Le Roman-feuilleton et l’esprit populaire

Le Roman-feuilleton et l’esprit populaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 203-227).
LE ROMAN-FEUILLETON
ET
L’ESPRIT POPULAIRE


I

Imaginons que nous revenons du bal. Il est entre six heures et sept heures du matin, et nous apercevons, du fond de notre voiture, le spectacle d’une rue de Paris. Des ouvriers s’en vont à leur ouvrage, des charretiers passent sur leur tombereau, des concierges ouvrent leur porte. Nous croisons des laitiers et des porteuses de pain. Et que remarquons-nous ? Tous ces gens, ou presque tous, lisent le journal. Et qu’y lisent-ils ? Le feuilleton ! Une ou deux heures plus tard, la vie a complètement repris : les boutiques se sont rouvertes ; le mouvement et le roulage ont recommencé ; l’employé va à son bureau, la bonne à son marché, le commis à son magasin. Mais le journal est toujours comme le leit-motiv de la rue. Que fait le garçon boucher en allant prendre les commandes ? Il lit le journal. Que fait le cocher qui stationne ? Il lit le journal sur son siège. Ouvrez le panier de la servante, et vous y trouverez le journal. Quelqu’un, un matin, se promenait aux Halles, et prenait une allée où il n’y avait personne. Un silence profond régnait dans le pavillon. Et que faisaient toutes les marchandes, au milieu de leurs étalages et de leurs monceaux de volailles ? Elles lisaient toutes le journal. Et qu’y lisaient-elles ? Le feuilleton ! A présent, transportez-vous en province. Qu’y verrez-vous ? Tous les jours, dans douze ou quinze mille localités, sous-préfectures, gros bourgs, chefs-lieux de canton, douze ou quinze mille porteurs de journaux parcourent le pays en soufflant dans leur corne. Et pourquoi les vendent-ils surtout ? Pour le feuilleton ! Vous figurez-vous l’univers de lecteurs qu’on apercevrait en France, si l’œil, à certaines heures, pouvait percer les murs et franchir les distances, et combien de lecteurs et de lectrices on y apercevrait lisant le feuilleton ?

Saine ou malsaine, et malheureusement plutôt malsaine, la véritable manne quotidienne des foules est donc aujourd’hui le roman-feuilleton, et tout journal populaire ne donne même pas seulement un feuilleton, mais deux et trois feuilletons à la fois. Ajoutez-y les vieux romans-feuilletons célèbres, les classiques du genre, sans cesse réédités, toujours lus et relus ; songez que ce gavage romanesque dure depuis plus de vingt-cinq ans, qu’une trentaine ou une quarantaine d’années d’une alimentation analogue l’avait déjà précédé ; et vous ne trouverez pas sans intérêt de rechercher quelles façons de voir et de juger ces soixante ans de romans-feuilletons ont dû logiquement produire dans les cervelles populaires. Une ouvrière se nourrit de romans-feuilletons, et sa mère, sa grand’mère, s’en nourrissaient avant elle. Comment, d’après ces lectures, non seulement répétées, mais héréditaires, cette ouvrière peut-elle et doit-elle voir les prêtres, les nobles, les bourgeois, les juges ou les militaires ? De même, un ouvrier, un employé, un commis, un domestique, sont grands lecteurs de romans-feuilletons, fils et petits-fils de lecteurs de romans-feuilletons. Quelles idées préconçues peuvent-ils et doivent-ils se faire des maîtres, des patrons, des chef ? d’usine ou d’administration ?


II

Depuis soixante ans, les romans-feuilletons types sont le Juif Errant et les Mystères de Paris, et le monde catholique, dans le Juif Errant, nous est représenté par tout un défilé, toute une lanterne magique de personnages et de physionomies. Voyons quels sont les personnages, leurs physionomies, et quelle idée ils donnent, par leurs figures, de l’homme et de la femme d’Église, du prêtre, du fidèle, du confesseur, du fabricien, de la dame de charité, du chrétien et de la chrétienne.

Eh bien ! ils en donnent une idée systématiquement atroce, et qui, même encore aujourd’hui, continue à vous stupéfier, si édifié qu’on soit sur la frénésie de l’auteur et la grossièreté de son système... Morok est un dompteur de foire, et sa ménagerie est précédée d’une toile divisée en trois tableaux. On lit au-dessus du premier : En 1810, Morok est idolâtre ; il fuit devant les bêtes féroces. Au-dessus du second : Morok, l’idolâtre, fuyait devant les bêtes féroces ; les bêtes féroces fuiront devant Ignace. Morok, converti et baptisé à Fribourg. Au-dessus du troisième : Ignace Morok est converti ; les bêtes féroces rampent à ses pieds. Et Morok, tout en promenant ses lions et ses panthères, vend des médailles et des chapelets, des bénitiers, des croix, des images, des paroissiens, exécute en même temps les crimes dont on le charge, et cumule ainsi le rôle de catéchiste forain avec ceux de bateleur et de coupe-jarret. Telle est la première physionomie « cléricale » que des millions de lecteurs et de lectrices ont vu, depuis un demi-siècle, au premier chapitre du Juif Errant !... L’abbé d’Aigrigny est tout autre. Chez lui, la « distinction de la tournure, » le « soin avec lequel il est ganté et chaussé, » la « grâce et l’aisance des moindres mouvemens, » trahissent « ce qu’on appelle l’homme du monde, » et son « regard profond, » un front « largement coupé, » révèlent une grande intelligence. Mais méfiez-vous ! Ce sont là de fallacieux dehors, et l’abbé marquis d’Aigrigny, sous la séduction de ces dehors, est un horrible scélérat. Du fond de son cabinet, dans des notes mystérieuses dictées à son secrétaire, il prescrit toutes sortes d’abominations, de meurtres, de guet-apens : et c’est le second « homme d’Eglise » que nous rencontrons dans le roman :... Quant à Mme de la Sainte-Colombe, que dirige et emploie la Compagnie de Jésus, elle est, au physique, « grosse comme un muid, » avec « une voix de rogomme et des moustaches grises comme un vieux grenadier. » Elle a « des antécédens abominables, » a « fondé sa fortune sous les galeries de bois du Palais-Royal, » et vit « avec deux chats, un caniche, une perruche verte et un perroquet gris » dont le vocabulaire « est digne des Halles. » Elle « fraternise avec ses domestiques, » « les querelle avec furie, » appelle sa femme de chambre : ma biche et les habitués de son salon : mon fiston. Troisième figure cléricale :... Avec la princesse de Saint-Dizier, nous retrouvons le grand monde, mais vous allez voir lequel. « Jolie et spirituelle, adroite et fausse, entourée d’adorateurs qu’elle fanatise, elle met une sorte de coquetterie féroce à leur faire jouer leur tête dans de graves complots. » Elle est « d’un esprit remuant, d’un cœur froid, » et sa joie est d’amener des drames et des suicides. Puis, elle se métamorphose, et sa métamorphose est « extraordinaire, presque effrayante. » Elle devient une « jésuitesse, » et on ne voit plus chez elle que « des femmes d’une dévotion retentissante, des membres considérables du haut clergé. » Elle ne donne plus de fêtes, et son hôtel « prend un aspect monastique. » On n’y parle plus qu’à voix basse. » Et à quoi se livre Mme la princesse de Saint-Dizier, dans cette austérité et ce silence ? Aux rapts, aux séquestrations, aux meurtres. Quatrième figure d’« Église, » quatrième physionomie « cléricale ! »

