Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 654-696).
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LE ROI LOUIS XVII

VIII[1]
ENQUÊTES

Mgr de Savines sortit de Charenton transformé par la captivité. Soit que la leçon l’eût corrigé de courir les routes à la poursuite des Dauphins nomades, soit qu’il fût « trop étroitement surveillé, « tous rapports cessèrent entre lui et Hervagault, dès l’entrée de celui-ci à la maison de force de Bicêtre. Pourtant, l’ex-prélat ne reniait pas sa foi en l’origine royale du prisonnier ; on le voit, en septembre 1803, faisant circuler dans Paris « une relation manuscrite de son heureuse rencontre avec le fils de Louis XVI et du projet qu’il a conçu de marier « le rejeton des Rois avec l’une des petites-filles du maréchal de L… » Cette protestation de dévouement inspira d’ailleurs au policier qui la signale, la conviction que « la raison de l’ancien évêque était aliénée. » Cette dernière tentative restée sans succès, Savines renonça à l’apostolat pour se consacrer entièrement à la pénitence : il se retira dans sa province, à Embrun, où sa vieille mère vivait encore. Mais cette femme, jadis philosophe et « esprit fort, » était elle-même, à quatre-vingt-dix ans, touchée de la grâce. Devenue chrétienne ardente, elle avait disputé l’honneur de loger chez elle le Saint-Père de passage à Embrun et, comme on ne pouvait accéder à ce désir, elle implora la faveur d’envoyer au moins l’un des fauteuils de son mobilier dans la maison où le Pape était descendu. Quand l’ancien évêque de Viviers se présenta, repentant, au château de Savines, bien décidé à y vivre dans la retraite, sa mère refusa de le recevoir, signifiant qu’elle ne pardonnerait jamais la scandaleuse conduite du prélat indigne. Il accepta cet affront avec résignation et se mit à pleurer ses fautes : — « Mes yeux se sont ouverts sur mes erreurs passées, écrivait-il dès 1805… Je désavoue et je déplore de tout mon cœur les écarts sans exemple auxquels je me suis livré… Je prie le clergé de Viviers de me pardonner mes égarements et de ne s’en souvenir que pour me plaindre et prier Dieu pour moi… » Dans une autre lettre, datée de 1811, il traçait de son intérieur d’ascète un tableau si « déplorable » qu’un pieux journaliste, en rapportant ces détails, se plaisait à croire « que, dans l’excès de sa contrition, l’évêque avait un peu chargé les couleurs. » Il n’en était rien ; Mgr de Savines s’était condamné à des austérités dont la rigueur hâta sa fin, et le ciel lui épargna ainsi de nouvelles perplexités, car moins d’un an plus tard, l’enthousiaste crédulité du versatile évêque eût été soumise à de cruelles épreuves.


Si, le 3 mai 1814, Louis XVIII entrant dans Paris, imagina devoir les acclamations qui l’accueillirent à la sympathie qu’inspirait sa personne, il se flatta d’une illusion aussi trompeuse qu’injustifiée : les cris d’amour s’adressaient, non pas à lui, parfaitement inconnu de la génération nouvelle, mais à la fille de Louis XVI assise à ses côtés dans le carrosse de gala. Il y avait du repentir dans cette grande manifestation populaire et, comme l’ancien évêque de Viviers, les Parisiens battaient leur coulpe à leur façon, en s’extasiant de voir rentrer triomphalement dans leur ville cette fille de France qu’ils avaient aperçue pour la dernière fois, vingt-deux ans auparavant, conduite sous les huées, avec son père, sa mère, son frère et sa tante, vers la vieille Tour-prison que tous les siens avaient quillée pour l’échafaud ou la fosse commune. Ce fut une grande émotion quand on apprit que Madame, en arrivant à Notre-Dame où le cortège se rendit d’abord, se jeta sur son prie-Dieu et resta longtemps prosternée, le front dans les mains, secouée de sanglots et qu’elle s’évanouit en pénétrant dans ce château des Tuileries, évocateur de tant de souvenirs et hanté par tant de fantômes. De ce lointain tragique surgissait, — plus apitoyante que toutes les autres, — la figure du petit Dauphin, de celui qui aurait dû être le héros de cette entrée triomphale et dont l’absence mettait l’amertume d’un remords au fond de tous les cœurs. Encore qu’il n’en fût point l’un des survivants, c’est donc de la légende du Temple que bénéficiait Louis XVIII, en ce jour de résurrection, et on s’étonna bientôt qu’il ne parût point s’en rendre compte.

Un mois à peine était écoulé qu’une impardonnable maladresse était commise. Le 8 juin 1814 était le dix-neuvième anniversaire de la mort de Louis XVII et l’on pouvait s’attendre à ce que cette date, se présentant pour la première fois depuis la Restauration des Bourbons, fournit l’occasion d’une commémoration solennelle : celui à qui la couronne était échue par suite de tant de deuils devait pour le moins, pensait-on, l’hommage d’une cérémonie propitiatoire au jeune prince dont il héritait. Sans qu’un mot d’entente eût été donné, toute la France s’unit de prières en mémoire du petit Roi martyr : il y eut des services funèbres à Amiens, à Orléans, à Tours, à Tarbes, à Alençon, à la Rochelle, en bien d’autres villes… À Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse du château des Tuileries, rien ! Une messe fut dite, il est vrai, à Saint-Roch, et la Duchesse d’Angoulême s’y rendit en grand deuil ; mais on prit soin, dans le compte rendu de cet obit anonyme, que le nom du Dauphin ne fût pas prononcé. L’Ami de la Religion et du Roi, moniteur attitré et scrupuleux de ces sortes de manifestations, évite manifestement, en relatant la cérémonie, toute allusion à Louis XVII. — « Il a été célébré le 8 juin, à Saint-Roch, annonce-t-il, un service solennel pour les Princes et Princesses victimes de la Révolution. » On ne peut expliquer cette étonnante réticence que par la précaution de ne pas compromettre le Roi régnant en l’associant à une reconnaissance formelle du décès hypothétique de son prédécesseur.

À peine installé, Louis XVIII avait donné l’ordre de rechercher, au cimetière de la Madeleine, l’emplacement exact des corps de Louis XVI et de Marie-Antoinette ; mais on oublia d’entreprendre pareille enquête au sujet de Louis XVII. L’enfant du Temple qui comptait en France, et à Paris surtout, tant de dévots, était aussi dédaigné de ses parents des Tuileries que s’il eût appartenu à la race honnie de l’usurpateur : c’était faire sa cour que de ne point parler de lui. Et quand, en janvier 1815, on exhuma les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette pour les porter à Saint-Denis, il était déjà entendu qu’on renonçait tacitement à rendre semblable hommage à la dépouille de leur enfant. La fatalité poursuivait l’innocent au-delà du tombeau et, comme au temps lointain où les partis politiques se disputaient sa tutelle, il semblait que son ombre fût encore suspecte au pouvoir et plus gênante que ne l’avait été pour les Comités de la Convention sa frêle personnalité. Ces omissions ne laissaient pas de troubler l’opinion ; les gens dont les souvenirs remontaient à l’époque de la Révolution se remémoraient le mouvement d’incrédulité qui avait accueilli, en 1795, l’annonce subite de la mort du Dauphin ; la négligence de la Restauration ravivait ces doutes que le gouvernement de Louis XVIII eût dû s’appliquer à éteindre, et la survie de Louis XVII ralliait déjà bien des indécisions, quand la rumeur se répandit que le Dauphin venait d’être retrouvé en Bretagne.


