Le Roi des étudiants/Deux vieilles connaissances

Décarie, Hébert et Cie. (p. 217-231).

CHAPITRE XXVII

Deux vieilles connaissances

Avant de mettre face à face les deux implacables rivaux de Saint-Monat, retournons un peu sur nos pas et expliquons comment il se faisait que le Roi des Étudiants, enlevé si prestement la veille, arrivait cependant juste à point pour sauver Laure des bras de Lapierre.

On se rappelle que vers le soir du 22 juin – c’est-à-dire quatre jours auparavant – Després, ramassé sanglant et privé de sentiment dans le parc de la Folie-Privat, avait été conduit chez le père Gaboury par le petit Caboulot, et là, confié aux soins d’un médecin ; on se rappelle, en outre, que Louise avait disparu le même soir, sans que les recherches les plus minutieuses eussent donné seulement un indice relativement à cette étrange affaire ; enfin, nos lecteurs ont trop bonne mémoire pour n’avoir pas tout frais dans l’esprit le spectacle poignant du pauvre Caboulot enserré dans les immenses bras de Passe-Partout, au moment où le courageux enfant faisait pâlir Lapierre sous le regard des six prunelles d’acier de son revolver.

Il va sans dire que tout cela s’était accompli à l’insu du Roi des Étudiants, cloué sur le lit de Louise par une fièvre cérébrale qui s’était déclarée pendant la nuit, et il est parfaitement inutile d’ajouter que la garde-malade chargée de veiller auprès du blessé avait reçu instruction de ne pas toucher un mot de ces événements, au cas où Gustave, revenu à l’intelligence, la questionnerait.

Il résulta donc de toutes ces salutaires précautions que Després n’apprit l’horrible vérité, c’est-à-dire la disparition du Caboulot et de Louise, que dans la matinée du lundi suivant, jour où le médecin le déclara hors de danger et lui raconta ce qui était arrivé.

Le Roi des Étudiants n’eut pas de peine à deviner d’où partaient tous ces coups successifs. Il se souvint du célèbre axiome de droit criminel : « Cherche à qui le crime profite », et il eut bientôt fait de trouver à qui pouvait profiter la disparition du Caboulot et de sa sœur ; et, rattachant ces deux attentats à la tentative de meurtre faite sur lui, quelques jours auparavant, le jeune homme acquit la conviction que Lapierre, Lapierre seul, était l’auteur de toutes ces ténébreuses menées.

Que faire ?…

Fallait-il terminer la campagne par un coup de foudre, en dénonçant Lapierre aux autorités de police et le faisant arrêter dans son propre domicile ?

Gustave en eut un instant la pensée, mais il la rejeta aussitôt. Sa loyauté native se prêtait mal à de semblables moyens, et il chercha autre chose.

Ne valait-il pas mieux "faire le mort" et laisser l’ennemi s’endormir dans une trompeuse sécurité, pour tomber sur lui au moment où il croirait la victoire assurée ? C’était de bonne guerre, et c’est à ce dernier moyen que s’arrêta l’étudiant. Il attendrait, pour se rendre à la Canardière, que la nuit fût venue, et il ne ferait que passer chez lui – le temps de prendre un certain portefeuille où était soigneusement enfermé le "dossier" de l’ex-fournisseur des armées américaines.

Malheureusement, Després comptait sans maître Passe-Partout, qui, nonchalamment étendu sur le talus du rempart, le guettait par une embrasure. Or, ce digne garçon, relevé de sa garde auprès du Caboulot, s’était installé dès le matin en face de la maison Gaboury et ne l’avait pas un seul instant perdue de vue.

Une si belle persévérance ne devait pas rester infructueuse. Passe-Partout vit, à un certain remue-ménage dans la chambre du malade, que quelque chose d’inaccoutumé se passait. Il redoubla d’attention, dilatant ses prunelles pour essayer de percer l’épais rideau de mousseline qui masquait la fenêtre. Mais, en dépit de toute la bonne volonté du monde, l’excellent garçon ne put que constater le passage fréquent de deux ombres derrière le malencontreux rideau.

Un autre se fût découragé.

Passe-Partout, lui, ne fit que se piquer au jeu.

Enfin, vers six heures du soir, Argus – le dieu des espions – eut pitié de son disciple. La fenêtre s’ouvrit toute grande et Després se pencha hors de l’appui pour inspecter la rue.

