Le Roi Mystère/Partie 3/04

Nouvelles éditions Baudinière (p. 270-274).
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3e partie

IV

IL EST QUESTION DES SUITES D’UN DÉJEUNER DE GARÇON

« Étant ainsi renseignés sur la famille qu’ils avaient résolu de déshonorer, par désœuvrement, par vantardise et par obéissance à un bas instinct de luxure et de cruauté, qui se retrouve plus ou moins au fond de toute bête humaine, nos trois jeunes gens, reprit le comte de Teramo-Girgenti, eurent tôt fait de dresser leur plan. Il était aussi simple que machiavélique. Il s’agissait de tâcher à corrompre la femme, qu’on la prît de bonne volonté ou par stratagème, cependant qu’on éloignait le mari. Le substitut, chef de la bande, avait une garçonnière, petite bicoque abandonnée dans une ruelle déserte de la Butte-Montmartre, dont il avait fait à peu de frais « sa folie ». Il n’eut garde d’user de ce domicile compromettant pour sa dernière aventure de garçon. À quelques jours du mariage, il tenait à garder l’incognito, et ce fut le troisième larron, le camarade qui faisait sa carrière dans la haute administration, qui, n’ayant rien à refuser au magistrat, prêta à celui-ci un petit chalet qu’il habitait pendant la bonne saison, sur les bords du lac d’Enghien.

» Justement il venait d’aménager et d’y faire transporter quelques meubles de prix, quelques bibelots de luxe achetés pour rien, lors de la vente d’un illustre collectionneur, grâce à la bienveillance et à la reconnaissance d’un commissaire priseur de ses amis. Ce furent ces bibelots qui, par une association d’idées assez compréhensible, puisque le mari à tromper était ouvrier orfèvre, servirent de prétexte à nos jeunes gens pour entrer en relations immédiates avec le ménage.

» Le fonctionnaire écrivit à l’orfèvre qu’il avait un travail très pressé à lui commander autour de bibelots précieux qu’il venait d’acquérir. Il le priait de faire dès le lendemain le voyage d’Enghien. Nos trois amis se trouvaient le lendemain à Enghien. Si c’était le mari qui venait, le magistrat devait immédiatement prendre le train pour Paris et aller trouver la femme chez elle, mais il se pourrait fort bien que le mari envoyât sa femme à Enghien. C’est ce qui arriva. C’est la femme qui vint. Elle fut introduite par une porte du pavillon pendant que les deux amis du substitut sortaient par une autre.

» Le magistrat et la femme de l’orfèvre étaient seuls dans cette maisonnette abandonnée, au bord du lac. D’abord, la femme ne se douta de rien, car le substitut lui montrait les bibelots dont il avait été question comme s’il en avait été le réel propriétaire, et il ne lui parlait que de l’ouvrage qu’il désirait confier à son mari. Et puis, à propos d’une miniature un peu leste, le magistrat en profita pour faire comprendre à cette femme qu’il n’était pas resté insensible à ses charmes, et qu’il savait apprécier la beauté partout où elle se trouvait, même chez une femme d’orfèvre.

» La malheureuse, stupéfaite, voulut fuir. L’homme la retint malgré elle, lui faisant les offres les plus outrageantes et la pressant si bien que la femme, un moment, n’eut plus qu’une ressource, celle d’ouvrir une fenêtre, d’appeler au secours. Personne ne venait, personne ne l’entendait ; le soir était tombé ; elle se vit au milieu de ce désert, la proie d’un être brutal dont la passion était exaspérée par la résistance acharnée qu’on lui opposait. La fenêtre était ouverte. Elle sauta. Elle sauta dans le noir. Elle pouvait sauter dans le lac et se noyer. Elle tomba sur une pelouse, se releva sans blessure et se mit à courir comme une folle.