Au mois de décembre de 1815, un individu suspect, récemment débarqué à Saint-Malo, fut arrêté sur l’ordre de M. Pierre Pierre, lieutenant extraordinaire de police de cette ville ; ce pauvre hère paraissait être âgé de trente ans et n’était porteur d’aucuns papiers. Il déclara se nommer Charles de Navarre, natif de la Nouvelle-Orléans et exercer la profession de boulanger. Mais bientôt, « changeant de ton, » il affirma avec aplomb qu’il était le Dauphin, fils de Louis XVI, et remit à M. Pierre Pierre une lettre qu’il venait d’écrire à son oncle, le roi régnant, Louis XVIII le Désiré.

Le lieutenant de police fit aussitôt jouer le télégraphe et adressa le jour même un rapport à M. d’Allouville, préfet d’Ille-et-Vilaine. Toutes les autorités du département furent avisées de l’événement : la correspondance qui s’échangea entre elles à ce sujet témoigne d’une assurance et d’une sécurité plus déclamatoires peut-être que sincères. Car, bien plus que jadis la Champagne, la Bretagne maintenant prenait feu à la nouvelle que « le petit Dauphin » était revenu. Si les fonctionnaires affectaient le mépris pour ce misérable qui troublait la tranquillité publique, les petites gens, les campagnards et même les bourgeois de toute la contrée manifestaient un émerveillement joyeux, tant pesait encore sur tous les cœurs l’étouffant cauchemar du Temple. — « Un peuple énorme avait suivi L’individu quand on le menait par les rues de Saint-Malo, » écrivait le comte de Kererpertz, sous-préfet de Fougères ; — « mille bruits absurdes ont circulé et circulent encore ; la multitude s’est portée aux environs de la prison, » mandait le chevalier du Petit-Thouars, son collègue de Saint-Malo ; — « tous les esprits sont en mouvement ; » — « cette arrestation fait à Saint-Malo et à Saint-Servan l’unique sujet des conversations ; — ce fut ici la nouvelle du marché ; — les gens les moins tendres pour l’auguste Famille qui nous gouverne se montrent fort attendris sur le sort de cet infortuné jeune homme… « Telle était l’impression produite par cette résurrection émouvante, et il faut bien dire que l’individu ne la justifiait nullement : ses manières étaient communes ; il parlait comme un paysan, agrémentait par exemple ses phrases de « pour lors » et de « quoique ça, » prononçait ils tombirent et « le Rigent » (pour « le Régent ; ») mais on savait que, dès son premier interrogatoire, il s’était emporté, réclamant d’être conduit à Paris et protestant que devant le Roi son oncle et la princesse sa sœur il établirait de façon éclatante la vérité de ses allégations. D’ailleurs, son intention était de laisser Louis XVIII régner en paix, de « le servir même fidèlement, » et de ne monter sur le trône que quand cet oncle bien-aimé serait mort. Ces audacieux propos frappaient les imaginations comme autant d’arguments irréfutables, et les gens simples, n’imaginant pas qu’un homme put être assez téméraire pour mentir aussi effrontément, se laissaient aller à la croyance d’un miracle attendu et espéré depuis longtemps.

Le bruit de l’aventure d’Hervagault n’avait guère dépassé, douze ans auparavant, les limites de la Champagne ; les préoccupations du pays ne s’orientaient pas, à cette époque, vers l’éventualité du rétablissement des Bourbons ; d’ailleurs, on risquait gros, sous le Consulat, à paraître s’intéresser aux souvenirs de la monarchie. Mais aujourd’hui, « le retour des lys » remettait en honneur les vieilles traditions ; « l’auguste Famille » bénéficiait d’un regain d’engouement ; et quand la France apprit que Louis XVII n’était pas mort, du fond de la Vendée jusqu’à la Cannebière, on compta par milliers les chouans attardés et les vieilles royalistes qui s’écrièrent, triomphants : — « Je l’avais bien dit ! » Dans leur loyale naïveté, ils ne pensaient pas déplaire au gouvernement en acclamant le roi légitime enfin retrouvé, et leur candeur estimait que Louis XVIII devait être tout aussi heureux qu’ils l’étaient eux-mêmes, de voir surgir de l’ombre le fils de Louis XVI.

Telles furent les raisons du prodigieux succès de Charles de Navarre. Non point que le Dauphin de Saint-Malo égalât celui de Vitry ; autant qu’on en peut juger, il lui était bien inférieur et l’on rapportera seulement ici, de sa confuse et longue histoire, les épisodes de nature à jeter quelque clarté rétrospective sur certaines péripéties de la captivité du Temple.

Arrêté, comme on l’a vu, le 9 décembre 1815, à Saint-Malo, Charles fut transféré à Rennes et, de là, à Rouen, bien qu’il demandât à être conduit à Paris, « devant son oncle » (Louis XVIII) et, s’il était reconnu comme imposteur, « jugé selon la rigueur des lois. » Il avait même, on l’a dit, dès son arrestation, adressé au Roi une lettre, dénuée de prétentions littéraires, l’assurant de sa soumission et offrant de donner les preuves de sa noble naissance[2]. Aussi ne cacha-t-il pas sa déception quand il se vit interné comme vagabond, le 29 janvier 1816, à la maison de correction et de mendicité de Rouen, que, par assimilation avec la vieille prison de la banlieue parisienne, on appelait le « Bicêtre » normand. Singulière geôle que celle-là ! L’écrou de Charles de Navarre portait que « toutes mesures seraient prises à l’égard de cet individu pour qu’il ne puisse entretenir aucune intelligence ni communiquer avec qui que ce soit sans une permission signée de M. le Maire… » et, tant que le détenu fut sans un sou, il dut se résigner au régime commun, à La gamelle, et à la paillasse réglementaire. Il était entré à Bicêtre « presque nu » et, pour s’offrir, de temps à autre, le titre de vin et la pipe de tabac dont l’habitude lui faisait un besoin, il lui fallut travailler à l’atelier de la saboterie- : on l’y employa durant deux mois ; ses compagnons constatèrent qu’il n’était pas novice dans le métier ; comme quelqu’un le complimentait de son habileté, il répondit « qu’il avait appris à faire des sabots du côté d’Angers et aux environs de La Flèche. » Il n’en prétendait pas moins être le fils de Louis XVI ; bien que cela n’étonnât pas outre mesure ses compagnons de captivité, tourbe de vices, de déceptions, de mensonges et de misères, le bruit filtra hors de la prison que la maison de Bicêtre renfermait un prisonnier sans nom qui se disait être le Dauphin du Temple, et quelques curieux sollicitèrent du concierge Libois la faveur d’entrevoir le personnage aux heures où il se promenait dans la cour. Ce Libois cumulait, avec la souveraineté sur la maison de détention, la profession plus lucrative de buvetier-restaurateur ; sa sévérité de geôlier fléchissait devant la libéralité des consommateurs ; en se montrant généreux, un bourgeois de Rouen, Vignerot, put à loisir entretenir le « Dauphin, » le fournit les vêtements convenables, d’argent de poche, et ne se tint pas de se prévaloir de cette bonne fortune auprès de ses concitoyens. Bientôt d’autres visiteurs se présentèrent, entre autres l’abbé Matouillet, prêtre habitué de la cathédrale, qui recruta au prisonnier de nombreux adeptes. Au bout de deux mois de détention, Charles ne travaillait plus à l’atelier des sabots ; il était élégamment vêtu, avait de l’argent dans ses poches, et passait son temps à boire, à fumer et à recevoir.