Et toutes sont ainsi. Excepté une pauvre femme du peuple illettrée et crédule, et son fils, l’abbé Gabriel, jeune prêtre des Missions étrangères, tous ces personnages, quels qu’ils soient, composent un musée des horreurs. C’est le banquier Tripeaud, un baron de la finance « qui jouerait à la hausse ou à la baisse sur la mort de sa mère, » et qui est, on ne sait pourquoi, un baron catholique ! C’est le docteur Baleinier, un médecin dévot, qui enferme par surprise dans des cellules de fous les jeunes filles qui se fient à sa protection ! C’est l’abbé Dubois, qui abuse criminellement de la confession ! C’est l’écrivain religieux Jacques Dumoulin, « toujours ivre, » et qui « ne quitte pas les tavernes. » comme si l’ivrognerie et le séjour des tavernes étaient spécialement le fait des écrivains religieux ! C’est la mère Sainte-Perpétue, supérieure d’un couvent qui est un établissement de captation et d’enlèvement ! Et c’est, enfin, Rodin, le fameux Rodin, qui a « une vieille redingote olive, » de « gros souliers huilés, » un « mouchoir à tabac pour cravate, » un « masque livide, » et qui inspire et dirige en secret toute cette société diabolique. Il arrive un jour au château de Cardoville, comme représentant de la princesse de Saint-Dizier, annonce au régisseur que le château va être vendu, qu’une dame en devient acquéreur, et le prévient qu’il devra tenir Mme de Saint-Dizier au courant de la conduite et des actes de la dame, s’il tient à garder sa place.

— « Mais, se récrie le régisseur, c’est de l’espionnage !

— « Non, dit Rodin, c’est de la confiance. »

Puis, il conseille au régisseur de suggérer à la nouvelle châtelaine l’idée de prendre pour confesseur le curé de Roiville. Il pourrait le faire en lui disant un effroyable mal des autres curés j et le régisseur bondit encore :

— « Mais c’est de la calomnie !

— « Oh ! gémit pieusement Rodin, comment pouvez-vous me croire capable ?...

— « Et puis, s’écrie le régisseur, on dit que le curé de Roiville est un jésuite... »

Alors, à ce mot de « jésuite, » l’homme à la « vieille redingote olive, aux gros souliers huilés et au masque livide, » est pris d’un fou rire. Il se met subitement à bouffonner comme un pitre. Et qu’est exactement ce Rodin, qui pleurniche ou bouffonne à volonté, qui se déguise, qui joue tous les rôles, qui court les taudis, qui mange dans les crémeries, qui commet couramment les plus basses scélératesses, et fait exprès, par envie, de crotter les tapis des gens chez qui il va ? C’est le général des jésuites, et même un candidat à la papauté ! On nous cite sérieusement, à propos de lui, le précédent de Sixte-Quint[1] !

Voilà donc sous quels visages, dans le plus populaire des romans-feuilletons, dans le plus reproduit, le plus imité et le plus réédité, les foules, depuis soixante ans, ne cessent pas de voir le monde catholique. Et sous quelles figures l’aperçoivent-elles aussi dans les Trois Mousquetaires et la Dame de Monsoreau ? Ici, nous ne sommes plus dans la fureur, et le ton est une large bonhomie. Mais Aramis et Gorenflot, malgré la bonne humeur d’Alexandre Dumas, sont-ils des personnages bien recommandables ? Gorenflot, dont le froc est presque aussi célèbre que la « redingote olive » de Rodin, est ce moine ivrogne et fripon qui baptise les poulardes du nom de carpes, les arrose de bouteilles de Romanée, et ne rapporte jamais les quêtes « qu’allégées des sommes laissées en route. » Aramis, lui, quitte la soutane pour tuer un homme, tout en se réservant de la reprendre, une fois l’homme tué. Il est « doucereux, » et partage son temps « entre son bréviaire, les vers qu’il compose pour Mme d’Aiguillon et le rouge qu’il achète pour Mme Chevreuse. » Porthos lui dit un jour : « Vous, vous mangez à tous les râteliers. » Et, d’autres silhouettes de caractère analogue, toujours gaîment touchées, mais d’une touche toujours désagréable, se groupent autour de ce mousquetaire-abbé. Son domestique Bazin est « grassouillet, » et « lit des ouvrages pieux. » Le supérieur des jésuites et le curé de Montdidier sont « deux hommes noirs » ridicules, et une certaine supérieure de Carmélites fait ses délices de « toutes les histoires scandaleuses du royaume. » Après le musée des horreurs, en somme, c’est celui des caricatures, et des générations de feuilletonistes, après Sue et Dumas, ont fait et refait des d’Aigrigny, des Gorenflot, des Rodin, des Aramis, des Baleinier, des Sainte-Colombe. Dans les Mystères du Lapin blanc[2],un vieil usurier accumule infamies sur infamies, et son nom d’Isaac Mayer le fait d’abord prendre pour un Juif. Mais cet Isaac Mayer, quoique Mayer et quoique Isaac, n’est pas Juif. Comme on avait déjà fait du baron financier Tripeaud un financier catholique, on fait ici de cet Isaac Mayer un Frère de la Doctrine chrétienne qui a traîtreusement pris un nom juif ! De même, dans la Grande Iza[3], tous les gredins sont des dévots, des prêtres, des élèves des Jésuites. Dévot et élève des Jésuites, l’agent de police Boyer, qui outrage une agonisante, lui vole son testament, et lance ensuite la Justice sur une fausse piste ! Elève de l’École des Frères, et produit de l’éducation congréganiste, l’escroc et le malfaiteur Houdart, surnommé « La Rosse ! » Voleur et faussaire, l’abbé Dutilleul, personnage infâme, tenancier secret d’une maison louche parée d’une enseigne de charité, et qui témoigne faussement en Cour d’assises, pour faire condamner à mort un innocent ! Enfin, dans certains feuilletons, comme dans ceux des Gagneur et des Hector France, le parti pris tourne même à la fois à la spécialité industrielle[4] et à l’assassinat moral[5]. Là, tout prêtre quelconque, toute religieuse quelconque, tout chrétien quelconque est un monstre. Ce n’est même plus du roman, mais un mélange de cauchemar et de gageure, quelque chose comme des hallucinations de fou sadique, dont beaucoup ne peuvent même plus s’indiquer décemment, mais que les feuilles populaires n’en ont pas moins publiées et republiées, lancées et distribuées en placards dans les rues. Jamais, ni nulle part, n’a-t-on donc vu de bons chrétiens, de saints prêtres, de saintes femmes ? Si ; mais ces personnages-là ne sont que réels. Ils se rencontrent dans la vie. Ils ne se voient pas dans les feuilletons.


III

Et le Soldat, l’Officier, le Militaire ? Jusqu’ici, par bonheur, on nous les a montrés, en général, sous un jour tout différent, et le feuilleton, pour les traiter, emploie une autre manière.

