LE ROI DU NORD

L’ŒUVRE DU GRAND PATRIOTE



L’année 1891 — centenaire de 1791, l’an de deuils, de larmes et de sang pour la vieille France — vient d’étendre, à son seuil, la dépouille mortelle de l’un des enfants les plus grands de la Nouvelle-France : Mgr Labelle, prélat romain, curé de Saint-Jérôme, sous-ministre d’agriculture, apôtre de la colonisation française dans la région Nord du Saint-Laurent, n’existe plus.

Cet homme qui semblait devoir défier les ans et survivre à tous ses contemporains, ce colosse au physique comme au moral, a passé, le quatre, à Québec, à trois heures du matin, terrassé en trois jours par une hernie vieille de plusieurs années et que la gangrène avait faite mortelle en quelques heures.

Aussi, c’est sous le coup d’une profonde émotion que nous venons annoncer à nos compatriotes la mort de ce prélat distingué dont le nom, ici comme en France, représente la patrie canadienne dans tout ce qu’elle a de plus sincère, de plus français, de plus profondément chrétien.

Depuis plus de trente ans, le nom de Mgr Labelle, — ou plutôt, pour lui rendre le titre modeste qu’il a illustré — le nom du curé Labelle a été dans notre province un véritable étendard autour duquel se sont groupés tous ceux qui avaient à cœur la colonisation de nos immenses territoires, le défrichement et la culture de nos belles terres, la conservation, pour notre nationalité, du sol que nos ancêtres ont arrosé de leurs sueurs et de leur sang.

De quelques grandes qualités qu’ait été doué l’homme sympathique dont nous pleurons la perte, quelque renom qu’il se soit acquis dans la science sacrée et la prédication, pour nous, il y a dans cet homme de bien une qualité que nous vénérons par dessus tout, une vertu qui semble primer toutes les autres, c’est celle de citoyen modèle, de patriote véritable, qui se donne tout entier, sans restriction, sans réserve, au service de son pays, dans cette idée humaine et chrétienne à la fois, qui grandit et qui double tous les dévouements.

Car ce n’est pas une œuvre ordinaire qu’a entreprise et qu’a poursuivie le curé Labelle. Dans ce travail immense qu’il s’est imposé, il a eu, dès le début, un désir bien arrêté provenant des deux sentiments les plus nobles qui puissent saisir et faire battre le cœur humain : la religion et la patrie. Et, en somme, ces deux idées, ces deux sentiments ne se réunissent-ils pas dans une seule et même aspiration : le bien, l’avantage, le bonheur de ses semblables ? C’était là le mobile, la pensée constante, disons le mot, l’idée fixe du curé Labelle. Chez lui nulle pensée, nul sentiment d’avantage personnel ; ses compatriotes avant tout, dans leur religion et dans leur province, comme c’est leur droit, comme c’est leur devoir. « Emparons-nous du sol, » peuplons notre pays de bons citoyens, de bons chrétiens. Et ici, ne croyons pas qu’il y eût dans cette aspiration, dans ce désir, quelque pensée étroite, quelque sentiment exclusif. Non, dans cette âme si large, dans ce cœur si vaste, il n’y avait pas de place pour les petitesses.

« Emparons-nous du sol, » c’était bien sa pensée ; mais emparons-nous du sol loyalement, légitimement, sans toutefois faire aux autres le moindre tort. Au contraire, accueillons fraternellement, recevons à bras ouverts tous ces frères de races différentes, mais animés du même désir, qui viennent ici chercher leur pain et celui de leurs familles sous ce soleil d’Amérique qui fait germer et croître tous les grands sentiments et toutes les légitimes libertés.

Voilà quelle était l’idée de ce travailleur à l’âme large et profonde ; voilà quels étaient les sentiments de ce patriote par excellence, auquel son ministère sacré ouvrait les vastes horizons que personne peut-être n’avait rêvés avant lui.