L’étiquette de ces audiences était sommaire : il suffisait d’entrer chez le concierge, de commander une bouteille de vin, et d’attendre que le guichetier Blanchemain allât chercher Louis XVII, lequel, sans se faire prier, apparaissait bientôt. Trente ans environ, taille avantageuse, une « bonne tournure, » la figure agréable, malgré un nez « un peu tors, » « la peau très fine et très blanche ; » d’ailleurs sans façon ; « le Roi » s’attablait avec ses visiteurs, fumait sa pipe sans discontinuer et buvait à faire croire qu’il était associé avec le concierge. À la bouteille vide succédait une autre, accompagnée d’un plat d’huîtres, de fromage de Neuchâtel ; le café, l’eau-de-vie de Calvados, aidaient à prolonger l’entretien que Charles ne songeait pas d’ailleurs à abréger, racontant volontiers son histoire, comment il devait son salut aux blanchisseuses du Temple qui l’avaient fait sortir de prison dans une voiture de linge sale, puis enfermé dans un tonneau pour l’expédier à l’armée de Charette ; il narrait ses navigations, ses voyages en Amérique, s’attardait aux misères endurées. Tour à tour garçon boulanger, tailleur de pierre, soldat, tantôt reçu en prince, tantôt proscrit, réduit à se cacher et à errer dans les bois, il s’était familiarisé, au cours de son odyssée, avec nombre de grands seigneurs, voire de potentats, et avec beaucoup de petites gens, de cultivateurs, d’ouvriers, et c’était ceux-ci qui semblaient avoir davantage influé sur ses habitudes et sur ses façons. Il ne savait pas écrire, et, pour lire, était obligé d’épeler chaque lettre. Il disait : « Je me rappelle d’un cotidor, » ou — « J’ai causé à Monsieur Danguigné, » — ainsi prononçait-il à la paysanne le nom de d’Andigné. En le quittant, tard dans la soirée, ses adeptes, aussi émus de tant de flacons mis à sec que troublés par le spectacle d’une infortune si gaillardement portée, maudissaient le cordonnier Simon, cause première de cette déchéance.

On ne doit pas cependant accepter ce portrait sans retouches : Charles de Navarre était essentiellement divers : si, d’ordinaire, il se révélait sous l’aspect d’un rustre madré, brutal et grossier parfois, il gardait, la plupart du temps, cette attitude d’indifférence particulière aux gens qui, accoutumés aux catastrophes, ont perdu la faculté de s’étonner et ignorent la crainte. Un de ses familiers qui se flattait de « lire dans son âme, » assurait y voir « un caractère franc, un juste orgueil mêlé à du courage, une résignation puisée dans le sang du Roi Martyr. » Chez cet aventurier paraissant ne tenir à rien au monde qu’à la bouteille et à la pipe, c’est, par instants, un réveil de dignité, un ton de commandement, qui imposent aux moins crédules : le procureur du Roi, ayant visité Bicêtre le 17 mars 1816, écoute les réclamations de Charles de Navarre se plaignant d’être détenu arbitrairement et demandant des juges : — « Nous avons remarqué en lui, écrit le magistrat, un certain air de hauteur, un ton de sévérité que favorisent assez le physique agréable de ce maniaque et la mémoire heureuse dont on dit qu’il est doué… » Il est d’une générosité de prince et met une poignée de louis dans la main d’un serviteur, ou donne sa montre d’or à une dame en remerciement d’une lettre parvenue à destination. Quand ses courtisans lui baisent la main, il n’est ni confus, ni gêné, et si l’une de ses visiteuses se jette à ses genoux, il dit : Relevez-vous, madame, d’un ton de courtoisie et de simplicité qui lui gagne les cœurs.

C’est maintenant un défilé ininterrompu dans la gargote de Libois : on y fait bombance jour et nuit : Charles se lève tard, ou, pour mieux dire, il n’a pas d’heures ; mais, dès qu’il est debout, les audiences commencent : on ne se contente plus de boire, on dine ; même il arrivera que les adeptes s’ingénieront à procurer pour la table « du Roi, » le jour du Vendredi saint, un plat de petits pois, primeur insigne, jadis mets d’étiquette à pareille date au temps de Versailles. Charles supporte le vin en homme qu’un excès n’effraie pas ; pourtant il est souvent ivre, soit manque de retenue, soit que ses convives le poussent à boire dans l’espoir de surprendre le fond de sa pensée ; mais il ne se dément jamais et son thème ne varie pas : dans ses confidences reviennent toujours la mention d’un dépôt « fait aux Tuileries par Louis XVI, son père, qui lui en a confié le secret, et qu’il retrouvera sans peine, tant le lieu de cette cachette est fixé dans sa mémoire, » les allusions à un mot de reconnaissance convenu depuis le Temple entre Madame Royale et lui et au moyen duquel il lèvera les derniers doutes de la princesse, et enfin la marque qu’il porte au-dessus du genou gauche, témoignage, à son avis, décisif. Il se soumet d’avance à la mort la plus ignominieuse, si son auguste sœur récuse l’une quelconque de ces preuves d’identité. Ces choses, affirmées avec aplomb, portaient la conviction dans l’esprit des auditeurs empressés à les propager et à recruter des fidèles au prince de roman populaire qu’abritait le Bicêtre normand. En dépit du silence gardé par l’autorité et du secret dont elle s’efforçait d’entourer cette embarrassante aventure, les Rouennais commençaient à s’émouvoir, encore que, en ce temps-là, ils eussent la réputation de s’intéresser plus aux fluctuations des cours de la Bourse qu’aux péripéties d’une infortune royale.

