Le Roi Mystère/Partie 2/11

Nouvelles éditions Baudinière (p. 180-190).
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2e partie

XI

LA PETITE MAISON DE LA RUE DES SAULES

Il était environ deux heures du matin ; le froid était vif, mais la nuit claire.

La Vieille-Rue-des-Moulins était à peu près déserte. La porte de la grande Hostellerie de la Mappemonde était close. Rares étaient les locataires qui venaient, à cette heure, troubler le sommeil du pipelet Salomon, et lui demander le cordon. Les trois quarts des noctambules de la Mappemonde rentraient chez eux en passant par le cabaret des Trois-Pintes qui, comme nous l’avons déjà dit, communiquait directement avec l’auberge.

Soudain, la grande porte de l’hostellerie s’ouvrit et une ombre se glissa sur le trottoir après avoir repoussé le battant. Elle passa devant les vitres allumées du cabaret, et, à cette lueur projetée, on eût pu reconnaître notre ami Robert Pascal. Cette ombre, qui descendait vers Paris, n’était pas arrivée au tournant de la rue des Moulins, qu’une autre ombre qui venait de sortir, celle-là, des Trois-Pintes, descendit derrière la première, faisant doucement le même chemin.

Robert Pascal se retourna, vit l’ombre, et continua sa marche.

— Je l’espérais bien, pensa-t-il, je suis suivi ! Je vais donc savoir quelle est cette vilaine figure-là ! J’ai bien fait de ne pas prendre par les derrières de l’hôtel.

Arrivé au coin de la rue de l’Abbaye, il hâta son pas. L’ombre, derrière lui, eut une plus vive allure.

Mais quand Robert Pascal, ayant suivi la rue de l’Abbaye absolument déserte, se trouva à l’angle du passage de l’Élysée-des-Beaux-Arts, il avait bien une centaine de pas d’avance sur celui qui le suivait. Il descendit brusquement dans le passage.

C’était une ruelle fort étroite, glissant à pic jusqu’aux boulevards extérieurs. Il y avait là de petites bâtisses qui se décoraient du nom d’hôtels, des taudis où les filles amenaient leurs amants de passage pour les dévaliser plus sûrement, car si l’entôlage est un mot d’hier, l’opération en elle-même est connue depuis la plus haute antiquité.

Robert Pascal était enveloppé dans un épais manteau à pèlerine et coiffé d’un chapeau mou, dont les larges bords rabattus lui cachaient tout à fait le visage. Tout en bas, au coin du boulevard, une femme faisait sentinelle. Précipitant le pas l’ouvrier orfèvre fut bientôt près d’elle.

Il lui jeta tout de suite deux mots qui firent dresser l’oreille à la fille : Filoche et morlingue ! Puis :

Pour le grand Dab, dit-il, débloque les clairs ! (Pour le roi, ouvre les yeux !)

Jaspine ! fit la fille, en essayant de dévisager son interlocuteur, qui semblait lui tomber du ciel. J’ suis de guette !

Agriffle le fileur et r’mouche sa musette ! (Empare-toi de l’homme qui me suit et regarde bien sa figure.)

Défouraille ! (Va-t’en) V’là l’ croquant !

Pascal était déjà loin, remontant du côté du boulevard Rochechouart. Son espion, le fileur, comme il l’appelait, arrivait au milieu du passage quand la fille en cheveux, qui avait remonté languissamment ce chemin des amants en faisant entendre un singulier appel des lèvres, l’abordait galamment sous un réverbère. Dans ce sinistre décor, elle parvenait encore à être aguichante. Elle était jeune, la bouche jolie, les cheveux luisant de pommade, relevés en casque, les yeux allongés au khôl, l’air effronté.

— Mon mignon, dit-elle, c’est-y que tu ne reconnaîtrais pas ta Lolotte ? T’as donc l’ palpitant en carton ?

Aussitôt, une autre voix derrière l’ombre se fit également entendre, traînarde et déjà un peu rauque, celle-là.

— Eh ben ! En v’là un pante ! V’là qu’tu passes maintenant sans dire bonjour à Belotte ! Crénon, va ! T’en trouveras de plus chenilles su’ l’ turbin, mon vieux. Tiens ! Reluque-moi un peu ces jacquets-là !