Retournons au Juif-Errant, et regardez-y ce joli tableau : « deux jeunes filles, presque deux enfans » chevauchent sur un vieux cheval blanc, assises l’une à côté de l’autre « dans une large selle à dossier, » et « un homme de grande taille, à figure basanée, conduit le cheval par la bride. » Sa « physionomie grave est durement accentuée ; » sa « moustache grise, longue et fournie, se confond avec une large impériale ; » un « bonnet de police bleu à flamme rouge tombant sur l’épaule gauche couvre sa tête chauve ; » une « ceinture de cuir serre autour de ses reins sa houppelande de gros drap gris ; » il « s’appuie sur un long bâton, porte un sac de soldat, » et « se montre, pour les orphelines, d’une tendresse presque maternelle. »

Ces jeunes filles sont les filles du maréchal Simon, duc de Ligny, et l’homme aux moustaches grises, au sac et au bonnet de police, est le vieux Dagobert, ancien grenadier de la Garde Impériale, chargé par le maréchal de ramener les enfans en France. Il les ramène, en effet, jusqu’à Paris, mais à travers combien d’obstacles ! La journée, il chemine à pied à côté d’elles, et, le soir, après l’étape, il lave leur linge dans les auberges, ou raccommode leurs effets. Un jour, dans une petite ville allemande, il décoiffe d’indignation un magistrat local qui les interrogeait sans égards, et lui crie d’une voix de tonnerre, en lui faisant sauter son chapeau : « Respect aux filles du maréchal Simon, duc de Ligny ! »

Ce Dagobert, rude et bon, toujours prêt à s’attendrir sous ses cicatrices à la vue des enfans de son maréchal, est un des prototypes du vieux soldat de roman-feuilleton. On le retrouve, trait pour trait, dans le Bastien des Drames de Paris[6] ; et un autre soldat-type, tout différent, mais toujours héroïque, est celui du Capitaine Fantôme[7]. César de Chabaneil n’a pas vingt ans, revient de l’émigration, et se présente à Soult.

— « Je suis le comte de Chabaneil.

— « Au diable les comtes !

— « Je sais l’anglais sur le bout du doigt, l’allemand aussi et encore l’espagnol.

— « Cela vaut déjà mieux... Et que voulez-vous, citoyen comte ?

— « Je veux entrer dans vos grenadiers à cheval.

— « Votre âge ?

— « Je serai majeur dès que j’aurai mon fusil.

— « Peste ! Vous savez aussi le français, monsieur le comte :... Et d’où venez-vous ?

— « D’émigration.

— « Mauvaise école !

— « Général, les opinions viennent avec la barbe... Pour le présent, je prie le Dieu d’autrefois, le nouvel Être Suprême, ou toute autre Divinité qu’il vous plaira de mettre au ciel, de me donner une petite place parmi ceux qui servent la France... »

Et César de Chabaneil devient le Capitaine Fantôme, le plus prodigieux cavalier de la grande armée. Même après sa mort, les soldats ne le croient que disparu, et se figurent le voir revenir encore dans la bataille, galopant et chargeant l’ennemi.

D’autres scènes nous montrent le soldat loustic, le sergent cocardier, le colonel paternel et dur, l’officier duelliste, mais tous, même le duelliste, même le loustic, sont toujours de braves et grands cœurs... Nous sommes en 1809, en Espagne, au camp anglais, où un régiment d’Écossais vient de ramener des prisonniers français. Les Écossais sont de beaux hommes, de riche santé, de haute stature, dans des costumes magnifiques, et suivis, partout où ils vont, d’un corps de cuisiniers chargés de dresser les tables et d’embrocher les pièces de viande, aussitôt la bataille finie. Les Français, eux, sont petits, presque tous très jeunes, et déjà hâlés par le soleil d’Espagne, amaigris, dépenaillés, tout couverts de poussière. Ils se sont battus cinquante contre cinq cents, quelques-uns ont le front dans des bandeaux sanglans, et il y a là un vieux sergent nommé Morin, le caporal Toulousain, le caporal Pont-Neuf, un nommé Gandouin dit l’Aimable-Auguste, un autre surnommé Propre-à-Rien parce qu’il fait, à lui tout seul, toutes les corvées de la compagnie. C’est le soir, les grenadiers écossais vont souper, les rôtis fument et grésillent devant les feux pétillans, on sent « l’odeur des jus qui tombent dans les lèchefrites, » et « l’eau vient à la bouche » des Français affamés. Mais aucun d’eux « ne perd la dignité de sa posture. » L’estomac « voudrait parler, » mais « la fierté nationale lui impose silence, » et le sergent Morin grogne sous sa vieille moustache :

— « Du calme, les enfans, sachons attendre ! »

Alors, l’Aimable-Auguste :

— « Bah ! les jambes nues ne nous mettront pas au pain et à l’eau :... »

Et le vieux sergent réplique :

— « S’ils le font, souvenons-nous du vieux drapeau :... »

Mais les grenadiers écossais, avec leurs beaux costumes et leurs bons cuisiniers, sont aussi de braves gens. Ils traitent leurs prisonniers en hôtes, et les invitent à leur repas[8].

Avec le Capitaine Simon[9], nous ne sommes plus à la guerre, mais la vie de garnison que nous y voyons est aussi mouvementée et dramatique que la guerre. Enragé batailleur, le capitaine Simon a la folie du duel. Pour un oui, un non, une façon de le regarder qui ne lui va pas, une place qu’on prend au café et qu’il ne lui plaît pas de voir prendre, il provoque et tue son homme.

— « Allons, lui dit un jour le colonel Gontault, en le prenant par le bras et en le regardant en face, à nous deux, capitaine ! »

Mais le colonel l’a élevé, l’a toujours protégé comme son fils adoptif, et lui demande, en le tutoyant brusquement :

— « Réponds :... Autrefois, tu m’appelais ton père... Ai-je mérité pour toi ce nom de père ?... T’ai-je toujours traité avec douceur, moi qui fais trembler tout le monde ?...

— « Oui ! colonel, balbutie le capitaine Simon, qui est sensible et bon, malgré sa tragique manie.

— « Eh bien ! capitaine, il faut que cela finisse, et je vous mettrai aux arrêts forcés pendant deux mois, pendant six mois !... Vous avez tué ou blessé onze bourgeois... C’est une folie furieuse :... Et vous vous attaquez à de paisibles citoyens... C’est d’un insensé, ou d’un lâche ! »

Et le colonel, qui le voit pâlir à ce mot de lâche, lui met la main sur la bouche :

— « Ne parlez pas, vous allez m’insulter… »

Le capitaine Simon fond en larmes, et jure de ne plus se battre… Mais, le soir même, il rencontre un passant d’allure singulière, et complètement caché sous son manteau. Une querelle commence. D’autres officiers sont là. La querelle s’envenime, les têtes s’excitent, le capitaine provoque le passant, l’inconnu relève le défi, dégaine brusquement sous son manteau, le duel s’engage, le passant tombe… Alors, on va chercher des lumières, on revient, et on reconnaît le colonel Gontault… Il est blessé à mort, et dit, avant de mourir, à Simon foudroyé : « Tu vois… Je te pardonne ! »

Héroïque, amusant, attendrissant, et qu’il soit d’ailleurs jeune ou vieux, officier ou simple troupier, enfant du peuple ou ancien émigré, tel est ainsi, presque toujours, le soldat dans le roman-feuilleton. Soit dans Eugène Sue, soit dans Alexandre Dumas, soit dans Paul Féval, soit dans Ponson du Terrail, vous rencontrez continuellement, sous un nom ou sous un autre, tantôt des Dagobert, tantôt des capitaine Fantôme, tantôt des capitaine Simon, tantôt des colonel Gontault, tantôt des sergent Morin, tantôt des Aimable-Auguste, et, derrière eux, plus loin encore, dans une histoire plus ancienne, toute une magnifique et exaltante soldatesque, des Bussy d’Amboise, des Lagardère, des Athos, des d’Artagnan, dont les valets mêmes, comme le bon Flanchet et le bon Grimaud, dégagent, eux aussi, à leur modeste rang, de la sympathie et de l’héroïsme. L’ancienne monarchie sort souvent abîmée du feuilleton, mais le soldat, par exception, n’y est pas défiguré. Il a déjà, sous le tricorne, l’originalité de vaillance et l’intrépide gaîté qu’il aura sous le bonnet à poil. La tradition ne s’en dément pas, et, même aujourd’hui, surtout peut-être aujourd’hui, dans les récits de la dernière guerre, il nous apparaît bien sous un jour mélancolique, mais qui exalte encore l’uniforme. Le roman-feuilleton est, en résumé, patriote[10]. Jamais, ou presque jamais, il n’a rien fait pour tuer, dans l’âme populaire, l’enthousiasme qu’inspirent les victoires, le culte du drapeau, l’émotion que peut donner le spectacle d’une revue.