On parlait de Louis XVII dans les salons comme dans les boutiques : des conciliabules réunissaient les petites gens chez un vieux soldat, nommé Joseph Paulin, dont la vie avait été mouvementée et qui prétendait en savoir long sur la détention du Temple. On y faisait des neuvaines, on organisait des pèlerinages pour obtenir à Charles la protection du ciel. En même temps, la « Société, » sans oser se déclarer ouvertement, dépêchait à Bicêtre quelques éclaireurs : on vit dans l’estaminet de Libois un officier retraité, Pinel, le sieur Dumels, ancien chef de division à la préfecture, Mme Moine, femme d’action, très entreprenante et très écoulée. Il s’y présentait des gens venus exprès d’Elbeuf et de Louviers, même de la Vendée, telle la comtesse Doulcet de Meretz. Le prisonnier dut prendre un secrétaire, puis un second, puis un troisième ; un de ses co-détenus, Tourly, ex-huissier condamné à dix ans de fers, était chargé de la correspondance et avait « la signature, » car Charles déclarait qu’il n’écrirait rien en captivité ; Griselle rédigeait les mémoires du « Prince, » à grands renforts d’emprunts au roman de Regnault Warin, le cimetière de la Madeleine ; Larcher, un « faux prêtre, » escroc, s’était fait une spécialité des proclamations destinées à « convaincre les nobles pairs, » à rallier l’armée et le peuple : ces pièces d’éloquence étaient truffées de citations latines : — « Gloria in excelsis Deo !… Ubi est Deus eorum ? » et le roi Louis XVIII y était traité sans ménagement « d’insigne usurpateur » et « d’audacieux perfide. » Quand, plus tard, le juge d’instruction plaça ces documents sous les yeux de Charles, celui-ci les lut avec amusement et en rit aux larmes, assurant que « ce vieux fou de père Larcher » était seul responsable de ces charlataneries ; pour sa part, il les jugeait parfaitement inutiles, et s’indignait qu’elles fussent timbrées de son sceau royal : — une ruche couronnée, au-dessous de laquelle on voyait trois abeilles, un fusil et un canon en sautoir et, dans l’exergue : Louis XVII, Charles de Bourbon, Roi de France et de Navarre par la grâce de Dieu.

Oui, Bicêtre était une étrange prison : on y assistait parfois à des cérémonies peu banales, telle la réception du colonel Jacques-Charles de Foulques qui, arrivé de Falaise, pour offrir à Charles ses services, prêta serment, une main sur le cœur et l’autre sur l’Evangile, « d’être fidèle au fils du malheureux Louis XVI. » Il fut aussitôt promu ambassadeur et partit pour Paris, chargé de remettre à S. A. R. Madame la Duchesse d’Angoulême, une lettre du « Roi son frère » qui, plein de confiance, attendit la réponse en buvant sec et en fumant sa pipe.

Il pouvait se croire, en effet, bien près du triomphe, s’il en jugeait par l’émoi que soulevaient ses prétentions. La magistrature paraissait désarmée et, depuis dix-huit mois bientôt qu’il menait son intrigue, il n’avait pas été interrogé une seule fois et n’avait reçu aucune admonestation. Le préfet, comte de Kergarîou, feignait d’ignorer ce qui se passait à Bicêtre ; la police et l’administration fermaient les yeux sur les agapes subversives de l’estaminet de Libois et sur les scènes auxquelles cette gargote privilégiée servait de théâtre. Après la mort accidentelle de Larcher, Charles de Navarre avait élu chef de sa maison civile un certain Branzon, ancien régisseur de l’octroi de Rouen, détenu pour malversation : c’était un habile homme, connaissant le monde et sachant écrire ; même il avait été, en l’an VI, écroué au Temple comme émigré. Quoiqu’il protestât, plus tard, n’avoir rien fait d’autre que « de mettre en français les idées de Charles, » il imprima en réalité à l’affaire une allure nouvelle en haussant le ton de la correspondance et en la sortant des vulgarités et des hâbleries grossières où elle s’était traînée jusque-là. Tout de suite l’imposture atteignit l’étiage des dupes de qualité : la clientèle de Charles ne se composait guère que de bourgeois, de hobereaux provinciaux, de mécontents de tous genres ; désormais ce sera dans l’armée et à la Cour que son imposture va exercer des ravages. Le premier pèlerin de marque qui s’achemina vers Bicêtre fut le capitaine de la Paumelière, du 3e régiment de la garde, envoyé par son colonel, « pour voir. » La Paumelière fit au prisonnier « deux visites assez longues, » s’assura « qu’il connaissait très bien la guerre de Vendée, faits et acteurs » et se retira fort troubles Le marquis de Messy, maréchal de camp, prévôt du département de la Seine, informé du résultat de cette visite, s’adressa à un avocat de1 Rouen, Me Poirel, afin d’être plus renseigné. Poirel, à son tour, alla voir le détenu ; entré sceptique a la prison, il en sortit très ébranlé : — « Bien pris dans sa personne, écrit-il au marquis de Messy, Charles peut avoir cinq pieds trois ou quatre pouces, et quant à sa physionomie, elle tiendrait plutôt des Autrichiens que des Bourbons. L’œil vif et perçant, le nez aquilin, une mémoire prodigieuse et locale, parlant anglais, espagnol, italien, allemand et russe, il affecte de parler mal le français ; mais, lorsqu’il est un peu lancé, ce n’est pas le même homme : il parle bien sa langue. Il prétend que c’est à lui que Bonaparte faisait allusion quand il disait : — Si je voulais dérouter toutes les ambitions, je ferais paraître un homme dont l’existence étonnerait l’Univers. Son caractère est sévère… dans sa conversation familière, il est caustique, bon observateur ; il y a quelques jours on lui lisait le testament de Louis XVI, il pleura à chaudes larmes et se retira dans sa chambre… »

Le marquis de Messy ne se priva point de « propager dans le public des copies de cette lettre » et en remit « officiellement » l’original au ministre de la police, M. Decazes ; mais déjà Charles de Navarre, se sentant le vent en poupe, mettait toutes voiles dehors et gagnait de l’avance : le 3 mars, il s’adressait de nouveau à sa sœur, la Duchesse d’Angoulême et, par l’entremise d’une de ses fidèles, lui envoyait une lettre, du style de Branzon, un peu prétentieuse et guindée ; mais convenable et assez émouvante : — « C’est le compagnon de vos infortunes, ma sœur, qui vous écrit encore… Vous habitez le séjour des honneurs et des vénérations ; votre frère gémit dans le lieu destiné au crime, dénué de tout et sans autre consolation que celle qui lui vient de Dieu… » Il glisse une allusion au fameux « mot de reconnaissance convenu entre eux depuis vingt-deux ans… » il proteste enfin qu’il veut « pardonner à tous » et « exécuter à la lettre le testament du plus vertueux des monarques. »