Et, sous le réverbère, elle se retroussa jusqu’aux jarretières. Mais une troisième voix, de rogomme, celle-là, essayait encore d’attendrir l’ombre si subitement et si malencontreusement entourée.

— Jun’ homme ! C’est la pauv’ Palotte qu’a l’estome dans les godins ! Un peu d’pèse si vous plaît pour une gonzesse qu’a perdu sa doche et qu’a envie de brichtonner.

L’ombre, manifestement furieuse, regarda Lolotte, Pâlotte et Belotte. Elle avait bien essayé de passer, mais les trois filles s’étaient serrées autour d’elle en riant.

— Ben quoi ! disait Lolotte de sa voix angélique, tu ne vas pas me marcher dessus ! Prends garde à tes arpions, mon chéri !

L’ombre, de plus en plus impatientée, eut un tort, un grand tort, celui de toucher à cette exquise enfant qui ne lui voulait que du bien. Elle la bouscula un peu, si peu ! N’importe ! On ne bouscule pas une femme !

Ah, messeigneurs ! Lolotte était très susceptible. Seuls, les imprudents qui se sont trouvés à deux heures du matin dans ces parages savent combien une Lolotte trop polie et à laquelle ils n’ont point répondu sur le même ton de politesse peut marquer d’amour-propre froissé, d’indignation vengeresse, de colère souveraine… Et, pour peu qu’un gentilhomme attardé passe par hasard et qu’il soit bien innocemment, ma foi, attiré par cette altercation, voilà toute une histoire ! Le gentilhomme, naturellement, croit que l’on a manqué de respect à une dame, et, comme il a reçu une excellente éducation, il se porte à son secours ! Comment peut-on mieux secourir une dame qui est offensée à une heure aussi tardive qu’en rappelant au malotru qui l’avait oublié, ce qu’il doit au beau sexe. Il lui doit des excuses d’abord, et sans doute aussi, son porte-monnaie et sa montre, car c’est journellement ainsi que les choses se terminent.

Or, voyez l’événement : comme Lolotte prenait bruyamment le ciel à témoin à la muflerie de l’ombre, une autre ombre surgit, qui venait d’on ne sait où, mais qui était assurément l’ombre d’un gentilhomme, car elle prit tout de suite la défense du sexe outragé.

— Que voulez-vous à madame ? demanda la nouvelle ombre sur un ton qui n’admettait sans doute point de réplique, puisque la première ombre ne répondit rien, mais elle sortit de dessous son manteau son revolver.

Lolotte, Pâlotte et Belotte crièrent ; mais, avant que le revolver ait eu le temps de se mêler à la conversation, un coup de bâton, venu d’on ne sait où, avait fait choir le joujou aux pieds de ce butor qui maltraitait les femmes.

L’inconnu voulut ramasser son arme, mais un pied était déjà dessus, et il se vit entouré d’une demi-douzaine d’individus à figures patibulaires. Il eût voulu crier, il eût été sûrement perdu. Il ne serait pas sorti vivant de leurs mains. Tout à coup, il lui sembla, à la lueur incertaine du réverbère, que quelques-unes de ces ombres ne lui étaient pas inconnues.

— Eh mais ! dit-il. C’est les Titis de Pantruche !

Et il risqua le coup :

— On turbine ce soir pour le grand Dab ! (On travaille ce soir pour le Roi !)

Il y eut une certaine émotion parmi les ombres. La première, qui avait parlé déjà, dit :

— Possible ! Mais tu vas nous dire le mot de passe ou ton compte est bon.

Et celui qui avait pris la défense de Lolotte ramassa le revolver.

L’inconnu eut un mouvement de recul. Mais encore une fois il fut enserré dans une véritable prison vivante. Hommes et femmes le touchaient, le tenaient. Il put croire son affaire réglée, car il n’avait pas le mot d’ordre.

— Si tu as entendu parler du grand Dab, dit encore celui qui paraissait être le chef de ces bandits, tu dois savoir qu’il n’aime pas les roussis ! (les espions).