IV

Et le « monde, » l’homme et la femme « du monde, » la société aristocratique, « née, » bien née, ou choisie, qui a son cadre ordinaire dans les salons et les châteaux ? Quel homme et quelle femme « du monde, » quelle aristocratie, va nous représenter le feuilleton ? C’est peut-être ici que l’impression sera la plus déconcertante, et que nous allons rencontrer les plus extraordinaires physionomies, les plus destinées à peupler l’esprit populaire des visions les plus baroques.

Bien qu’il en soit toujours resté aux « grandes dames » de la Tour de Nesle, qui étaient d’autant plus « grandes dames » qu’elles commettaient de plus grands crimes, le feuilleton conserve encore quelquefois une certaine retenue à l’égard de la « mondaine. » Assez volontiers, tout en la faisant coupable, il convient qu’elle est belle, et en convient même en soupirant. Mais, avec l’« homme du monde, » il n’a plus aucune espèce de réserve, et vous n’imaginez pas, à moins de l’avoir lu, ce qu’entasse de scélératesses, à tout instant de la journée, un comte ou un marquis de roman-feuilleton. Il ne cesse pas, pour ainsi dire, un seul jour, depuis 1840, d’être le brigand le plus complet, le plus froid, le plus épouvantablement ingénieux, le plus inépuisablement coquin, qui ait jamais exploité les femmes, forcé les coffres-forts et dévalisé les diligences. Est-ce uniquement parce que le roman vit de romanesque, et parce que le dernier mot du romanesque semble être dans l’« homme du monde » qui conduit en culotte courte les cotillons de la duchesse, pour s’en aller, après le bal, mettre une blouse et un foulard rouge, et assassiner, sous ce costume, un vieillard dans sa villa ? Est-ce parce qu’il y a là, dans cet homme de salon montré sous cet aspect révoltant, un certain virus anarchiste, et, sous une certaine forme, un peu de cette dynamite dont on charge les bombes ? Presque tout « homme du monde, » quoi qu’il en soit, dans presque tout roman-feuilleton, est presque toujours, de fondation, un abominable gredin.

Comme le Juif-Errant est la souche de toute une lignée de feuilletons sur le monde religieux, les Mystères de Paris sont celle de toute une descendance de romans populaires sur le « monde » tout court, et la « femme du monde, » dans ce roman-feuilleton souche, n’est même pas plus épargnée que l’« homme du monde... » Le prince Rodolphe a débuté en voulant tuer son père et en abandonnant sa fille, née d’un mariage clandestin avec une belle personne de la haute société. Puis, il se repent, devient philanthrope par repentir, et passe ensuite sa vie, comme philanthrope, à parcourir en casquette et en bourgeron les mauvais quartiers de Paris, pour y réhabiliter les scélérats. On le voit, alternativement, en tenue de cérémonie à l’ambassade, où le suit le vieux chevalier Murph tout constellé de décorations, et sous une blouse d’ouvrier dans les tavernes de la Cité, où le même chevalier Murph le suit toujours, mais déguisé en charbonnier... Maintenant, voici l’ancienne femme secrète du prince, la comtesse Mac-Grégor. Séparée de son premier mari, elle en a épousé un second, le comte Mac-Grégor, mort on ne sait comment, mais opportunément, et la comtesse, veuve à propos, s’est en même temps défaite de sa fille, l’enfant du prince, en chargeant un forçat, nommé Bras-Rouge, de l’en débarrasser. Malgré ces relations avec les forçats, d’ailleurs, la comtesse est une des habituées les plus brillantes des soirées diplomatiques, où règnent, avec elle, la marquise d’Harville et la duchesse de Lucenay. Toutes ces dames, qui sont le soir les étoiles de l’ambassade, fréquentent, pendant la journée, une horrible maison borgne dont le principal locataire est précisément le nommé Bras-Rouge, l’ancien galérien qui fait disparaître les enfans ! Les autres habitans en sont une tireuse de cartes, le célèbre ménage Pipelet, et un ex-abbé du nom de Polidori, monstrueux personnage, affligé de vices mystérieux, et empoisonneur en chambre. Comtesse, marquise, duchesse, forçat, empoisonneur, tout cela tripote, fricote, s’entend et collabore, d’après les conseils d’un certain maître Jacques Ferrand, notaire en pied de l’aristocratie, et qui est aussi bien surprenant, comme notaire ordinaire de la bonne compagnie. Avec sa figure de pontife, et sous son masque d’homme austère, il commet, pour le compte de ses cliens, comme pour le sien propre, les plus épouvantables forfaits, avec l’aide habituelle des « pirates d’eau douce r, de l’Ile des Ravageurs, et d’une effroyable mégère nommée la Chouette.

Voilà, n’est-ce pas, d’étranges « gens du monde, » et ceux de Ponson du Terrail sont peut-être, cependant, encore plus étonnans. Un comte Felipone, dès les premières lignes des Drames de Paris, assassine le colonel de Kergatz, afin d’épouser sa veuve. La veuve ignore l’assassinat, devient la comtesse Felipone, et, un soir, en Bretagne, quelques années après, au château de Kerlowen, chez le comte et la comtesse, le fils du colonel, le jeune Armand de Kergatz, joue sur la terrasse du château, à pic au-dessus de l’océan, quand la comtesse, tout à coup, n’entend plus jouer le petit garçon. Elle l’appelle, mais il ne répond pas, et le comte, en effet, a profité du soir et du fracas des vagues pour lancer l’enfant à la mer. Le petit de Kergatz gênait le comte, et le comte, en « homme du monde, » l’a tranquillement supprimé. Puis, vingt-quatre années passent encore, la comtesse a un second fils, et celui-là, Andréa Felipone, digne rejeton du terrible comte Felipone, va devenir, sous une série de noms d’emprunt, le centre de tout un milieu supra-mondain en même temps que de toute une association de brigands qui opéreront à la fois dans les cercles, les familles, à Paris et aux environs... Une nuit, à la campagne, le vicomte Andréa joue avec un baron, et le baron lui gagne cent mille écus. Le vicomte ne dit rien, reconduit le baron, l’assassine dans une allée, et rentre dans ses cent mille écus... Autre tableau, passé minuit, sur le quai des Célestins : un promeneur voit une lumière à une lucarne, et lance, « à travers l’espace, le coup de sifflet des filous. » Immédiatement, la lumière s’éteint, et un homme vient rejoindre le promeneur. Ce promeneur, c’est le vicomte. En sortant de soirée, il a sifflé le sous-chef de ses brigands, avec qui ce dialogue s’engage :

— « C’est bien, Colar, tu es fidèle au rendez-vous.

— « Monseigneur, pas de noms propres :... La Rousse a de bonnes oreilles.

— « C’est juste, Colar, mais les quais sont déserts...