La lettre parvint-elle à la Duchesse d’Angoulême ? C’est probable, quoique l’émissaire de Charles ne réussît point à être admise auprès de la princesse ; l’effet de cette missive, pourtant, ne se fit pas attendre : le 15 mars, Charles, averti par quelqu’un de sa « police secrète, » dépêche le concierge limonadier Libois, transformé pour la circonstance en introducteur des ambassadeurs, à l’Hôtel de France pour y rencontrer des personnes venues de Paris, qu’il désire entretenir. Libois s’acquitte de la commission, trouve, à l’hôtel, deux « Messieurs en bourgeois et sans décoration, » qui lui demandent à quelle heure ils pourront rendre visite au prétendu Dauphin de France, ajoutant qu’ils viennent de la part de Madame la Duchesse d’Angoulême ; et ils exhibent aussitôt leurs passeports : sur le premier, Libois lit le nom de M. le comte de Montmaur, capitaine des gardes de Monsieur, frère du Roi ; l’autre voyageur était « le duc de Medini. » Il les emmène jusqu’à la prison, les introduit dans une petite pièce de son appartement où Charles de Navarre les attend. Les choses se passent dignement : — « Vous venez de la part de ma sœur ? Avez-vous une lettre d’elle ? » demanda le détenu. Les gentilshommes répondent : — « Comme preuve que nous venons de la part de Madame, voici la lettre que vous lui avez adressée. » Charles prend la lettre et fait un mouvement pour la jeter au feu ; mais il se contient et garde le papier qu’il route nerveusement entre ses doigts. — « Restez avec moi, » ordonne-t-il à Libois ; et il demande aux visiteurs de décliner leurs noms et qualités. Au comte de Montmaur, il observe d’un ton sévère : — « Vous êtes le capitaine des gardes de mon oncle, ce n’est pas une recommandation auprès de moi : il ne m’a jamais aimé ! » Pourtant il fait servir une bouteille de vin de Madère, breuvage plus distingué et plus adapté à la gravité de la circonstance que le litre de picolo dont il se contente ordinairement. Branzon, survenant au moment où l’on débouche le flacon, procède à la vérification des pouvoirs, examine les passeports, et l’entretien s’engage.

Il se prolongea durant une heure et demie ; dans la soirée, les deux personnages reparurent et, cette fois, restèrent/ » près de trois heures » avec « le prince. » Libois, qui « allait et venait, » entendit le comte de Montmaur affirmer que « Madame avait un pressentiment secret de l’existence de son frère ; « les envoyés de la princesse insistèrent pour connaître « le mystérieux mot de reconnaissance ; mais Charles se défendit de le leur livrer, » ce mot ne devant « sortir de sa bouche qu’en présence de sa sœur. » Le détenu communiqua aux deux gentilshommes le Mémoire de sa vie dicté par lui à Tourly : ils sollicitèrent l’autorisation de le porter à Madame ; mais elle ne leur fut pas accordée. Ils prirent congé, passèrent la nuit à l’Hôtel de France, et partirent pour Paris, le lendemain, par la diligence.

Ce dernier détail donne à songer : comment les envoyés d’une si haute et puissante princesse, chargés d’une mission officielle en d’aussi solennelles circonstances, ne disposent-ils point d’une des chaises de poste de la Cour ? Que les noms inscrits sur leurs passeports soient, sinon imaginaires, du moins empruntés, c’est possible ; mais ce titre de Capitaine des gardes de Monsieur ne s’usurpe pas impunément. Doit-on voir, en ces émissaires, des agents secrets de la police, des mystificateurs, ou peut-être des complices de Charles, assumant avec audace un rôle qu’il leur a tracé, afin de renforcer son crédit, d’accroître le nombre et de raffermir la foi de ses dupes ? Il est certain que cette visite, vite ébruitée, fut pour la cause du pseudo-Dauphin d’un effet considérable : à quelques jours de la arrivait, de Paris le comte de la Tour d’Auvergne, envoyé, disait-on, par la Duchesse douairière d’Orléans : il s’enferma avec le prisonnier, depuis neuf heures du matin jusqu’au soir ; c’est vers cette époque aussi que prendrait place une entrevue avec Mme de Tourzel qui n’avait pu résister au désir d’embrasser son cher prince ; elle aussi serait restée longtemps avec Charles, et quand enfin Libois entra dans la chambre, il la vit tenant le détenu dans ses bras : l’un et l’autre étaient en larmes. Ce fut le plus beau temps de la captivité de Charles de Navarre : il pouvait, sans trop d’illusion, se croire à la veille d’être roi de France : il s’y préparait et s’était fait peindre en miniature à plusieurs exemplaires, vêtu d’un uniforme de dragon et coiffé d’un casque a plumet blanc ; même il avait donné l’ordre à l’artiste, Guérard, de préparer un calque, afin d’ajouter, le moment venu, à ce costume, le cordon bleu du Saint-Esprit. Il attendait de jour en jour le marquis de Brûlard, qui devait lui apporter 500 000 francs et « prendre des dispositions pour le recevoir à Paris à la tête de cinquante mille hommes. » Quelles rêveries, quels complots, quelles comédies y a-t-il au fond de ces racontages ? L’affaire fut poussée loin, à en croire ce billet de Charles s’exprimant déjà en Roi, quand il mande à Mme Dumont, l’une de ses plus remuantes dévotes : — Le même courrier « ordonnera de ma part au ministre… d’exécuter mes intentions et de m’envoyer de suite l’aide de camp que j’attends. Et qu’on ait soin de ne pas remettre les lettres pour mes deux cousins et celle pour ma sœur avant ma sortie, et celle pour mon cousin, Duc de Bourbon, dès qu’il sera arrivé… »

Il sortit de Bicêtre, escorté de troupes, comme il l’avait annoncé ; mais ce ne fut pas pour être conduit aux Tuileries. Le préfet de la Seine-Inférieure, apprenant que des partisans résolus projetaient d’enlever le prétendant, dépêcha à la prison de Bicêtre, dans la nuit du 29 au 30 avril 1817, un détachement de gendarmerie, commandé par un chef d’escadron : Charles lui fut livré par Libois et conduit à la maison de force du Palais de Justice, mis au secret, avec ordre « de ne laisser approcher de lui qu’un guichetier désigné pour ce service et de ne faire connaître qu’aux magistrats instructeurs sa présence dans la prison. » C’est peut-être à ce coup d’autorité que la chronologie fut préservée de l’anomalie d’inscrire en ses tableaux Louis XVII, succédant à Louis XVIII, au grand effarement des écoliers de l’avenir.

Cette suppression opportune rendit quelque sang-froid au gouvernement et à la justice : le comte Decazes se montrait, en effet, singulièrement hésitant et timide à l’égard du prétendu Dauphin ; son plus ardent désir était que l’affaire « ne s’ébruitât point : » il ne cessait de recommander la prudence, les ménagements et insinuait au préfet que, en interdisant toute communication entre Charles de Navarre et ses fidèles, « il ne fallait pas mettre trop d’affectation et d’appareil. » Quant aux magistrats, depuis quinze mois que durait le scandale de Bicêtre, ils restaient absolument inertes, attendant du hasard l’occasion, soit de sévir contre le pensionnaire de Libois, soit de crier : Vive le Roi ! sur son passage. C’est à peine si, en ces quinze mois, à force de commissions rogatoires et d’enquêtes auprès des parquets voisins, ils étaient parvenus à découvrir l’état civil de l’imposteur : à vrai dire, la police y avait mis tant de zèle qu’elle réussit à trouver, pour M. Charles, non pas un, mais deux noms. D’abord, il fut établi qu’il était Charles-Mthurin Phelippeaux, né en 1788, à Varenne-sous-Monsoreau, en Maine-et-Loire, où sa mère vivait encore et tenait une boulangerie annexée à une petite auberge.