— Dégomme-le, fit Mlle Lolotte de sa voix angélique, c’est une casserole. Il n’a pas le mot d’ordre et il reconnaît les Titis de Pantruche ! Il est renseigné, le frangin ! Tout de même, avant de le refroidir, reluque-lui la bobinasse !

— La môme a raison ! fit le chef de la bande.

Et il poussa l’inconnu sous la lanterne.

Ce chef était un grand diable, maigre comme Don Quichotte ; il souleva le chapeau de son prisonnier, le regarda sous le nez, et, malgré sa fausse barbe, le reconnut, car, soudain, se retournant, il dit aux autres gentilshommes et à ces dames :

— Campo !

Tous s’éloignèrent sans un murmure, disparurent dans l’ombre, s’enfoncèrent dans la nuit.

Alors, quand ils furent seuls, le grand maigre qui avait pris la défense de Lolotte dit à son prisonnier :

— C’est vous, monsieur Dixmer ?

Et l’autre répondit :

— C’est moi, Patte-d’Oie !…

— Qui filiez-vous ce soir, monsieur Dixmer ?

— Je n’en sais rien ! répliqua l’agent de police, et c’est justement pour le savoir que je le filais.

— D’où venait-il ?

— De la Mappemonde !…

— Ah ! ah ! de la Mappemonde !… Ça doit être un personnage… car il a tous les mots d’ordre, ceux qui font qu’on doit obéir comme au grand Dab lui-même… et vous, monsieur Dixmer, vous n’avez aucun mot de passe, ce qui ne serait rien encore… mais le pire, voyez-vous, c’est que — où que nous vous rencontrions — nous devons vous tuer comme un chien ! Oui, vous êtes affiché dans la Profonde !

— Dans les catacombes ?

— Oui… Vous devez savoir pourquoi… Ah ! vous avez de la veine d’être tombé sur moi ce soir… Vous me devez la vie, monsieur Dixmer, ne l’oubliez pas ! Tenez ! Rentrez votre « soufflant » !

Et Patte-d’Oie rendit à Dixmer son revolver.

— Écoutez ! reprit Patte-d’Oie, il y a des choses qu’on ne peut pas se dire comme ça sous la calotte des cieux… et puis, ici, ça manque de chaises ! Venez donc sans crainte après-demain soir à l’Ange-Gardien ; il n’y aura pas une nombreuse compagnie, mais elle suffira pour ce que nous avons à nous dire…

Et il siffla !

— Lolotte, fit-il, laisse donc passer ce brave homme qui ne veut de mal à personne et qui te fait toutes ses excuses…

Dixmer dit tout bas à son sauveur :

— Merci, Patte-d’Oie !… À titre de revanche !… À après-demain !

Et il poussa un gros soupir en arrivant sur le boulevard. Là, il constata naturellement qu’il devait renoncer à retrouver la trace de Robert Pascal. Il n’avait plus qu’une envie, après une si chaude algarade, celle de s’aller coucher ; ce qu’il fit.

Quant à Robert Pascal, débarrassé de son « fileur », il s’était jeté dans un fiacre et s’était fait conduire derrière la butte. Là, il quittait sa voiture, remontait à pied la pente de la butte et arrivait enfin rue des Saules.

Quand il y parvint, il s’arrêta un instant et regarda attentivement autour de lui. Le silence le plus absolu régnait sur toutes choses, et la lune éclairait un paysage de mort.

Sous les rayons pâles et glacés de l’astre des nuits, les murs d’un jardin à droite, hauts et décrépits, éclataient de blancheur comme le marbre des tombeaux.

Aux yeux du jeune orfèvre, nuls murs au monde ne pouvaient être plus sinistres que ceux-là. Et, cependant, ils n’étaient, comme tant de vieux murs, que de la pierre et de la mousse ! Nulle porte sur la terre ne devait avoir le don de faire battre son cœur désespéré par son seul aspect, comme cette petite porte basse aux planches pourries, aux gonds rouillés !…

Il s’appuya à cette porte pour ne point tomber, car tout son être vacillait autour de cette pensée : « Il y a vingt ans, elle a franchi cette porte, une nuit comme celle-ci, une nuit de lune et de crime, et, pour elle, cette porte ne s’est jamais rouverte. » Et il gémit tout haut : « Elle est encore là ! »

Le son de sa voix, dans la nuit déserte, le rendit à lui-même. Il fit un effort pour reconquérir toute la force morale et physique dont il allait avoir besoin.

