Le Roi des Animaux
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 817-856).
LE
ROI DES ANIMAUX

Le roi des animaux, ce n’est pas le lion : c’est l’homme. Tel est, en effet, le titre que l’homme s’est donné à lui-même, et à bon droit, ce semble. Il a même imaginé un règne spécial qu’il a appelé le règne humain. Nous allons examiner jusqu’à quel point cette prétention à l’empire est justifiée ou chimérique, et dans quelles limites elle peut et doit s’exercer.


I

Au milieu du XVIe siècle, un naturaliste français qui avait beaucoup voyagé, beaucoup étudié, beaucoup réfléchi, Petrus Bellonius, Pierre Belon (du Mans) de son vrai nom, eut une idée géniale[1]. Après avoir dessiné le squelette de l’homme, il plaça en face le squelette d’un oiseau, compara le crâne de l’un au crâne de l’autre, les membres de l’un aux membres de l’autre, et démontra, par le dessin plus encore que par le texte explicatif, que c’étaient mêmes os et même conformation générale. « L’affinité est grande des uns aux autres, dit-il, et la comparaison du portraict des os humains montre combien le portraict des os de l’oyseau en est prochain. »

Ainsi, qu’il s’agisse de l’oiseau ou de l’homme, c’est un même type, une même organisation. Entre l’ossature d’un homme et l’ossature d’un oiseau il est des différences, mais il n’est pas de dissemblance essentielle. Cette conception grandiose, trop profonde pour le XVIe siècle, passa alors à peu près inaperçue, et il faut en venir jusqu’à Cuvier pour trouver plus nettement exprimée l’idée de types fondamentaux communs à toute une série d’êtres. De fait, la notion d’un type uniforme est maintenant devenue banale : il n’est pas un aspirant bachelier qui ne la possède. Toute une science s’est fondée sur la comparaison des divers types de la série animale. Il existe aujourd’hui une science qui s’appelle la morphologie générale, et qui enseigne que, dans toute la série des êtres, on passe par les variations d’un seul et même type d’être. Le squelette de l’homme et le squelette d’un mammifère quelconque sont parfois tellement analogues qu’il faut, pour les distinguer, être déjà quelque peu versé dans l’anatomie. On passera facilement des mammifères aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles et aux poissons. Le même type se retrouve toujours : des vertèbres, surmontées d’un crâne plus ou moins large ; deux membres attachés au thorax ; deux membres attachés au bassin. Voilà ce qu’on trouve chez tous les vertébrés, qu’il s’agisse de l’homme, du singe, de l’aigle, ou de la grenouille.

Par son squelette, l’homme est animal au même titre que le singe, l’aigle et la grenouille.

En est-il autrement des autres organes ? Qui oserait le prétendre ? Le tube digestif ne varie que par des détails anatomiques de peu d’importance. Un estomac d’homme et un estomac de chien se ressemblent à ce point qu’on peut s’y méprendre. Quant au cœur, il est, chez l’un et l’autre, formé de quatre cavités qui ont exactement les mêmes rapports et les mêmes fonctions. On pourrait même, quelque étrange que paraisse cette supposition, concevoir un homme qui vivrait avec un cœur de chien ou un cœur de cheval ; la circulation du sang se ferait chez cet homme-là aussi bien que chez tout autre. On pourrait encore lui supposer un poumon d’âne ou un poumon de veau : il respirerait aussi bien qu’avec son poumon d’homme.

Les tissus homologues sont chez tous les êtres vivans de même nature, ou peu s’en faut ; et leur conformité est étonnante. Muscle de cheval, de bœuf, de chien ou d’homme, c’est toujours le même tissu. Os, glandes, foie, nerfs, tous ces tissus se ressemblent dans la série animale. Entre le sang de l’homme et le sang d’un autre vertébré il n’est que des différences insignifiantes. Ce sont toujours de petits globules rouges nageant dans un sérum peu coloré. La forme est la même ; et la composition chimique est la même aussi, comme toutes les analyses le prouvent. Ce qui démontre l’extrême ressemblance des deux liquides, c’est qu’on peut remplacer notre sang humain par du sang de mouton ou du sang de veau. Qu’un homme, épuisé par des hémorragies répétées, soit sur le point de succomber, la vie reparaîtra comme par miracle si l’on fait la transfusion du sang. Un moribond renaît si l’on injecte dans ses veines du sang de mouton ou du sang de veau. Il y a donc une bien étonnante analogie entre le sang de l’homme et le sang du veau, puisque le sang de veau peut, dans l’organisme humain, fonctionner comme du sang d’homme. D’ailleurs les chimistes n’ont pas pu constater de différence, et le microscope lui-même est presque impuissant à faire de distinction. Les médecins légistes m’ont pas encore trouvé de méthode précise qui leur permette de dire avec certitude si tel linge taché de sang a été maculé par du sang humain ou par du sang d’un autre animal.

Cœur, poumon, foie, estomac, sang, œil, nerfs, muscles, squelette, tout est analogue chez l’homme et les autres vertébrés. Il y a moins de différence entre un homme et un chien qu’entre un chien et un crocodile ; il y a moins de différence entre un homme et un crocodile qu’entre un crocodile et un papillon.

Les découvertes des naturalistes établissent sur des bases chaque jour plus solides cette vérité profonde qu’Aristote, le grand maître ès choses de la nature, avait si bien exprimée : Nature ne fait point de saults. De perpétuelles transitions sont entre tous les êtres divans. De l’homme au singe, du singe au chien, du chien à l’oiseau, de l’oiseau au reptile, du reptile au poisson, au mollusque, au ver, à l’être le plus infime placé aux dernières limites du monde organique et du monde inanimé, nul passage brusque. C’est toujours une dégradation insensible. Tous les êtres se touchent, formant une chaîne de vie qui ne paraît interrompue que par suite de notre ignorance des formes éteintes ou disparues.

Dans cette hiérarchie des êtres, l’homme s’est donné le premier rang, il est au premier rang, soit ; mais il n’est pas hors rang. Par les fonctions comme par la structurale ses organes, l’homme est animal aussi bien cpie le ver ou l’oiseau. Non-seulement il est impossible de faire de l’homme, dans le règne animal, un être à part, mais encore, entre les animaux et les végétaux, on ne peut préciser la limite : on ne peut plus retrouver la démarcation profonde à laquelle on croyait jadis comme à un article de foi. Certes le bon sens vulgaire distinguera dès l’abord un chêne, qui est une plante, d’un chien, qui est un animal. Mais si l’on veut aller plus loin, de manière à atteindre tes dernières limites de la vie, et examiner des êtres moins proches de nous que le chien ou la tortue, on ne trouvera plus de caractères qui soient propres à l’animal et qui manquent à la plante. Car, d’une part, il est des plantes, comme les algues, qui se reproduisent au moyen de corpuscules très agiles, et, d’autre part, il est des animaux, qui, pendant presque toute la durée de leur existence, restent immobiles, insensibles en apparence, n’ayant même pas, comme la sensitive, la faculté de se soustraire par un brusque mouvement aux injures extérieures.

On a dit que la matière verte qui colore les feuilles est particulière au règne végétal ; cependant quelques plantes sont dépourvues de chlorophylle, comme les champignons, tandis que certains animaux possèdent, aussi bien que la généralité des plantes, une coloration verte due à cette même substance chimique. Les microbes universellement disséminés dans la nature, sur lesquels les mémorables découvertes de M. Pasteur ont fait connaître tant de détails importans et qu’il a démontré être un des facteurs les plus importans de l’évolution des animaux supérieurs, ces microbes, dis-je, sont probablement des végétaux. Mais il a fallu de longs efforts pour établir cette opinion. Pendant longtemps on a cru que les microbes étaient des animaux, et l’erreur était bien permise ; car les microbes sont très mobiles et paraissent sensibles. Si l’on cherche un signe précis qui sépare l’animal du végétal, on ne le trouve pas. Il n’est pas de caractère différentiel absolu entre l’animal et le végétal.

Ainsi, d’une part, l’homme et les animaux sont reliés par une chaîne sans fin ; d’autre part, il n’est pas de limite qui sépare le règne animal du règne végétal. Plus on étudie la nature, plus on trouve d’analogies entre les êtres vivans. Tous, quels qu’ils soient, par cela seul qu’ils sont vivans, sont doués de propriétés très semblables, et, si, pour le vulgaire, la distinction est nette, pour le savant qui veut approfondir les faits, cette distinction n’existe pas. Toutes les tentatives faites pour séparer l’homme des animaux ont été jusqu’ici infructueuses. A ceux qui oseraient soutenir ce paradoxe que l’homme est un être à part, une sorte de demi-dieu, différent des animaux qui l’entourent, à ceux-là on pourrait rappeler le mot de cet empereur romain qu’on adorait à l’égal d’une divinité et qui raillait ; ses adorateurs : Les miens serviteurs, disait-il, qui visitent ma garde-robe, savent bien que je ne suis pas un dieu. Il est impossible de supposer que l’homme vit autrement que les autres êtres vivans. Le sang circule de la même manière : l’air est respiré dans les mêmes proportions et par le même mécanisme. Les alimens sont de même nature, et ils sont transformés dans les mêmes viscères par les mêmes opérations chimiques.

Les parasites qui vivent dans l’intestin ou dans le sang des animaux peuvent se transmettre à l’homme et vivre tout aussi bien dans l’estomac ou le sang de celui-ci. Ce qui est mortel pour un animal est mortel pour l’homme, et réciproquement. Le curare, la strychnine, l’arsenic, le chloroforme, l’oxyde de carbone, tous les poisons de l’animal sont aussi poisons pour l’homme. Pour vivre il nous faut, comme à eux, de l’air et des alimens. L’homme meurt d’asphyxie ou d’inanition tout à fait comme peuvent mourir d’asphyxie ou d’inanition un chat ou un singe. De là la légitimité de la physiologie expérimentale. Quand nous faisons quelque expérience sur un animal, nous savons fort bien que les résultats en seront applicables à nos semblables. Si l’on a bien déterminé les conditions de l’asphyxie ou de l’inanition chez un chien ou un lapin, on peut en toute rigueur appliquer à l’homme, sans faire d’expérience sur l’homme, ce qui a été démontré vrai pour le chien ou pour le lapin.

Nous portons en nous, marqués en caractères saisissans, les signes de notre animalité. Les traits en sont si nets qu’il n’y a pas d’erreur possible quant à la signification des organes homologues. Ni les enfans, ni les animaux ne s’y trompent. Un enfant de deux ans sait déjà, sur une image, reconnaître l’œil d’un chien, l’oreille d’un lapin, la bouche d’un cheval ; car, dans sa petite intelligence, il a déjà établi l’homologie de l’œil, de l’oreille et de la bouche des animaux avec ce qu’on lui a appris être son œil, son oreille et sa bouche.

Ce n’est pas seulement dans la vie que l’homme est animal, c’est aussi dans la naissance et dans la mort. Le roi de la création, au moment où il apparaît à la lumière du jour, est un pauvre être infirme, vagissant, difforme, qui ne diffère pas d’un animal nouveau-né. Il est un peu plus débile, et voilà tout. C’est par les mêmes phénomènes que le petit homme, le petit chien et le petit lézard sont conçus et se développent. Dans les premières phases de leur état embryonnaire, ils se ressemblent à ce point que nul anatomiste ne pourrait faire la différence. Un embryon de lézard et un embryon d’homme ont absolument les mêmes formes. Et dans la mort même, quelle analogie ! Il n’est pas deux manières de mourir, l’une pour le demi-dieu homme, l’autre pour l’humble animal. Le demi-dieu et l’humble animal périssent de la même façon. Le cœur s’arrête, la respiration cesse, le système nerveux perd ses propriétés ; puis les atomes chimiques qui constituent le corps se dissocient et retournent à d’autres combinaisons. Le carbone et l’oxygène du corps de l’homme ne sont pas d’une autre essence que le carbone et l’oxygène du corps des autres animaux.

Parfois cependant on a essayé d’indiquer, dans l’organisation humaine, des caractères différentiels fondamentaux permettant d’établir une ligne de démarcation profonde entre l’homme et l’animal.

On a dit d’abord que le cerveau de l’homme était à ce point développé que nul être, pour les dimensions et le poids de l’encéphale, ne peut être comparé à nous, même de loin. Cela est vrai assurément ; mais cette différence n’est pas telle qu’elle suffise pour constituer un nouveau règne. Le cerveau d’un singe, ou d’un chien, ou d’un chat, représente, dans son ensemble, à peu près la disposition générale du cerveau humain. L’anatomie comparée a parfaitement démontré l’homologie de toutes les parties. Dans tous les cerveaux de mammifères il y a un corps calleux, des ventricules, des tubercules quadrijumeaux, des couches optiques ; toutes régions anatomiques dont les noms barbares ne sont pas à mentionner ici. Il suffira au lecteur de savoir que le plan général est le même, et que l’anatomiste qui a très bien étudié le cerveau du singe connaît d’une manière passablement exacte l’anatomie du cerveau de l’homme.

Les circonvolutions constituent dans l’appareil cérébral de l’être humain l’élément qui a pris le plus d’importance ; et c’est surtout par les circonvolutions que le cerveau de l’homme diffère du cerveau des autres vertébrés. Cependant, sur l’encéphale du chien, on distingue le plan primitif, et comme l’ébauche, des circonvolutions si compliquées et si profondes de l’homme adulte. En passant de l’animal à l’homme, l’organe s’est perfectionné, s’est agrandi, s’est diversifié ; mais il est resté le même organe.