On fit venir à Rouen la femme Phelippeaux ; elle déposa, toute en larmes, que Charles étant descendu à son hôtellerie au mois de septembre 1810, elle avait bien cru reconnaître en lui son fils, parti comme conscrit en 1807. Mais, tout de même, elle n’en était pas sûre : son Charles, a elle, n’avait pas le nez aquilin comme le Charles de la prison, et elle ne retrouvait pas sur le pied de celui-ci la trace d’une blessure grave que son garçon avait reçue vers l’âge de dix ans ; au demeurant, elle demeurait perplexe, et, malgré les objurgations du juge d’instruction Verdière, elle ne se montra pas plus affirmative. Il fallut bien se contenter de cette fragile reconnaissance, et, faute de mieux, Charles de Navarre devint officiellement Phelippeaux. Mais un jour de l’été de 1817, le hasard, — un hasard bien malicieux, — amène à Rouen la vicomtesse de Turpin de Crissé, celle-là même qui, en 1795, avait charitablement hébergé à son château d’Angrie le pseudo-neveu de M. de Vesins. M. de la Paumelière, — le capitaine de la garde royale dont on a cité le nom, — étant allé la saluer, dans la soirée, à l’hôtel. — lui parle, — par hasard encore, — de Charles Phelippeaux et des commentaires suscités par sa longue détention. Par hasard, toujours, ce récit rappelle à Mme de Turpin l’aventure, vieille de plus de vingt ans, du petit vagabond auquel elle a donné asile au temps des guerres de l’Ouest ; elle en raconte l’histoire à M. de la Paumelière qui, pris d’une inspiration subite, sans perdre un moment, se rend chez le préfet, afin de signaler à ce fonctionnaire la présence à Rouen d’une dame qui, ayant jadis été la dupe d’un imposteur, saura nécessairement percer l’incognito de Charles de Navarre ! Le préfet prend feu aussitôt, court à l’hôtel qu’habite Mme de Turpin ; elle est déjà couchée ; il faut qu’elle se lève, qu’elle l’entende ; il la conjure de venir le lendemain au Palais de Justice où on la confrontera avec le détenu : elle s’en défend, elle doit partir à quatre heures du matin pour Paris ; mais le préfet insiste, allègue l’intérêt public, celui même de la monarchie, et Mme de Turpin consent enfin à retarder son voyage. Ainsi présenté, l’épisode est peu vraisemblable : il repose sur des coïncidences et des raccourcis aussi acceptables dans un vaudeville rapide qu’inadmissibles dans l’enchaînement toujours logique des réalités. Mais on suit ici le récit même de Mme de Turpin qui, assurément, avait ses raisons de taire les motifs de son passage par Rouen, de la visite de M. de la Paumelière et de l’empressement en apparence injustifié du préfet. C’est là même une énigme de plus ajoutée à tant d’autres. Quoi qu’il en soit, Mme de Turpin fut, le lendemain, à huit heures du matin, admise chez le juge d’instruction ; elle narra, de nouveau, en sa présence, l’odyssée du jeune gentilhomme supposé, amené autrefois par les chefs de l’armée royale au château d’Angrie et qu’on avait reconnu, un an plus tard, n’être que le fils du sabotier Mathurin Bruneau. Puis le magistrat fit comparaître Charles de Navarre ; celui-ci était mal disposé : « Est-ce que vous allez encore me faire jouer une scène de comédie ? Tout cela m’ennuie, » déclara-t-il dès l’abord. Le juge ne s’en émut pas : « Phelippeaux, commence-t-il… — Phelippeaux ? fait, étonnée, Mme de Turpin, qui, du premier regard, a reconnu, — après vingt-deux ans, — son hôte de 1795. — Oui, riposte Charles ; j’ai porté plus d’un nom et j’appartiens à bien des familles. — Connaissez-vous, reprend le juge, Mme la vicomtesse de Turpin ? — Si je la connais ? Oui, certainement. — Eh bien ! la voici. » Le prisonnier considère avec attention la visiteuse : « Non… dit-il, elle avait la tête plus crêpée. — J’ai beaucoup changé, » observe la dame. Le magistrat instructeur, qui croit tenir un coup de théâtre, poursuit : « Sous quel nom vous êtes-vous présenté au château d’Angrie, en 1795 ? — Sous le nom du baron de Vesins. — Eh bien ! voici Mme de Turpin. » L’inculpé regarde encore la vicomtesse, cherchant à fixer ses souvenirs : « Si c’est vous, demande-t-il, combien avez-vous de filles ? — Deux. — Oui. Quel nom porte l’ainée ? — Aglaé. — Et la seconde ? — Félicité. — Mais vous aviez encore quelqu’un dans votre famille, à Angrie ? — Charles de Turpin, mon neveu, aujourd’hui mon gendre. — C’est cela, » approuve le détenu ; et, poursuivant sans embarras son interrogatoire : « Quel était celui qui « tournait » dans le pavillon ? — M. le commandant du Fougeroux, que vous craigniez et n’aimiez guère. » Et voilà Charles et la vicomtesse évoquant les jours d’autrefois, en présence du juge déconcerté de voir tourner en confidences presque attendries l’effet de surprise sur lequel il comptait. Mme de Turpin jugea convenable de terminer l’entretien par quelques bons conseils : « Si vous aviez profité de mes leçons, vous ne seriez pas ici, ni moi non plus. — J’y suis, répliqua Charles, parce que les lois sont mauvaises, injustes ; mais je vais les changer… et vous y gagnerez la première. — Les changer ? dit la dame au juge… Il est fou, ce pauvre homme. » Le prisonnier se leva : « Puisque vous êtes Mme la vicomtesse de Turpin, je vous salue. » Et il se retira dignement.