— Allons ! À l’œuvre ! murmura-t-il.

Et il entrouvrit son manteau. Il s’y trouvait cachés divers objets qu’il déposa par terre avec précaution. Ceci fait, il longea le mur au pied duquel il se trouvait jusqu’à ce qu’il fût en face de l’auberge du Bagne.

La masure profilait son ombre sur le sentier. Robert Pascal entra dans cette ombre et se retourna. Maintenant, il avait sur sa droite le mur et la petite porte plus bas. Alors, il vit bien qu’il n’y avait plus aucun doute à avoir sur cette petite porte, car, de l’auberge du Bagne on ne voyait, dans tous les murs nus qui formaient à eux seuls la rue des Saules, que cette porte-là.

Plus d’une fois, lors de ses rendez-vous chez la mère Fidèle avec cet être inexplicable qu’était M. Macallan, il s’était demandé et il avait demandé à la patronne des chourineurs quelle pouvait bien être cette sorte de propriété abandonnée où l’on ne voyait jamais entrer personne, et d’où ne venait jamais le moindre bruit. L’hôtesse lui avait répondu que depuis qu’elle s’était installée là, elle avait fait souvent cette question à de vieux habitants du quartier, qui tous avaient hoché la tête, en signe d’ignorance.

Certainement, depuis des années et des années, la propriété non seulement n’avait pas été habitée, mais avait cessé d’être fréquentée. Et jamais alors R. C. ne s’était douté que ce qu’il cherchait depuis si longtemps se trouvait à portée de sa main ! Car l’homme, si puissant soit-il, n’est dans toutes les circonstances de la vie que le jouet du hasard.

Quelle leçon pour R. C., qui n’était point loin de se croire l’homme du destin, que celle qu’il avait reçue dans la modeste loge de dame Héloïse. Il achète tous les perroquets de la terre, et le seul dont il ne veuille point parce qu’il le croit muet, est celui qui détient la clef de sa vengeance. Cette pensée, cependant, n’aurait point réussi à humilier R. C. Bien au contraire, l’événement, à cause de son hasard même, l’avait confirmé dans son orgueil.

De l’endroit où il se trouvait, Robert Pascal examinait toute la longueur du mur qui lui était accessible et cherchait le point propice à son escalade. Il n’avait pas pensé une seconde à pénétrer par la porte. D’abord, il lui eût fallu l’enfoncer, et, avant tout, il tenait à opérer sans bruit. Il ne devait pas oublier qu’à deux pas de là, derrière lui, dormait la mère Fidèle, dans cette même chambre d’où, vingt ans auparavant, le ménage Prévost, dissimulé derrière les rideaux, avait assisté aux allées et venues nocturnes des étranges habitants d’en face.

Le jeune homme considéra une seconde les fenêtres sombres du premier étage, s’approcha à pas de loup du seuil de l’auberge, colla son oreille contre la porte, et, rassuré, se redressa pour la tâche à accomplir.

Non loin de la petite porte, le mur avait conservé une garniture de tuiles formant chapeau. Avec une adresse incomparable et une sûreté de mouvements merveilleuse, Robert jeta au-dessus de ce chapeau de tuiles une courte corde qui se terminait par un crampon de fer à plusieurs crocs.

Agile comme un chat et les pieds au mur, ne se servant de la corde que pour y grimper des mains, Robert s’agrippa à la crête juste au moment où les tuiles cédaient sous l’effort du crampon de fer. Robert à cheval sur la crête du mur, penché du côté de la rue, tira à lui par le truchement d’une ficelle des objets assez lourds qu’il avait dû y attacher avant de s’élancer à l’assaut de la propriété abandonnée.

