Le Roi des étudiants/Cousin et cousine

Décarie, Hébert et Cie. (p. 18-27).

CHAPITRE III

Cousin et Cousine


Il fallait, en effet, qu’une bien terrible tempête eût passé sur le cœur de ce fier jeune homme pour en refroidir ainsi les puissantes aspirations et en arrêter l’indomptable essor.

Y avait-il réellement un drame dans la vie de Després, ou devait-on mettre sur le compte de l’organisation fortement nerveuse du roi des étudiants cette misanthropie dédaigneuse et ces boutades douloureusement excentriques dont il ne pouvait se défendre, à de certaines heures ?

On se perdait là-dessus en conjectures.

Il y avait bien, dans l’histoire de Després, une lacune que personne ne pouvait combler. Mais, comme la moindre allusion adressée jusqu’alors au jeune homme sur ce sujet avait paru l’affecter péniblement, on s’était fait un devoir de ne jamais plus le questionner sur ce passé mystérieux.

Pourtant, ce soir-là, Champfort ne put s’empêcher de lui dire :

« En vérité, mon cher Després, on dirait, à t’entendre, que des malheurs inouïs ont plané sur ta jeunesse.

— Peut-être ! murmura Després… Mais, reprit-il avec vivacité, il ne s’agit pas de moi pour le quart d’heure.

— Cependant…

— Il s’agit d’empêcher que tu sois la victime d’une coquette, ou qu’une délicatesse outrée fasse laisser le champ libre à un indigne rival.

— Qui te parle de rival ?… En ai-je un, seulement ?

— Tu en as plusieurs, mais tu n’en redoutes qu’un.

— Comment sais-tu cela ?

— Je sais tout ce qui concerne « cet homme », répondit Després d’une voix sombre.

— Ah ! fit Champfort intrigué, et tu le hais ?

— Je le hais ? »

Ces trois mots furent dits d’un ton si glacial et si profond, que les étudiants se regardèrent tout étonnés.

Champfort réfléchissait. Un coin du rideau qui couvrait la jeunesse de Després venait d’être soulevé par le Roi des Étudiants lui-même, et une étrange idée se développait dans la tête de Champfort : c’est que son rival avait dû être pour beaucoup dans les malheurs de Després.

« Et, reprit-il, tu connais assez l’individu pour affirmer qu’il est indigne de ma cousine ?

— Cet homme est un misérable, et Mlle Privat ne devrait pas même se laisser souiller par son regard de serpent.

— Très bien. Mais qui sera assez généreux pour désillusionner la pauvre enfant ? qui sera assez persuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui faire repousser un prétendant qu’elle regarde déjà comme son gendre ?

— Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuis des années, suis pas à pas les mouvements tortueux de ce traître ; moi qui connais tous ses agissements honteux ; moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme que j’aie aimée !

— Enfin ! s’écria Champfort, le voilà le secret de ta vie, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Paul, c’est vrai. Celui qui a détruit à jamais mes illusions de jeune homme et mes espérances de bonheur, est le même misérable qui cherche aujourd’hui à te ravir la jeune fille que tu aimes.

— Quelle coïncidence ! Une sorte de fatalité place donc cet homme sur notre chemin ?

— Oui, c’est une fatalité… mais une fatalité que j’appelle providence, moi. Cette providence qui m’a rendu témoin de toutes les trahisons de ce larron d’honneur, qui m’a constamment entraîné sur ses pas, le jette encore aujourd’hui en travers de ma route… Malheur à lui ! La mesure est pleine ; le dossier est complet ; je vais frapper un grand coup et arrêter dans son vol ce vautour pillard.

— Que comptes-tu faire ?

— Oh ! fort peu de chose d’ici à la signature du contrat.

— Hélas ! pauvre ami, c’est dans huit jours.

— Je le sais. Mais quand ce devrait être demain, j’aurais encore le temps nécessaire à mes petits préparatifs.

— Dieu veuille, mon cher Després, que tu réussisses à empêcher un mariage aussi malheureux ! Mais…

— Mais quoi ?

— En serais-je plus avancé, et Laure m’en aimera-t-elle davantage ?

— Qui te prouve qu’elle ne t’aime pas déjà assez ?

— Tout le prouve : sa manière d’agir avec moi, sa froideur hautaine, ses airs protecteurs, et jusqu’à cette réserve cérémonieuse qui a remplacé la douce intimité et les naïfs épanchements d’autrefois.

— Hum ! il faut quelquefois prendre les femmes à rebours, et leurs grands airs dédaigneux masquent souvent un dépit qu’elles dissimulent avec peine.

— Je ne crois pas que ce soit le cas pour Laure : son cœur est trop haut placé pour recourir à ces petits moyens.

