Le Roi vierge/Livre 1, 2

Édouard Dentu (p. 7-13).
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Livre premier — Gloriane

II

Les journaux ont annoncé tout récemment que le prince Flédro-Schèmyl était mort ou qu’il s’était marié ; je ne sais pas bien lequel des deux. Naguère encore, on le tenait pour un bon vivant, quoiqu’il se plaignît avec amertume d’une gastrite invétérée et qu’il portât, disait-il, un cercueil sous le crâne — on citait le mot sans l’expliquer ; — et il était célibataire, à ce qu’il semblait.

En Allemagne, on lui donnait de l’Excellence, non-seulement parce qu’il était prince — prince russe, cela va sans dire — mais aussi parce qu’il était chambellan, et plus chambellan que personne. Chambellan de qui ? Chambellan de tout le monde. Il paraissait probable que, durant les rares entre-temps de ses voyages, il en exerçait l’office à Pétersbourg dans la maison de la grande-duchesse Marie, et il était certain que tous les petits souverains d’Allemagne lui en avaient conféré le titre. Dire pour quels services eût été difficile ; lui-même il avait la modestie, ou la pudeur, de l’oublier. Les principicules germains se montraient si peu avares de cette distinction qu’on a pu voir, dans le duché de Saxe-Meiningen, un honnête croque-notes porter la livrée illustre de chambellan, parce qu’il avait enseigné la flûte à la nièce du duc régnant. Pourquoi non ? Autrefois, en France, quiconque pratiquait la fonction de langoyeur de porcs était de droit conseiller du roi.

Justifiées ou non, ses charges honorifiques ne laissaient pas d’être fort avantageuses au prince Flédro-Schèmyl. Où qu’il allât, et Dieu sait qu’il allait partout ! sa chambellanie errante prenait place dans les carrosses grands-ducaux, s’asseyait aux tables princières, s’insinuait dans les loges royales. Ce parasitisme courtisan, dont il faisait montre par une cynique impertinence, ou, peut-être, par ingénuité d’orgueil, venait en aide fort à propos à ses ressources personnelles, assez diminuées probablement ; il devait avoir été riche et devait être pauvre ; car il ne dépensait guère, sinon tout à coup, par saccades ; des habitudes de prodigue qui n’a plus de quoi l’être.

Un autre bénéfice de ses dignités, c’était qu’elles lui permettaient de prendre, — et il s’y entendait à ravir, — les airs un peu mystérieux et sibyllins des personnes de cour ; un chambellan, autant dire un diplomate. Il excellait à émettre sur les événements politiques, sur les personnages illustres, empereurs, rois, princes, ministres, des opinions à demi exprimées en quelques brèves paroles qui semblaient contenir un sens étrangement profond. Les péchés intimes des boudoirs augustes, il les connaissait tous, certainement ; seule, une discrétion, qui commandait l’estime, l’empêchait d’en parler autrement qu’à mots couverts ; on pouvait deviner, il ne s’y opposait pas ; même il complimentait les auditeurs perspicaces par une espèce de sourire entendu qui signifiait : « Oui, oui, c’est cela, vous avez mis le doigt dessus ; » mais il n’avait rien dit ! Oh ! il s’était bien gardé de rien dire ! Rien, en effet, et cela par la meilleure des raisons peut-être ; de sorte que très souvent on a dû lui apprendre, vraies ou fausses, les nouvelles mêmes dont il paraissait si bien instruit.

Ce rôle le divertissait ; il y était merveilleusement servi par de petits yeux un peu jaunes, qui clignotaient à propos derrière un binocle prudent, par des gestes quelquefois hasardeux comme une confidence, mais qu’il rétractait vivement, comme s’il eût craint de s’être trahi, et surtout par une façon de dire grasse, molle, très lente, embarrassée même, qui, sous un semblant visiblement affecté de ne pas trouver les mots, feignait d’éviter les indiscrétions compromettantes.

Mais ces manières d’être, qui, jointes à sa boutonnière prismatique et à des allures savamment hautaines, lui valaient les égards curieux des touristes de distinction, il se hâtait de s’en défaire dès qu’il mettait le pied dans les salons officiels. Contradiction remarquable et sans doute d’une habileté suprême : le prince Flédro-Schèmyl, homme de cour avec ceux qui ne l’étaient pas, cessait absolument de l’être avec ceux qui l’étaient ; ce diplomate, maître de lui, devenait je ne sais quel impudent bouffon ; un bohème, tout à coup, jaillissait du chambellan ; lui, si correct aux tables des hôtels, c’était le chapeau sur l’oreille, un chapeau tout bossue et sans poils, la cravate débraillée, des boutons de moins au gilet, la culotte usée aux genoux, sa culotte de chambellan ! qu’il traversait les salles des Résidences.

Avec une audace de Triboulet, il ne s’interdisait jamais rien là justement où presque tout est défendu ; traînant un débraillement de viveur cynique à travers l’auguste étiquette, imposant ses impertinences à force d’aplomb canaille. La politique, les intrigues de cabinet, les graves questions de préséance, il s’inquiétait bien de cela en vérité ! Jamais en repos, toujours en verve, conseiller de grosses équipées, infatigable inventeur de farces, il abondait en anecdotes hardies, expliquait au prince héritier de Mersebourg ou de Saxe-Gotha les coulisses des Bouffes-Parisiens, lui recommandait, faute de mieux, une belle fille de brasserie, Ottilia ou Lolotte, à laquelle il se chargeait de le présenter, et, au dessert des repas cérémoniaux, feignant d’être gris bien qu’il n’eût bu que de l’eau rougie, risquait un mot cru à l’oreille de la landgravine, ou lui conseillait pour le prochain bal de la cour, le costume de Mlle Schneider au deuxième acte de la Périchole ! Il était extraordinaire qu’on ne l’eût pas encore fait jeter à la porte par la valetaille des palais. On craignait sans doute de mécontenter les nombreux souverains dont il était chambellan, et l’on se tirait d’embarras par ce mot : « un original ». D’ailleurs, on le trouvait amusant ; et il se sentait si bien en posture de tout hasarder, qu’un matin d’août il osa se baigner, nu, dans la pièce d’eau d’un parc princier, sous les fenêtres mêmes de la duchesse régnante.

Malgré tout cela, à cause de tout cela, si vous voulez, le prince Flédro-Schèmyl passait pour un personnage fort intéressant. Quelques-uns allaient jusqu’à l’aimer, — quelques-unes aussi, disait-on. Pourtant une chose le gâtait un peu. Il se disait Russe ; tout le monde savait qu’il était de race polonaise. « Schèmyl » est circassien ; « Flédro » est lithuanien. Cette double patrie avait quelque chose de fâcheux. On entrevoyait dans le passé du prince je ne sais quel abandon de son pays natal pour une nationalité d’emprunt, un haussement d’épaules devant les cadavres des martyrs, une acceptation souriante des crimes accomplis. Des gens avaient remarqué qu’il se taisait — bien qu’il fût singulièrement bavard — dès qu’on parlait de la Pologne. Au demeurant, homme d’esprit, convive aimable, causeur lettré, ayant même écrit en français plusieurs comédies-proverbes qu’il eut le bon goût et la prudence de ne jamais faire jouer que devant des têtes couronnées.