Quand ces objets furent à sa hauteur, il les jeta de l’autre côté du mur, puis se dressa tout droit. Les ailes de son manteau le faisaient ressembler à un monstrueux oiseau nocturne…

L’oiseau disparut. Robert Pascal était tombé sur un amas pourri de feuilles mortes laissées là par vingt automnes. Il s’appuya au tronc d’un hêtre et regarda. Son émotion était indescriptible. La clarté lunaire faisait apparaître à ses yeux un lieu de rêve, un jardin fantastique. Elle donnait aux arbres des proportions étranges et des attitudes de fantômes. La blême lumière s’accrochait aux troncs droits ou courbes, orgueilleux ou chancelants, qui dressaient désespérément leurs bras ou les laissaient retomber humblement vers la terre. Ceux-ci paraissaient supplier, ceux-là semblaient maudire.

En opposition avec toutes ces clartés inquiétantes, des coins de jardin étaient peuplés d’ombres bizarres aux formes innombrables et entrelacées. Ici c’étaient comme des nœuds de serpents gigantesques qui se livraient une bataille acharnée, noirs sur le fond lumineux du ciel ; là c’étaient de sombres silhouettes penchées l’une sur l’autre et semblant se raconter des histoires qui ne regardent personne, et qu’on ne confie même pas au vent qui passe. Mais il n’y avait pas de vent cette nuit-là. Tout était immobile. Pas un nuage là-haut, pas un autre frisson dans ce jardin, que le frisson de son cœur.

Le plus curieux de ce jardin était l’encombrement extraordinaire de tout, le prodigieux enchevêtrement des branches mortes et des bras vivants. Depuis vingt ans, nul n’avait pénétré là-dedans ; et cela avait poussé en forêt vierge. Les plantes parasites, les plantes rampantes, grimpantes, le lierre, la mousse s’étaient emparés des individus et les avaient liés en un troupeau indissoluble et certainement impénétrable l’été. Mais par l’hiver qui dénude toute chose, par cette nuit de lumière, Robert Pascal saurait certainement retrouver ce qui, autrefois, avait été des chemins.

Et puis, n’aurait-il pas retrouvé les chemins, qu’il s’en serait fait un, qu’il aurait repoussé à poignées la vaine protestation des branches, qu’il aurait écarté de son effort surhumain le tronc des arbres et qu’il serait arrivé ensanglanté, déchiré, au but, à la petite maison qui était, là-bas tout au fond, gardée par le jardin-mystère, la petite maison du crime, la petite maison de la rue des Saules…

Pauvre Robert Pascal, qui se croyait si fort ! Depuis que nous le connaissons, nous l’avons déjà vu pleurer, nous l’avons déjà vu s’évanouir ! R. C. qui a des larmes ! R. C. « qui a une faiblesse ! »

Et maintenant nous allons le voir trembler ! Lui qui, sous les apparences de Teramo-Girgenti, s’est penché si souvent sur l’abîme de la tombe ! Trembler comme un enfant devant l’évocation de la mort !

Quand, à pas lents et difficiles, il eut accompli le chemin qui le séparait de la demeure ; quand, sur une piste traîtresse, il eut vingt fois trébuché comme un homme ivre, qu’il se fut battu avec les branches cinglantes et qu’il eut lutté avec les grands fantômes que sont les arbres sous la lune, il arriva enfin devant un petit perron ; il déposa sur la première marche les objets qu’il avait attachés à sa ceinture, choisit l’un d’eux, qui était une lanterne sourde, et l’alluma.

La façade de la maison était entièrement plongée dans l’ombre. Le jeune homme promena le jet lumineux de sa lanterne sur cette façade. C’était un mur de briques troué au premier étage de trois fenêtres ; au rez-de-chaussée de deux fenêtres et d’une porte. Cette porte donnait naturellement sur le petit perron. Porte et fenêtres étaient hermétiquement closes. Il y avait des volets à toutes les ouvertures. En se penchant sur le perron, qui offrait une assez large cavité, Robert Pascal découvrit des ustensiles de jardinier, une pelle, une bêche, des outils de maçon, une truelle, et même un outil de terrassier, une pioche.

Il gravit les quatre marches du perron et fut devant la porte. Il déposa sa lanterne sur la rampe et, comme il avait pris, encore avant de monter, parmi les objets apportés, une pince-monseigneur, il introduisit immédiatement celle-ci entre la porte et le mur, juste au-dessous de la serrure. La porte s’ouvrait en dedans et s’encastrait dans le mur, le jeune homme put donc user de sa pince très franchement comme d’un levier.