» La nuit était opaque, on n’y voyait pas à deux pas devant soi ; il pleuvait à verse. La malheureuse courait… courait… elle ne rencontra personne… elle ne savait plus ce qu’elle faisait… Elle croyait avoir pris le chemin de la gare, elle avait pris la route opposée, celle qui conduisait à Paris. Et puis elle se trompa encore, se perdit dans des terrains vagues… Elle courut ainsi des heures, sous la pluie… Enfin elle arriva à Paris à l’aurore. Et dans quel état ! Elle eut encore la force de donner son adresse à un fiacre maraudeur qui la recueillit, puis elle arriva chez elle. Son mari, d’abord, ne la reconnut pas. On devine dans quelle terrible angoisse l’ouvrier orfèvre avait passé la nuit. Les médecins arrivèrent et diagnostiquèrent une pleurésie.

» Bien que l’avis des médecins fût que l’on ne fatiguât la malade d’aucune question, le mari voulut savoir ce qui était arrivé à sa femme, et celle-ci, dans un moment de lucidité, put le lui apprendre. Il était alors dix heures du soir. L’orfèvre, après avoir fait de méticuleuses recommandations à la garde-malade, sortit. Il prit le train pour Enghien. Il avait un revolver chargé dans sa poche. Il se rendit à la maison du bord de l’eau. Il trouva la porte ouverte. Il entra, et, ne rencontrant personne, il traversa plusieurs pièces, dont les portes étaient également ouvertes. Il arriva au pied d’un escalier. Guidé par une faible lumière, venant d’un bec de gaz qu’on avait laissé brûler à demi, il gravit cet escalier. Arrivé sur le palier, il frappa du poing assez fortement contre une porte, la première qu’il rencontra. Cette porte s’ouvrit. Un homme en chemise, la figure ensommeillée, grelottant de froid et de peur, se présenta.

» — C’est vous qui êtes le propriétaire de cette maison ? demanda l’orfèvre, le plus posément du monde.

» L’autre, qui ne pouvait parler, fit signe que c’était lui. Alors, l’ouvrier sortit son revolver de sa poche et en déchargea sur le propriétaire trois coups en pleine poitrine. Notre fonctionnaire, ainsi frappé, s’affala et l’ouvrier le crut mort. Une porte s’ouvrit au-dessus et un garçon, qui servait de domestique, tantôt au fonctionnaire, tantôt au magistrat, tantôt à l’officier et que chacun de ceux-ci prisait pour son intelligence et son astuce débrouillarde, un nommé Didier, accourut au bruit. Il vit son patron sur le palier, râlant. Le revolver fumait encore dans la main de l’inconnu. Didier voulut fuir.

» — Ne fuyez pas, lui dit l’ouvrier, arrêtez-moi et conduisez-moi chez le commissaire de police. Je viens de tuer cet homme qui a insulté ma femme.

» L’orfèvre fut conduit chez le commissaire de police, qui vint faire immédiatement une enquête. On constata que cette nuit-là même la maisonnette du bord de l’eau avait été dévalisée de ses bibelots de prix ; l’enquête établit que la femme de l’orfèvre était venue en ces lieux la veille et avait pu se rendre compte de la valeur unique des objets et, grâce à cette effroyable coïncidence d’un vol dont on n’a jamais retrouvé les auteurs et d’une légitime vengeance, les magistrats d’abord, le juge ensuite furent persuadés que l’ouvrier orfèvre avait tué le fonctionnaire au moment où celui-ci le surprenait dans sa besogne de rapt.

» Les complices s’étaient enfuis, naturellement, emportant le butin et l’on ne cessa, jusqu’à la dernière minute du procès, de demander à l’orfèvre de livrer leurs noms. La femme, interrogée, malgré son état presque désespéré, déclara que son mari avait voulu la venger d’un attentat dont le fonctionnaire, propriétaire de la villa d’Enghien, s’était, la veille, rendu coupable envers elle.

