Le Roi des étudiants/Le guet-apens

Décarie, Hébert et Cie. (p. 154-161).

CHAPITRE XX

Le guet-apens


Cet individu n’était autre que Lapierre.

Depuis la scène de l’avant-veille, et, surtout, depuis l’étrange menace de Champfort, le cauteleux personnage ne vivait plus. De mystérieuses appréhensions lui étreignaient la poitrine, et il pressentait que quelque chose de vaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germait sourdement dans le cœur de cet homme, jusque là inaccessible à toute autre voix que la voix métallique des aigles américains ou des souverains anglais…

Le misérable aimait sa victime et il était jaloux !

Cette constatation, faite seulement depuis deux jours, mettait Lapierre dans des colères blanches. Lui, dont le cœur triplement cuirassé avait toujours résisté à un penchant si puéril, se découvrir tout à coup amoureux comme tout le monde, se sentir pris dans ses propres filets !

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d’un coquin encore flegmatique.

Quoi qu’il en soit, on ne résiste pas à l’envahissement de l’amour, et il faut bien le subir quand il s’installe à notre foyer.

C’est ce que fit Lapierre.

Il prit son rôle d’amoureux au sérieux, et, en homme prudent, il résolut de veiller sur son bien. Ce n’est pas que l’ancien espion se fit un instant illusion sur le sentiment qu’il inspirait à sa fiancée.

Oh ! non. Lapierre se savait haï, méprisé. Mais il se disait que c’était là une raison de plus pour être sur le qui-vive, et empêcher au moins la belle créole de donner son cœur à un autre.

Et puis, d’ailleurs, n’y avait-il pas ce petit carabin de Paul Champfort dont il fallait brider les trop tendres inclinations et enrayer la progression amoureuse ?…

Lapierre revint donc à son ancien métier : il se fit l’espion de sa fiancée et de Champfort. Redoutant par-dessus tout une entrevue entre les deux jeunes gens, les révélations que pouvait faire l’étudiant sur les événements de Saint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au petit moyen que nous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s’excuser de ne pouvoir, ce jour-là, se rendre à la Canardière et faire sa cour à Mlle Laure. Puis il vint, en tapinois, s’embusquer dans le parc, dans l’espoir de surprendre sa fiancée en flagrant délit de trahison.

On a vu que le hasard n’avait que trop bien favorisé l’espion. Lapierre, en effet, n’était pas en embuscade depuis une demi-heure, à proximité du chemin royal, qu’un roulement de voiture fit résonner le macadam et cessa tout à coup, presque en face de l’endroit où se tenait blotti l’ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haie vive et s’engagea résolument dans un sentier du parc.

Lapierre ne vit qu’une seconde la figure du nouvel arrivant, mais c’en fut assez pour que le misérable restât cloué à sa place, pâle, tremblant, pétrifié, comme si la tête de Méduse lui fût apparue…

« Lui ! lui ! s’écria-t-il… Gustave Lenoir ? »

Et, n’en pouvant croire ses yeux, il prit sa course pour aller, par un long circuit, s’embusquer près d’un petit pont que devait traverser l’inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, et Lapierre reconnut tout à son aise la mâle et sombre figure de son ancien antagoniste.

Le jeune homme marchait d’un pas rapide, comme quelqu’un qui se hâte vers un but arrêté ; et Lapierre ne put empêcher ses jambes de flageoler et sa face blême de se couvrir d’une sueur froide, en se faisant une réflexion terrible :

« Il va "la" rencontrer… il va lui parler… Je suis perdu ! »

Et, en formulant cette pensée, le misérable tira machinalement de sa poche un revolver tout armé, et en dirigea le canon vers Després ; mais celui-ci, ayant cru entendre un bruit insolite dans le feuillage, s’était arrêté et avait prêté l’oreille, en écartant les branches…

C’est ce qui le sauva.

Lapierre, revenu subitement au sentiment de la prudence, n’eut que le temps de se jeter à plat-ventre, et, là, immobile, il attendit…

Després reprit bientôt sa route, sans plus s’occuper de l’incident qui l’avait fait arrêter.

Quant à Lapierre, il remit son revolver dans sa poche et se prit à réfléchir profondément.

La situation était grave, et la brusque intervention de Després – nous lui conserverons ce nom – dans des affaires déjà singulièrement compromises n’était pas de nature à rassurer le prétendant à la dot de Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-elles sombres et découragées. Un moment même, le tenace chercheur de dollars eut l’idée de tout abandonner et de fuir des parages où se rencontraient des figures aussi peu rassurantes que celle du Roi des Étudiants. Le souvenir du terrible drame de l’îlot passa comme un fantôme dans la cervelle du coquin, et il eut peur – car il sentit planer sur sa tête l’inexorable vengeance que devait lui réserver l’amant de Louise.

Pourtant, il était dur d’échouer au port, quand trois jours à peine séparaient ce pauvre Lapierre du but qu’il poursuivait depuis de longues années.