Parce que le cerveau de l’homme est plus volumineux et plus riche en circonvolutions que le cerveau d’un animal quelconque, ce n’est certes pas une raison suffisante pour faire de l’homme un être à part. Raisonner ainsi, ce serait aussi peu scientifique que de faire des kanguroos un règne à part, parce qu’ils ont une queue volumineuse qui leur sert de base de sustentation et sur laquelle ils s’appuient pour faire des bonds prodigieux. La girafe est douée d’un cou démesurément long, relativement aux dimensions de son corps et de sa tête. Le nez est remplacé chez l’éléphant par une trompe, dont la longueur est énorme, et on ne trouverait aucun organe analogue chez les autres êtres. Toutefois personne n’aura l’idée d’imaginer le règne des kanguroos, ou le règne des girafes, ou le règne des éléphans. On ne pensera même pas à faire de chacun de ces animaux une classe toute spéciale, par cela seul qu’un de leurs organes a pris un développement extrême. Eh bien ! il faut raisonner de la même manière pour l’homme. Son cerveau est très large, très lourd, sillonné de circonvolutions nombreuses, profondes et compliquées ; mais le grand développement de cet organe ne permet pas de classer l’homme en dehors des autres êtres.

Le naturaliste, lorsqu’il veut grouper les êtres, établit ses classifications d’après les caractères généraux, et non d’après tel ou tel caractère particulier. Le meilleur exemple que nous puissions donner à cet égard est celui des poissons électriques. On sait que certains poissons sont doués de la bizarre propriété de produire de l’électricité, alors que dans la nature nuls autres êtres ne peuvent accomplir cette fonction. Tout le monde a entendu parler de la torpille, qui, lorsqu’on la touche, donne à son imprudent agresseur une violente secousse électrique. Il y a là un phénomène physique bien spécial et bien caractérisé. Cependant aucun naturaliste n’a jamais songé à se servir de cette fonction étonnante comme d’un caractère propre à séparer la torpille des autres poissons. Il ne s’est pas trouvé de savant pour établir le règne, l’ordre, ou la classe des animaux électriques. La torpille ressemble beaucoup à la raie : aussi la place-t-on dans l’échelle zoologique à côté des raies. C’est en vain qu’elle possède une propriété toute spéciale ; celle de faire jaillir de son corps une étincelle électrique ; on ne va point la classer avec les autres poissons électriques et à part des autres poissons.

Ainsi, pour séparer l’homme des animaux, il ne suffit pas d’établir que le cerveau de l’homme est plus gros que le cerveau des animaux.

On invoque aussi un autre caractère physique, moins essentiel encore. Chacun connaît ces deux médiocres vers d’Ovide :

Os homini sublime dedit, cœlumque tueri
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus.


L’homme seul pourrait regarder le ciel en face ; mais l’argument est peu démonstratif. N’y a-t-il pas des animaux, comme les araignées, par exemple, et beaucoup d’insectes, qui ont les yeux placés au sommet de la tête, de manière à regarder le ciel bien plus facilement que les pauvres humains ?

L’homme est, dit-on encore, le seul des mammifères qui marche sur deux pieds. Voilà encore un mauvais caractère de classification. Qu’on se souvienne de l’argument de Diogène. Un grand philosophe ayant défini l’homme : un animal à deux pieds et sans plumes, Diogène prit un coq, le pluma, et le jeta dans les jambes du philosophe en lui disant : Voilà un homme. Ni la situation des yeux, ni la marche bipède, ne peuvent donc être des élémens raisonnables de classification. Surtout qu’on ne dise pas que cela crée un abîme, puisqu’il suffirait de prouver que certains singes marchent sur deux jambes au lieu de se tramer à quatre pattes, pour enlever à l’homme sa prééminence exorbitante.

À vrai dire, la plupart des savans reconnaissent que, par ses caractères physiques, l’homme est un simple animal. Mais cet animal serait doué de certaines facultés mentales prodigieusement différentes des facultés mentales des animaux. Certes, dit-on, un singe ressemble, par sa forme physique, à un homme ; mais entre le singe et l’homme il y a une telle différence d’intelligence, de moralité et de raison, qu’il faut placer ces deux êtres dans des règnes distincts. Ainsi l’homme est sociable, il sait faire du feu, il adore un Dieu ou des dieux, il parle, il peut transmettre à ses descendans les progrès qu’il a accomplis. Rien de tout cela n’existe chez les animaux.

Voilà les objections : voilà les argumens. Nous allons montrer qu’ils peuvent se ramener à un seul argument, très important, sans doute, mais enfin qui ne paraît pas absolument décisif : c’est que l’intelligence de l’homme est supérieure à celle des autres êtres.

Laissons d’abord de côté la sociabilité. Aristote avait défini l’homme : un animal politique, c’est-à-dire sociable. Mais bien des êtres sont sociables. On trouve chez beaucoup d’espèces animales des formes sociales organisées sur un plan très savant. On pourrait, à ce propos, parler des éléphans, des castors, des abeilles ; qu’il suffise de rappeler l’étonnante organisation des sociétés de fourmis. Tout le monde sait qu’il y a là de véritables institutions politiques, et que chez bien des peuplades sauvages ou civilisées on ne trouverait rien d’aussi parfait. Dans certaines fourmilières, il y a une reine, entourée de quelques mâles dont le rôle est de perpétuer l’espèce. A côté de cette aristocratie vivent de nombreux individus, parqués en castes distinctes, et chargés de veiller au salut public. Il y a des soldats armés de puissantes mandibules, il y a des ouvriers qui creusent la terre et établissent des galeries, il y a aussi des esclaves et des gardiens de ces esclaves, avec des exploitations agricoles et un véritable bétail, constitué par les pucerons. Tous ces individus, soldats, ouvriers, agriculteurs, accomplissent leur fonction sans hésitation et sans défaillance. Si quelque péril menace la société, on voit aussitôt chaque citoyen courir à son poste, et remplir résolument le rôle qui lui est assigné. Trouverait-on chez les sauvages de la Patagonie ou de la Tasmanie des institutions aussi savantes, des sociétés politiques aussi parfaites que dans les humbles républiques de fourmis ? Quant à ce qui est de faire du feu, il est évident qu’aucun animal n’a atteint un degré d’intelligence suffisant pour exercer cette industrie. D’ailleurs on pourrait citer d’autres exemples tout aussi probans. Tailler des pierres ou des morceaux de bois, manier une arme de jet, se tisser des vêtemens : voilà des témoignages d’intelligence que semblent donner les sauvages, même les plus incultes, et qu’aucun animal, même le plus civilisé, n’est en état de fournir.

Si le fait de tailler des pierres, de lancer des flèches, d’allumer du feu, était une caractéristique de tout être humain, il s’ensuivrait que tout être humain doit jouir de cette faculté, à l’exclusion de tout animal. Mais s’est-on bien assuré que tous les sauvages sont capables de ces primitives industries ? A-t-on acquis la preuve formelle que nul animal ne peut allumer du feu, tailler des pierres ou lancer des flèches ? Si l’on vient un jour à découvrir dans quelque forêt du Congo un singe qui sait lancer des flèches, il faudra donc considérer ce singe comme un homme ; ce qui sera tout simplement absurde. Réciproquement, si quelque explorateur découvre, dans la Nouvelle-Guinée ou ailleurs, une peuplade où l’art d’allumer du feu et de cuire les alimens soit inconnu, il devra considérer cette peuplade, fût-elle absolument humaine, comme une troupe de singes. On pourrait, je pense, trouver encore bien d’autres caractères différentiels tout aussi peu démonstratifs. En accumulant ainsi toutes les preuves d’intelligence que l’homme seul peut fournir, qu’est-ce donc affirmer, sinon que l’intelligence de l’homme, même le plus grossier, est supérieure à l’intelligence de l’animal, même le plus intelligent ?

Voilà une affirmation incontestée, et qui est même si évidente qu’il n’est pas intéressant de l’établir. Mais elle importe peu dans la question qui nous occupe. Ce qu’il faudrait prouver pour creuser un abîme entre l’homme et l’animal, c’est que l’animal est totalement dépourvu de toute espèce d’intelligence, alors que l’homme est, partout et toujours, pourvu d’une intelligence supérieure.

Or cette double proposition est manifestement erronée. De même qu’il y a des animaux dont la vue est extrêmement perçante et d’autres qui sont presque aveugles, de même il y a des animaux très intelligens, comme l’homme, et des animaux peu intelligens, comme la carpe. Mais la plus ou moins grande somme de puissance intellectuelle ne permet pas mieux une classification zoologique que la plus ou moins grande acuité de la vision. Si l’on classait les animaux d’après l’intelligence, on arriverait à construire un édifice des plus disparates. Le singe, l’éléphant et le chien seraient placés ensemble, tous trois immédiatement après l’homme ; puis on aurait un deuxième groupe dans lequel il faudrait mettre : fourmi, perroquet, araignée et chat. Suivant ses tendances et ses goûts, chaque naturaliste ferait son petit classement particulier : au dernier rang de l’échelle réunirait-on le lapin, la carpe et le hanneton ? Qui ne comprendra l’absurdité d’un pareil système ? Classer les animaux d’après l’intelligence, c’est tout aussi peu rationnel que de les classer d’après la couleur du poil, la dimension des yeux, ou le nombre des vertèbres.

Et puis, quand on parle de l’intelligence de l’homme, de quel homme parle-t-on ? Est-ce d’un malheureux sauvage ou d’un homme de génie ? Est-ce de Newton ou d’un Patagonien ? Dans la série des êtres humains apparaissent tous les degrés de l’intelligence. Certes, entre l’intelligence de Newton, qui s’élève aux plus hautes abstractions de la science la plus abstraite, et celle d’un pauvre sauvage, qui ne peut même pas compter jusqu’à cinq, existe un abîme plus grand qu’entre l’intelligence de ce sauvage et celle d’un singe, ou d’un chien, ou d’un éléphant. Cependant, malgré la prodigieuse distance qui sépare Newton et le Patagonien, ils sont, l’un et l’autre hommes au même titre. Il faut les comprendre dans la même espèce animale, et on doit ranger dans l’humanité aussi bien les plus grossiers sauvages que les plus grands mathématiciens.

On a donné encore d’autres argumens. On a dit que l’homme seul peut distinguer le bien et le mal, et que l’idée de devoir, générale à tous les hommes, est inconnue à tous les animaux. Hélas ! la distinction du bien et du mal est tellement obscure dans la pensée des plus grands mêmes parmi les hommes, qu’il est imprudent de prendre cette notion compliquée et confuse comme un caractère distinctif. Qu’est-ce que le bien absolu ? qu’est-ce que le mai absolu ? Un sauvage a-t-il l’idée d’un bien absolu, ou d’un mal absolu ? Savons-nous à quelles naïves et enfantines conceptions il rattache les idées morales qu’il a peut-être, et ne perdrait-on pas son temps à lui expliquer que le devoir, c’est le grand impératif catégorique ? En revanche, savons-nous si chez les animaux il n’y a pas quelque vague notion du juste et de l’injuste ? Voilà bien des questions qui se posent, et que les sages, j’imagine, n’oseraient pas résoudre. Ce qui est certain, c’est que ces notions obscures constitueraient un bien mauvais guide de classification. Quel serait l’embarras du zoologiste qui voudrait s’en servir pour faire son classement ? Jusqu’ici, on a procédé plus simplement ; on s’est contenté de grouper les animaux d’après leurs affinités naturelles et d’après leurs formes extérieures.

Il ne semble pas qu’on doive attacher plus d’importance à cette faculté, qu’on dit propre à l’homme, d’adorer un Dieu et d’encenser des idoles. En effet, la croyance à des êtres supérieurs existe probablement chez le chien ou chez l’éléphant. Le chien vénère son maître, et l’éléphant son cornac, comme de véritables dieux. Ils croient à leur puissance, dont ils connaissent les terribles effets sans les comprendre : et, mentalement, ils les révèrent avec la même frayeur que fait un pauvre sauvage pour Parabavastu. Au demeurant, il existe un certain nombre de peuplades incultes dépourvues de toute idée religieuse ; et il faut une forte dose d’esprit synthétique pour assimiler le stupide fétichisme des nègres de l’Afrique centrale à l’idée qu’un penseur peut concevoir du grand Tout. Quelle ressemblance trouvera-t-on entre l’idée que Malebranche ou Spinoza se font de Dieu et la sotte conception qu’un esclave nègre a de Mamajombo ? L’adorateur de Mamajombo forme des idées se rapprochant des vagues craintes d’un chien de chasse, qui suit de l’œil le fusil et le fouet de son maître, beaucoup plus que des hautes spéculations de Malebranche ou de Spinoza.

Supposons même que tout homme ait une intelligence égale à celle de Newton. Même en accordant cette magnifique intelligence à tous les hommes, faudra-t-il les classer dans un règne à part et en faire des êtres spéciaux, distincts de tout animal. A mon sens, ce serait impossible ; car dans l’intelligence de Newton il n’est rien qui ne se trouve, quoique à un état d’extrême abaissement, dans l’intelligence d’un animal. Chez l’animal, il y a déjà en germes les plus grandes forces de l’intelligence de l’homme. La mémoire, le jugement, la sensibilité, existent déjà. Des exemples qui témoignent avec éclat de l’intelligence des animaux ont été cités trop souvent et dans trop de livres pour que nous exposions ici les nombreuses anecdotes qu’on peut raconter à cet égard.

Comme l’homme, l’animal est intelligent, mais à un degré inférieur. Ce n’est pas la qualité qui diffère, c’est la quantité. Le cerveau de l’animal est petit, et son intelligence est petite ; le cerveau de l’homme est grand et son intelligence est grande. Voilà toute la différence.

