Le Roi des étudiants/Trop tard

Décarie, Hébert et Cie. (p. 199-208).

CHAPITRE XXV

Trop tard


Environ une demi-heure après l’audacieux enlèvement auquel nous venons d’assister, et pendant qu’une lourde voiture soigneusement fermée entraînait rapidement Després vers la distillerie de la mère Friponne, l’orchestre installé dans le grand salon du cottage entamait les premières mesures d’une valse.

Les danseurs étaient à leur poste et le gracieux balancement du départ faisait déjà ondoyer tous les couples impatients, lorsque deux nouveaux figurants se jetèrent dans la chaîne mouvante, au moment où la danse s’ébranlait.

Le tourbillon s’arrêta une seconde et chacun s’empressa de faire place au couple retardataire.

Quand nous aurons dit que les arrivants n’étaient autres que Paul Champfort, le neveu, et Laure Privat, la fille de l’amphitryon, personne ne s’étonnera de la complaisance empressée des valseurs.

Cependant, la valse n’avait pas été interrompue, et, glissant en cadence sur le parquet, chaque couple tournoyait, défilait, disparaissait, pour revenir et disparaître encore. Les falbalas des danseuses, subissant les lois de la force centrifuge, s’épanouissaient en rond, s’élevant à chaque mouvement giratoire, pour retomber quand ce mouvement diminuait ou cessait. Mais les cavaliers infatigables, enlevés par une formidable musique, enivrés par les parfums s’exhalant des toilettes féminines violemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvres falbalas… et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujours à dérouler ses anneaux de couples enlacés.

Paul Champfort subissait, plus que tout autre, l’enivrement général.

Le contact de la femme aimée, de cette malheureuse Laure qu’il allait perdre à jamais dans quelques heures ; l’entraînement irrésistible de la cadence ; les notes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons moelleux des clarinettes et les trilles aigus des violons ; ces effluves magnétiques qui s’échappent des prunelles animées des femmes ; et par-dessus tout, l’haleine tiède et haletante de sa danseuse, lui arrivant au visage par bouffées aromatiques… tout cela lui monta au cerveau comme une fumée d’or et lui donna le vertige.

Il arriva même un moment où, perdant tout contrôle sur lui-même et dominé par un irrésistible besoin d’épanchement, il se baissa vers l’oreille de Laure et lui souffla ardemment : « Oh ! je t’aime ! je t’aime ! »

La jeune fille leva vers son cousin un regard brûlant, sentit courir dans ses veines un frisson de fièvre, puis, faiblissante et pâle, murmura :

« C’est assez. Je me sens tout étourdie… Retirons-nous. »

Champfort obéit.

Il abandonna la valse et conduisit sa cousine, la soutenant de son bras droit, dans une pièce contiguë, où il la déposa sur un canapé.

Puis, s’emparant d’une carafe d’eau frappée, il en humecta son mouchoir, et bassina les tempes de Laure.

La jeune créole parut se remettre.

« Vous sentez-vous mieux, Laure ? demanda doucement Champfort.

— Oui, mon cousin, merci… ce n’était d’ailleurs qu’un simple étourdissement. La valse me produit toujours cet effet-là.

— Vous êtes toute pâle !

— Ce n’est rien. Ne parlons pas de cela ; les couleurs me reviendront avec le repos.

— Voulez-vous que j’appelle ma tante ?

— N’en faites rien, et asseyez-vous plutôt là, près de moi. »

Et voyant le jeune homme se troubler un peu :

« N’êtes-vous pas mon médecin ? ajouta-t-elle en souriant faiblement. Vous tiendrez compagnie à votre malade. »

Champfort prit place sur le canapé ; mais une secrète pensée se traduisit, malgré lui, dans son regard et il jeta un coup d’œil sur la porte donnant sur le salon.

Laure vit ou plutôt devina ce regard.

« Je vous comprends, dit-elle ; vous craignez que mon fiancé ne prenne ombrage de notre tête-à-tête ?

— Oh ! fit Champfort.

— Rassurez-vous. Monsieur Lapierre était sorti, vous le savez, lorsque nous avons valsé ensemble…

— Je crois, en effet…

— Eh bien ! il n’est pas rentré, que je sache ?

— Non, mais il rentrera… et, à dire vrai…

— Voyons.

— Je n’aime pas à lui procurer l’occasion de m’humilier par ses airs vainqueurs.

— Ce n’est pas à redouter… On ne peut chanter victoire quand il n’y a pas eu combat. »

Champfort baissa la tête et soupira intérieurement : « Elle n’a pas entendu mon aveu ! se dit-il… C’est peut-être tant mieux… N’y pensons plus. »

« Vous ne répondez pas ? reprit la jeune créole, d’une voix un peu émue.