L’ex-fournisseur passa bien un bon quart d’heure ainsi assailli par de noires pensées… Puis il se leva et parut prendre une résolution énergique :

« Ah ! ma foi, tant pis ! se dit-il ; je n’abandonnerai pas ainsi le champ de bataille sans combattre… J’ai déjà fait assez de sacrifices pour cette affaire : je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n’ai plus qu’à étendre la main pour la saisir… Et, d’ailleurs, ajouta-t-il, qui m’assure que ce Gustave de malheur connaisse le premier mot de ce qui se passe ici ?… qui me dit que sa démarche ait le moindre rapport avec mon mariage ?… Rien, un simple soupçon. J’en aurai le cœur net et je saurai à qui en veut mon ancien ami…

« Au surplus, reprit Lapierre en se disposant à partir, si cet oiseau de pénitencier s’avisait de jaser un peu plus qu’il ne me convient, je lui ferai avaler une pilule qui le rendra muet pour longtemps. »

Et il frappa d’un air sinistre sur la poche où était son revolver.

Puis, voulant rattraper le temps perdu, l’espion s’engagea vivement dans le sentier parcouru par Després et se dirigea à pas de loup vers le rond-point.

Gustave, comme on sait, s’y était installé sur un banc à moitié enseveli sous un dais de rameaux entrelacés.

Du premier coup d’œil, Lapierre vit quel parti il pouvait tirer de cette disposition ; et, revenant sur ses pas, il fit un long circuit vers le nord, avec l’intention de s’approcher silencieusement du banc et d’entendre la conversation qui ne manquerait pas de s’engager.

Cinq minutes après, l’espion était à son poste, à dix pas tout au plus de son ancien rival et complètement abrité par les enchevêtrements du feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de son frère, et le sinistre fiancé de la belle créole put constater que ses dispositions les plus mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage. L’épouvante lui fit perdre la tête, et, une seconde fois, le canon de son revolver se trouva dirigé vers la tête de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore…

— Bah ! se dit-il, en abaissant son arme, il sera toujours temps… Et puis, je ne serais pas fâché de savoir au juste ce que pense et connaît de moi mon ancien rival.

Pendant ce monologue de Lapierre, les compliments d’usage s’étaient échangés entre le Roi des Étudiants et la jeune créole ; Edmond avait présenté son ami sous le nom de Gustave Després, puis s’était retiré à l’écart, comme l’on sait.

« Tiens, se dit l’espion dans sa cachette, il paraît que mon ami Lenoir a changé de nom… Voilà donc pourquoi j’avais perdu complètement sa trace… »

Et il se mit en position de ne pas perdre une seule des paroles de l’intéressant couple.

Cependant, la conversation avait fait du chemin… Després en était à raconter, avec les couleurs les plus saisissantes, les événements de Saint-Monat : l’enlèvement de Louise, le duel nocturne sur l’îlot, la dénonciation, le procès, la condamnation, puis enfin l’échec de Lapierre et ses ignobles calomnies…

L’espion écoutait, anxieux, inquiet, la poitrine serrée…

« Tout cela est peu de chose, se dit-il… Pourvu qu’il ne sache rien de "l’autre affaire" ! »

Et le bandit crispa sa main sur la crosse de son revolver.

Mais lorsque le Roi des Étudiants en arriva aux agissements de Lapierre dans le Kentucky ; lorsqu’il décrivit la monstrueuse hécatombe du "Cumberland Gap" ; lorsqu’il déroula sous les yeux de Laure les faits et gestes de l’espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat agonisait sur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l’homme qui l’avait trahi, l’ex-fournisseur n’y tint plus…

Son bras se tendit dans la direction du narrateur, et, livide, hideux de terreur et de rage, Lapierre se dressa de toute sa hauteur et ajusta Gustave Després…

Juste à ce moment, Edmond arrivait en courant et le Roi des Étudiants se levait en toute hâte.

Il était encore sauvé ; mais, comme on l’a vu dans le dernier chapitre, son adversaire se mit résolument à sa poursuite, faisant un long détour vers le nord et allant s’aposter sur le chemin que suivait lentement le jeune disciple d’Esculape.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que le pas régulier et souple de Gustave fit résonner la terre durcie du sentier. L’étudiant marchait la tête basse, absorbé dans un flot de pensées couleur de rosé, s’il fallait en juger par le demi-sourire qui courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir.

« Ah ! ah ! se dit-il, avec une sourde colère, tu triomphes un peu vite, mon bonhomme… L’espion, le traître, le faussaire – comme tu m’appelles – va t’apprendre un peu qu’on ne se jette pas impunément en travers de ses projets. »

Et le misérable introduisit rapidement la main dans la poche de son habit…

Mais il l’en retira aussitôt et fit un geste de désappointement et de rage…

Le revolver n’y était plus !

Dans sa course précipitée, l’espion l’avait perdu, et il était trop tard pour essayer de le retrouver.

Cependant, Després n’était plus qu’à quelques pas de l’endroit où se tenait Lapierre… Il allait passer…

Mais, soudain, l’ancien espion se baissa avec une rapidité de tigre, ramassa une grosse pierre et la lança de toutes ses forces à la tête du Roi des Étudiants…

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba comme une masse, sans même pousser une plainte.

Alors, l’assassin prit ses jambes à son cou, sauta la haie vive et se trouva dans le chemin royal.

Il était sept heures du soir, et les passants se faisaient rares. Seuls, un tout jeune homme et une jeune fille voilée cheminaient lentement sur la route de la Canardière, en face du parc de la Folie-Privat.