Et c’est ici le moment, il nous semble, de faire disparaître une fausse impression qui existe, non seulement à l’étranger, mais même dans une partie de notre population. On dit assez facilement, et avec une certaine complaisance : Les Canadiens sont rétrogrades, fossilisés, et ils doivent cet état de choses à leur clergé qui les maintient dans la routine et l’immobilité. Et pourtant, voici un membre de ce même clergé, honoré de l’estime et de l’admiration de tous ses confrères, de tous ses supérieures ecclésiastiques, revêtu d’une haute dignité que Rome même lui a conférée, désigné déjà pour les fonctions plus élevées encore. Or qu’a-t-il fait, cet homme, cet humble prêtre qui est censé représenter la rétrogression, l’esprit arriéré ? Il ne s’est pas contenté de répandre partout la parole évangélique, d’exercer son ministère et de prêcher la morale par l’exemple de ses incontestables vertus ; il s’est fait en même temps l’apôtre du progrès dans toutes les sphères légitimes que Dieu a laissées au travail, au génie de l’humanité. Armé de la hache et de la croix — ces deux nobles instruments qui ont fondé si fortement notre nationalité, — il s’est avancé dans les profondeurs de la forêt, appelant sur ses pas les courageux colons qu’il a soutenus de ses paroles, de ses conseils et de ses modestes ressources. Il a ouvert des routes, construit des villages et surtout élevé, partout, dans la solitude, ce clocher qui devient le centre d’un groupe animé de rudes et bons travailleurs, de citoyens honnêtes et forts. Il a fait plus — ce rétrograde, cet arriéré — il a construit des chemins de fer pour permettre à ces enfants de la forêt de sortir de leur retraite et de répandre au loin le produit de leur fécond travail.

Qui ne se souvient de cette entreprise autrefois jugée presqu’impossible, maintenant si florissante ; le « Chemin de fer du Nord » ? Et pourtant, c’est ce prêtre modeste et courageux qui en a été la cheville ouvrière. Un trait entre mille fera connaître la manière dont ce travailleur infatigable poursuivait son œuvre.

C’était vers l’année 1872. Il s’agissait de faire voter par la cité de Montréal un million de piastres pour aider à la construction du « Chemin de fer du Nord » et, par suite, à la construction de l’embranchement de Saint-Jérôme. Le curé Labelle prétendait, avec raison, que la cité de Montréal devait retirer de cette œuvre toutes sortes d’avantages. Elle trouverait un débouché pour ses produits et tirerait en outre, de ces régions le combustible qui lui faisait défaut. Or, un jour d’hiver, à l’époque du jour de l’an, on vit le curé Labelle arriver de Saint-Jérôme à la tête de deux cents de ses habitants qui amenaient chacun un voyage d’érable pour distribuer aux pauvres de Montréal. C’était une façon pratique et généreuse en même temps de montrer à quoi pouvait servir, le cas échéant, le chemin de fer qu’il voulait construire. Ce n’était plus l’assertion si connue :


« C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière ; »


Mais bien :

« C’est du Nord désormais que viendra la chaleur. »

Du reste, c’était bien là le trait frappant du caractère du curé Labelle : l’utilité publique avant tout ; la bienfaisance dans le progrès.

La politique l’inquiétait peu ; les partis ne comptaient guère pour lui. Son gouvernement idéal, — quelles que fussent d’ailleurs ses idées, — était celui qui consentait à l’aider dans sa grande œuvre de colonisation.

Citons un exemple :

Il y a environ quinze jours, un journaliste de ses amis, lui dit en plaisantant :

Eh bien ! monsieur le curé, dites-moi donc sincèrement, combien de fois avez-vous modifié vos opinions sous les divers gouvernements à Québec ou à Ottawa ?

Le spirituel curé lui répondit alors dans le langage imagé des enfants du Nord :

« Mais, mon cher ami, tu sais aussi bien que moi, que le curé Labelle voyage toujours dans la même charrette. La seule différence qui reste dans les moyens de transport, c’est que tantôt il attèle un cheval bleu, tantôt un cheval rouge, voilà tout. » Cette fine repartie caractérise admirablement bien les idées qu’il entretenait en politique.