Cela ne dura qu’une seconde ; mais Passe-Partout vit ce qu’il voulait voir, c’est-à-dire un blessé tout vêtu et assez bien rétabli pour entreprendre une petite promenade à la Canardière.

Il détala aussitôt et se rendit en toute hâte chez le patron.

Là, il ne dit qu’un mot :

« Votre homme va venir.

— C’est bien, partez, lui fut-il répondu ; et, surtout, n’oubliez pas qu’il faut que les choses se fassent sans bruit. Pas de lutte, pas de cris. Mais un bon bâillon et des cordes solides. Allez. »

Bill, surgissant du cabinet privé, emboîta le pas derrière Passe-Partout, et les deux coquins prirent le chemin de la Folie-Privat.

Trois-quarts d’heure plus tard, une voiture de maître, conduite par un élégant jeune homme et agrémentée d’un domestique en livrée, descendait rapidement la rue Saint-Louis et tournait l’angle de la côte du Palais.

C’était Lapierre qui se rendait au bal de sa future belle-mère, Mme Privat.

La garde du Caboulot, toujours prisonnier dans son cabinet noir, avait été confiée à Madeleine.

Mais revenons à Gustave Després.

Après avoir rassuré le père Gaboury sur le sort de ses deux enfants et lui avoir promis de les ramener sains et saufs au logis, le lendemain, le Roi des Étudiants se disposa au départ.

Il attendit cependant que la nuit fût complètement venue ; puis il s’enveloppa dans une ample redingote et se dirigea vers la rue Saint-Georges, où il demeurait.

Sa maîtresse de pension, en le voyant arriver si inopinément, faillit lui sauter au cou.

« Ah ! monsieur Després, dit-elle, j’ai cru qu’il vous était arrivé malheur, et vos amis, donc !… Dame ! depuis quatre jours qu’on n’a eu de vous ni vent ni nouvelle !…

— Rassurez-vous, la mère, répondit Gustave… J’ai fait un voyage : voilà tout.

— Tant mieux, Seigneur !… »

Elle allait continuer, mais Gustave ne lui en laissa pas le temps et monta chez lui. Sans perdre une minute, il ouvrit un des tiroirs de son secrétaire et y prit un vieux portefeuille de maroquin rouge, à fermoir de cuivre oxydé, qu’il dissimula soigneusement sous ses habits ; puis il sortit de sa chambre, referma sa porte et regagna la rue, à petit bruit.

Une heure après, il pénétrait, par un chemin détourné, dans le parc de la Folie-Privat et s’avançait, absorbé dans ses pensées, vers le rond-point.

Certes, il était loin de s’attendre à rencontrer, au beau milieu des domaines de Mme Privat et en pleine nuit, les deux oiseaux de pénitencier qui le guettaient. Aussi, lorsque ces messieurs s’abattirent sur lui avec un ensemble magnifique, Gustave fut-il extrêmement surpris, tellement surpris qu’il ne songea pas même à se défendre. L’eut-il voulu, du reste, que la chose eût été impossible. En effet, les agresseurs ne s’amusèrent pas à lui expliquer comment ils se trouvaient là et à s’excuser de la liberté grande. Bien au contraire, pendant que l’un lui appliquait sur la bouche un solide bâillon, l’autre, avec une dextérité inouïe, lui liait bras et jambes, le mettant dans l’impossibilité absolue de bouger.

Cela fait, le plus grand des bandits – une espèce de géant, aux formes massives – sortit de sa ceinture un court poignard et en appliqua froidement la pointe sur la poitrine du prisonnier.

« Un cri, un geste… et tu es mort, mon bonhomme ! » dit-il d’une voix sourde.

« Nous te ferons pas de mal, si tu es sage ; mais gare à la dissipation ! » ajouta le plus petit sur un ton aigrelet.

Després n’avait garde de crier : il étouffait sous son bâillon : de gesticuler : il était ficelé comme une momie de la pyramide de Chéops.

Il se contenta donc de rager "in petto" et de déplorer son imprévoyance. Mais c’étaient là des regrets superflus, et le Roi des Étudiants n’était pas homme à s’y abandonner longtemps. Comprenant parfaitement que le seul but de Lapierre, en le faisant enlever, était de l’empêcher de communiquer avec Laure avant son mariage, Després concentra toutes ses facultés à chercher un moyen de s’échapper avant le lendemain matin.