Il ne fallut point déployer une force excessive pour que la pince, à l’intérieur, fît bientôt sauter la gâche, et la porte s’ouvrit. Une odeur, à la fois forte et fade de « renfermé » vint d’abord surprendre désagréablement les narines de Robert Pascal. Il ne voyait rien. Il saisit sa lanterne, et c’est ainsi, une lanterne sourde dans une main et une pince-monseigneur dans l’autre, que le roi des Catacombes pénétra dans la petite maison de la rue des Saules…

R. C. se trouva tout de suite dans un étroit et assez long vestibule qui se terminait par un escalier montant au premier et unique étage. Une petite lucarne, sans volet, garnie de barreaux, donnait, tout au fond, sur cet escalier et laissait entrer un rayon de lune qui découpait un carré clair sur une marche. En dehors de ce petit carré blanc et du disque rouge que la lanterne sourde de Robert Pascal promenait sur les murs et sur le parquet, tout n’était que ténèbres. Trois portes ouvraient sur ce vestibule, deux à gauche, une à droite.

Le visiteur poussa la première porte qui s’offrait à lui à sa gauche. Et il entra dans une petite salle qui, tout d’abord, semblait ne devoir présenter à ses regards avides rien de bien intéressant. Ceci paraissait avoir été un fumoir et était meublé assez simplement de tables et de chaises en bambou. Des fauteuils en osier, un guéridon sur lequel se trouvait encore tout un service de fumeur. Le disque rouge de la lanterne découvrait peu à peu sur les murs tout une décoration de dessins plutôt légers, de femmes en toilette sommaire. Le crayon qui avait dessiné ces « nus » était celui d’un artiste.

Robert Pascal allait quitter cette pièce quand il trébucha dans une chaise longue, ou plutôt dans une corde qui était attachée à une chaise longue. Il vit cela en se baissant et en ramassant la corde. La chaise longue suivit la corde. La corde avait des nœuds bizarres ; l’osier de la chaise longue était arraché par places. On eût dit qu’une main furieuse s’était acharnée contre ce meuble et, malgré le temps écoulé, on voyait parfaitement que ce n’était point l’usage qui l’avait détériorée ainsi, mais quelque rage ou quelque bataille. Et puis, la corde que Robert Pascal avait ramassée et qui était attachée à l’un des pieds de la chaise longue n’était point la seule, le jeune homme en découvrit une autre à l’un des bras de la chaise, et cette corde aussi était restée attachée là par un bout…

Comme la lanterne éclairait le parquet autour de la chaise longue, elle montra des débris d’osier et puis une loque de linge fin. Robert Pascal ramassa cette loque. La lanterne tremblait dans sa main.

Il quitta cette pièce. D’autres débris d’osier et encore un bout de corde qu’il n’avait point vus tout d’abord, et qu’il trouva dans le vestibule, entre la porte du fumoir et celle qui se trouvait en face, semblaient lui indiquer que l’on avait traîné la chaise longue de la pièce fermée par cette porte au fumoir qu’il venait de visiter. Il poussa donc la porte d’en face et voulut aller plus avant, mais il lui fut difficile de faire un pas sans risquer de tomber, tant ses pieds rencontraient d’obstacles. Sa lanterne sourde lui ayant montré, dans cette salle, deux fenêtres, l’une donnant évidemment sur l’ombre de la façade et l’autre donnant à coup sûr du côté du clair de lune, il imagina de se laisser glisser le long des murs et d’atteindre cette seconde fenêtre, qu’il ouvrit et dont il poussa les volets.

À flots blancs, la lumière lunaire entra dans cette pièce plongée dans l’obscurité depuis vingt ans et éclaira un désordre affreux.

Quelle orgie, suivie de quelles scènes de bataille, avait ainsi immobilisé, dans une confusion sans nom, tous ces témoins du passé : cette table où avait été servi un souper aussi dramatique que joyeux, s’il fallait en croire le nombre de flacons qui avaient roulé à terre, les coupes brisées dont les éclats jonchaient encore les tapis, cette nappe qui traînait à demi sur le parquet comme si elle avait été arrachée violemment par les doigts crispés de cette main sanglante, dont la trace semblait fraîchement imprimée. Ces fauteuils, ces chaises renversés. Et la table elle-même avait basculé, une patte rompue.