Le fait d’être très intelligent est un caractère particulier, aussi bien que le fait d’avoir la vue très perçante ou l’odorat très fin. Quelle valeur peuvent avoir, pour une classification, pareils caractères ? Le chien, par exemple, a un odorat développé à ce point que nous ne pouvons guère le comparer à notre grossier odorat. Nous avons peine à comprendre qu’un épagneul puisse, dans une prairie, sentir sur les betteraves ou les luzernes les émanations d’un lièvre qui a passé par là il y a deux heures. Mais cette extrême finesse de l’odorat ne fera jamais classer le chien hors rang ; et il en serait encore ainsi, même si les autres animaux étaient dépourvus d’odorat. Pareillement l’extrême intelligence de l’homme ne peut servir à classer l’homme hors rang, à supposer même que les autres animaux soient totalement dépourvus d’intelligence.

Ne parlons que pour mémoire d’un autre caractère qui a été donné, à savoir la croyance à une seconde vie et à l’immortalité de l’âme. En effet, chez bien des peuples, même très avancés en évolution, il n’existe aucune trace de la croyance à l’âme immortelle. Les Juifs, par exemple, qui forment certainement une des races supérieures de l’humanité, n’admettent que depuis une époque relativement moderne l’existence d’une seconde vie. Nulle part, dans les première livres de la Bible, on ne trouve notion de l’âme immortelle. Faut-il donc excepter les Juifs du règne humain, parce qu’ils n’avaient pas conçu cette idée, venue de l’Egypte, que l’homme se survit à lui-même, et que l’âme n’est pas anéantie quand le corps cesse de se mouvoir ?

Tous ces caractères de classification par les idées intellectuelles sont mauvais, douteux et insuffisant On ne peut établir de bonne classification que d’après les caractères tirés de la forme générale des organes. Quoi qu’on fasse, il sera toujours impossible de prendre une fonction pour base d’une classification zoologique. C’est par la forme des organes, et non par le rôle qu’ils jouent qu’on fait des classes et des espèces. Les deux sciences qui me sont le plus chères, la physiologie et la psychologie, dont je n’aurais garde de médire, ont toujours été de mauvais guides pour le zoologiste. En fait de classification, l’anatomie doit avoir le premier et le dernier mot.

Reste maintenant le dernier argument qu’on allègue en faveur du règne humain. On a dit que ce qui caractérise l’homme, c’est la parole articulée et le langage :

Quel est ton sort, dis-moi ?
— D’être homme et de parler.


répond Molière avec Sosie. Vraiment la définition n’est pas mauvaise. Tous les êtres humains parlent : nul animal ne possède le langage. Il y a là une différence considérable qu’il ne faut pas chercher à diminuer. Mais, si importante que soit la fonction du langage, elle ne constitue pas encore cet abîme, cet hiatus infranchissable, que nous avons vainement cherché jusqu’ici entre l’homme et l’animal.

Un des plus illustres collaborateurs de cette revue, M. de Quatrefages, celui-là même qui a défendu avec le plus d’éloquence et de passion l’idée d’un règne humain, reconnaît que le langage de l’homme et la voix des animaux représentent une fonction très analogue. « Il n’y a chez nous, dit-il, qu’un perfectionnement immense, mais rien de radicalement nouveau. Dans les deux cas, les sons traduisent des impressions, des pensées personnelles, comprises par les individus de même espèce. Le mécanisme de la phonation, le but, le résultat, sont au fond les mêmes. Il est vrai que le langage des animaux est des plus rudimentaires et pleinement en harmonie, sous ce rapport, avec l’infériorité de leur intelligence… Tel qu’il est pourtant, ce langage suffit aux besoins des mammifères et des oiseaux, qui le comprennent fort bien. »

Si nous avons donné l’opinion de M. de Quatrefages, c’est précisément parce que cet éminent naturaliste, se fondant sur la moralité et la religiosité de l’homme, croit qu’on doit établir un règne humain.

En tout cas, il reconnaît que le langage de l’homme est en germe dans les cris inarticulés des animaux. La plupart des vertébrés supérieurs ont des sons pour exprimer la joie, la douleur, la colère, l’amour, l’impatience, la crainte. Ce sont là sentimens qui ne sont pas spéciaux à l’homme, et qu’il n’exprime pas plus nettement par sa parole que les animaux par leurs cris.

L’homme, au lieu de bruits inarticulés, émet des intonations variées, multiples, changeantes, flexibles, qui permettent de traduire par des sons l’infinie variété des idées. Mais, à tout prendre, l’origine de cet admirable langage humain est dans les sons inarticulés de l’animal. Si tous les êtres vivans étaient absolument muets, on ne comprendrait pas comment a pris naissance le langage de l’homme. On ne saurait le rattacher à rien, tandis qu’on peut supposer que graduellement les sons inarticulés de l’animal ont acquis une perfection de plus en plus grande, de manière à former enfin un langage.

Les organes de la phonation ne diffèrent qu’à peine chez l’animal et l’homme. Un larynx d’homme, un larynx de singe, un larynx de chien, sont construits tout à fait sur le même type. L’organe est le même, la fonction est différente ; et elle diffère parce que diffère l’intelligence qui met en mouvement les muscles du larynx.

Là encore nous retrouvons, au fond des raisons qu’on oppose à l’animalité de l’homme, l’argument tiré de l’extrême supériorité intellectuelle. Mais nous y avons répondu tout à l’heure, et il est inutile d’y insister encore.

Ainsi que l’intelligence, le langage est à tous les degrés. Il y a des langues rudimentaires et informes : il y a des langues admirables. A mesure qu’on s’adresse à des races humaines supérieures, on voit se perfectionner le langage comme l’intelligence. La langue d’un sauvage est grossière, n’exprimant qu’un petit nombre d’idées, et même ne pouvant pas servir aux idées abstraites. Qu’est-ce que cet enfantin vocabulaire en regard de nos belles langues indo-européennes ? Ne trouve-t-on pas là la même différence qu’entre l’intelligence d’un Newton et celle d’un Tasmanien ?

L’influence du langage sur l’intelligence n’est pas moins grande que celle de l’intelligence sur le langage. Toutes les supériorités de l’homme semblent être la conséquence de ce fait qu’il peut parler, communiquer ses idées à ses semblables, recevoir d’eux communication de leurs idées. Sans langage on ne comprendrait pas le progrès. L’expérience que nous acquérons chaque jour, nous pouvons, grâce au langage, en faire profiter les autres hommes, comme nous profitons de leur expérience. L’humanité n’est donc pas condamnée, comme les animaux guidés par l’instinct seul, à suivre constamment la même voie, à marcher, sans défaillance comme sans espoir, dans la même éternelle route. Non ! grâce au langage, nous pouvons transmettre à nos enfans les progrès que nous avons faits, former des idées générales, chercher les causes des choses, analyser les phénomènes extérieurs, réfléchir sur ce qui nous entoure, conclure, par une audacieuse généralisation, des faits que nous voyons à ceux que nous n’avons jamais vus. Toutes ces étonnantes opérations intellectuelles ne peuvent s’effectuer que par le langage. Sans le langage l’homme eût été un animal débile, moins bien armé pour la lutte que la plupart des animaux. Avec le langage il est devenu le roi des animaux.

Si donc il fallait donner une caractéristique de l’homme, ce qui parait en vérité assez peu nécessaire, nous dirions que l’homme est un animal qui parle.

En tous cas, l’homme est un animal. Car l’existence d’un langage articulé ne peut faire, de l’être vivant qui en est pourvu, un être à part parmi les êtres vivans. Trop de caractères sont communs pour qu’on puisse nous séparer de nos humbles commensaux sur la terre. Pour établir l’existence d’un règne spécial, il faudrait trouver des êtres, comme les anges, par exemple, qui n’auraient, je suppose, ni système nerveux, ni sang oxygéné, ni appareil digestif ; qui seraient dépourvus des sens que nous avons, et qui, vivant sans appareil organiques, seraient capables de penser, de se mouvoir, et d’agir dans la nature. Mais, jusqu’ici, on n’a pas encore trouvé de pareils êtres surnaturels. Aussi faut-il se contenter d’établir deux règnes séparés par une limite, qui jusqu’ici paraît infranchissable : le règne des êtres inanimés et le règne des êtres vivans.

L’homme est à la tête du règne des êtres vivans, mais il en fait partie intégrante.

Beaucoup d’écrivains ont été assez naïfs pour redouter ce voisinage de l’animal et de l’homme. Eh bien ! il me semble qu’il est plutôt un titre de gloire qu’un titre de honte. Pourquoi craindre de placer l’homme à côté des autres êtres de la création ? En sera-t-il moins grand ? Quand donc renoncera-t-on à la puérile conception d’un homme demi-dieu ? Loin de diminuer l’homme on le grandit en le comparant aux bêtes. Sans traiter ici, car ce n’est pas là notre sujet, la question de l’origine de l’homme, ne pouvons-nous répéter, en la modifiant, cette fameuse sentence d’un des disciples de Darwin : Mieux vaut être le frère perfectionné d’un singe que l’enfant dégénéré d’un ange.

Membra sumus corporis magni, disait Sénèque. Notre vie humaine est partie intégrante de ces innombrables vies qui pullulent à la surface de la terre. Toutes ces existences sont bien voisines de la nôtre. Mêmes organes, mêmes appareils, mêmes fonctions ; même naissance, même vie, même mort. Les animaux ont l’amour, la haine, la jalousie, la colère, la joie, la tristesse, le plaisir et la peine ; ils sont presque des hommes. S’ils avaient la parole, ce divin instrument de la pensée, ils réclameraient peut-être leur place à nos côtés dans la nature. Peut-être diraient-ils, comme jadis Jacques Bonhomme aux seigneurs féodaux :

Tout aussi grand cœur nous avons,
Et tout autant souffrir pouvons.

II

Nous pouvons donc regarder comme prouvé qu’il n’y a pas un abîme infranchissable entre l’homme et les animaux. Ils sont assez proches de nous pour que nous nous considérions, comme frères, partant assujettis à certains devoirs vis-à-vis d’eux. De même qu’envers les hommes notre de voir est d’être juste et pitoyable, de même, envers les animaux, nous ne devons être ni iniques ni cruels.

Celui qui, pour sa satisfaction personnelle, se croirait le droit de faire périr ou de faire souffrir d’innocentes bêtes, serait indigne d’être homme. La honte et la clémence sont inconnues des animaux. C’est à nous de faire effort pour nous montrer supérieurs en leur témoignant cette clémence et cette bonté dont ils sont incapables de faire preuve.

Il y a cependant une limite qui est notre utilité même. Un animal dangereux ou nuisible à l’homme doit être détruit sans pitié ; car, quels que soient nos devoirs vis-à-vis de l’animal, nos devoirs vis-à-vis de l’homme sont plus grands. Voici, par exemple, le phylloxéra qui ravage nos vignobles ; personne ne songera à témoigner quelque pitié à l’égard de ce fléau. Ce sera faire œuvre pie que d’anéantir l’insecte dévastateur. Dans l’Inde, les tigres et les serpens font périr, ainsi que l’indiquent toutes les statistiques officielles, près de trente-cinq mille individus par an. Donc on est autorisé a combattre les tigres et les serpens et à employer contre ces animaux malfaisans toutes les mesures destructives qui seront en notre pouvoir. Il n’y a aucun doute à cet égard, et tout le monde est d’accord.

A côté des animaux malfaisans il en est d’autres qui sont utiles, qui servent, soit à notre alimentation, soit à nos usages de chaque jour. Il serait absurde d’empêcher les chevaux de traîner les voitures, ou les bœufs de traîner la charrue. On ne peut songer sérieusement à supprimer de nos alimens les viandes de toute sorte qui sont presque nécessaires à notre existence. A part quelques originaux dignes d’estime, personne ne soutient qu’il faut vivre à la manière des herbivores, s’abstenir de toute viande, respecter les moutons, les bœufs, les perdrix, les poissons, les huîtres. L’homme est, par sa constitution, fait pour unir la viande aux alimens herbacés. On ne peut donc lui refuser le droit de vivre, ce qui entraîne le droit de sacrifier les animaux qui constituent sa nourriture.

Je sais bien que les végétariens présentent parfois des argumens assez puissans. D’abord, disent-ils, l’expérience montre que des populations tout entières peuvent vivre pendant plusieurs années sans consommer de viande : la denture de l’homme est la denture d’un animal frugivore et non celle d’un animal carnivore : les singes, qui sont si proches, se nourrissent de fruits et de racines, non d’animaux égorgés. Le spectacle d’une boucherie ou d’un abattoir est hideux et développe des sentimens de cruauté. La consommation de la viande fait naître des maladies que les populations végétariennes ignorent complètement. La chair musculaire ne donne ni la force ni la santé, car les animaux herbivores sont plus vigoureux et mieux portans que les carnassiers.

Ces argumens ont de la valeur, mais que peuvent-ils contre les faits ? La société, ou plutôt les sociétés actuelles, sont constituées depuis longtemps, et il n’y a pas à les édifier sur de nouveaux plans. C’est folie que de vouloir se mettre en travers de l’opinion universelle et prétendre à bouleverser les mœurs générales. L’homme vit et prospère avec une alimentation mixte. Qui sait si une alimentation exclusivement végétale ne le ferait pas promptement dépérir ?

Une raison sentimentale, si séduisante qu’elle soit, n’arrivera pas à détruire des usages séculaires. Des populations tout entières vivent de la pêche : d’autres vivent de bétail ; d’autres, moins nombreuses, vivent de la chasse ; cela est, et cela sera ainsi, quoi qu’on fasse. Chaque jour, la consommation des alimens animaux augmente. On peut s’y résigner ou s’en réjouir, mais à cette marche progressive de l’alimentation animale personne ne saurait efficacement mettre un frein[2].