— Qu’en sais-tu ? Personne ne comprend les femmes, et les amoureux moins que tous les autres. Écoute-moi, Champfort : la femme est un être pétri de contradictions, qu’il ne faut croire qu’à la dernière extrémité. J’en sais quelque chose.

— Tu es sévère, Després, et tes malheurs passés te rendent injuste.

— Je ne crois pas. Il est possible, après tout, que Mlle Privat soit une exception à la règle générale. C’est ce que nous verrons. Quoi qu’il en soit, pour me former une opinion solide sur ton cas, fais-moi l’historique de tes relations avec ta cousine.

— À quoi bon ?

— Il le faut.

— Allons, je me résigne et ne vous cacherai rien. »

Les chaises se rapprochèrent, et Champfort commença :

« J’ai connu ma cousine, il y a environ six ans. J’avais alors seize ans et elle entrait dans sa quatorzième année. Mon père était mort depuis longtemps, et ma mère venait à son tour de payer son tribut à la nature. Resté orphelin et sans ressources, j’envisageais l’avenir avec frayeur, lorsqu’un jour, un étranger entra dans mon petit logement et m’annonça qu’il venait de la part de ma tante Privat, la sœur de ma mère, et qu’il avait instruction de m’emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donna une lettre de ma bonne tante et l’argent nécessaire pour régler toutes mes petites affaires.

« Rien ne me retenait plus à Québec. Aussi, mes préparatifs ne furent-ils pas longs, et quinze jours plus tard, j’étais à la Nouvelle-Orléans, ou plutôt, à quelques milles de là, dans une charmante habitation que possédait mon oncle sur sa plantation, près du lac Pontchartrain.

« Je passai là les deux belles années de ma jeunesse, vivant comme un frère avec les deux charmants enfants de mon oncle : Edmond et Laure. Edmond avait à peu près mon âge, et Laure, deux années de moins.

« Que de gaies promenades nous avons faites ensemble dans les champs de canne à sucre ou sur les bords du lac ! que de douces causeries nous avons échangées sous la large véranda de l’habitation !

« La guerre civile, qui se déchaînait alors avec fureur dans plusieurs États de l’Union, ne se traduisait encore en Louisiane que par des mouvements de troupes et une agitation formidable. Mais, tout en enflammant nos jeunes cœurs d’un noble amour pour la cause du Sud, elle ne troublait pas autrement notre paisible existence.

« Sur ces entrefaites, mon oncle, qui était colonel, partit avec son régiment pour rejoindre l’armée. Ce fut notre premier chagrin. Mais, comme il nous déclara qu’il pourrait venir de temps en temps à l’habitation, nous nous consolâmes assez vite de ce contretemps.

« Ainsi qu’il l’avait dit, mon oncle revint un mois après son départ. Il était accompagné d’un jeune homme du nom de Lapierre…

— Hein ! Lapierre ? interrompit le Caboulot.

— Oui, Lapierre. Ce nom est-il connu ?

— Peut-être… Mais il y a tant de personnes qui s’appellent ainsi. Continue.

— Je disais donc que le colonel était accompagné d’un jeune homme du nom de Lapierre, qui se disait de Québec et dont ma tante avait, en effet, connu la famille, lorsqu’elle-même y demeurait. Mon oncle s’était pris d’une véritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait son compagnon inséparable.

Comment cet étranger était-il parvenu à s’insinuer ainsi dans les bonnes grâces du colonel ? quels services lui avait-il rendus ?… je l’ignore encore.

— Moi, je le sais ! interrompit Després. Lapierre courait alors d’une armée à l’autre pour spéculer sur les navires. Un jour, il guida le régiment du colonel Privat dans une marche nocturne qui amena la capture d’un convoi ennemi.

« Telle est l’origine de sa faveur auprès de la famille Privat.

— D’où tiens-tu ce renseignement ? demanda Champfort, surpris.

— De moi-même, mon cher. J’étais à cette époque dans le Kentucky, où je servais comme volontaire dans l’armée qui faisait face au général Beauregard, dont faisait partie le régiment du colonel Privat.

— Ah ! fit Champfort, voilà qui explique bien des choses !

— Continue, mon cher Paul, tu en apprendras encore. »

L’étudiant reprit :

« Mon oncle et Lapierre passèrent une dizaine de jours à l’habitation, pendant lesquels ma tante et ma cousine se multiplièrent pour héberger dignement leur hôte. Laure, selon le désir de son père, s’était constituée le « cicérone » du jeune étranger et ne le quittait guère. Ils faisaient ensemble, en compagnie du colonel et de ma tante, de longues promenades à travers la plantation ou sur les bords du lac ; et, de retour à l’habitation, c’était au piano ou sous la véranda que se continuait le tête-à-tête.