Il n’avait qu’une sublime ambition : le succès de l’œuvre de la colonisation.

Une autre circonstance qui montre bien la largeur d’idées de Mgr Labelle, son dévouement complet à la mission toute patriotique qu’il avait entreprise, c’est son acceptation du poste si difficile de sous-ministre de l’agriculture et de la colonisation.

Il avait travaillé auprès de tous les gouvernements qui se sont succédé, pour faire fructifier son œuvre de prédilection. À l’avènement du gouvernement Mercier, il reprit sa tâche comme si aucun changement n’était survenu. Mais il se trouva tout à coup en face d’une situation qu’il n’avait pas prévue. — « Vous connaissez, lui dit-on, votre œuvre encore mieux que nous ; vous savez exactement ce qu’il vous faut pour la conduire à bonne fin ; alors, simplifiez le travail. Acceptez un poste honorable que nous vous offrons ; vous agirez à votre guise, vous ferez ce que vous croirez convenable, et nous ratifierons ce que vous aurez fait. »

Il était difficile d’entrer plus complètement dans les plans du curé Labelle. Aussi, muni de la permission de son ordinaire, il se hâta d’accepter cette offre avantageuse.

La personnalité du curé Labelle était tellement liée à la cause de la civilisation que, non seulement sa nomination au poste élevé de sous-ministre n’a pas provoqué le tumulte et l’émoi qu’aurait causé en toute autre circonstance l’introduction de la soutane dans la politique, mais qu’aujourd’hui on est plutôt étonné que la chose n’eût pas été faite depuis longtemps, tant elle semble naturelle et louable.

C’est ce que M. Mercier a saisi du premier coup d’œil. Ayant à organiser un nouveau département administratif spécialement voué à l’agriculture et à la colonisation, quel homme plus compétent pouvait-il s’associer dans cette œuvre, sinon celui que tout le monde, ses adversaires comme ses amis, avait appris depuis des années à appeler l’apôtre de la colonisation ?

On sait comment il a su répondre, depuis, à cette marque de haute confiance.

Oui, tout le monde sait, en effet, que celui-ci travaille depuis des années, que de fait il a consacré sa vie d’apôtre à l’œuvre nationale de la colonisation du Nord. Depuis longtemps il mûrissait dans sa tête tout un vaste ensemble de projets de réforme en vue d’assurer le plus rapide établissement des régions inexploitées de la province. Ce n’était pas d’hier, par exemple, qu’il prêchait aux gouvernants l’abolition de la réserve forestière qui privait le colon de vendre un arbre de sa terre, tout en le condamnant en même temps à faire une quantité déterminée de défrichement, à peine de perdre tous ses droits, — c’est-à-dire à brûler sur place du bois dont il aurait pu retirer sa subsistance en attendant sa première récolte. C’était là une entrave sérieuse à la colonisation, une loi qui excluait les colons sérieux, mais trop pauvres pour supporter une telle perte de temps, et réservait ainsi le domaine public au capital, — c’est-à-dire aux spéculateurs. Ce n’était pas de la colonisation, mais de la spéculation, qu’un pareil système. Aussi, voyait-on le curé Labelle, toujours sur la brèche, revenir chaque année rencontrer la législature, passer d’un cabinet de ministre à l’autre, plaider sans relâche pour ses chers colons, adresser aux députés des harangues toutes chaudes de patriotisme et de dévouement. Que ne pourrions nous pas dire encore de la création de l’ordre du mérite agricole, due en grande partie à l’initiative patriotique du député ministre !  !  !

Enfin, pour terminer sur ce sujet, Mgr Labelle, a en outre marqué son passage au ministère de l’agriculture par la loi des cent acres de terre accordées à titre de dédommagement aux pères de familles qui ont douze enfants.