De ce que l’homme a le droit de tuer un animal pour vivre de sa chair, il ne s’ensuit pas qu’il ait le droit de le faire souffrir avant de le tuer. Autant il parait légitime d’égorger un mouton pour en faire notre nourriture, autant il paraîtrait cruel de prendre ce mouton et de l’exposer à la torture pour le vain plaisir d’examiner ses contorsions et de se réjouir de sa douleur.

C’est pourtant cette douleur et ces contorsions qu’examinent curieusement les physiologistes qui font des vivisections. Aussi beaucoup de gens honorables, en France et surtout en Angleterre, pays fort humain, comme on sait, ont, à plusieurs reprises déclaré que la vivisection est une coutume barbare, indigne d’une civilisation polie. Des polémiques ardentes ont été engagées à ce sujet ; des flots d’encre ont été versés, et le paradoxe de l’antivivisection a pris une certaine consistance. Qu’il nous soit permis d’exposer très sommairement l’état de la question. Elle se pose ainsi : L’homme a-t-il le droit de faire, pour son utilité ou sa curiosité, souffrir des êtres vivans ?

Remarquons d’abord que, si la vivisection est proscrite, il est impossible d’arrêter cette mesure à tel ou tel animal. Si la morale nous interdit d’expérimenter sur le chien, au même titre il faudra respecter le chat, et, au même titre encore, le lapin, la poule, la tortue, la grenouille. Si l’on défend la grenouille, comment permettre le limaçon, l’huître, la méduse ? Bientôt on arrive à ces êtres dont l’animalité même est contestable. S’il nous est défendu de faire passer un courant électrique à travers le corps d’une méduse, je ne vois pas pourquoi nous aurions le droit d’électriser des bactéries. Il paraît même que ce sera un acte coupable d’enfoncer la cognée dans un chêne ou d’électriser une sensitive, puisque, dans l’un et l’autre cas, on désorganise un être vivant et qu’on produit peut-être de la souffrance. Ainsi le raisonnement des antivivisecteurs peut facilement être ramené à l’absurde. Il y a une chaîne ininterrompue entre l’animal et la plante, et on ne pourrait, par conséquent, assigner que des limites ridicules à l’interdiction de la vivisection.

Il est vrai que les antivivisecteurs, — le mot est mauvais, mais il évite une périphrase, — ne s’opposent qu’à une chose : à la douleur. La douleur, disent-ils, est d’autant plus vive que l’animal est plus intelligent. Les animaux qui se rapprochent le plus de l’homme sont ceux qu’il importe le plus de ne pas faire souffrir. Il y a des gradations dans le mal ; il est très mal de faire souffrir un chien, mais, s’il s’agit d’un lapin, la chose est moins criminelle. Une grenouille ou une écrevisse méritent moins de compassion encore, et, s’il s’agit des méduses, des bactéries ou des plantes, tous êtres dont la sensibilité est peu développée, l’acte n’est plus qu’à demi répréhensible. Soit ; prenons acte de cet aveu. Nous avons le droit d’expérimenter sur les animaux qui ne souffrent pas ou qui souffrent peu. Voilà un point qui est acquis.

Mais laissons de côté les animaux inférieurs ; allons droit à l’argument le plus puissant qu’on puisse donner. Cet argument, c’est le martyre du chien, ce malheureux favori des vivisecteurs. Prendre le chien pour exemple, c’est, comme on dit, prendre la question par les cornes. Voyons donc si les physiologistes ont le droit de faire souffrir un chien.

On ferait une bien stérile accumulation de puérilités en exposant dans leurs détails toutes les plaintes des antivivisecteurs. Leurs opuscules, enrichis de figures à sensation, et distribués à plusieurs milliers d’exemplaires, propagent dans l’Ancien et le Nouveau-Monde cette croisade nouvelle, sans guère réussir ailleurs que dans l’humanitaire Grande-Bretagne. Il est dit dans ces petits pamphlets que des êtres innocens, — chiens, lapins, grenouilles, — subissent des tortures aussi cruelles que stériles. On amasse les anecdotes émouvantes, on compulse tous les doutes et toutes les contradictions dont sont hérissés les traités de physiologie expérimentale ; et on conclut que l’art de guérir n’a pas progressé avec la physiologie et que la physiologie n’a pas progressé avec la vivisection. Les physiologistes sont de mauvais médecins, et les vivisecteurs sont de mauvais physiologistes. Bref, la vivisection est une des hontes de l’humanité, et ceux qui la pratiquent, les plus méchans, les plus cruels, et les plus inutiles des hommes.

Je voudrais cependant faire raison de ce reproche de cruauté qui me touche. Quoique j’aie à m’accuser de la mort d’un certain nombre de chiens, je ne suis pas inaccessible à la pitié. Au risque de passer pour un hypocrite, je dirai que j’aime les chiens pour eux-mêmes, et que, tout comme un autre, je compatis à leurs souffrances. Je sais, pour l’avoir éprouvé, que l’amitié d’un chien est une précieuse ressource dans la solitude ; je reconnais qu’un chien est souvent doux, fidèle, caressant, dévoué. Parfois, dans son regard, luit une flamme d’intelligence qui nous autorise à converser avec lui[3]. Ce n’est pas un étranger, c’est un ami, un ami sûr et discret auquel on peut demander bien des sacrifices sans qu’il exige de reconnaissance. Ma tendresse pour les chiens a souvent été poussée trop loin, à ce point qu’elle a importuné les personnes qui m’entourent. J’ai eu beaucoup d’amis, ou d’esclaves, comme on voudra, dans l’espèce canine ; des noirs, des blancs, des grands et des petits, depuis le bouledogue jusqu’au caniche ; et je n’ai jamais pu me résigner à les frapper, même quand ils étaient en faute. En somme, il me paraît qu’on ne doit pas m’accuser de cruauté ; mais, quelle qu’ait été ma sympathie pour mes chiens, je n’aurais jamais hésité à sacrifier le plus aimé d’entre eux à l’existence d’un être humain, même si cet homme m’eût été inconnu, même si cet homme eût été le dernier des sauvages.

C’est qu’entre un homme et un chien l’hésitation n’est pas permise. Nous devons notre aide et notre amour aux êtres qui nous sont proches, et d’autant plus qu’ils nous sont plus proches, à un Français plutôt qu’à un Chinois, à un être humain plutôt qu’à un animal. Nous sommes tous membres de cette grande famille humaine qui est répandue sur la surface de la terre. A tous les individus de cette famille nous devons justice et assistance, et nous ne devons aux animaux pitié et protection que si nous ne portons aucun dommage à nos frères humains.

Or la science, et la science physiologique en particulier, a pour principal effet d’être utile aux hommes. La connaissance des lois de la nature peut seule nous faire soulager les misères de notre existence. Chaque progrès de nos connaissances entraîne, à plus ou moins longue échéance, un progrès dans notre sort. Même si nous ne comprenons pas immédiatement l’utilité pratique de telle ou telle découverte, soyons sûrs qu’elle portera bientôt ses fruits. Les faits innombrables et mystérieux au milieu desquels nous vivons sont soumis à des lois fixes qui ne sont qu’imparfaitement connues. Aussi tous nos efforts doivent-ils tendre à les éclaircir, à dégager des choses les grandes lois qui les régissent. Il semble qu’une des principales fonctions de l’humanité soit la science, c’est-à-dire la pénétration des grandes lois naturelles. Donc tout ce qui est progrès de la science doit être estimé à un très haut prix. C’est, en quelque sorte, une arche sainte à laquelle il n’est pas permis de toucher. Il importe peu que le profane la comprenne ou l’ignore ; la science, c’est l’avenir de l’humanité.

On connaît la plaisante boutade de Brillat-Savarin, « que la découverte d’un plat nouveau profite à l’humanité plus que la découverte d’une étoile. » C’est un mot aussi spirituel que superficiel. Le brave homme qui, assis devant une bonne table, déguste le ragoût que Jeannette lui a préparé, ne comprendra pas qu’on ait à se préoccuper des étoiles. Il ignore peut-être qu’il y a une carte du ciel et que cette carte indique la bonne route aux innombrables navires qui sillonnent les océans. Il ne sait pas que la connaissance exacte des phénomènes cosmiques entraîne celle des orages, des tempêtes, des cyclones, de tous ces météores auxquels l’humanité tout entière est intéressée, pour sa richesse et même pour son existence. N’essayez pas non plus de lui expliquer qu’une nouvelle découverte astronomique en entraîne d’autres, que la détermination précise d’un fait conduit à la détermination de toute une nouvelle série de faits. Ce sera peine perdue, et il lui paraîtra beaucoup plus simple de railler les astronomes et de préférer la cuisine à la science.

En fait de science, c’est une hérésie que de vouloir qu’elle donne immédiatement un résultat utile, palpable, précis, une application pratique instantanée. La science n’a rien à faire avec l’utilité : ou plutôt les vrais utilitaires sont ceux qui espèrent dans la science future : ceux-là sont forcés de respecter la science d’aujourd’hui, même quand elle paraît inutile, parce qu’elle nous fait approcher de la science de demain, qui seule peut apporter quelque puissant allégement aux misères humaines.

Lorsque Galvani a annoncé qu’en touchant la patte d’une grenouille avec du cuivre et du zinc, on provoque des contractions dans les muscles de la patte, qui pouvait prévoir que ce petit fait amènerait, par une série admirable de découvertes, l’invention de la pile électrique, de la télégraphie électrique et de l’électricité dynamique ? Si Galvani n’avait pas bien observé les pattes de ses grenouilles, le télégraphe électrique n’existerait pas, ni la lumière électrique, ni toutes ces machines merveilleuses qui constituent une des plus grandes forces dont dispose l’humanité. Et, cependant, au moment où Galvani faisait sa découverte, n’aurait-on pas eu, au moins en apparence, le droit de condamner ses stériles et sanglantes expériences ? Quelle utilité les hommes vont-ils retirer d’un massacre de grenouilles suspendues à la tige d’un balcon ?

Un jour, un chimiste obscur, en distillant l’indigo ; découvre une huile incolore dont l’étude lui paraît peu intéressante. Trente ans après, on démontre que cette huile, traitée par divers réactifs, peut donner les plus belles matières colorantes, et l’industrie des couleurs d’aniline est fondée.

Une autre fois, en chauffant de l’alcool et du chlore, on obtient un liquide qu’on appelle le chloroforme et dont on n’étudie pas les propriétés. Au bout de vingt ans, le hasard vient montrer que ce liquide a la propriété merveilleuse de supprimer la douleur dans les opérations chirurgicales.

Chaque découverte nouvelle, si petite qu’elle paraisse d’abord, est grosse des découvertes à venir. Une vérité est le germe d’innombrables vérités. Aussi ne faut-il pas restreindre le domaine de la science, et, pour évitera un malheureux être quelques souffrances passagères, étouffer dans son berceau tout l’espoir de l’avenir.

La science de la vie, c’est-à-dire la physiologie, ne peut progresser que par la vivisection. Interdire cette pratique, ce serait tuer la physiologie. En effet, l’examen anatomique des organes ne nous apprend rien, ou presque rien, sur leurs fonctions. Comment pourrait-on comprendre la circulation du sang, si l’on avait pour seule ressource l’étude anatomique du cœur, des artères et des veinés ? Quelle idée donnera la description du cerveau sur les fonctions du cerveau ? On y verra des formes bizarres, des appareils compliqués ; mais l’examen de ces formes ne sera d’aucune utilité pour la connaissance de leurs fonctions.

L’œuvre de la physiologie est fondée tout entière sur l’expérimentation, et l’expérience ne peut être faite que sur des êtres vivans. Quelquefois ces êtres vivans sont des plantes ; mais ce n’est là qu’une partie de la physiologie. La physiologie animale tout entière a besoin des animaux. L’observation des cadavres ne sert pas à connaître les lois de la vie. Supposons un habile artisan à qui l’on donne une montre à examiner. En vain il regardera à la loupe les ressorts, les rouages, les crénelures, les rubis, et tout l’appareil, tant que la montre ne sera pas remontée, il ne pourra savoir si elle peut marcher, et comment elle marche. Pour connaître le mouvement d’une montre, il faut voir la montre en mouvement. Il en est de même du physiologiste. Un organe mort ne lui sert de rien. Il faut qu’il voie ce qui est pendant la vie.

Il n’y a donc que deux alternatives : ou bien arrêter la physiologie dans son cours progressif, fermer nos livres, renoncer à étudier la fonction vitale ; ou bien, continuer à pratiquer les recherches expérimentales et les vivisections, comme l’ont fait Galien, Harvey, Haller, Magendie, Claude Bernard. Si l’on pense que la physiologie n’est pas une science, ou si l’on estime que cette science est inutile à l’homme, rien de mieux. Contentons-nous d’observer les étoiles, résignons-nous à ignorer les conditions de notre existence. Mais si l’on tient à approfondir les mystères de la vie, à pénétrer la cause et le mécanisme des forces qui nous régissent, alors il faut continuer nos efforts, sans nous laisser décourager par d’injustes attaques, et la moisson sera abondante ; et chaque jour, au prix de quelques lapins, de quelques grenouilles, de quelques chiens, nous donnera quelque découverte importante.

Donc, même si la physiologie (nous confondons la physiologie et la vivisection, car c’est tout un) ne donne pas de résultats pratiques immédiats pour le soulagement de l’espèce humaine, elle n’en est pas moins bonne, car le résultat immédiat d’une découverte est souvent nul, alors qu’elle entraînera peut-être dans l’avenir d’admirables conséquences.