Il gagnait, à cette entrevue, d’être, désormais, Mathurin Bruneau. Des commissions rogatoires furent lancées à Vesins et à Villiers : on retrouva là les sœurs du sabotier qui consentirent, comme l’avait fait déjà la mère Philippeaux, à reconnaître dans le détenu de Rouen leur frère Mathurin, disparu depuis bien des années : leur conviction ne paraissait pas inébranlable. Et le bariolage de l’identification du prétendant ne s’arrêta point là : il arriva bientôt qu’on retrouva en lui Hervagault, mort depuis cinq ans ! Une dame Jacquier, sur le bruit que Louis XVII végétait dans les prisons normandes, vint à Rouen, et certifia que le Dauphin Bruneau était celui qu’elle avait connu à Vitry, préconisé comme le seul véritable par Mgr Lafond de Savines. Il y eut mieux : le hasard, qui, vraiment, se mettait en frais, amena également à Rouen l’aide-major Robert, — lequel, naguère, avait été le confident d’Hervagault embarqué sur la Cybèle en 1809. Robert vint flâner a la buvette du Palais de justice et, « après avoir bien examiné » Charles de Navarre-Phelippeaux-Bruneau, attesta que « c’était le même ! » Les magistrats en furent bouleversés ; d’autant que l’aide-major se défendait de compter au nombre des « illuminés. » M. M… après enquête, ne vit en lui, au contraire « qu’un homme infiniment sage et très dévoué au gouvernement. »

M. M… était le deus ex machina envoyé par le ministre Decazes pour conduire l’imbroglio vers un dénouement heureux et discret. On avait insinué à Charles qu’il ferait bien de s’assurer le concours d’un avocat, et, tandis que ses fidèles se mettaient en quête, un jurisconsulte parisien se présenta de lui-même et offrit de consacrer tout son zèle à la cause du prisonnier méconnu ; il fut agréé avec reconnaissance. C’était M. M.. connu dans la presse judiciaire par la publication d’un copieux recueil de Causes célèbres. Or, M. M… n’était autre qu’un espion dépêché au prétendant par le gouvernement ; l’avocat était ainsi en situation de recueillir toutes les confidences, tant de l’inculpé que de ses fidèles, de capter leur confiance, de faciliter et d’intercepter leur correspondance, de prodiguer les conseils nuisibles à la cause de son client, de surveiller les magistrats et de signaler au ministre tous ceux qui témoigneraient à Charles de Navarre de l’intérêt ou de la curiosité. Ce personnage était évidemment sans scrupules : il s’acquitta avec zèle de sa tache répugnante, car les archives conservent les rapports presque quotidiens qu’il adressait de Rouen au ministre : mais que penser du gouvernement qui se sert de pareils moyens, et n’est-ce point là une preuve manifeste des appréhensions de Louis XVIII ?


Ce que l’on voulait par-dessus tout empêcher, c’était toute relation entre la Duchesse d’Angoulême et le prisonnier de Rouen : le caractère entier et inflexible de la princesse étant connu, on n’ignorait pas que, si jamais la certitude de la survie de son frère prenait racine en son esprit, aucune puissance, même celle de la raison d’État, ne la contraindrait à se taire.

Les gens « qui savent tout, » n’hésitent pas à condamner la fille de Louis XVI, convaincue d’avoir renié son frère qu’elle savait vivant, afin de ne point compromettre les droits de son mari à la couronne de France : on l’a même affublée du sobriquet de duchesse Caïn : c’est là grossier procédé de roman-feuilleton ; l’étude d’un si délicat problème réclamait plus de subtilité et de ménagement. Nulle psychologie ne demeure plus impénétrable que celle de l’orpheline du Temple et les heurts de sa vie expliquent la raideur et l’apparente dureté de son caractère. À celle qui, dès l’âge de raison, après l’enfance la plus heureuse et la plus adulée, fut astreinte à des attitudes ; qui a vécu entourée de geôliers hostiles, a subi, dans la solitude effarée, l’âge périlleux de la transformation, qui n’a connu que deuils, contraintes, mystères, haines, rebuffades et mensonges, à celle-là il est permis de n’être pas « comme les autres » et de cuirasser d’irréductibles méfiances son cœur qui n’a pas fleuri.

Du sort de son frère, que savait, personnellement, Madame Royale ? Rien que ce qu’elle écrit dans son Journal du Temple : le jour du départ de Simon, elle crut que le Dauphin avait quitté la Tour, et sa conviction se fortifia du silence qui, depuis lors, régna au second étage de la prison. Durant dix-sept mois, elle n’entendit plus parler du petit prince ; même quand la présence de Laurent de Gomin et de Lasne eut adouci sa captivité, on ne répondit que par des échappatoires à ses questions vite découragées. Il paraît invraisemblable que, dans les journées du 8 au 10 juin 1795, elle ne perçût aucun des mouvements insolites occasionnés dans la Tour sonore par la mort et par l’autopsie de l’enfant captif, par les défilés de militaires admis à « reconnaître » le cadavre, par la visite des Conventionnels, qui, on l’a remarqué, s’abstinrent, contre l’habitude, de monter jusqu’à chez elle ; on s’étonne qu’elle ne devinât rien aux mines bouleversées : de Gomin[3] et de Lasne, bien adroits comédiens pour ne rien laisser paraître de leurs anxiétés et de la douleur que, — plus tard, — ils prétendirent avoir éprouvée.

Comment n’eut-elle aucun soupçon de la vérité quand, le 20 juin, elle vit arriver Mme Chantereine, l’aimable dame de compagnie que lui octroyait le Comité de Sûreté générale, quand son cachot s’ouvrit enfin, quand elle put descendre au jardin selon sa fantaisie, circuler par tous les appartements des deux tours, quand elle apprit qu’on mettait à sa disposition linge, toilettes, livres, quand elle constata la suppression des commissaires civils, la réduction de la garde à quinze hommes, quand elle s’avisa enfin que tout le cauchemar subitement dissipé, l’isolement, les soldats, les geôliers, les verrous, les canons, et tant de consignes, de surveillants, de précautions, de mystères et de cruauté n’avaient eu, depuis un an et demi, pour objet que la séquestration d’un pauvre enfant de dix ans dont il ne fallait pas qu’elle aperçût le visage ou qu’elle entendit la voix ! Elle dut alors s’informer du sort de son frère : elle put exiger des précisions : on lui dit qu’il était mort, et qu’il était mort au Temple, c’est certain ; on lui indiqua même, comme date du décès, celle de l’autopsie, ainsi qu’on l’avait fait pour tout le personnel de la prison. Mais c’est bien surprenant encore qu’on ne sache pas et qu’elle n’ait point dit qui se chargea de l’en instruire et quelles précautions furent prises, sinon pour ménager sa sensibilité, du moins pour qu’elle ne fût pas étonnée de n’avoir pas été avisée plus tôt et appelée à assister dans ses derniers moments le petit mourant, si cher à son cœur. Gomin ou Lasne seuls étaient qualifiés pour l’informer des circonstances rapportées dans son Journal : c’est donc par eux qu’elle connut son deuil récent. Mme Chantereine ne savait rien que par ouï-dire ; mais, sans doute, avait-elle reçu des ordres et dut-elle confirmer à l’orpheline le récit des deux gardiens. Madame y ajouta foi, on doit, l’admettre ; pourtant, il ne se passa pas longtemps sans qu’un soupçon s’élevât en son esprit, car, dès que les portes du Temple s’ouvrirent, les visiteuses qu’elle reçut et en qui elle avait toute confiance, étaient persuadées que le Dauphin n’était pas mort, et durent forcément suggérer à la jeune princesse de consolantes espérances.