— « N’importe, Monseigneur... Si votre Seigneurie veut causer, nous irons sous le pont et nous parlerons anglais... »

Troisième tableau : le vicomte, comme bandit, s’appelle le capitaine Williams. Une nuit, il passe sa troupe en revue dans une maison borgne, et Colar lui présente ainsi ses coquins :

— « Monseigneur, un jeune homme de bonne famille, qui, s’il n’avait pas eu quelques démêlés avec la Rousse, serait entré dans la magistrature ou la diplomatie. On l’appelle, de son vrai nom, le chevalier d’Ornit, mais il s’est prudemment débaptisé... Il a de petits talens très suffisans. Personne mieux que lui ne fait le tiroir au lansquenet. Au besoin, il joue du couteau très proprement... »

Et, passant à un autre :

— « Voilà Oreste et Pylade... Mourax et Nicolo, ont porté les mêmes breloques à Toulon pendant dix ans. Mourax court les barrières habillé en Hercule, et Nicolo, en Pierrot et en Paillasse... »

Et le vicomte, laconiquement :

— « J’aime ceux-là... »

Autre tableau encore. Dans leur opulent hôtel des Champs-Elysées, « ouvert à l’aristocratie des deux rives de la Seine, » le marquis et la marquise Van Hop donnent un bal, et là, comme « aristocratie des deux rives, » nous voyons le major Garden, Mme Malassis, le jeune Oscar de Verny, M. de Beaupréau, le vicomte de Cambohl, et l’honorable Sir Arthur Collins. Le major Carden a de la fortune, « une maison convenable, trois chevaux de sang, » et mène une « vie élégante. » il a « servi en Prusse, en Russie, en Espagne, en Portugal, » et les « décorations étrangères » s’étalent en brochettes sur son habit. Or, le major est l’un des affiliés du Club des Valets de Cœur, association de brigands qui siège dans une cave de la rue de Berri. On dit aux affidés, en leur ouvrant la porte : Venez-vous me voler mon vin ? A quoi on doit répondre, pour entrer : L’Amour est une chose utile. Et qu’est Mme Malassis, qui a « vingt-cinq ans, à moins qu’elle n’en ait quarante ? » Une aventurière du plus bas étage, ancienne parfumeuse, et affiliable à toutes les bandes, si elle n’y est pas affiliée ! Et Oscar de Verny, joli jeune homme à « figure délicieuse ? » il est également des Valets de Cœur, et, comme brigand, s’y appelle Chérubin. Et M. de Beaupréau ? Un vieux chef de bureau, de petite noblesse provinciale, mais d’une si furieuse perversité, qu’il est un peu, lui aussi, à titre d’obligé, de la cave de la rue de Berri. Quant au vicomte de Cambohl, dont le nom, lancé par les laquais, sonne si élégamment dans la bonne compagnie, c’est encore, nous nous en doutons, un membre de la cave, et celui-là y porte même un nom légendaire. Il s’y nomme Rocambole, et, à d’autres momens, quand il n’est pas vicomte, noie les gens, la nuit, dans la Seine, à la machine de Marly... Enfin, l’honorable Sir Arthur Collins, avec son « visage couleur de brique, » ses « cheveux roux ardens tombant sur les épaules, » son « habit bleu barbeau, » son « pantalon de nankin, » et son « immense col britannique » dans lequel il disparaît jusqu’aux oreilles, n’est pas l’invité le moins surprenant de ce pauvre marquis Van Hop, qui ne se doute guère, décidément, de quelle façon il « ouvre son hôtel à l’aristocratie des deux rives de la Seine. » C’est le vicomte Andréa lui-même, le capitaine même de la troupe, le président même de la cave.

— « Ma parole d’honneur, mon cher Rocambole, dit-il tout bas à son complice, tu es tout à fait un homme du monde, un gentilhomme de cheval dans l’acception la plus complète !

— Peuh ! fait modestement Rocambole, on fait de son mieux... Mais, vous-même, capitaine, vous êtes le plus bel Anglais que j’aie jamais vu !... »

Ponson du Terrail, en réalité, continue, en l’exagérant, l’homme du monde-brigand d’Eugène Sue, et la tradition s’en est toujours perpétuée. Quels sont, dans les Mystères du Lapin blanc, les habitués du salon et du château de la « belle comtesse Gabrielle de Vivonne ? » Une demi-douzaine de gentilshommes qui s’esquivent de ses soirées, dans son hôtel du faubourg Saint-Germain, pour s’en aller attaquer la malle-poste dans la forêt de Fontainebleau ! Et qui voyez-vous entourée, admirée, adorée par le monde officiel, aux bals du Ministère, dans la Grande Iza ? La grande Iza elle-même, ancienne saltimbanque, coquine du dernier degré, complice et auteur d’assassinats ! Et, en ce temps-ci, à cette heure même, dans les feuilletons du Petit Journal et du Petit Parisien, quels « gens du monde » sont les comte d’Esclabert, les Armand Trémanzey, les De Landrec, les Lucien de Bersac ? Des hommes qui vivent d’escroquerie, qui suppriment des enfans, qui volent des brevets, fabriquent de faux états civils, et se concertent, pour leurs infamies, avec des cambrioleurs, des naufrageurs et des rôdeurs de nuit[11] !


V

Et l’ouvrier, l’ouvrière, l’homme et la femme du peuple ?... Si les gens du « monde » sont généralement représentés comme des bandits, les ouvriers, en revanche, ont toujours des physionomies touchantes ou héroïques. Reprenez ces mêmes feuilletons des grands journaux populaires actuels, où évoluent tous ces brigands de salon, et vous y trouverez, en regard, le bon matelot, la sympathique femme de chambre, le brave garde forestier, la bûcheronne hospitalière, l’excellent maire de village, le régisseur idéal. On n’imagine pas les mérites de toutes ces natures exceptionnellement bonnes et rares, leur dignité, leur entêtement dans le bien, leur extraordinaire perfection. Tous nos feuilletonistes, ou presque tous, appuient, sans interruption, sur cette note, qui était déjà celle des époques précédentes. Nous montre-t-on des braconniers ? Ce sont de bons braconniers. Des mariniers ? Ce sont de bons mariniers. Des surveillantes d’hospice ? Ce sont d’admirables surveillantes d’hospice. Deux vagabonds, dans Diane la Pâle[12], vivent de chantage et de mendicité, mais ont, avec cela, si bon cœur, qu’ils n’en sont pas moins d’excellentes gens.

Remontez maintenant aux Bouvier, aux Richebourg, et vous constaterez le même optimisme encore plus marqué. Dans la Grande Iza, Maurice, ouvrier en bronze, a toutes les vertus. Il est intelligent, doux, poétique, vaillant, rêveur, s’empoisonne par amour, et ne serait pas complet, si, avec toutes ces qualités, il ne passait pas en cour d’assises pour un crime qu’il n’a pas commis. Il y passe, et le voilà martyr ! Toutes les lectrices vont pleurer, et leur cœur, après avoir battu pour Maurice, battra aussi pour Chadi, un ciseleur « bâti comme un chêne, » avec l’air « sympathique et bon. » Le soir, au retour de l’atelier, Chadi est « épuisé, fourbu, mais ne se plaint jamais. » Et quelle joyeuse nature ! Il a la « gaité sur la figure, » la « chanson aux lèvres, » et sa « toquade est le canotage. » Un jour, une femme tombe à la Seine, mais Chadi est là. Il plonge, sauve la femme, et le docteur le félicite :

— « Mon brave, vous avez fait là une belle action ! »

Mais Chadi :

— « Allons donc, une belle fille comme ça... C’est moi qui la remercierai ! » Alors, les parens arrivent à leur tour, embrassent Chadi, et veulent le reconduire dans leur fiacre. Mais Chadi refuse. — « Non, non ! — Si, si, montez ! — Non ! — Si ! — Eh bien ! finit par dire Chadi, oui, je veux bien, mais sur le siège... » Chadi, on le voit, est délicieux. Enfin, Chadi a une maîtresse, Denise, une blanchisseuse ; et, comme il est la perle des ciseleurs, elle est, bien entendu, celle des blanchisseuses, et parle, d’ailleurs, de « son amant, » avec autant d’aisance qu’elle vous parlerait de son oncle ou de son grand-père. Elle n’en est pas moins l’honnêteté, le cœur, la fidélité, l’ordre, l’économie, le travail, et même aussi, je crois bien, la vertu en personne !