Mais l’argument favori des ennemis de la vivisection est que la physiologie est inutile à la médecine. Jamais, disent-ils, une vivisection ou une découverte physiologique conquise par l’expérimentation n’ont été de quelque secours à la thérapeutique. C’est le hasard qui nous a fait connaître les propriétés médicatrices du quinquina, du mercure, de l’opium, du chloroforme ; ce n’est pas la physiologie. Les grandes découvertes physiologiques, intéressantes pour notre curiosité, ne le sont pas pour notre bien-être. A quoi mène la connaissance de la circulation du sang ? Quelle amélioration a-t-elle produite dans le traitement des maladies ? Guérit-on mieux les affections de la moelle épinière, parce qu’on sait maintenant ce qu’on ne savait pas il y a un siècle, c’est-à-dire qu’il y a dans la moelle des cordons moteurs et des cordons sensitifs ? Si la mortalité est moins grande aujourd’hui qu’autrefois, c’est par suite des progrès, non de la médecine, mais de l’hygiène générale. Aujourd’hui, comme il y a trois cents ans, les médecins sont impuissans à guérir les maladies, et toutes les améliorations de la médecine moderne sont dues à l’observation attentive des malades, non à l’expérimentation sur les animaux. Ces raisonnemens trouvent crédit auprès des ignorans ; car un peu de vérité est mêlé avec art à beaucoup d’erreur. Trop souvent, hélas ! le médecin est impuissant à combattre les maux qui sévissent sur nous. Mais vraiment on ne peut demander à la physiologie de guérir des maux incurables et de rendre l’homme immortel. Son rôle n’est pas là ; elle a pour mission de connaître la vérité, et c’est au médecin à appliquer les conséquences de cette vérité nouvelle au traitement des maladies.

Qui oserait dire sérieusement que la médecine moderne, éclairée par les grandes découvertes physiologiques de ce siècle et des siècles précédens, n’est pas supérieure à la médecine du moyen âge ? La circulation du sang est une conquête de la vivisection. Peut-on se faire une idée de la pratique d’un médecin qui ne croirait pas à la circulation du sang ? Parmi les membres de la Société protectrice des animaux en est-il un seul qui voudrait se faire soigner par un médecin qui ne crût pas à cette circulation ? Je suppose qu’on veuille bannir de la thérapeutique tous les résultats expérimentaux pour accepter uniquement ce qui est dû au hasard et ai l’empirisme ; il restera assez peu de chose. On n’aura pas l’électricité, puisque toutes nos connaissances, à cet égard, sont dues aux expériences des vivisecteurs. Si Galvani n’avait pas eu l’idée d’accrocher des grenouilles vivantes à son balcon, nous n’aurions pas la pile électrique ; si des expériences innombrables n’avaient établi le rôle de l’agent électrique sur les nerfs et sur les muscles, nous n’aurions aucun moyen pour guérir les paralysies, les atrophies, et ce merveilleux agent médicateur serait banni de toute la pratique médicale. Nous ne pourrions posséder, en fait de médicamens, que quelques simples, et il faudrait les employer empiriquement, sans qu’il fût permis de se faire une idée nette de leurs dangers ou de leurs avantages. Nous n’aurions ni le chloral, ni les injections de morphine, ni le bromure de potassium. Il faudrait en être réduit à prescrire des décoctions de quinquina, ou cette vieille thériaque, dans laquelle on faisait entrer jusqu’à deux cents plantes de propriétés diverses.

Peut-être le nombre de ceux que la médecine moderne, appuyée sur l’expérimentation, a pu guérir, n’est-il pas très grand ; mais certes le nombre de ceux qu’elfe a soulagés est immense. Si elle n’a pas su guérir la maladie, au moins elle a su empêcher la douleur. Qu’importent alors quelques douleurs d’animaux si à plusieurs milliers d’hommes nous avons épargné des souffrances ! Ne nous indignons pas que, dans les trente laboratoires de physiologie disséminés dans le monde entier, on sacrifie un chien par jour : ces trente chiens qui souffrent ne compensent pas les milliers de douleurs que dans le monde civilisé en un seul jour la médecine abrège ou diminue.

Si les malades ainsi soulagés pouvaient et savaient porter témoignage, ils confondraient les plaintes sentimentales des antivivisecteurs et sauraient déclarer que leurs propres souffrances sont d’un plus haut prix que les souffrances de quelques animaux.

C’est un sentiment humain qui inspire le physiologiste dans ses cruelles expériences. C’est l’amour, non-seulement de l’humanité présente, mais encore de l’humanité future, puisqu’il s’agit de découvrir quelques-unes des vérités qui serviront au soulagement de l’homme. La conséquence immédiate, le but pratique, lui échappent souvent, mais il ne s’en préoccupe pas ; car, depuis longtemps, dans son esprit, il s’est fait une confusion entre la science et l’amour de l’humanité. Il a acquis la conviction que la science et l’amour de ses semblables sont même chose, que toute conquête scientifique est un acheminement vers un progrès social. Je ne crois pas qu’un seul expérimentateur se dise, lorsqu’il donne du curare à un lapin, ou lorsqu’il coupe la moelle d’un chien, ou lorsqu’il empoisonne une grenouille : « Voilà une expérience qui va soulager, ou guérir, la maladie de quelques hommes. » Non, en vérité, il ne songe pas à cela ; il se dit : Je vais dissiper une obscurité, je vais chercher un fait nouveau, et cette curiosité scientifique, qui seule l’anime, ne s’explique que par la haute idée qu’il s’est faite de la science.

Voilà pourquoi nous passons nos journées dans des salles nauséabondes, entourés d’êtres gémissans, au milieu du sang et de la souffrance, penchés sur des viscères qui palpitent. Nous aimons la science pour elle-même, pour les grands résultats qu’elle donnera un jour, et’ nous nous livrons avec acharnement à la recherche désintéressée de la vérité cachée dans les choses, convaincus que cette vérité sera un jour le salut et l’espoir de nos frères.

Il n’y a pas de parité à établir entre les résultats obtenus et le prix qu’ils ont coûté. Quelques souffrances d’animaux, alors que tant d’autres animaux souffrent, ne sont rien à côté des conséquences d’une découverte scientifique. Est-ce que, quand un grand résultat est à obtenir, on tient compte de la douleur ou de la mort d’un petit nombre d’individus ? Je suppose par exemple que l’œuvre magnifique du percement de l’isthme de Panama coûte, par le fait de grands travaux qu’il faut entreprendre dans un pays peu sain, la vie à quelques centaines, et même à quelques milliers de coulies. Faudra-t-il pour cela renoncer à exécuter ce percement ? On abrégera ainsi la route de plusieurs milliers de navires. Certes alors la facilité donnée au commerce, la richesse et la prospérité plus grandes pour l’humanité tout entière compenseront la mort et la maladie de ces pauvres ouvriers obscurs. De même pour la guerre. Si un général croit nécessaire, dans une bataille, d’emporter une redoute, il n’hésitera pas à donner le signal de l’assaut, même s’il sait que la lutte coûtera la vie d’un millier d’hommes. Au salut de toute l’armée il sacrifiera sans hésiter quelques escouades. De même encore, un peuple, pour défendre son indépendance, a le droit de faire la guerre, alors que chaque guerre entraîne des milliers de morts et de douleurs. C’est qu’il y a là un intérêt supérieur. Il s’agit pour un peuple d’être libre, et l’intérêt de tout un peuple exige parfois le sacrifice de quelques citoyens.

Eh bien ! la lutte du savant contre les forces naturelles ressemble quelque peu à la lutte d’un peuple pour sa liberté. Il s’agit de conquérir aussi notre indépendance vis-à-vis de la nature. Les lois matérielles nous asservissent de toutes parts, et, pour nous en délivrer, il est d’abord nécessaire de les connaître. C’est notre liberté vis-à-vis des choses qu’il s’agit de conquérir ; et ce n’est pas l’acheter trop cher que de la payer au prix de quelques chiens et de quelques grenouilles écorchées.

Les âmes sensibles qui s’intéressent tant au sort de nos victimes semblent croire qu’il n’est pas d’occupation plus importante. Il faut les détromper. Sur ce petit globe terrestre il y a, parmi les humains, plus de douleurs que de joies. Au lieu de s’attacher à gêner les recherches qui se poursuivent obscurément dans quelques laboratoires, que ces personnes charitables fassent effort pour empêcher la traite des nègres. C’est par milliers de têtes qu’on trafique de ce bétail humain. Ou bien qu’elles tâchent de soulager la misère qui règne partout, et cruellement, depuis le Groenland jusqu’au pays des Hottentots. Qu’elles essaient aussi de supprimer ce fléau terrible, qui est la guerre, et qui a fait cent mille fois plus de victimes humaines que tous les physiologistes de l’univers n’ont sacrifié de grenouilles, de lapins et de chiens. Voilà une belle tâche que nous recommandons à leur activité.

D’ailleurs, quand nous parlons de douleurs et de martyrs, nous sommes portés à exagérer les souffrances des animaux. Il n’y a de douleur que s’il y a conscience et réflexion sur cette douleur. Plus on est intelligent, plus on peut souffrir. Les animaux inintelligens sont incapables d’éprouver dans toute sa plénitude cette sensation que nous appelons la douleur. Nous ne pouvons pas nous faire une idée de ce que sent une grenouille, lorsqu’on lui coupe un nerf ; il est même probable que jamais nous n’aurons la connaissance de ce qu’elle éprouve ; mais il me semble que la douleur perçue alors par la grenouille est très vague et très confuse. Comparés à l’homme dont l’intelligence est si lucide, les animaux inférieurs sont presque des automates dont la plupart des actes sont à demi involontaires ; ce ne sont pas actes délibérés, mûrement réfléchis, mais des impulsions irrésistibles dont ils ont imparfaitement conscience. Ils vivent toujours dans une sorte de rêve ou de demi-conscience qui exclut la terrible douleur. Leurs nerfs sont moins excitables, et surtout leur cerveau est moins susceptible de cette nette perception de soi sans laquelle il n’y a guère de douleur.

Ce n’est pas sans raison qu’on éprouve peu de remords à martyriser un animal dégradé dans la série des êtres. A mesure qu’on descend de l’homme à la plante, l’intelligence diminue, la conscience devient de plus en plus confuse, partant la sensibilité à la douleur est de plus en plus obtuse. Ce n’est là qu’une opinion personnelle, et il me serait impossible d’en donner la preuve rigoureuse ; mais l’observation de chaque jour semble en confirmer la réalité.

Qu’on ne croie pas d’ailleurs qu’un physiologiste prenne plaisir à faire souffrir des animaux. Pour ma part, j’éprouve toujours une sensation pénible lorsqu’il faut attacher un chien sur la table d’expériences. Tous les physiologistes, dès que cela est possible, cherchent à endormir leur victime avec du chloral, de la morphine, du chloroforme ou de l’éther. Une fois que l’anesthésie est complète, l’animal ne souffre plus, et, alors toutes les expériences qu’on peut faire sur lui sont dépourvues de cruauté. Opérer sur un chien anesthésié, c’est aussi inoffensif que de faire bouillir du lait dans un ballon. Il est bien rare qu’on ait besoin d’expérimenter sur un animal non empoisonné par le chloroforme ou le chloral ; et, dans ces cas mêmes, on peut, par divers procédés, rendre la douleur beaucoup moins vive. J’ai toujours fait tous mes efforts pour émousser la douleur des animaux que je soumettais à quelque expérience. Oui, j’ai fait souffrir des lapins, des grenouilles et des chiens ; mais il me semble que jamais, depuis que j’ai l’âge d’homme, je n’ai pris plaisir à faire souffrir un être vivant. Pour tout animal, même le plus infime, j’éprouve quelque chose d’analogue à la pitié et à la sympathie, et j’ai le droit de le dire, car il n’y a pas de contradiction entre cette sympathie et l’expérimentation physiologique[4].

Loin de développer la cruauté, la pratique de la physiologie tendrait plutôt à faire grandir en nous les sentimens d’humanité et de pitié :

Haud ignara mali, miseris succurrere disco.


Le médecin qui a vu de près les souffrances humaines, loin de s’être endurci, est devenu plus compatissant. De même, les physiologistes, qui connaissent la douleur, sont pleins de pitié pour les êtres souffrans, et je ne crains pas de dire que nul d’entre eux ne se rendrait coupable de brutalité vis-à-vis d’un animal. Certes, ils immolent des chiens et des lapins, mais c’est pour un intérêt supérieur ; et, dans leurs expériences mêmes, ils se montrent démens, essayant d’éviter à leurs victimes d’inutiles souffrances.

A dire vrai, si l’on veut se dégager de toute sentimentalité vaine, on arrive à cette conclusion que d’innombrables et d’inouïes souffrances sont imposées par la nature aux êtres vivans. Sur toute la surface de la terre, à Bornéo comme en France, au Sahara comme en Laponie, partout, hommes et animaux souffrent. Dans la profondeur de toutes les mers, dans les flots de tous les fleuves, sur tous les rivages de tous les océans, dans toutes les forêts, dans toutes les plaines, partout, il y a souffrance et douleur. Il s’agit d’apporter quelque adoucissement à tous ces maux, et ce résultat ne peut être atteint que par la science, la connaissance des lois de la vie. Qu’est-ce donc, pour un si grandiose résultat, que le gémissement confus des malheureux chiens que nous immolons de temps à autre ? Vraiment nous avons le droit de sacrifier ces rares et innocentes victimes ; car, à un si faible prix, nous deviendrons les maîtres de la nature vivante ; nous aurons pénétré les lois de la vie, et nous pouvons soulager les infortunes de nos semblables.