— Mais, qu’ai-je à répondre… sinon que vous êtes la logique même ?

— Vous admettez donc ?

— Sans aucun doute.

— En ce cas, causons, puisque rien ne nous en empêche. »

Champfort regarda sa cousine avec quelque surprise, puis répondit froidement :

« Causons. Aussi bien, est-ce probablement la dernière fois que nous en avons l’occasion.

— Qui sait ! » murmura Laure.

Il y eut alors un silence de quelques secondes, – silence pénible et plein d’anxiété. Les deux jeunes gens semblaient également mal à l’aise : Champfort pâle et soucieux, la jeune fille émue et agitée de pensées tumultueuses.

À la fin, Laure parut recouvrer toute sa présence d’esprit et elle commença sur un ton indifférent :

« Eh bien ! Paul, comment va la fête ?

— Ma foi, elle me semble très brillante, répondit le jeune homme, ne sachant où voulait en venir sa cousine.

— Tout Québec y est, n’est-ce pas ?

— Mais oui, tout Québec de la haute, du moins.

— Il ne manque guère, à ce qu’Edmond m’a dit que cinq ou six invités ?

— C’est plus que je ne puis dire, n’ayant pas vu la liste.

— Vous devez, au moins, savoir si tous vos amis se sont rendus ?

— Tous… moins un, répondit Champfort, dont le front s’assombrit.

— Ah ! quel est ce monsieur qui fait ainsi défaut ?

— C’est un de mes compagnons d’Université, un ami d’Edmond. — Comment s’appelle-t-il ? demanda Laure avec plus d’agitation qu’elle n’en voulait laisser paraître.

— Il s’appelle Gustave Després, répondit Champfort, en baissant la voix et regardant de nouveau du côté du salon.

— Qu’avez-vous donc à vous retourner ainsi ? Est-ce que par hasard, le nom de ce monsieur Després ne pourrait se prononcer à haute voix et devant tout le monde ?

— Oui et non.

— Encore une énigme ?

— Le mot en est facile. C’est que le nom de "Gustave" pourrait éveiller de vilains souvenirs dans l’esprit de certaine personne.

— Parlez-vous au singulier ou au pluriel, en disant certaine personne ?

— Je parle au singulier, ma cousine.

— Ah… »

Laure hésita une seconde, puis reprenant :

« Je parie que cette personne, je la connais…

— Vous connaissez son nom, sa figure, son physique enfin, oui.

— Mais pas son moral, n’est-ce pas ?

— Vous devinez si juste, que c’est plaisir de vous poser des énigmes, ma chère Laure.

— Attendez, au moins, que je vous aie nommé la personne qui, dans votre esprit, n’aime pas à entendre prononcer le mot "Gustave".

— C’est juste. Dites.

— Eh bien ! celui que vous soupçonnez de frayeurs si puériles n’est autre que M. Lapierre.

— Précisément, chère cousine. M. Joseph Lapierre est l’homme chez qui le nom de "Gustave" éveillerait de terribles souvenirs et qui préférerait voir le diable en personne arriver ici ce soir ou demain matin, que d’apercevoir tout à coup Gustave Després, au seuil du grand salon.

— Vous en êtes sûr ?

— Aussi sûr que je le suis d’avoir près de moi une malheureuse jeune fille glissant sur la pente de la perdition. »

Laure eut un véritable frisson. Elle crispa sa main sur le bras de son cousin et lui dit d’une voix altérée :

« Paul, Paul, ce que vous affirmez là est grave, et vous me devez une explication. »

Champfort se taisait…

« Il le faut, vous dis-je, insista la jeune créole, en le regardant fixement. Pourquoi suis-je en voie de me perdre et comment le nom de M. Gustave Després se trouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé ?

— À quoi bon ! murmura le jeune homme, sur le point de céder.

— À quoi bon ?… Vous me le demandez ?… Mais, apparemment, à me sauver de l’abîme où je glisse, d’après vous.

— Eh bien ! vous l’aurez, cette explication, répondit Champfort résolument. Elle sera courte, mais claire. Vous voulez savoir pourquoi Gustave Després, s’il apparaissait tout à coup à la Folie-Privat, produirait sur votre fiancé l’effet de la tête de Méduse ?… Je vais vous le dire. C’est que Després possède la preuve que Lapierre est un misérable, absolument indigne d’aspirer à votre main. Bien plus, ma pauvre Laure, ce même Després pourrait établir qu’un ruisseau de sang sépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, et que votre mariage serait l’alliance monstrueuse du loup et de la brebis. »

Laure frissonna de nouveau sous la voix ardemment convaincue de son cousin.

— Mais il va venir, il doit venir, M. Després ! s’écria-t-elle inconsidérément.