Une glace, au fond de la pièce, n’était plus qu’une prodigieuse étoile éclatée.

À pas lents et prudents, Robert Pascal fit le tour de ces choses, s’attardant à des détails, se penchant sur un objet imperceptible, restant longtemps courbé sur un pli de la nappe, s’agenouillant sur le tapis, promenant dans les rainures du parquet le jet écarlate de sa lanterne, puis, se relevant, la poitrine haletante, comme anxieux du souffle qui va lui manquer. Le jeune homme s’était donné pour tâche de sonder les abîmes du passé, et parfois cette tâche l’étouffait.

Il sortit de cette salle, tâtant les murs, si troublé, si hésitant qu’on eût pu croire qu’il venait de prendre sa part de cette orgie défunte. Ses lèvres murmurèrent des mots sans suite, et puis, soudain, il parut retrouver une force nouvelle et il commença de gravir l’escalier qui conduisait au premier étage, d’un pas d’automate. Quand son visage apparut dans la lueur du petit carré lunaire, il exprimait, avec un tel relief, tant de force et d’énergie sauvage, la haine, que quiconque l’eût aperçu se fût enfui, épouvanté.

Quand il fut au premier étage, il n’hésita point. Sans doute savait-il que des deux portes qui étaient là, c’était la première, à sa droite, qu’il fallait pousser, car il s’y appuyait avec certitude. La porte obéit à la pression… La première chose que Robert Pascal vit dans cette pièce fut une fenêtre avec des barreaux, la seconde fut un lit ; cette pièce pouvait être à la fois chambre et prison. La prison, certes, avait été élégante ; elle n’en paraissait que plus lugubre. Rien de plus sinistre que ce lit à baldaquin entouré de lourds rideaux fanés si soigneusement fermés qu’on eût pu croire que la main qui les avait si méticuleusement disposés leur avait donné à garder quelque redoutable secret.

Du reste, dans cette chambre, tout était en ordre. Sur un petit bureau qui s’appuyait au mur, quelques feuilles de papier étaient disposées. Une plume plongeait encore dans un encrier, et la chaise qui se trouvait à côté de ce bureau était placée de façon qu’on pouvait facilement imaginer qu’une personne venait de la quitter après quelque correspondance. Peut-être même eût-on pu imaginer encore que cette correspondance venait d’être interrompue tant ces différents objets : bureau, papier, encrier, plume et chaise, présentaient un arrangement propice à une telle hypothèse. Cependant, le papier sur le bureau était vierge de toute inscription.

Le lit, plus que tout le reste, attirait Robert Pascal : le lit fermé, le lit avec son secret, et il alla vers le lit, et, d’un geste pieux, il en écarta doucement les rideaux.

Le lit n’était point défait. Il était en ordre, comme toute chose dans la chambre. L’oreiller, garni de dentelles, paraissait attendre encore, après tant d’années, la tête qui avait coutume de s’y reposer. La courtepointe de satin était tirée méthodiquement sur les couvertures et les draps.

Robert Pascal, devant ce lit, se laissa glisser à genoux comme nous avons vu Liliane tomber à genoux sur le seuil du petit jardin du quartier de l’Observatoire. La courtepointe si méthodiquement tirée se déplaça, car Robert Pascal avait machinalement, en s’agenouillant, laissé glisser ses mains sur le lit. Robert Pascal voulut remettre la courtepointe en place. C’est alors que ses mains pressèrent sous cette courtepointe quelque chose qui n’était ni de la toile ni de la laine. Il souleva la couverture et découvrit un cahier de papier qu’il porta immédiatement sur le bureau, qu’il présenta à la lueur de sa lanterne, et sur lequel, avec une émotion sainte, il commença de lire, à la première page, ces mots : « Mon pauvre petit Robert, je t’ai conduit aujourd’hui aux Enfants trouvés… » Et ces premières lignes avaient des taches jaunes qui autrefois avaient été des larmes.