III

C’est de temps immémorial que l’homme s’est donné droit de vie et de mort sur les animaux. S’il l’a fait, ce n’est ni par caprice, ni par raisonnement ; c’est en raison d’une loi primordiale qui domine la nature. Avant que l’homme l’eût entrevue ou formulée, il l’appliquait déjà, comme par instinct. Elle s’est imposée à nous avant que nous puissions la connaître ou la comprendre. Elle est, en effet, commune à tous les êtres vivans et dirige le sens de leur destinée. Cette loi universelle a été bien exposée pour la première fois par l’illustre Darwin, qui l’a appelée la lutte pour l’existence (struggle for life).

Nous allons essayer de donner une idée de cette grande condition de la vie universelle, et de l’appliquer à l’existence de l’homme.

Partout autour de nous, soit sur la surface de la terre, soit dans les océans, il existe par myriades des êtres vivans, plantes ou animaux. L’air contient en quantités innombrables des poussières vivantes, germes microscopiques, qui, s’ils sont semés sur un terrain favorable, sont aptes à fournir une innombrable série de générations. Que l’on prenne une goutte d’eau dans une rivière quelconque, et l’on pourra y déceler des germes. Qu’en un point d’un rivage, désert en apparence, on soulève une pierre, on trouvera toute une colonie d’êtres vivans qui grouillent sous cette pierre. Que l’on jette la drague à plus de quatre kilomètres de profondeur, en une région des abîmes de l’Océan, et la drague retirera, mélangée au sable, une foule d’organismes divers, grands ou petits. Dans une forêt, dans un champ, sur une montagne, nulle place n’est dépourvue d’un brin d’herbe ou de mousse et d’un petit insecte qui vit côte à côte avec le végétal.

En un mot, quels que soient les endroits du globe terrestre vers lesquels se portent nos regards, partout nous voyons la vie se manifester, partout il y a des êtres vivans qui grandissent, se reproduisent, et meurent.

Quel admirable spectacle que cette vie intense, partout répandue, nulle part absente, qui va des profondeurs de l’Océan jusqu’au sommet des glaciers ! Pour peu qu’on arrête sa pensée sur ce prodige, on se sentira saisi d’une sorte de religieux respect pour cette toute-puissante nature vivante, qui, sur la vaste étendue de notre planète, s’étend universellement.

Ainsi partout les êtres vivans sont accumulés les uns auprès des autres, se serrant de près, se touchant de toutes parts, respirant et se nourrissant l’un à côté de l’autre. Il y a donc dès à présent sur la terre une somme de vie, une quantité maximum d’êtres vivans, qui ne peut plus guère être dépassée. Et tout fait penser qu’il en a été ainsi depuis des milliers de siècles. Depuis des milliers de siècles les êtres vivans ont couvert la terre et se sont disputé le sol, l’air, et l’eau de notre globe.

Cependant ces êtres tendent toujours à devenir plus nombreux. Non-seulement ils vivent et tendent à vivre, mais sans cesse ils se reproduisent et tendent à se reproduire. Constamment apparaissent des générations nouvelles, et chaque nouvelle génération devrait être plus riche en individus que la génération précédente. C’est là une condition générale, qui ne comporte pas d’exceptions. Les parens sont moins nombreux que les enfans. Par conséquent, le, nombre des individus tend toujours à devenir de plus en plus considérable. Mais, comme la somme de vie répandue sur la terre ne peut croître indéfiniment, il s’ensuit qu’au fur et à mesure que les générations nouvelles apparaissent, elles doivent être en partie détruites.

Pour montrer les effets de cette progression qui serait indéfinie, si elle n’était arrêtée par des forées destructives, prenons pour exemple un des animaux les moins féconds, c’est-à-dire l’éléphant. Supposez aux deux premiers éléphans, un mâle et une femelle, une postérité d’un petit tous les trois ans. Admettons, comme cela est vraisemblable, que la vie moyenne des éléphans soit de cent ans, il s’en suivra qu’en quatre-vingts ans le couple primitif aura eu vingt-sept petits. Diminuons ce nombre, et supposons vingt éléphans issus de chaque couple pendant un intervalle d’un siècle. Si tous les petits vivent, chaque siècle verra le nombre des éléphans décupler.

Ainsi, aux débuts du premier siècle, il y aura deux éléphans, vingt à la fin de ce siècle, deux cents à la fin du second, etc., si bien qu’au bout de dix siècles, à supposer que nulle maladie, nulle cause de destruction ou d’affaiblissement n’aient frappé ces animaux, le nombre des éléphans vivant sur la surface de la terre s’élèverait à vingt milliards.

Cette démonstration s’appliquerait avec beaucoup plus de force aux espèces très fécondes, aux animaux qui, comme le lapin, ont annuellement trois portées de six à huit petits, aux poissons qui pondent chaque année plusieurs milliers d’œufs, à presque toutes les plantes qui émettent une quantité considérable de graines.

Si tous les petits que peut produire un couple de morues venaient à se développer et à se reproduire à leur tour sans obstacle, au bout d’un siècle les mers ne seraient plus assez vastes pour contenir la totalité de ces êtres. Si tous les grains de blé que donne un épi venaient à germer et à se reproduire pendant cinquante générations, toute la surface de la terre serait couverte d’épis.

Cependant le nombre des animaux ou des plantes n’augmente pas indéfiniment. Il y a vingt siècles, la vie n’était pas moins développée qu’aujourd’hui. Le nombre des éléphans, des lapins, des poissons, des plantes qui vivent en ce moment sur la surface de la terre n’est pas supérieur à celui des éléphans, des lapins, des poissons et des plantes qui vivaient il y a vingt siècles sur cette même surface terrestre.

À vrai dire, le développement illimité d’une population animale quelconque n’est qu’une conception théorique. Bien des raisons, qu’on comprendra sans peine, s’opposent à ce que la progression indéfinie existe dans la réalité comme on suppose dans la théorie.

En effet, ainsi que Malthus l’avait indiqué bien avant Darwin, les ressources alimentaires ne peuvent croître aussi rapidement que la population. Il s’ensuit que des individus semblables, accumulés en nombre croissant dans un espace limité, — et la terre n’est qu’un espace limité, — finiraient par mourir d’inanition.

Admettons, par exemple, l’existence d’un couple d’éléphans dans l’île de Ceylan. Cette magnifique contrée, presque aussi vaste que la Grande-Bretagne, est d’une étonnante fertilité. Mais, si fertile qu’elle soit, les plantes qu’elle produit ne pourraient nourrir, je suppose, plus de vingt mille éléphans. Par conséquent, quatre siècles après l’arrivée du premier couple, le nombre maximum des éléphans qui peuvent vivre dans l’île de Ceylan sera atteint. Jamais il ne pourra être dépassé ; car les ressources alimentaires de l’île ne sauraient croître en même temps que le nombre des animaux qui l’habitent. L’île peut nourrir vingt mille éléphans : elle ne peut en nourrir un plus grand nombre.

Malgré cette insuffisance du sol nourricier, les éléphans continueront à se reproduire, et alors, de toute nécessité, dans le siècle suivant, il y aura, sur les deux cent mille éléphans qui sont nés et devraient vivre, mort de cent quatre-vingt mille d’entre eux. Entre ces deux cent mille éléphans confinés dans un étroit espace, qui ne peut en nourrir que vingt mille, il va s’engager alors une véritable lutte pour l’existence. Les plus vigoureux, les plus agiles, les plus intelligens, survivront ; ceux-là seuls en effet seront capables, soit de combattre vaillamment, soit de résister longtemps à la faim, soit de trouver une pâture difficile, soit de gravir des endroits escarpés, soit de défendre par la force ou la ruse le champ qu’ils habitent. Pour ne pas être écrasés ou affamés, il leur faudra se tenir constamment en éveil. Dans ces conditions, l’existence est une perpétuelle lutte. Les conséquences de cette lutte ont été admirablement exposées par Darwin. Ce sont les forts qui remportent la victoire et survivent ; ce sont les faibles qui sont vaincus et qui périssent.

Il en est des plantes comme des animaux. Un champ où poussent des épis de blé, pressés les uns contre les autres, ne saurait en nourrir un plus grand nombre. Cependant si tous les grains de blé produits par ces épis venaient à germer, ils pourraient couvrir un champ d’une étendue cent fois plus grande. Il n’est donc parmi cent jeunes graines qu’une seule graine qui pourra se développer dans le même champ : les quatre-vingt dix-neuf autres sont condamnées à ne pas germer, ou à être atrophiées et étouffées quelque temps après leur germination.

Non-seulement animaux et plantes luttent pour vivre contre les individus de même espèce ; mais ils ont encore d’autres luttes à soutenir, souvent plus cruelles, contre des animaux et des plantes d’espèces différentes.

Une prairie, une forêt, une région quelconque du sol terrestre, ne peut contenir qu’un nombre de plantes ou d’arbres étroitement limité, et néanmoins le sol de cette prairie, ou de cette forêt, reçoit chaque année après la floraison un nombre immense de graines. Chaque année est un vaste ensemencement : chaque année assiste aussi à un colossal avortement. Chênes, ormes, hêtres, bouleaux, lierres, pins, mousses, champignons, tous ces êtres se disputent le sol nourricier de la forêt. Pour qu’une nouvelle graine grandisse, il faut qu’un vide se soit fait parmi les vieux arbres. Que l’un de ces arbres, touché par la vieillesse ou par la maladie, ou par une injure extérieure, vienne à succomber, cent graines nouvelles sont là, prêtes à prendre sa place au soleil et à la terre. Parmi ces graines, c’est la plus vivace qui l’emportera ; c’est celle qui pourra le mieux étouffer ses rivales ; c’est celle qui résistera le mieux au froid, à la chaleur, à l’humidité, à la sécheresse, aux parasites, aux rongeurs, aux ennemis de toute sorte, concurrens dans la lutte pour l’existence, qui vont assaillir les arbres dans les forêts.

Dans l’air, dans l’océan, dans les forêts, dans les montagnes, dans les plaines, partout, tous les êtres, terrestres ou marins, végétaux ou animaux, nous donnent le spectacle d’une lutte mutuelle qui s’exerce incessamment, sans trêve et sans merci. Les forts anéantissent les faibles ; les gros mangent les petits. Un éléphant, en marchant, écrase à chaque pas des milliers de fourmis ; un carnassier, pour grandir, dévore chaque jour quantité de proies vivantes. Les loups mangent les brebis : les brebis paissent l’herbe des champs : les parasites infestent l’organisme des loups, des brebis et des herbes. Et tous, loups, brebis, herbes, parasites, ne peuvent trouver leur vie et leur salut que dans la mort d’autres êtres. Si le loup n’égorgeait pas des brebis, il mourrait de faim. Si la brebis ne paissait pas l’herbe, elle manquerait de nourriture. Si les parasites n’entraient pas dans l’estomac du loup ou de la brebis, ils ne se développeraient pas. Tous ces êtres tendent à vivre ; mais ils ne vivent qu’à la condition de faire périr d’autres êtres. Le salut des uns est la mort des autres. Voilà pourquoi la vie est une lutte perpétuelle.

Parfois les poètes, errant le soir sur les bords de la mer, au milieu du calme majestueux de la nature, quand les flots viennent doucement s’éteindre sur le rivage, songent à l’harmonie universelle et rêvent je ne sais quelle paternelle Providence qui veille sur ses enfans. Mais qu’ils prêtent l’oreille, et ils n’entendront ni hymne de reconnaissance, ni chant d’allégresse. Ce n’est pas un cri de joie qui, des flots azurés ou des profondes forêts, s’élève vers le ciel ; c’est un cri de détresse et de douleur. C’est le cri des vaincus. Luttes fratricides, combats acharnés, proies dévorées vivantes, carnages, massacres, douleurs, maladies, famines, morts sauvages, voilà ce qu’on verrait si le regard pouvait pénétrer ce que cachent dans leur sein l’impassible océan ou la tranquille forêt. Chaque. pierre abrite un essaim d’êtres vivans. Chaque pierre abrite aussi des luttes implacables. Tous les enfans de la nature s’acharnent l’un sur l’autre. Des milliers de souffrances obscures se dissimulent sous l’herbe des prairies ou sous la roche du rivage.

De même, si quelque passant chemine dans une grande cité, alors que tout paraît endormi, et que les hautes maisons ne semblent abriter que le sommeil, il pourra croire que ces masses de pierre cachent le repos et la paix. Grande serait son erreur. S’il n’entend rien, c’est que les cris de la misère, de la douleur et de l’agonie ne viennent pas jusqu’à ses oreilles. Qu’importe ce silence apparent, s’il y a, derrière ce silence, des êtres qui souffrent et qui meurent !

Dans les grandes villes, comme sur les rivages de l’océan, le calme de la surface cache les innombrables désespoirs d’une lutte incessante, où il y a toujours des vainqueurs et des vaincus.

La lutte qui est perpétuellement ! engagée entre tous les êtres vivans est une lutte sans merci, et nulle pitié n’est réservée au vaincu. Si, des clameurs confuses que soulève dans l’univers ce conflit sans fin, quelque cri se dégage, c’est bien le fameux cri du vieux. Brennus quand il jetait son épée dans les balances du Capitole : Vœ victis ! Malheur aux vaincus !