Ponson du Terrail, lui non plus, ne manque pas de faire des ouvrières adorables et des ouvriers exquis. Cerise est « si gentille » que tous les jeunes gens, quand elle passe, murmurent sur le seuil de leur magasin : « Oh ! la jolie fille ! Celui qu’elle aime doit être bien heureux[13] ! » Mais Cerise n’entend pas « les propos galans, » ne songe qu’à « son cher Léon, » et, pudiquement, arrive à son magasin. Alors, sa patronne, à son tour, s’écrie en la voyant entrer : « Ah ! voici Cerise, ma meilleure ouvrière ! » Et tous les employés sont amoureux d’elle. Le caissier lui-même en perd la tête, ne sait plus ce qu’il fait, et s’embrouille dans ses comptes. Mais Cerise ne pense toujours qu’au « cher Léon, » et le « cher Léon, » bon, beau, loyal, candide, et « d’une force herculéenne, » est le modèle des ébénistes. Enfin, Léon et Cerise ont un ami, Guignon, et Guignon est une troisième perfection. Il a le « regard intelligent et gai, » la « lèvre souriante et bonne. » Toujours malheureux en tout, il n’en est que meilleur pour tout le monde. Guignon est le modèle des peintres en bâtiment !

Travailleurs, courageux, tendres, gais, modestes, sans rancune, sans envie, quels admirables ouvriers ! Et, cependant, ceux du Juif Errant les dépassent encore. Là, à la condition d’être « républicain » et « d’avoir fait le coup de feu en juillet, » le peuple est le résumé vivant de toutes les saintetés, de tous les génies, de toutes les sublimités. Le maréchal Simon, duc de Ligny, est fils d’un ouvrier, et s’écrie lyriquement, en parlant de son père, resté volontairement ouvrier, quoiqu’il ait un fils maréchal de France et duc de l’Empire : « Excellent père :... Toujours ouvrier, et s’en glorifiant ! Toujours fidèle à ses austères idées républicaines ! « Également ouvrier et républicain, Agricol Baudoin, le fils de Dagobert, est « grand, alerte, robuste, aussi intelligent que laborieux. » Il « manie comme une plume son lourd marteau de forgeron, » et compose, « son rude travail fini, » des chansons et des vers patriotiques, tout « remplis d’énergie et d’élévation. » Il « échauffe les âmes, » il « entraîne les cœurs, » et ce forgeron-apôtre est en même temps le plus délicat des êtres, tendre pour sa mère, compatissant pour les infirmes, respectueux envers les riches. Il rapporte même les petits chiens sans vouloir de récompense ! Et tout ce qui est ouvrier, ouvrière ou républicain est à l’avenant, Françoise Baudoin, la femme de Dagobert et la mère d’Agricol ? Une « de ces natures d’une bonté et d’une simplicité adorables… Un de ces martyrs de dévouement ignorés… Ame sainte, naïve ! » La Mayeux, la petite couturière ? Elle est contrefaite et maladive, mais « remplie d’intelligence, » et douée, « sous son corps difforme, » d’une « âme aimante et généreuse, » d’un « esprit cultivé jusqu’à la poésie. » Agricol lui lit ses vers, elle lui lit les siens, et forgeron et couturière font ensemble de la littérature, et de la bonne ! Les vers de la Mayeux sont « simples et touchans comme une plainte sans amertume confiée au cœur d’un ami, » et Agricol est « un esprit peu commun. » Ils ne sont plus seulement de bons ouvriers, mais encore de bons auteurs, et la flatterie, poussée jusqu’à ce degré, dépasse vraiment toute permission. Ce n’est même plus de la flatterie, mais de la flagornerie, et de la flagornerie fétide, qui a comme quelque chose d’impudique. C’est la bassesse délirante du courtisan décidé à se vautrer dans toutes les impostures, et même dans toutes les postures, pour adorer toutes les niaiseries et dévorer tous les dégoûts[14] !


VI

Voilà donc l’Ouvrier méthodiquement flagorné. Et la Fille-Mère ? Elle l’est aussi. De même que tous les ciseleurs, tous les teinturiers, tous les bateliers, tous les peintres en bâtimens et tous les ébénistes sont toujours des héros, dans toutes les circonstances, toutes les filles-mères sont toujours intéressantes… Nous sommes en 1870, au début de la guerre allemande, sur la route d’une petite gare de Lorraine. Des groupes de soldats vont rejoindre leurs régimens, et un jeune officier, parmi les groupes, serre avec émotion la main d’un vieux garde-chasse[15]. Le vieux garde est accompagné de sa fille, la jolie Marthe, et Marthe assiste au départ de l’officier avec un trouble significatif, car il est son amant, le père de l’enfant dont elle sera bientôt mère, et la vie, pour la fille du garde, si « pâle » et si « délicieusement jolie, » ne sera plus désormais qu’un martyre ininterrompu. Le vieux garde est un brave homme, comme presque tout vieux garde de roman-feuilleton, mais un homme dur. Il devine le « péché » de sa fille, et peu s’en faut qu’il ne la tue. Folle de honte, elle veut se noyer, mais une bonne bûcheronne, comme presque toutes les bûcheronnes de roman-feuilleton, lui sauve heureusement la vie, l’emmène dans sa cabane, et là, dans cette cahute, la pauvre et jolie Marthe met au monde une petite fille. Elle devrait peut-être alors tenter de revoir le vieux garde, mais l’idée seule l’en épouvante, et, dès qu’elle en a la force, elle fait son petit paquet, prend son enfant, et s’enfuit pour Paris, où l’attend une tante indulgente, concierge d’un café-concert. Hélas ! c’est ici que son calvaire va devenir le plus horrible. Le jeune officier est tué à Reischoffen, la concierge du « beuglant » est une abominable mégère, et Marthe, douce et honnête, obligée de se sauver de chez cette parente, est recueillie, dans sa détresse, par un vieux comique d’âme angélique, qui lui offre l’hospitalité d’un père. Malheureusement, le siège sévit avec tous ses fléaux, la faim, le froid, les épidémies, et Marthe, usée en quelques semaines par les angoisses, finit par tomber malade. Elle s’alite, et meurt désespérée. Le personnel du bastringue conduit la pauvre fille au cimetière, et le vieux comique angélique adopte la petite orpheline.