« Pourvu qu’on ne m’entraîne pas trop loin, se dit-il, rien n’est perdu. Je trouverai bien, d’ici à quelques heures, un expédient pour me débarrasser de mes deux coquins. »

Et, fortifié par cette lueur d’espoir, Gustave se laissa docilement conduire à la voiture fermée qui attendait en face d’une des extrémités du parc.

Le trajet se fit en dix minutes ; puis le lourd équipage s’ébranla, pour ne s’arrêter qu’après une course d’une demi-heure.

On était arrivé.

Passe-Partout ouvrit la portière et sauta sur le chemin. Il fut suivi de Bill. Puis tous deux, avec une galanterie exquise, enlevèrent délicatement leur prisonnier et le mirent un instant sur ses jambes, à côté de la voiture.

Cela fait, Passe-Partout se détacha du groupe et se dirigea vers une vieille maison en ruines, accroupie sur un amoncellement de rochers fantastiques, et qui n’était autre que la distillerie de la mère Friponne.

Després ignorait ce détail ; mais il lui fut facile de reconnaître qu’il était sur la route de Charlesbourg et à un demi-mille tout au plus de Québec, dont la masse sombre se détachait sur sa droite.

« Allons, bon ! pensa-t-il, je ne suis qu’à deux pas de la Canardière et j’aurai bien du malheur si je ne réussis pas à m’échapper de cette vieille bicoque. »

Passe-Partout revint au bout de cinq minutes.

« Il y a quelqu’un, dit-il à son compagnon ; faisons le tour et entrons par la porte de derrière.

— La chambre de monsieur est prête ? demanda Bill, d’un ton goguenard.

— Il n’y manque que des tapis, répondit le facétieux Passe-Partout.

— En avant, alors.

Després fut de nouveau enlevé, et les deux porteurs gravirent le monticule, frôlèrent les murailles de la masure, puis finalement s’arrêtèrent en face d’une porte basse donnant sur la forêt.

« C’est ici ! fit la voix flûtée du plus petit des porteurs.

— Faut-il enfoncer ? gronda le géant, s’apprêtant à heurter la porte de sa formidable épaule.

— Non pas. Du silence et de la tenue !… la mère Friponne va ouvrir dans la minute, » s’empressa de répliquer Passe-Partout.

Il ne se trompait pas. La porte s’ouvrit presqu’à l’instant et une vieille femme apparut, une chandelle fumeuse à la main.

« Par ici, mes cœurs, dit-elle je vais vous montrer le chemin.

— On y va, la vieille ; marchez, » lui fut-il répondu.

La mère Friponne, suivie des porteurs et du porté, traversa une petite salle sombre et humide, ouvrit une porte, fit quelques pas dans une autre pièce, non moins sombre, et non moins humide, puis s’arrêta et, se baissant, souleva une trappe, d’où s’échappèrent des parfums non équivoques de whisky.

« Ça sent bon, ici, la mère ! grommela Bill en reniflant avec satisfaction.

— Sapristi ! oui, appuya Passe-Partout.

— Suivez toujours, mes cœurs, grinça la voix de la mère Friponne, déjà rendue dans les profondeurs de la cave.

Le singulier cortège descendit l’escalier par où était disparue la vieille, traversa une vaste salle, mal pavée et saturée d’odeurs alcooliques, passa sous le cadre vermoulu d’une lourde porte, et enfin s’arrêta dans une autre salle, aussi vaste que la première et séparée d’icelle par un mur de refend, mais à moitié dépavée et ne recevant de jour que par un soupirail grillé.

« C’est ici la chambre de monsieur, dit la mère Friponne, en s’inclinant avec une politesse comique.

— Oui-da ! fit Passe-Partout ; eh bien ! j’en ai vu de pire et j’ai souvent couché, moi qui vous parle, dans des lieux qui, loin d’être bien clos comme celui-ci, n’avaient pour murailles que les quatre pans du ciel.

— Moi aussi, appuya Bill, sans compter la pluie qui passait à travers la toiture du firmament.

— En ce cas, vous ne trouverez pas monsieur à plaindre, pas vrai ? fit observer la maîtresse du logis.

