Le Roi Mystère/Partie 3/10

Nouvelles éditions Baudinière (p. 307-310).
◄  IX
XI  ►
3e partie

X

UNE CONSPIRATION
À CENT CINQUANTE MÈTRES SOUS TERRE

Lorsque Dante Alighieri descendit aux Enfers sur les pas de Virgile, il trouva la terre creusée jusque dans son centre en dix grandes enceintes, et dans chacune de ces enceintes il n’était point un crime oublié. Ces enceintes étaient concentriques et si bien ordonnées dans leurs divisions que Montesquieu n’en trouva point d’autres pour l’Esprit des lois. Dans cette immense spirale, les cercles allaient en diminuant jusqu’à ce qu’on rencontrât au centre Lucifer lui-même, garrotté et servant de clef à la voûte de ce curieux édifice.

Ainsi, je pourrais comparer, au fond des catacombes, lorsqu’il se trouva dans cette pièce centrale où viennent aboutir les différentes sections de son empire, R. C. au roi des Enfers, avec cette différence toutefois que R. C. avait conservé la liberté de ses mouvements et que les divisions de ses administrations, au lieu d’être concentriques, affectaient chacune la forme d’un triangle dont il occupait le sommet.

Ce qui différenciait encore l’empire de R. C. de l’Enfer du Dante était que le premier n’avait que six divisions, tandis que le second comptait dix cercles ; mais là où la ressemblance de ces deux organisations reprenait étrangement de sa force, c’était dans la distribution des tâches de l’une comparée aux peines de l’autre.

Quand le roi, en quelques mots, se fut expliqué là-dessus, le Professeur ne put retenir le cri de son admiration et il ne s’étonna plus que des faussaires eussent pour unique travail de rédiger d’équitables écritures, que des notaires prévaricateurs dussent passer leur temps à défendre honnêtement les intérêts des clients de l’A. C. S., que des caissiers infidèles et qui avaient, sur la terre, trop étanché, au détriment du prochain, leur soif de richesses, fussent condamnés par ce nouvel ange de ténèbres à voir ruisseler, sans pouvoir s’y désaltérer, le fleuve tintinnabulant de l’or. R. C. avait sauvé tous ces misérables de la prison ou des galères ou de la mort pour les faire venir à sa cause d’abord, et puis, on peut le dire, à la leur, puisqu’ils rachetaient ainsi, et combien équitablement, leurs crimes passés.

Au bout d’un certain temps, quand ils avaient suffisamment expié et servi l’A. C. S., le roi des Catacombes leur rendait une absolue liberté et quelquefois même leur payait une maison de campagne, ce qui, chez Dante, ne se voit que dans la partie du poème affectée au purgatoire. Tout ceci pourrait paraître bien extraordinaire si l’on ne réfléchissait encore une fois que, en fait d’organisation de brigands, le roman ne saurait rien imaginer et que la lecture des faits divers nous dévoile chaque jour les plus extravagantes combinaisons. Au fond, on peut tout avec de l’argent ; avec lui, on est maître du ciel et de la terre, on s’assure toutes les complicités nécessaires à notre dessein, si singulier soit-il ; on triomphe partout. Or, R. C. avait beaucoup d’argent.

Au fur et à mesure que défilaient les différents tableaux de cette revue souterraine, le Professeur se retournait vers R. C. et semblait se demander : « Est-il possible, justes dieux, que ce jeune homme, que je prenais pour un habile ouvrier orfèvre, soit le maître de tout ceci ? » Mais R. C. lui désignait du doigt l’ouverture lumineuse et répétait :

— Regardez ! De tous vos yeux, regardez !

Il vit d’admirables jeunes gens, beaux comme des demi-dieux, qui, dans une salle d’armes rayonnante, se livraient des assauts furieux et finissaient d’apprendre le métier de l’épée, celui qui permet à coup sûr de coucher sur le terrain un adversaire condamné par R. C. Il vit, après la bande blanche, la bande noire ; après celle de l’épée, celle qui assassine avec le couteau. Car l’association contre la société (l’A. C. S.) avait ses crimes nécessaires comme la société elle-même…

Toutes les classes de la société avaient là leurs représentants prêts à servir l’A. C. S., soit avec la loi, soit contre la loi, mais toujours selon un idéal de droit éternel qui avait fait déjà beaucoup d’heureux et beaucoup de cadavres.

Le Professeur sut que la bande blanche n’avait aucun rapport avec la bande noire, et que les différentes sections n’avaient aucun point de contact entre elles et qu’elles ne pouvaient communiquer que par un couloir circulaire, où seuls les chefs de ces sections pouvaient passer, quand R. C. ou son lieutenant dit le Vautour, les faisaient demander. Le Professeur vit la salle des Rapports. C’était la plus immense. C’est dans cette salle des rapports que se tenait la section de l’espionnage. Là, tous les agents d’en haut venaient livrer leurs secrets, qui leur étaient grassement payés et qu’ils avaient dérobés partout où le conseil de l’A. C. S. l’avait jugé nécessaire. L’A. C. S. avait du reste des oreilles partout, et le conseil des Dix, à Venise, ne fut pas mieux servi que le conseil de l’A. C. S. à Paris.