Telle est la note habituelle, presque permanente. Elle est d’une sentimentalité sanglotante. Et dans quelles circonstances morales s’opère ordinairement la séduction ? Dans des circonstances si bien admises d’avance, qu’on ne prend même pas la peine de nous les exposer Pourquoi, et comment la malheureuse Marthe a-t-elle commis son « péché ? » Il semble comme convenu que tout le monde s’entend là-dessus à demi-mot, et que le vieux garde est seul à pouvoir s’en formaliser. Dans le Remords d’un ange[16], une jeune fille habite en face de l’auberge où s’arrête la diligence, et un jeune homme, un jour, se trouve dans la voiture, voit la jeune fille, lui fait signe, et lui dit simplement : « Montez ! » La jeune fille monte, et la voilà disparue pour plus d’un an. Après quoi, un matin, la même diligence revient, et le jeune homme, qui s’y retrouve avec sa conquête, lui dit seulement : « Descendez ! » Elle descend, la diligence repart, la laisse, et voilà la jeune personne plantée là pour tout le reste de son existence. Et pourquoi, comment cette jeune fille monte-t-elle aussi facilement dans les diligences ? On ne sait pas. Elle y monte parce qu’elle y monte ! Et comment, pourquoi en redescend-elle aussi inconsidérément ? On ne sait pas non plus. Elle en redescend parce qu’elle en redescend ! Pareillement, dans Haine d’amour, une marquise a une femme de chambre qui est le mérite même. Mais cette femme de chambre, avec tout son mérite, n’en a pas moins eu un fils d’un comte qu’elle paraît n’avoir qu’entrevu. Elle est la meilleure des mères, la plus sensée, la plus tendre, et son fils, élevé par la plus méritoire des mères, devient plus tard un excellent musicien. Maintenant, comment cette fille si accomplie a-t-elle aussi facilement cédé à ce comte ? Mystère. On l’ignore aussi. Inutile même de le savoir. Elle lui a cédé parce qu’elle lui a cédé ! Et vous voyez encore, dans le même feuilleton, une autre perfection de femme et de jeune fille devenir la maîtresse d’un chevalier d’industrie. Elle le prend pour amant en le croyant riche, et le quitte en s’apercevant qu’il ne l’est pas, mais n’en est pas moins toujours et continuellement idéale ! Enfin, dans Dette sacrée, une jeune veuve entre chez une comtesse comme lectrice, et fait, en toute loyauté, sa confession à la comtesse. En réalité, elle n’est pas veuve, on l’a séduite, et vous voyez encore en elle une fille-mère. Puis, toute tremblante de son aveu, la fausse veuve attend la sentence de la comtesse... Mais n’allez pas croire que la comtesse se fâche, ni même qu’elle s’étonne ! Non, la comtesse lui tend simplement les bras, pleure, et devient, pour la vie, son amie et sa protectrice, car elle pourrait aussi lui faire la même confession. Elle a, d’avant son mariage, un enfant qui court le monde, et dont elle n’a même plus de nouvelles ! Elle est comtesse, grande dame, et la meilleure, la plus charitable des grandes dames, mais n’en est pas moins fille-mère, elle aussi, toute comtesse, toute grande dame, et tout excellente grande dame qu’elle soit ! Et il en va ainsi presque invariablement dans presque tout le roman-feuilleton. De tous les personnages que le roman-feuilleton met en scène, la Fille-Mère est celui qui reparaît le plus fréquemment. Elle y tient la place que tenait le mariage dans les anciennes comédies. Elle y est comme une institution, comme une nécessité, et ses chutes, qui ont toujours les suites les plus tragiques, sont toujours, en même temps, des chutes qui vont sans dire, qui se passent comme en vertu d’un postulat, et dont on n’a pas plus à demander la raison qu’à la donner. Elles en deviennent des chutes légitimes, et ce personnage de la Fille-Mère, tel que tout feuilleton nous le montre, finit par pouvoir se résumer ainsi : toujours présent, toujours malheureux, toujours innocent ! Que voulez-vous conclure, en voyant aussi constamment la Fille-Mère sous cette figure, sinon que la société est barbare, et que le mariage fait partie de sa barbarie ?


VII

Si nous passions en revue tous les types sociaux du roman-feuilleton et toutes les variétés qui peuvent s’y rattacher, nous les retrouverions presque tous, et presque toutes, conçus ainsi selon une tendance. Le magistrat n’apparaît que peu dans le Juif-Errant, mais n’y paraît jamais que pour se tromper. Un brave bourgmestre de petite ville est appelé à se prononcer entre un abominable coupe-jarret et un admirable vieux soldat, gardien fidèle de deux jeunes filles. Le brave bourgmestre, vous l’avez deviné, donne raison au coupe-jarret contre le vieux soldat et les deux jeunes filles. Il n’y manque pas ! Une mauvaise femme accuse calomnieusement une honnête ouvrière d’avoir volé de l’argent. Le commissaire, vous le devinez encore, croit tout de suite à la calomnie. Il n’hésite pas ! Le forgeron-poète Agricol Beaudoin n’a jamais songé une minute à conspirer ? La Justice, immédiatement, l’arrête comme conspirateur, tout en n’ayant aucune raison de l’arrêter. Elle n’y faillit pas ! Un vol, dans les Drames de Paris, est commis dans un ministère ? On a le plus grand soin d’inculper un innocent. Un forçat, dans Blanche Vaubaron[17], s’évade du bagne ? Il est bien entendu d’avance que c’est un forçat condamné par erreur. Un horticulteur, dans le Guet-Apens, est condamné à mort, et mené jusqu’au pied de la guillotine, où, par extraordinaire, à la dernière minute, un ordre de sursis arrive, quand le malheureux a déjà les cheveux coupés. C’est encore et toujours un innocent, et le dernier mot, sur ce genre de juges et de justice, se trouve dans la Grande Iza. Là, un juge d’instruction, un certain Oscar de Verchemont, ne se contente pas d’accuser d’un assassinat le plus honnête et le plus innocent des hommes. Il finit même par épouser la femme qui en est l’auteur véritable ! On s’est beaucoup extasié sur un prétendu mot spirituel de d’Ennery visitant une maison centrale, et demandant au directeur : « Pensez-vous, monsieur le directeur, avoir ici quelques coupables ? » Peut-être était-ce de l’esprit, mais c’était bien de l’esprit de roman-feuilleton.

Maintenant, tout ce qui est savant, artiste, médecin, inventeur, est généralement offert, par contre, comme l’Ouvrier et la Fille-Mère, à notre admiration et à notre attendrissement. Un homme est pauvre, vaillant, ne recule devant aucune privation ni aucun effort, habite une mauvaise chambre, vit de pain et de fromage dans une crémerie, est toujours exploité, toujours volé, mais demeure quand même courageux et bon, et n’en est pas moins prêt à se dévouer, dans ses malheurs, à quiconque lui semble plus malheureux que lui ? Ne cherchez pas à quelle catégorie sociale ce saint-là peut appartenir : c’est nécessairement un chimiste qui a inventé un nouveau procédé pour teindre la laine ! De même, un jeune homme sans position inspire une vive passion à une jeune fille du monde, et l’aime lui-même éperdument, mais sent toute la distance qui le sépare d’elle, et s’arrache, héroïquement, à cette maison où est son cœur ? Ne cherchez pas non plus l’état social et civil de ce héros : il ne peut être qu’un jeune musicien d’avenir, fils naturel d’une femme de chambre ! De même encore, un homme porte sur lui tous les signes du grand homme, mais personne ne parle de lui ? Il vit dans un labeur obstiné, entouré de tous les pièges, de toutes les conspirations, en butte à toutes les iniquités, mais toujours plein de résignation, de sérénité, de vaillance, de modestie, toujours sublime et presque surnaturel ? Un pareil homme ne sera jamais, et ne pourra jamais être qu’un grand peintre ou un grand sculpteur méconnu, auteur ignoré des chefs-d’œuvre que signent frauduleusement des usurpateurs vaniteux ! Quant au médecin, vous le verrez toujours également surgir à tout propos comme l’oracle, l’arbitre, le pontife et le consolateur. Il a des diagnostics infaillibles, des paroles toutes-puissantes, et sa vue seule guérit. « Monsieur le docteur, dit superstitieusement une jeune fille de roman-feuilleton, un médecin est plus qu’un prêtre, on doit tout lui dire, et l’on doit espérer que ce qu’on lui dira mourra avec lui. » Et voilà, du même coup, le prêtre déchu de son rôle, et le docteur dans le confessionnal, à la place du confesseur !