« Pendant tout le temps que dura le séjour de mon oncle, je pus à peine trouver l’occasion de parler à ma cousine. Elle semblait n’avoir d’yeux et d’oreilles que pour Lapierre, et paraissait même se croire obligée de ne plus causer qu’avec lui.

« Le changement de conduite ne fit d’abord que m’étonner ; mais bientôt, à cet étonnement bien naturel se joignit une sensation étrange, une sorte de souffrance, quelque chose comme une douleur sourde, mal définie, qu’il m’était impossible de surmonter.

« La vue de ma cousine, constamment au bras de ce beau jeune homme qui lui souriait et lui parlait avec chaleur, me causait une impression tellement pénible, que je fuyais sa société et me tenais presque toujours à l’écart. J’errais seul de longues heures dans la campagne, et ce n’était qu’avec un inexprimable serrement de cœur que je rentrais à l’habitation.

« Hélas ! je venais enfin de connaître le mal mystérieux qui me torturait : j’aimais ma cousine !

« Cette découverte m’effraya et ne fit qu’augmenter ma sauvagerie. Je me considérai comme indigne des bontés de mon oncle et de ma tante, du moment que mon cœur me révéla son audace, et je pris la résolution d’étouffer dans mon sein le coupable sentiment qui y germait.

« Aussi, lorsque le colonel repartit pour l’armée, emmenant avec lui le jeune Lapierre, j’avais fait mon sacrifice et ce fut sans récriminations, sinon sans amertume, que je repris avec ma cousine le genre de vie accoutumé.

« Mais, depuis cette visite malencontreuse, il se mêla toujours à nos relations une certaine gêne et une teinte de froideur, que ni elle ni moi nous ne pouvions contrôler et qui ne fit qu’augmenter dans la suite.

« Telle était la situation, lorsqu’un événement aussi douloureux qu’inattendu vint nous plonger tous dans la désolation. Lapierre arriva un soir à l’habitation porteur de la triste nouvelle que le colonel était mort, quelques jours auparavant, d’une blessure reçue dans un combat d’avant-postes. Le jeune homme, qui paraissait accablé de chagrin, remit à ma tante une lettre de son mari mourant, dans laquelle le blessé faisait les plus grands éloges de la conduite de son ami Lapierre, qui l’avait recueilli sur le champ de bataille et soigné comme un fils.

— L’infâme ! le traître ! s’écria Després. Veux-tu savoir, Champfort, ce qu’avait fait Lapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le colonel Privat mourant ?

— Qu’avait-il fait ?

— Il avait, pour une forte somme d’argent, livré au général ennemi le secret des mouvements de Beauregard et fait tomber le colonel Privat dans une embuscade où son régiment fut écharpé et lui-même blessé mortellement.

— Le misérable ! mais cette lettre de mon oncle ?

— Oh ! j’aurai beaucoup à dire sur cette lettre quand le temps sera venu. Pour le moment, qu’il me suffise d’affirmer que le colonel était à cent lieues de croire que Lapierre fût un espion au service du plus offrant. Aussi, touché des soins que lui prodiguait l’hypocrite, le chargea-t-il d’annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre dont tu parles.

— Mais, c’est affreux, cela ! firent les étudiants.

— Oui, messieurs, c’est affreux – d’autant plus affreux que le colonel avait comblé ce misérable de faveurs et qu’il reposait en lui une confiance illimitée…

— Confiance que ne lui a pas retirée, malheureusement, la famille Privat, fit observer Champfort.

— Oui, mais cette sympathie qu’il a su capter fera place à la haine et au mépris, quand je l’aurai démasqué, répondit Després.

— Le pourras-tu ?… Il te fera passer pour un imposteur et te demandera des preuves… En as-tu ?

— J’en ai plus qu’il ne m’en faut pour le faire rentrer sous terre et mourir de confusion, s’il lui en reste un atome d’honneur. Laissez venir le grand jour de la rétribution, mes amis, et vous verrez comment se venge le Roi des Étudiants. Toi, Champfort, achève ton histoire.

— Je n’ai plus qu’un mot à dire. Ma tante, frappée dans ses plus chères affections, se montra héroïque. Elle se dirigea immédiatement vers le théâtre de la guerre et, à force d’argent, se fit remettre le corps de son mari, qu’elle ramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui furent rendus.

« Puis, n’étant plus retenue aux États-Unis par aucun intérêt majeur, elle vendit ses immenses propriétés et nous ramena tous à Québec, en passant par la France.

« Quant à Lapierre, il avait rejoint l’armée, après l’enterrement du colonel. Je ne l’ai revu qu’il y a environ trois mois, chez ma tante. Il arrivait des États-Unis. Depuis lors, il est le commensal assidu de la maison et fait la cour à ma cousine, qu’il doit épouser dans huit jours.

« Vous en savez aussi long que moi, maintenant, messieurs. »