» Il fut facile de prouver qu’elle mentait puisque ledit propriétaire était absent de sa maison, à l’heure même où elle s’y était présentée, et qu’il fut constaté qu’il avait passé la fin de la journée chez des amis du voisinage. Le domestique, Didier, affirma que cette femme était restée seule, plusieurs heures, dans la maison, en attendant son maître, et qu’elle s’était enfin décidée à partir, lasse de ne le point voir rentrer. Les choses s’arrangèrent si bien que la conviction de tous fut faite. II y avait un vol accompagné de meurtre. Un homme eût pu, seul, sauver l’accusé, c’était le substitut ; il l’eût pu en perdant sa situation, en renonçant à son mariage. Il garda le silence. La femme, grâce aux soins dévoués qui l’entourèrent ne mourut pas. Le fonctionnaire ne mourut pas ; ses blessures n’étaient point, par un hasard miraculeux, très graves ; le seul qui mourut fut l’ouvrier orfèvre. Il mourut sur l’échafaud ! »

Ces dernières paroles furent prononcées par le comte avec une voix si étrange, que tous les assistants frissonnèrent et qu’il y eut un murmure général d’horreur, comme si le monstrueux forfait judiciaire venait de s’accomplir devant leurs yeux. Liliane d’Anjou, qui était debout derrière le comte, chercha sa main, et l’entendit qui disait :

— Courage !

Un silence effrayant régnait maintenant dans le salon. On attendait… On voulait savoir pour quelle raison formidable Teramo-Girgenti avait tenu à réunir tant de monde autour de ce terrible récit !… On pressentait qu’il allait se passer quelque événement capital pour l’un des personnages qui, peut-être, se trouvait là… Ce drame était ancien ; dans le procès, le nom seul, le nom encore obscur à cette époque d’Eustache Grimm avait été prononcé. Qui donc s’en serait souvenu ? Qui excepté Eustache Grimm lui-même, Régine et Sinnamari ?

Si on avait moins regardé le comte et si on les avait regardés davantage, eux, on eût deviné, peut-être. Mais on ne regardait que le comte.

— Je vous ai dit, reprit-il après ce moment de silence, qu’il semblait avoir occupé à dompter une émotion toute personnelle, je vous ai dit que le mariage du magistrat devait avoir lieu dans la semaine. Il ne se fit pas : un de ces matins-là, on retira de la Seine le cadavre de sa fiancée. Le jeune magistrat avait été le dernier à l’avoir vue vivante, la veille. À ce jour, nulle explication cohérente ne permet de décider s’il y eut crime ou suicide, et pourquoi. Le fiancé, en tout cas, ne fut pas inquiété. Ni chagriné.

» La femme de l’Orfèvre fut assez forte, le jour de l’exécution de son mari, pour se lever, habiller ses enfants et assister avec eux au dénouement de ce tragique imbroglio. Du moins ne purent-ils rien voir, mais ils entendirent le coup de couteau qui retentissait au nom de la justice humaine. Les enfants, depuis des semaines, réclamaient leur père en pleurant.

» Le jour même de l’exécution, la malheureuse qui avait quelques économies, prenait le train à la gare du Nord avec ses petits et débarquait le soir dans un bourg perdu de la Picardie, où elle savait que l’Assistance publique envoyait de nombreux enfants trouvés. On disait que dans cette région les enfants étaient très bien traités. Ils étaient, du reste, considérés comme une source de revenus pour le pays. Elle remit les petits entre les mains d’une brave paysanne à qui elle donna toutes ses économies.

» Elle lui dit :

» — Je reviendrai peut-être après-demain, peut-être dans deux ans ; quoi qu’il arrive, jurez-moi de soigner mes enfants comme une mère, vous en serez récompensée.

» La paysanne songea à la somme qu’on lui laissait. Il y avait là de quoi soigner les deux petits pendant quatre ans. Elle promit. La mère ne revint jamais.

» Elle avait donné, avant de partir, un faux nom. La paysanne interrogea à ce propos le petit garçon, mais celui-ci avait juré à sa mère, avant qu’elle ne partît, qu’il ne dirait jamais son nom. La petite fille était si petite que la paysanne la crut quand elle lui dit qu’elle l’avait oublié ! Comment cette femme s’était-elle aperçu qu’on lui avait donné un faux nom ? Tout simplement à ce que deux initiales laissées par mégarde sur le linge du petit ne correspondaient pas à ce nom-là. Ces initiales étaient : R. C.