VIII

Le roman-feuilleton montre donc bien véritablement les types humains et sociaux à travers toute une série de verres colorans, où se teinte et se déforme la vie. Il y a, à l’heure qu’il est, une Humanité de roman-feuilleton comme il y avait autrefois une Humanité de comédie, et toute la question est de savoir si la foule des lecteurs et des lectrices voit, en réalité, les hommes et les choses à travers ces lunettes que le roman-feuilleton lui met devant l’esprit. Mais le doute est-il même permis ? Le roman-feuilleton apprend aux foules à mal juger de l’homme d’Église, et n’est-ce pas leur façon d’en juger ? Le roman-feuilleton leur montre un soldat vaillant, coutumier de bons mots et de grands actes, et n’est-ce pas le soldat qu’elles voient encore ? Le roman-feuilleton représente un homme et une femme du « monde » pervertis jusqu’au crime, et n’est-ce pas justement la vision populaire ? Le roman-feuilleton met en scène des ouvriers et des ouvrières admirables, et n’est-ce pas ce que voit la foule, ce qu’elle aime à voir, et ce qu’elle se délecte à croire ? Le roman-feuilleton plaide pour la fille-mère, et légitime ou poétise son inconduite. N’est-ce pas également ce que fait la multitude ? Le roman-feuilleton montre des savans et des artistes toujours sublimes, des juges toujours iniques ou fourvoyés, et qu’y a-t-il, à l’heure qu’il est, de plus populaire que le savant, l’artiste et le médecin ? Ne sont-ils pas les dieux du jour ? Enfin, quel est le procès criminel où l’on ne veut pas voir une erreur judiciaire, et le malfaiteur où l’on ne cherche pas un martyr ? On ne voit plus, dans les journaux, que des réhabilitations de condamnés, des interviews de forçats questionnés par des reporters élégiaques qui les présentent aux lecteurs comme des victimes mystérieuses. C’est un entraînement, un sport, et les pouvoirs publics, dans une certaine mesure, se prêtent même à la poussée. Le roman-feuilleton, à la longue, a pénétré jusqu’à l’État. Nous avons un gouvernement de roman-feuilleton !

Pour apprécier pleinement, et de façon exacte, cette influence du feuilleton sur les visions et la sentimentalité populaires, il suffit de comparer les changemens d’orientation qu’il peut subir à ceux qui se manifestent, plus ou moins longtemps après, dans les sentimens mêmes de la foule. Soit qu’une réaction se soit produite dans l’esprit des auteurs contre les prodigieuses impostures d’Eugène Sue et de ses continuateurs, soit que les directeurs de journaux aient obéi à une inspiration commerciale, et, très probablement, pour l’un et l’autre de ces deux motifs, une certaine modification s’est opérée, depuis une vingtaine d’années, dans le feuilleton des journaux à grand tirage, et les plus populaires d’entre eux ont à peu près cessé, même quand leur politique était « anticléricale, » d’être « anticléricaux » dans leurs romans[18]. On est presque surpris, après les insanités du Juif Errant, et les inévitables impiétés reproduites pendant des générations par la légion de ses succédanés, de trouver tout à coup, chez les romanciers de grande vogue, une tout autre tournure d’imagination, et même, chez quelques-uns, comme chez M. Jules Mary, des esprits en partie libérés des vieilles redites anarchiques et des vieux poncifs anti-sociaux. Ils conservent encore trop généralement leur poésie aux filles-mères et aux condamnés, mais le prêtre, dans leurs récits, loin d’être le monstre obligé qu’il était toujours avant eux, est souvent un brave homme, et le médecin, quelquefois, y est aussi tout autre chose que l’homme invariablement sublime représenté dans tant d’histoires. Après s’être lancé, d’autre part, par le scandale de feuilletons frénétiquement sacrilèges, et tout en s’appliquant à garder son premier public par la tendance de ses articles, tel grand journal universellement répandu s’est étudié à en capter un autre par la modération de ses romans. Et que voyons-nous, à quoi assistons-nous en ce moment ? Que semble-t-il bien vraiment résulter de cette réaction chez les auteurs, et de cette ambition commerciale des directeurs ? L’irréligion de certaines minorités n’a peut-être jamais été plus violente, mais celle des masses, en revanche, s’est assurément édulcorée. A la détente dans le roman, une certaine détente a succédé dans le vrai peuple, toute la moralité, toute la sentimentalité populaires, demeurant toujours, quant au reste, à l’égard des gens « du monde, » de l’ouvrier, de la fille-mère, des erreurs judiciaires, l’écho précis, saisissant, inquiétant, du roman-feuilleton. Je visitais, un jour, une petite ville où l’Assistance publique plaçait ses orphelins, et on m’y montrait, assis auprès d’une porte, un vieux pauvre qui ne manquait jamais d’aller se jeter aux pieds de l’inspectrice en tournée, en baisant les genoux et en joignant les mains. Il la prenait toujours pour une duchesse qui venait voir un de ses petits bâtards ! Il en était absolument convaincu, et jamais rien ni personne ne l’en aurait dissuadé. Tout le roman-feuilleton n’est-il pas là ?

Et quelle force, en effet, n’est pas nécessairement celle de ce feuilleton attendu dès le matin, lu dans les rues dès le petit jour, et relu encore le lendemain ? Avec ses personnages conçus et mis sur pied selon une tendance sociale, il peut créer cette chose effrayante qu’est une mentalité populaire. Par le simple moyen de ses marionnettes, affublées de certaines têtes, tirées par certaines ficelles, il arrive, en un demi-siècle, à orienter la masse des esprits vers ce qui sera la mort ou la vie de la société. Est-ce qu’une pareille puissance ne doit pas faire trembler, ou plutôt faire réfléchir, et inspirer certaines résolutions ? On a dit que la vie d’un homme finissait toujours par ressembler à ses rêves. Est-ce que la vie d’un peuple ne pourrait pas finir par ressembler à ses romans ?


MAURICE TALMEYR.

  1. Le Juif Errant, 2e partie, ch. II, 16e partie, ch. LXIV, , et 12e partie, ch. II.
  2. Les Mystères du Lapin blanc, par Boulabert.
  3. La Grande Iza, par Alexis Bouvier.
  4. Le Roman d’un prêtre, par M. L. Gagneur.
  5. Le Péché de Sœur Cunégonde, par M. Hector France.
  6. Les Drames de Paris, par Ponson du Terrail.
  7. Le Capitaine Fantôme, par Paul Féval.
  8. Le Capitaine Fantôme.
  9. Le Capitaine Simon, par Paul Féval.
  10. Le Péché de Marthe, par M. Paul Bertnay, et les romans de M. Jules Mary.
  11. Haine d’Amour, par M. Henri Germain ; Dette Sacrée, par M. Paul Rouget ; L’Honneur du Nom, par M. Robert Sainville.
  12. Diane la Pâle, par M, Jules Mary.
  13. Les Drames de Paris.
  14. Il faut lire, dans le chapitre II de la 14e partie, le tableau niaisement dithyrambique de l’usine socialiste de M. Hardy. On se demande à quel point exact entre l’illuminisme et l’imposture peut bien être situé l’esprit de l’homme qui l’a écrit. — On va élever une statue à Eugène Sue.
  15. Le Péché de Marthe, par M, Paul Bertnay.
  16. Le Remords d’un Ange, par d’Ennery.
  17. Blanche Vaubaron, par Xavier de Montépin.
  18. Voir les feuilletons du Petit Parisien.