reconnaissant, l’occasion de se montrer habile. Comme la Galatée de Virgile, ils ne se dérobent qu’après vous avoir, indiqué leur retraite. L’écrivain au contraire qui attend que l’on songe à lui finit par attirer, toute notre attention sans la forcer. Nous remarquons insensiblement que, sous les phrases qui se succèdent, palpite quelque chose de véritablement animé, de véritablement individuel. Sans secousses et sans efforts, nous tournons les pages : un parfum tout particulier nous pénètre peu à peu, et, le volume terminé, nous nous apercevons que ce qui s’est déroulé à nos yeux, c’est l’histoire d’une âme. Nous comptons dans notre existence un compagnon de plus ; nous sommes devenus, sentiment rare et qui flatte notre conscience, les auxiliaires désintéressés d’un esprit avec lequel nous avons en quelque sorte communié : ceci est notre chair, ceci est notre sang. Puis, dernière complaisance de notre égoïsme, c’est en nous caressant d’abord nous-mêmes que nous arrivons inévitablement à trouver l’œuvre d’autrui bonne et belle.


EUGÈNE LATAYE.


V. DE MARS.

  1. 1 vol. gr. in-18, Michel Lévy.