Malheur à ceux qui ne sont pas bien armés pour le combat ! Malheur à ceux qui sont imprudens ou faibles ! De toutes parts l’ennemi est là, avec ses dents acérées ou ses puissantes mandibules, avec ses poisons subtils, ou ses pièges pleins d’astuce. Il ne faut pas tomber entre ses griffes, car il a faim, et il ne pardonnera pas. Ainsi notre globe terrestre est un champ de bataille perpétuel et universel. Les êtres vivans luttent pour vivre, et s’ils ne luttaient pas, ils seraient promptement anéantis. De là une incessante transformation. Nous assistons chaque jour au miracle qui émerveillait le pasteur Aristée : du taureau mort se dégage un essaim d’abeilles. Et qu’importe, en effet, la mort d’un taureau si d’autres êtres vivans lui succèdent sur la terre ?

Si l’on voulait prêter une volonté ou un but à la nature de toutes choses, on dirait qu’elle a peu de souci de la vie ou du bonheur de ses enfans. Pour elle les individus ne sont rien. Leurs misères, leurs souffrances, leurs morts, n’ont aucune importance : la nature ne fait aucun effort pour leur épargner quelques douleurs ». Sa seule préoccupation paraît être de perpétuer l’espèce ; elle veut assurer la vie, non des formes, mais des types. On peut la concevoir comme étant dans un perpétuel enfantement, adonnée à la seule tâche de conserver les espèces animales en sacrifiant les individus.

Il semble même que la nature mette une sorte de précipitation à faire disparaître les individus. Beaucoup d’animaux, et la plupart des plantes, ne vivent que le temps strictement nécessaire à la reproduction de l’espèce. L’épi de blé périt après qu’il a fructifié. Le papillon dépose ses œufs près d’un tronc d’arbre et meurt. Il a rempli son rôle, qui est de vivre et d’assurer la survie de son espèce. Les œufs qu’il a confiés à la terre vont se développer sans lui ; puis la génération nouvelle, accomplissant le même cycle, mourra à son tour, perpétuant par sa fécondité l’espèce à laquelle elle appartient. C’est ainsi que demeure toujours vraie la fameuse pensée de Lucrèce :

Et quasi carsores vitai lampada tradunt[5],


Si même on veut pénétrer plus avant dans les mystérieux desseins des forces qui nous régissent, on trouvera, je crois, que l’effort de la nature n’est pas tant d’assurer la perpétuité de l’espèce que de maintenir la perpétuité de la matière vivante. Bien des races ont disparu, bien des espèces se sont éteintes dont les vestiges fossilisés sont déposés dans les entrailles de la terre. À ces formes vivantes d’autres formes vivantes ont succédé, puis d’autres, puis d’autres encore. La vie est restée. Sur la terre il y a toujours des êtres vivans. Les individus, et même les espèces, ont passé, et, dans cette course hâtive vers un but que nous n’entrevoyons pas, et qui n’existe peut-être pas, la nature a tout sacrifié, individus et espèces, pour aboutir à ce grand fait : l’universalité de la vie sur la terre et dans les mers.

La lutte ardente qui règne incessamment entre tous les êtres produit un immense résultat. Les faibles périssent : les forts résistent ; et comme à chaque génération ce sont les plus forts qui survivent, cette force, transmise par l’hérédité, va toujours en augmentant chez les générations nouvelles. Chaque génération est en progrès sur la génération qui l’a précédée. Si petit que soit ce progrès, il existe toujours, et comme il se perpétue indéfiniment, et comme la nature dispose de millions et de millions d’années, il s’ensuit une amélioration perpétuelle, un progrès constant.

Si la nature a un but, voilà son but.

On peut dire qu’elle tend constamment à donner aux êtres vivans des formes et des organes de plus en plus parfaits. Oublions pour un moment l’hypothèse des créations brusques faites avec le néant. N’y a-t-il pas plus de grandeur dans cette hypothèse que l’œuvre de la nature, au lieu d’être achevée du premier coup, va sans cesse en se perfectionnant, qu’elle est en voie d’amélioration progressive ; que la matière vivante, disséminée sur la surface de la terre, tend à acquérir des formes de plus en plus belles, des forces de plus en plus parfaites, un équilibre de plus en plus harmonieux ? Peut-on imaginer une doctrine qui se concilie mieux que celle-là avec l’hypothèse d’une bonté et d’une puissance divines ? Un temps viendra, qui n’est pas loin, où l’église catholique, qui a abandonné, dès que cela est devenu nécessaire, ses idées sur le mouvement du soleil autour de la terre, ses idées aussi sur les sept jours de la création, abandonnera avec la même facilité ses idées sur les créations brusques. Les catholiques de la génération qui nous suit se rallieront franchement à la théorie d’une origine commune à toutes les espèces animales. Certes ils auront raison de céder. Quelle conception plus haute en effet pourraient-ils avoir de la nature que cet éternel progrès et cette marche ascendante vers une perfection suprême ?

Il ne s’agit pas assurément d’une perfection absolue. Les améliorations des formes ou des organismes ne sont que relatives. Il s’agit pour l’être de se conformer au milieu qui l’entoure, et, comme ces milieux sont très variables, il y a une diversité très grande dans la forme des organismes. La beauté, la force, la perfection, ne sont que relatives, dépendant de la nature du milieu dans lequel doivent vivre les êtres.

Il arrive, souvent que les plus résistans ne sont pas ceux que la nature a doués d’une puissance musculaire énorme, ou d’une taille gigantesque. Dans la lutte pour l’existence, la victoire reste aux animaux qui peuvent le mieux ou se détendre ou se cacher ; à ceux qui ont l’organisme le plus endurci contre les maladies ; à ceux dont la fécondité est la plus puissante.

Arrêtons-nous un instant sur la fécondité des êtres, envisagée comme un des moyens de la lutte pour l’existence. Plus une génération est nombreuse, plus sa persistance est assurée. Supposons que la conservation d’une espèce animale dépende seulement de cent individus, les individus peu nombreux seront, chacun de leur côté, exposés à d’innombrables chances de destruction. De toutes parts les ennemis vont fondre sur eux. Donc, l’espèce à laquelle ils appartiennent, et qu’ils sont seuls à représenter, courra de grands risques d’anéantissement, et il sera possible, et même probable, qu’elle sera bientôt totalement détruite. Mais si, au contraire, cette espèce est représentée par cent milliards d’individus, quelque grandes que soient les chances de destruction pour la plupart de ces individus, il en survivra toujours un certain nombre qui suffiront à assurer la perpétuité de l’espèce.

C’est ici que se manifeste une des plus admirables prévoyances de la nature. Les êtres les plus faibles sont ceux dont la fécondité est la plus grande. Ceux qui n’ont pour se défendre ni force, ni intelligence, ni instinct, ceux-là sont d’une telle fécondité qu’il suffit à quelques individus d’échapper à la destruction pour qu’ils puissent rapidement, par leurs descendans, repeupler la terre.

Tel microbe, par exemple, végète avec une rapidité telle qu’un individu forme en une heure deux individus. Il y en a quatre à la seconde heure, et huit à la fin de la troisième. C’est à peu près quinze millions en vingt-quatre heures, et deux cent cinquante mille milliards au bout de quarante-huit heures. Il suffira donc de la survie d’un seul microbe, jeté sur un terrain favorable, pour qu’il produise en deux jours deux cent cinquante mille milliards d’individus. Voilà comment ces petits êtres, qui ont besoin pour vivre de circonstances toutes spéciales, peuvent triompher dans la lutte pour l’existence. Leur fécondité est telle que leur destruction totale est presque impossible, puisque la survie de quelques individus permet la prompte restauration de l’espèce.

A mesure qu’on remonte dans la série des êtres, on voit la fécondité diminuer. Mieux l’animal est armé pour la lutte, par sa taille ou son intelligence, moins il a de fécondité. C’est qu’en effet l’équilibre est nécessaire entre les moyens de lutte des différens êtres. Pour qu’ils vivent tous, pour qu’ils aient tous leur place au soleil et à la terre, il faut que certaines infériorités soient compensées par certaines supériorités. C’est le plus ou moins de fécondité qui rétablit la balance ; de sorte qu’en dernière analyse, il y a équilibre entre tous les êtres vivans. La lutte se renouvelle incessamment à chaque génération, et les vaincus compensent leur faiblesse par leur prodigieuse fécondité.

Je ne puis ici entrer dans le détail de toutes les ressources dont la nature dispose, de tous les moyens qu’elle a mis en œuvre pour arriver à cette fin unique : la conservation de l’individu et la conservation de l’espèce. Avec chaque animal varient les moyens de lutte. L’étude de ces moyens de lutte serait donc, en quelque sorte, la zoologie toute entière. Cependant quelques exemples rendront mieux ma pensée.

Pour bien faire comprendre ce qu’il faut entendre par moyens de résistance et de lutte, je prierai le lecteur de faire avec moi, par la pensée, une petite excursion sur le rivage de la mer. Soulevons une pierre. De nombreux coquillages (ou mollusques) y sont solidement attachés. C’est pourquoi, quel que soit le danger qui le menace, l’animal ne peut s’y soustraire par la fuite ; en tout cas, il peut refermer sa coquille, qui lui offre une protection très suffisante. Si quelque agresseur vorace essaie de disjoindre les deux valves d’une moule, instinctivement l’animal referme ses deux valves avec une énergie extrême ; et cette constriction va en croissant à mesure que l’ennemi augmente son effort. Voici un crabe qui court obliquement sur le rivage ; quoiqu’il soit revêtu d’une solide cuirasse, hérissée de pointes et d’aspérités, il a encore deux énormes pinces qui lui servent aussi bien pour se défendre contre les attaques que pour attaquer à son tour. De plus, par un instinct irrésistible, il est porté, dès qu’un danger le menace, à se blottir dans les trous et à se cacher dans les fentes. Et alors, il faut le mettre en pièces plutôt que de le décider à sortir de cet abri que son instinct lui dit être assuré. Rien n’est plus comique que de voir de tout petits crabes minuscules faire déjà comme leurs parens, courir obliquement sur le sable pour se cacher dans de tout petits trous en portant en avant leurs deux petites pinces. Voici aussi des annélides qui, au moindre bruit, s’enfoncent dans le sable mouvant, où elles deviennent invisibles et imprenables. Voici des coralliaires, étroitement enfermés dans leur magnifique paroi de corail, si résistante qu’on ne saurait guère dire si ce sont des animaux ou des pierres. Voici des poissons qui nagent avec une rapidité extrême, de manière à être presque insaisissables. Et parmi ces poissons, quelle diversité dans la résistance ! Les uns ont une peau écailleuse que les instrumens, même très acérés, entamant difficilement ; d’autres dégagent de l’électricité qui terrifie tout ce qui approche ; d’autres sont venimeux ; d’autres rampent sur le sol, et par leurs formes, comme par leurs couleurs, se confondent absolument avec les objets qui les entourent. Le poulpe est certainement un des animaux les mieux armés pour la lutte, il a de longs tentacules qui se portent au loin pour attirer les proies vivantes et les paralyser par une sorte de poison. Comme il n’a pas de carapace, mais une peau molle peu résistante, il échappe à ses ennemis par un artifice. Il verse un nuage d’encre, et peut ainsi, à la faveur de cette obscurité, se soustraire à toute poursuite.

Tous ces êtres, crustacés, mollusques, poissons, cherchent à se dévorer mutuellement. Tous ont faim et sont poussés par la faim à livrer incessamment combat. Ceux qui, au milieu de ce conflit perpétuel, seraient dépourvus de puissans moyens d’attaque ou de puissans moyens de défense, seraient bientôt anéantis, eux et leur espèce, par de plus forts, tout aussi voraces qu’eux.

A quelques pas du rivage, entrons dans la forêt. Nous, verrons les mêmes harmonies se manifester chez les êtres terrestres que chez les êtres marins. Les araignées, pour atteindre les proies ailées, savent tisser des toiles. Quelques-unes sont armées d’un venin délétère ou possèdent des mandibules puissantes. Toutes savent se cacher dans les troncs d’arbres ou sous les feuilles, de manière à dissimuler complètement leur présence. Les coléoptères sont pourvus d’une carapace résistante, et volent très rapidement. Les papillons, dont les brillantes couleurs attirent de loin la vue des oiseaux, leurs voraces ennemis, se dérobent aux poursuites par un vol capricieux que l’oiseau, qui va droit comme une flèche, ne peut suivre dans ses méandres. D’autres insectes échappent par un vol extrêmement rapide.

Un grand nombre d’animaux terrestres et marins emploient un étrange mode de protection qu’on trouve souvent dans la nature. Par leurs formes et leurs couleurs ils tendent à se confondre avec les objets voisins. C’est ce qu’on a appelé le mimétisme. Telle chenille placée sur la branche de l’arbre qu’elle affectionne se confond si bien avec la feuille de cet arbre qu’il faut beaucoup d’attention pour la reconnaître. Tel coléoptère ressemble à un brin de bois ; telle sauterelle a tout à fait l’apparence d’une herbe. Chez les vertébrés aussi on retrouve ce mode curieux de protection. Le caméléon ressemble à un vieux tronc d’arbre ; le serpent ressemble à une branche. La couleur des plumes ou du poil des vertébrés supérieurs est celle du sol qu’ils habitent. Le pelage roux du lièvre a une teinte identique à celle du sol dans lequel il est gîté. L’ours blanc vit au milieu des neiges.

On conçoit l’utilité de cette conformation. Il s’agit d’échapper aux recherches, aux poursuites de toute sorte qui menacent chaque animal, et la meilleure défense est encore de se soustraire aux regards vigilans de l’ennemi et d’être confondu avec les objets avoisinans.