Cette salle était bizarrement disposée en une sorte de multiple labyrinthe en bois dont les allées étaient tracées de telle sorte qu’une cinquantaine de personnes pussent s’y promener sans jamais se rencontrer. Comme à Venise, des boîtes secrètes étaient à la disposition du passant. Enfin, dans un coin de la salle, il y avait les confessionnaux, où ceux qui ne voulaient rien confier au papier venait se confesser, masqués.

Ce qui étonnait par-dessus tout le Professeur, c’était la vie grouillante de tout cela… « à une heure pareille », disait-il. Il semblait à l’entendre que s’il avait vu toutes ces merveilles à midi, il les eût trouvées naturelles.

— À midi, dans les Catacombes, expliqua le roi, tout dort !

Quand le Professeur eut tout regardé, R. C. lui fit tourner une autre pierre sur ses gonds invisibles.

— Et ici, le voyez-vous ? demanda-t-il.

— C’est lui !… s’exclama le Professeur. C’est lui !

Au milieu d’un groupe de six hommes, le Vautour faisait de grands gestes et commandait le silence sans l’obtenir. Ces six hommes étaient les chefs de section de l’A. C. S. Parmi eux, on reconnaissait parfaitement Patte-d’Oie, dont la voix couvrait celle des autres. Il criait :

— Il faut en finir tout de suite ! Nous sommes écrasés des pires besognes ! Si tu ne marches pas, Vautour, tu seras écrasé toi aussi. Et nous marcherons avec un autre.

— Demain ! suppliait le Vautour. Demain, tout ce que vous voudrez… Vous pouvez bien attendre vingt-quatre heures !

— Non ! Les sections sont prêtes. Demain, nous serons trahis ! Nous le sommes peut-être déjà ! On n’a pas pu mettre la main sur Cassecou ! Il s’est cavalé !

— Pourquoi demain ? répliqua un autre… N’avais-tu pas promis pour aujourd’hui ?… N’avais-tu pas dit que tu serais prêt aujourd’hui ? Et que tu l’aurais, devant toi, pleurant comme un enfant !

Le Professeur entendit un sourd grondement derrière lui : c’était le roi qui, en entendant ces dernières paroles, rugissait.

Ce débat se passait dans une salle entièrement tendue de rouge… Une table en occupait le milieu, recouverte d’un tapis rouge. Un trône, au fond, s’élevait sur des gradins. Au-dessus du trône il y avait un portrait, celui de R. C., dans un costume de soie noire et de dentelles blanches.

— Mais, fit le Professeur, en qui l’artiste veillait toujours, quelles que fussent les circonstances, c’est un Winterhalter de la première manière…

Déjà Patte-d’Oie s’avançait vers le portrait. Il tendit le bras vers lui et dit :

— Si tu ne proclames pas de suite sa déchéance, s’écria-t-il, moi je la proclamerai, et tant pis pour toi !

— Tant pis pour toi ! répétèrent tous les autres.

— Jures-tu ?

Le Vautour les considéra tous, les vit si décidés, si exaltés que, sans doute, les raisons qui lui faisaient reculer la trahison jusqu’au lendemain furent sacrifiées. À son tour, il s’avança sous le portrait et étendit le bras.

— C’est bien, dit-il, je le jure !

Patte-d’Oie continua :

— Il mourra ?

— Il mourra !

— Prends ce couteau, fit Patte-d’Oie en tendant une lame au Vautour, et, tout de suite, plante-le dans le cœur de cette image ! Alors, nous te croirons ! Et tu seras notre roi ! Le Vautour prit le couteau et, d’un geste énergique, l’enfonça dans le portrait.

Cela aurait pu être risible. Mais il est probable que ce fut terrible, car le Professeur en sursauta comme si, réellement, il venait de voir tuer un homme. Il se retourna vers R. C. Le jeune homme, d’une pâleur de cire, écoutait et regardait, les bras croisés. Patte-d’Oie dit encore :

— C’est bien ! Maintenant, travaillons ! Toutes les issues sont gardées. Nous n’avons rien à craindre. La porte du conseil est gardée. Nous ne risquons qu’une chose : c’est que Cassecou nous ait dénoncés, et encore tout sera pour le mieux. Il accourra plus vite au piège. Un pas dans la « Profonde » et il est notre prisonnier.

— Et il est mort ! firent tous les autres.

Sur un signe de Patte-d’Oie, ils s’assirent autour de la table rouge. Le Vautour voulut s’asseoir à côté d’eux, mais les autres le repoussèrent et, lui désignant le trône :

— Là-bas !… dirent-ils… Là-bas !… C’est ta place !…

Le Vautour gravit les gradins et regarda un instant le portrait de R. C., dans lequel le couteau était fiché à la place du cœur… et puis il se retourna vers ses complices et s’assit.

— Je suis roi ! dit-il.

— Le roi est mort, vive le roi ! crièrent les six chefs.

La clameur emplissait encore la salle rouge que, derrière les conjurés un pan de draperie se soulevait et un homme apparaissait…

— Qui donc a dit que le Roi était mort ! dit-il.

C’était R. C.