— Il ne viendra pas, Laure, ou ce sera miracle.

— Qui vous fait dire cela ?

— Voilà quatre jours que Gustave a quitté son logis, et, depuis, il n’a pas reparu.

— Ciel ! dites-vous vrai ?

— J’ai fouillé tout Québec pour le retrouver ou avoir seulement un renseignement sur son compte, mais sans le moindre résultat.

— Oh ! mon Dieu !… et ces preuves qu’il m’a promises, ces preuves établissant…

— Quoi ! interrompit Champfort, stupéfait, vous auriez vu Gustave Després ?

— Eh bien ! oui, s’écria la jeune créole, s’apercevant trop tard de son indiscrétion involontaire, oui, je l’ai vu et nous avons longuement conversé ensemble. Je connais toutes les graves accusations qui pèsent sur mon fiancé ; je sais qu’il a été espion dans l’armée américaine ; je sais qu’il ne me recherche que pour ma dot ; je sais enfin qu’il a probablement des fautes plus graves à se reprocher. Et cependant…

— Achevez, de grâce.

— Et cependant, si tout cela n’est pas prouvé, si M. Després n’arrive pas avant demain, ou plutôt ce matin, à six heures, rien au monde ne pourra empêcher ce Lapierre de devenir mon mari, une heure plus tard.

— Comment cela, mon Dieu ?

— D’abord, parce qu’il a ma parole ; en second lieu, parce que – faute de preuves du contraire – je dois obéir à la voix d’un mourant.

— Mais c’est impossible, cela ! Vous ne pouvez ainsi sacrifier votre existence entière à un doute, à un sentiment de piété enthousiaste. Vous vous devez à vous-même, vous devez à vos parents, à vos amis d’attendre au moins qu’une aussi malheureuse situation soit clairement définie, que des preuves vous arrivent…

— Impossible ! impossible ! répondit Laure, avec une conviction douloureuse. Ah ! c’est une terrible position que la mienne, et la fatalité est là qui me pousse à l’autel, me répétant sans cesse : « Femme, fais ton devoir !… » Je le ferai, cet inexorable devoir ; j’ensevelirai sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse, mes illusions, mon cœur, tout !… »

Et la malheureuse jeune fille étouffa un long sanglot.

Champfort perdit la tête. Il saisit brusquement les deux mains de sa cousine, et d’une voix où tremblait la passion si longtemps comprimée :

« Non, non, s’écria-t-il, tu ne feras pas cela, ma bonne Laure ; non, tu ne seras pas l’enjeu de la partie jouée par un misérable ; non, tu n’iras pas broyer ton cœur sous le corsage de ta robe nuptiale !… car je ne veux pas, moi ; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j’opposerai mon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d’amertumes contenues rendent sacré ! »

Et le jeune étudiant, beau de douleur et de noble passion, se laissa glisser aux genoux de sa cousine.

Laure eut dans les yeux un éclair de joie surhumaine ; sa belle figure se colora d’une bouffée du sang venu du cœur… Mais elle tressaillit aussitôt après, et prenant dans ses mains la tête de Champfort agenouillé, elle y colla son visage baigné de larmes.

« Trop tard ! murmura-t-elle avec mélancolie, trop tard, mon pauvre Paul !… Nous ne nous sommes pas compris… Moi aussi, je t’aimais, et – ajouta-t-elle plus bas – je t’aime encore !

— Tu m’aimes ! s’écria Champfort d’une voix concentrée, tu m’aimes ?… Oh ! redis-le-moi, ce mot qui me rend fou.

— Oui, je t’aime ! articula nettement Laure, Mais, encore une fois, ni mon amour pour toi, ni aucune autre considération au monde n’empêcheront mon sacrifice de s’accomplir, si le courageux jeune homme qui s’est annoncé comme mon sauveur n’arrive pas à temps.

— Oh ! Gustave, où es-tu ? » murmura Champfort amèrement.

En ce moment, l’horloge du grand salon sonna une heure du matin.

« Déjà une heure ! murmura la jeune fille, en se levant. Mon cousin, il faut nous séparer. Notre absence n’a été que trop longue et pourrait être remarquée.

— Tu as raison, Laure, répondit l’étudiant : je vais te quitter, mais pour retrouver notre sauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me sens capable de remuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la signature du contrat, ou sinon… »

Il ajouta en lui-même : « Gare à Lapierre ! »

Laure tendit la main à son cousin, lui murmura un mot d’espoir et rentra dans le salon.

Quant à l’heureux Champfort, il prit une autre porte et disparut dans les multiples pièces du cottage.

À la même minute, par une étrange coïncidence, Lapierre opérait sa rentrée par la grande porte de l’avenue.