En somme, chez tous les animaux, les organes, par leurs formes et leurs fonctions, sont toujours ainsi disposés qu’ils concourent à assurer l’attaque ou la défense. Aucun caractère n’est inutile, et chaque fonction a son avantage. On peut dire que la diversité presque infinie des formes organiques dans la série des êtres est l’expression de la diversité des conditions d’existence. Mais sous cette étonnante variation se découvre une loi générale. Il faut vivre, il faut attaquer et se défendre. Vivre, attaquer et se défendre, c’est lutter. Donc tous les organes, toutes les formes, toutes les fonctions, ne sont que des moyens de lutte.


Revenons maintenant à l’homme et aux moyens que la nature lui a donnés pour lutter contre les élémens inertes et les êtres vivans.

Évidemment, au point de vue de sa constitution physique, l’homme n’est pas le mieux partagé des êtres. Il est même dans des conditions tout à fait défavorables pour combattre le grand combat vital. Il n’est pas défendu contre les intempéries des saisons ou les rigueurs des climats par une fourrure épaisse. Sa peau nue et délicate ne le protège ni contre le froid ni contre la chaleur. Le froid surtout est son mortel ennemi. Privé de vêtemens, l’homme ne pourrait vivre que dans les contrées tropicales, là où la température ne descend jamais au-dessous de vingt degrés. Sa vigueur musculaire n’est pas très grande. Un singe de taille humaine est fort comme dix hommes. Sa rapidité à la course est médiocre, pour peu qu’on le compare aux animaux de même taille, ou même à la plupart des mammifères. Il nage mal, et même, pour mal nager, a besoin d’un long exercice. Il n’est pas très agile, et ne saurait grimper sur les arbres qu’avec une ridicule maladresse. La nature l’a fait frugivore, et, par conséquent, ne lui a pas donné de moyens d’attaque comparables à ceux des carnassiers. Contre les carnassiers il est dépourvu de tout moyen de défense, et il ne saurait efficacement lutter contre un fauve, même de petite taille, par exemple contre un chat sauvage.

Les sens de l’homme sont obtus, sauf le toucher, qui est probablement chez nous plus développé que chez la plupart des êtres. Mais combien notre vue est insuffisante, si on la compare à celle des oiseaux, par exemple, qui voient de si loin et avec une si étonnante précision les plus petits objets, ou à celle des nombreux animaux qui voient la nuit presque aussi bien que le jour ! Notre ouïe et notre goût sont médiocres : nous n’avons qu’imparfaitement le discernement des poisons. Notre odorat surtout est très grossier, et, sous le rapport de l’olfaction, nous sommes peut-être les moins bien doués de tous les mammifères.

Nul instinct ne nous protège. Notre fécondité est minime. L’enfant nouveau-né est d’une extrême faiblesse. Nous supportons mal la fatigue, la privation de sommeil et la faim. Notre organisme est facilement envahi par les parasites les plus divers. Toutes les maladies qui sévissent sur les animaux peuvent sévir sur nous ; et il est beaucoup d’autres maladies très graves, qui nous atteignent cruellement, alors que les animaux leur sont tout à fait réfractaires.

En un mot, l’homme paraît être, de tous les animaux terrestres, le moins bien armé pour la lutte : aussi tout ferait prévoir le prompt anéantissement de l’espèce humaine par les élémens et les êtres adverses, si elle ne possédait dans son intelligence supérieure une force prodigieuse qui compense, et au-delà, son infirmité physique. Cette force a pu lui donner, dans la lutte pour l’existence, le triomphe définitif sur tous les animaux.

Les moyens de défense ou d’attaque que la nature lui a refusés, l’homme les a créés. Par son intelligence il a pu se donner des armes, des vêtemens, des habitations, se protéger contre la rigueur des saisons et des climats. Qu’importe que sa peau délicate ne le défende pas contre le froid s’il trouve dans les plantes de quoi se tisser des vêtemens, dans les fourrures des animaux, de quoi suppléer à l’insuffisance de son tégument naturel ? Qu’importe qu’il ne puisse pas résister longtemps à la faim, s’il peut cultiver le sol, et par là, s’assurer une subsistance certaine ? Contre les fauves et les animaux nuisibles ses défenses naturelles sont faibles ; mais il s’est donné des armes qui sont si puissantes que nul animal n’est en sûreté. Le harpon va chercher la baleine au milieu des glaces polaires ; la balle explosible va tuer l’éléphant et le tigre dans leurs jungles. Les fusils, les pièges et les filets de toute sorte suppléent à la lenteur de notre course. En somme, il n’est pas d’animal assez rapide ou assez puissant pour résister à nos ruses ou à notre force.

Peut-être l’intelligence de l’homme n’aurait-elle pas suffi, si une autre puissance n’était venue s’ajouter à celle-là. Cette puissance auxiliaire, c’est l’association. L’intelligence et l’association, voilà vraiment les deux grands moyens de lutte qui ont permis à l’homme d’établir sa puissance. Les documens historiques et préhistoriques nous montrent que l’homme n’a jamais vécu isolément. Il y a toujours eu des sociétés humaines. Isolé, l’individu humain eût sans doute été anéanti par des animaux plus forts, plus agiles, plus féconds, mieux armés pour la lutte ; tandis que, réuni à ses semblables, il a centuplé sa force. Ce sont les sociétés humaines plutôt que l’homme qui ont fait le triomphe de l’humanité dans la nature.

Le développement admirable de la civilisation moderne nous donne le spectacle imposant de notre victoire définitive et complète. Aujourd’hui il y a près de deux milliards d’êtres humains qui couvrent l’étendue de la surface terrestre et qui ont asservi la nature. Ce n’est guère qu’aux régions glacées du pôle que l’homme n’ait pas pénétré. Partout ailleurs il s’est établi en maître et en conquérant. Si l’homme n’a pas détruit les animaux féroces et nuisibles, au moins il les refoule de plus en plus dans les forêts ou les déserts. Le nombre des lions, des tigres, des panthères, va en diminuant chaque jour, et il est permis de supposer que, dans deux ou trois siècles, c’est à peine s’il existera assez de ces fauves pour faire l’ornement des ménageries ou des cirques. Les loups, les chacals, les hyènes, les oiseaux de proie se retirent devant la civilisation. Il en est de même de beaucoup d’autres animaux sauvages, dont le nombre diminue avec une effrayante rapidité. Les buffles, les éléphans, les girafes, les antilopes, les onagres, les autruches, les singes, n’existent plus guère que dans les régions où l’homme civilisé n’a pas encore pénétré. Mais que l’Afrique soit arrachée à la barbarie, tâche magnifique, à laquelle sera vouée, nous l’espérons, la France du xxe siècle, et nous verrons la plupart de ces espèces sauvages diminuer de nombre et disparaître.

Non-seulement l’homme chasse et détruit les animaux nuisibles, mais il a asservi plusieurs espèces vivantes de manière à en faire des instrumens de sa puissance. À mesure que les animaux sauvages diminuent, les animaux domestiques, dont la reproduction et l’alimentation sont réglées par l’homme, augmentent rapidement de nombre. Nous transformons par notre industrie la teneur du globe en espèces vivantes, puisque nous détruisons celles-là qui nous sont nuisibles, et que nous développons celles-ci qui nous servent. Les hommes se sont tellement multipliés qu’il leur serait absolument impossible, comme il y la quelques dizaines de siècles, de vivre des produits de la chasse. Ce serait là une ressource tout à fait insuffisante, et je ne sais si le gibier de toute la France pourrait nourrir pendant deux fois vingt-quatre heures la population parisienne. Aujourd’hui notre alimentation n’est plus subordonnée au hasard ; elle est le résultat d’une longue et patiente culture. Moutons, bœufs, porcs, poules, tous ces animaux, primitivement sauvages, sont devenus nos esclaves, et nous donnent une subsistance assurée. Nous avons même pu régler la reproduction des animaux marins et des poissons dans les fleuves. Partout nos ressources nutritives sont le fruit de notre génie industrieux. Quant au chien, au cheval, à l’âne, ils sont nos auxiliaires indispensables, et nous n’avons pas de plus i puissant secours.

Ge que nous avons fait avec les animaux, nous l’avons fait aussi avec les plantes. Les forêts ont été défrichées (et même avec trop d’ardeur) ; les landes incultes ont été ensemencées ; le blé, l’avoine, la vigne, la pomme de terre, le coton, le café, le thé, et bien d’autres plantes utiles, grâce aux soins de l’homme, couvrent maintenant l’écorce terrestre. Chaque jour voit se rétrécir l’étendue des régions stériles non cultivées par l’homme et inutiles pour lui. Ce siècle n’a-t-il pas assisté à l’immense conquête de l’Amérique du Nord par la civilisation et l’agriculture ? Qui sait ce que verront les siècles à venir ? Qui sait si la terre pourra suffire, par sa fécondité, à la progression effrayante du nombre des êtres humains ? A vrai dire, il s’agit là d’un avenir trop lointain pour qu’il soit sage d’en prendre beaucoup de soucis.


S’il fallait mettre une ombre à ce tableau, nous dirions que nous ne sommes pas des maîtres aussi puissans qu’il parait au premier abord. Les parasites qui pénètrent dans le corps des animaux n’ont pas encore pu être efficacement combattus. Toute notre puissance vient se heurter devant ces êtres microscopiques qui sèment la mort au milieu des agglomérations d’hommes. Jusqu’ici nos efforts à les vaincre sont demeurés impuissans. Il nous est plus facile de triompher des fauves les plus redoutables que de détruire les microbes du choléra, de la peste, du typhus. C’est à la destruction de ces êtres funestes qu’il faut nous acharner. Mais laissons cela ; la science a fait récemment de tels progrès dans ce domaine qu’il est permis d’espérer.


Quoi qu’il en soit, on peut dire que, dès maintenant, l’homme, par son intelligence, a su dompter non-seulement les animaux, mais encore les forces de la nature. Il a pu connaître les lois des choses, trouver dans les élémens bruts qui l’entourent des instrumens de puissance, extraire des entrailles de la terre le fer et la houille, et se servir du fer et de la houille pour se donner des armes et des alimens. Il a pu étudier les lois cosmiques, physiques et chimiques, prendre les forces naturelles, l’électricité, la lumière, le feu, et en faire ses agens dociles.

Les animaux sont impuissans à modifier le milieu qui les entoure. Ils n’agissent pas sur les choses : ils vivent dans la nature comme sur une scène réglée d’avance, à laquelle il leur est interdit de modifier quoi que ce soit. Au contraire, l’homme transforme la nature et l’améliore pour son propre usage. Il perce des isthmes, réunit des mers, creuse des montagnes, fait jaillir l’eau des entrailles de la terre. Il met aux continens une ceinture de fer qui réunit les régions les plus éloignées. Il prend la foudre du ciel, il prend le sel de la mer, il prend la chaleur du soleil, il prend la force des cours d’eau ; il s’empare de cette force, qui paraît insaisissable, le vent, pour enfler les voiles de son navire ou faire tourner les ailes de son moulin. Roi des êtres vivans, l’homme a réussi à être encore le roi des forces naturelles.

Quoi qu’il advienne de l’avenir, — et nul ne peut savoir quelles magnifiques découvertes sont réservées aux générations qui suivent, — l’homme peut, d’ores et déjà, être fier de son œuvre. Cet animal de corps chétif est devenu le roi des animaux. Par son intelligence il a conquis sa place à la tête de la nature vivante. C’est ainsi seulement qu’on peut dire de lui qu’il est le roi des animaux. Il est le roi des animaux, mais c’est un animal roi. Il n’y a pas un règne humain : il y a le règne de l’homme.

Sous peine de déchéance, il faut grandir encore. L’intelligence et l’association ont été les moyens de lutte ; il faut développer ces deux forces puissantes. Pour l’intelligence, il faut nous élever de plus en plus à la connaissance des lois et des choses. Quant à l’association, il faut renoncer aux luttes impies entre humains qui ont ensanglante la terre et retardé la civilisation. Que les forces humaines tendent à dompter les choses et les êtres et non à détruire des hommes.


CHARLES RICHET.

  1. L’Histoire de la nature des oyseaux, avec leurs descriptions et naïfs portraicts, retirée du naturel. Paris, 1555, in-f°.
  2. Les théories végétariennes, mêlées de vérités et d’erreurs, seraient bien intéressantes à examiner de près. Nous ne pouvons ici les étudier avec tous les détails qu’elles comportent.
  3. Dans un des petits poèmes en prose de Tourguénef, on retrouve une pensée analogue exprimée en termes saisissans : « Mon chien est assis devant moi et me regarde droit dans les yeux. Et moi aussi je le regarde dans les yeux. Il semble vouloir me dire quelque chose ; il est muet, sans parole ; il ne se comprend pas lui-même, mais je le comprends, moi. Je comprends que, dans cet instant, en lui comme en moi vit le même sentiment ; qu’il n’y a aucune différence entre nous. Nous sommes identiques ; en chacun de nous vacille la même petite flamme tremblotante. La mort arrivera sur nous et nous frappera du vent de son aile large et froide. Qui pourra ensuite reconnaître la différence des petites flammes qu’il y avait en lui et en moi ? Non, ce n’est pas un animal et un homme qui échangent leurs regards : ce sont deux paires d’yeux identiques qui sont axés l’une sur l’autre. » (Revue politique et littéraire, 1883, n° 1.)
  4. C’est à contre-cœur que nous employons les vivisections dans un cours public comme un moyen d’enseignement. Quand il s’agit d’une recherche scientifique, il faut la faire résolument et sans compter avec la douleur ; mais quand il s’agit de démontrer à un auditoire quelconque un phénomène connu, il faut être très réservé dans l’emploi de moyens qui sont cruels.
  5. Cette pensée a été bien traduite par Mme Ackermann :
    Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
    Se passent, en courant, le flambeau de l’amour.
    Chacun rapidement prend la torche immortelle,
    Et la rend à son tour.