Ne serait-ce qu’a cause de cette loi, les mères de familles canadiennes chériront pendant longtemps la mémoire de ce saint prêtre qui, le premier a songé à récompenser les services rendues par elles à la nationalité canadienne, en donnant des enfants à la patrie.

Maintenant, pendant que la charité du Père Labelle se déployait sous tant de formes pour servir les intérêts de ses compatriotes, on sait qu’il apportait une négligence extrême aux soins de ses propres intérêts, à son confort même.

On raconte à ce sujet qu’alors qu’il était déjà sous-ministre, un brave homme de protestant, qui demeure à Québec, choqué dans ses idées de convenance officielle, à la vue de la soutane râpée du fonctionnaire, lui fit présent de $30 pour s’acheter une soutane neuve. Le curé était d’un caractère trop noblement fier pour s’offusquer de cette offre pécuniaire. Il accepta cet argent avec toute la simplicité d’un grand chrétien ; seulement, il le distribua aux pauvres et il continua à porter sa vieille soutane.

Le Québecquois dont nous venons de parler, le rencontrant à quelques jours de là, toujours vêtu de la même manière, jura que le curé n’aurait pas le dernier mot. Il commanda donc chez son tailleur une superbe soutane et l’envoya au sous-ministre, le priant de bien vouloir l’accepter.

Mgr Labelle eût bien voulu donner ce vêtement à quelque prêtre bien moins partagé que lui, sous le rapport des biens terrestres ; mais il n’en connaissait pas un seul qui eût ses formes colossales ; force lui fut donc de garder pour lui sa soutane neuve et de la porter.

Les Anglais disent, sous forme de proverbe, que « la première charité s’exerce dans la famille, » — first charity begins at home. Le Père Labelle mit ce dicton en proverbe, en entourant des soins les plus tendres sa vieille mère qui, âgée aujourd’hui de 86 ans, pleure celui qu’elle continuait à nommer son enfant, bien qu’il fût revêtu de la pourpre de prélat. On aurait dit que l’amour qui brûlait dans ce grand cœur pour l’humanité entière, trouvait un charme tout particulier à se manifester principalement par les attentions dont il entourait sa vieille mère.

Nous nous rappelons de plus, le travail immense qu’il a fait depuis une quinzaine d’années, auprès des gouvernements pour faire réussir les projets auxquels il s’était doué corps et âme ; nous nous souvenons aussi, avec un sentiment de légitime fierté, quelle aide puissante il a reçue dans cette circonstance, de celui qui occupe aujourd’hui si dignement la haute charge de lieutenant gouverneur de la province, et qui était alors un des membres distingués du cabinet provincial.

Il nous serait impossible, dans ces quelques notes jetées à la hâte sur le papier, d’apprécier dignement et à sa valeur l’œuvre à laquelle a été consacrée tout entière cette existence si remplie de hautes pensées et de fécond travail. Qu’il nous suffise de dire que cette œuvre a eu son retentissement non seulement ici, mais en Europe, en France surtout. M. Rameau de Saint-Père, MM. Élisée et Onésime Reclus, George De Manche, ces amis sincères du Canada, et de la province de Québec plus particulièrement, ont tour à tour rendu ample justice au travail si intelligent et si patriotique du regretté défunt.

Du reste, le séjour qu’a fait en France le curé Labelle pendant l’année qui vient de finir, a justement mis en lumière ses hautes qualités et le caractère tout patriotique de la tâche qu’il avait entreprise et à laquelle il s’est dévoué avec tant de persévérance et de succès. On a reconnu avec bonheur, dans cette belle France que nous aimons tant, ce type si admirable du « Franc » sans dol et sans peur, cet homme qui a résumé si pleinement l’idée du Gesta Dei per Francos. Partout, il a été accueilli à bras ouverts, reçu comme un ami, comme un frère, et, — nous le disons avec un juste orgueil, — comme le plus digne représentant de notre race et de notre religion.