— Au contraire, répondit Passe-Partout, il va être ici comme un prince… un peu gêné, peut-être, dans ses mouvements ; mais, bah ! une nuit est bientôt passée. »

Et, sur cette réflexion philosophique, le petit homme repassa dans la première cave, où l’attiraient invinciblement les odorantes émanations du whisky.

La mère Friponne et Bill suivirent, non, toutefois, sans avoir civilement souhaité une bonne nuit à leur pensionnaire.

Puis, la lourde porte fut refermée et une grosse barre de chêne assujettie en travers, de manière à rendre inutile toute tentative pour la rouvrir. Le pauvre Després, malgré toutes les ressources de sa fertile imagination, avait donc bien peu de chances de s’échapper.

Cependant, il ne désespéra pas et se prit à réfléchir sérieusement.

Pendant que le Roi des Étudiants rumine et repasse dans sa mémoire toutes les ruses employées par les prisonniers célèbres, depuis les évasions du hardi chevalier de Latude jusqu’à celles du fameux Jack Sheppard, suivons un peu nos amis Bill et Passe-Partout. Nous finirons, peut-être, par rencontrer, au bout de notre course, des personnages avec qui nous avons déjà lié connaissance.

Comme tous les membres de la petite pègre, les deux garnements que nous venons de voir à l’œuvre adoraient les liqueurs spiritueuses et, en particulier, le whisky. Aussi, les avons-nous vus tout à l’heure manifester hautement leur prédilection, lorsque, par la trappe soudainement ouverte, sont montés, en nuages épais, les arômes du joyeux liquide.

Nous n’étonnerons donc personne en disant que Bill et Passe-Partout, une fois leur prisonnier en lieu sûr, ne paraissaient pas pressés de remonter à l’étage supérieur. C’est en vain que la vieille Friponne, un pied sur la marche inférieure de l’escalier, les invitait du regard et du geste à la suivre : regard et geste demeuraient impuissants contre les convoitises en éveil des deux acolytes.

Voyant cette hésitation de mauvais augure et les regards fureteurs des retardataires, la bonne femme prit un parti héroïque : elle monta deux marches, de telle sorte que la chandelle qu’elle tenait se trouva au niveau du plancher supérieur, sur le point de disparaître.

Passe-Partout comprit cette tactique savante, et, lui aussi, il prit un parti héroïque.

« Hé ! la mère, dites donc ! cria-t-il.

— Quoi ? fit la vieille, d’un ton rogne.

— Ça sent bien bon, ici…

— Ensuite ?

— Eh bien ! là où ça sent bon…

— Achevez.

— Moi, je reste.

— Moi aussi, fit Bill, comme un écho sourd.

— Oui-da ! mes cœurs, glapit la mère Friponne, en redescendant les deux marches qu’elle venait de gravir.

— C’est comme ça ! reprit Passe-Partout résolument.

— C’est comme ça ! » appuya Bill, non moins résolument.

Les yeux de la mère au whisky lancèrent deux flammes aiguës. Elle parut sur le point de se porter à quelque voie de fait regrettable ; mais, heureusement, la fière attitude de l’ennemi lui en imposa et toucha son vieux cœur racorni.

« Voyons, mes enfants, dit-elle d’un ton radouci, pas de bêtises ; montez à la cuisine et je vous en apporterai, de ce qui sent bon.

— Bien vrai, la mère ? demanda Passe-Partout, ébranlé.

— C’est si vrai qu’il y en a déjà sur la table qui vous attend.

— À la bonne heure ! Grimpons, vieux Bill. »

Bill ne se le fit pas répéter deux fois. Il suivit Passe-Partout, qui lui-même suivait la mère Friponne, de telle façon que tous trois débouchèrent ensemble dans la cuisine, où nous avons déjà introduit le lecteur.

Mais là, les deux suivants de la mère Friponne s’arrêtèrent tout interloqués : la table était déjà occupée par trois buveurs.

Ces trois buveurs, nous les connaissons : c’étaient d’abord maître Simon, puis – ô surprise agréable ! – nos joyeuses connaissances des premiers chapitres : Lafleur et Cardon.

Comment, diable ! se fait-il que nous les trouvions là, sirotant tranquillement du whisky, pendant que leur roi, Gustave Després, est à vingt pieds d’eux qui se tord dans les spasmes de la fureur ?

Ah ! dame ! c’était un peu la faute du sort qui les avait fait naître sans le sou, pendant qu’il les avait dotés d’une soif prodigieuse – d’où était résulté un conflit permanent entre le besoin de boire et l’impossibilité de satisfaire ce besoin. La lutte avait été chaude, terrible et avec des chances à peu près égales des deux côtés, lorsqu’un beau matin, Cardon, pour sa part, dut s’avouer vaincu : la soif l’emportait, hélas !… et pas le sou !

Que faire ?… À quel saint se vouer ?… Si, encore, Bacchus se fût trouvé sur le calendrier !…

Cardon en était là de ses angoisses, lorsqu’à la nuit tombante arriva Lafleur. Le digne homme était tout pâle ; non pas de cette pâleur morbide qui suit une bamboche un peu corsée, mais de cette blancheur nerveuse qui résulte d’une grande émotion.

Il s’assit sans mot dire en face de son camarade et le regarda avec une pitié protectrice.

Puis, au bout de quelques instants de ce silence mystérieux :

« Ami Cardon ? dit-il.

— Que veux-tu ?

— As-tu trouvé ?

— Non.

— Rien ?

— Rien.

— Ainsi, il faut renoncer à satisfaire une soif légitime ?

— Hélas… pas d’argent et… pas de crédit !

— C’est vrai. »

Nouveau silence, rompu, cette fois, par Cardon.

« Et toi, Lafleur, tu n’as donc pas cherché ?

— Si.

— Et tu n’as rien trouvé ?

— Si.

— Comment, tu as un moyen ?

— J’ai un moyen, et un bon ! répondit Lafleur, en sortant de sa réserve empruntée. Je puis m’écrier, comme le grand Archimède : "Eurêka !" j’ai trouvé ! Ami Cardon, embrassons-nous : désormais, nous boirons à bon marché.

— Explique-toi, je t’en prie… répliqua Cardon, dominé par une singulière émotion.

— C’est bien simple, mon cher, répondit Lafleur, tu sais ta chimie organique, n’est-ce pas ?

— Un peu.

— Voyons cela. Qu’arrive-t-il dans la fermentation des matières amylacées ?

— Qu’elles se dédoublent en alcool et en acide carbonique.

— En alcool, as-tu dit ?

— Oui, en alcool. — Eh bien ! qu’est-ce que l’alcool, sinon du whisky en esprit ?

— C’est, ma foi, vrai.

— Nous ferons du whisky, mon ami, puisque les épiciers et les aubergistes nous en refusent inhumainement ; et, pour punir ces tyrans dépourvus d’entrailles, chaque fois que nous serons saouls, nous irons parader en face de leurs boutiques inhospitalières. »

Cardon n’en put entendre davantage et se jeta tout sanglotant dans les bras du digne Lafleur.

De ce jour, la fondation d’une distillerie clandestine était décidée.

Restaient les fonds à recueillir et le site à trouver.

Cardon et Lafleur firent une collecte parmi leurs camarades, et le capital fut souscrit en une journée. Quant au site, au local et à quelques autres détails d’administration, ce fut plus difficile. Les deux fondateurs errèrent pendant huit grands jours, à Québec et dans les environs, sans trouver ce qui leur convenait. La sécurité de l’établissement exigeait un endroit isolé, loin des yeux de la police, tandis que la commodité des consommateurs le voulait à proximité de la ville.

Finalement, Lafleur dénicha la masure de la mère Friponne et se décida à lui faire des ouvertures.

La mère Friponne tenait alors un maigre débit de tabac moisi et de pipes ébréchées, absolument insuffisant pour faire vivre un chat. Elle accepta avec enthousiasme.

Quinze jours plus tard, un alambic était installé dans sa cave et les premières bouteilles du nouveau whisky prenaient la route de Québec, où leur contenu faisait les délices des carabins.

Depuis lors, la distillerie ne cessa de fonctionner et de répandre ses produits au sein de la joyeuse bohème des disciples d’Hypocrate ou de Cujas. À l’époque où nous en sommes rendus – c’est-à-dire deux ans après sa fondation – l’assiette de cet établissement reposait sur une base solide, et ses pères, Lafleur et Cardon, pouvaient espérer qu’il atteindrait un âge patriarcal. Et, maintenant que le lecteur est bien fixé sur les raisons qui amenaient les deux étudiants chez la mère Friponne, reprenons notre récit.