Au nombre de ces visiteuses furent Mme de Tourzel et sa fille Pauline qui, toutes deux, avaient vécu quelques jours au Temple dans le début de la captivité. Il est fort délicat de récuser l’autorité de Mme de Tourzel et d’insinuer qu’elle ne croyait pas à la mort du jeune prince, alors qu’elle-même, dans ses Mémoires, écrit « qu’elle en possède la certitude et ne peut concevoir le plus léger doute. » L’avait-elle déjà, cette certitude, lorsqu’elle vint au Temple en septembre 1795, pour y saluer Madame Royale ? Celle-ci l’invita à feuilleter les registres de la salle du Conseil ; la marquise de Tourzel y lut « tous les progrès de la maladie du jeune Roi, les détails de ses derniers moments et même ceux qui concernaient sa sépulture. » C’est dire qu’elle prit précisément connaissance des pages du journal afférentes aux journées des 8, 9 et 10 juin 1795, les seules dont la copie nous ait été conservée, et qui content, en effet, minutieusement la comédie macabre à laquelle donna lieu la mort du petit prisonnier, l’autopsie faite en hâte et les reconnaissances de commande. Si ce document servit de base à la conviction de la noble dame, c’est qu’elle n’y vit rien de ce qu’il contient : il établit qu’un enfant est mort au Temple, mais il témoigne implicitement, presque à chaque ligne, que cet enfant n’était pas le Dauphin. L’attention émue de la marquise se porta sur les circonstances du décès et non sur l’escamotage flagrant de l’identité. Gomin qui le connaissait bien, ce procès-verbal, et qui en savait les redoutables réticences, surprit Mme de Tourzel occupée à le parcourir : — « il s’emporta violemment, lui reprocha très aigrement l’imprudence de sa conduit} et menaça d’en porter plainte. » Il fallut l’intervention de Madame Royale pour calmer l’émoi de Gomin. « La peur de se compromettre lui tournait la tête, » écrit Mme de Tourzel.

Quant à la jeune princesse, cette scène étrange ne dut pas contribuer à l’affermir dans sa croyance à la mort de son frère en racontant dans ses Souvenirs de quarante ans ces entrevues du Temple, Pauline de Tourzel s’efforce à le faire comprendre ; elle affecte à plusieurs reprises de passer sous silence le nom du Dauphin dans l’énumération des deuils qui ont frappé la princesse : — « Madame était seule, dit-elle ; le Roi, la Reine, Mme Elisabeth, tout avait péri autour d’elle, tout avait disparu… » — « Etions-nous destinées à lui apprendre que, après avoir perdu son père, elle avait aussi perdu sa mère et Madame Elisabeth ? » Rien d’autre : et il ne faut pas omettre que, au lendemain d’une de ces conversations avec Mme et Mlle de Tourzel, la fille de Louis XVI écrivait à son oncle cette lettre fameuse, fidèle écho de ses entretiens, et sur laquelle on a tant épilogué : — « C’est celle dont ils ont fait périr le père, la mère et la tante qui vous demande à genoux, pour les Français, la grâce et la paix. »

Comme la petite-fille de Pauline, Mme Blanche de Béarn, en religion sœur Vincent, affirme que sa grand’mère « était bien convaincue de l’évasion de Louis XVII, soustrait au Temple et remplacé par un autre enfant ; » comme elle déclare également que son grand-père et son père n’ont jamais cru à la mort du Dauphin ; comme, d’autre part, elle assure que Madame Royale a toujours cherché son frère « puisque, très peu de semaines avant sa mort, elle écrivait encore au Comte de Béarn pour traiter de cette grave question qui lui tenait fort à cœur ; » comme enfin, dans la préface des Mémoires de Mme de Tourzel, le marquis de La Ferronnays, — — évidemment très renseigné, — écrit : — « Mme la Dauphine pendant bien des années avait gardé l’espérance de retrouver son frère, » il demeure établi que si, en 1795, l’ancienne gouvernante des Enfants de France possédait véritablement la conviction de la mort au Temple, elle était seule de tous les siens à professer cette opinion et que la sœur de Louis XVII ne la partageait pas.

Que celle-ci n’avouât ses doutes à personne ; que, devenue par son mariage avec le Duc d’Angoulême, Dauphine de France, elle dût les cacher avec plus de réserve encore, c’est ce dont nul ne doit s’étonner ; mais ils subsistèrent bien longtemps en son esprit, et les faits le prouvent. On l’a vue s’intéresser au récit des aventures d’Hervagault dont elle avait été informée par le P. de Lestrange, abbé de la Trappe ; quand, en 1816, surgit Charles de Navarre, la perplexité de Madame durait toujours : elle la laissa deviner lorsqu’elle permit qu’on adressât au prétendant de Rouen un questionnaire dans le dessein de connaître, suivant la véridicité des réponses, « s’il était vraiment le Dauphin. » Ce questionnaire fut rédigé par Turgy, l’ancien garçon servant, qui, ayant suivi Madame Royale à Bâle, en Autriche, en Courlande, en Angleterre, était devenu, depuis la Restauration, M. le chevalier de Turgy, premier valet de chambre de Mme la Dauphine, huissier de son cabinet et officier de la Légion d’honneur ; or, dans cet emploi d’éminente confiance, il n’aurait pas risqué une si compromettante démarche sans l’ordre, ou du moins sans l’autorisation de la princesse. Ces questions présentées à la manière des devinettes, visent certains détails de la vie intime de la prison au temps où le frère et la sœur étaient encore réunis à la Reine et à Madame Elisabeth. Elles ne parvinrent pas à Charles de Navarre. M. M…, l’avocat espion, les intercepta et les envoya dans son rapport quotidien, au ministre de la Police, qui les classa dans son dossier, — où on les retrouve[4]. Nouvelle preuve que le gouvernement de la Restauration redoutait plus encore l’ébruitement de « l’affaire Louis XVII, » qu’il ne souhaitait la confusion du prisonnier de Rouen.

Tous ses efforts tendaient à ce qu’il ne fût parlé, ni de la séquestration, ni de la mort du petit captif du Temple, ni de ceux qui en avaient pu être les témoins, ni de quoi que ce fût qui touchât aux circonstances de la captivité. Quand, sous la pression de l’opinion publique, il fallut bien entreprendre une enquête, ce fut avec le désir manifeste qu’elle n’aboutit à rien. Ce fut la question de l’inhumation qu’on résolut d’étudier, de beaucoup la moins dangereuse, car on était sûr que la terre du cimetière Sainte-Marguerite garderait son secret : quelle vraisemblance de retrouver et d’identifier les restes du prédécesseur de Louis XVIII parmi les ossements dont regorgeait ce sol saturé, lieu de sépulture depuis 1652, et qui, à l’époque de la Révolution jusqu’à l’an XII, avait reçu dans sa fosse commune, les cadavres provenant d’un quart de la capitale et de neuf prisons ou hospices ?

À l’apostrophe quasi-comminatoire de Chateaubriand qui, de la tribune de la Chambre des pairs, demandait, — le 9 janvier 1816 : — « Qu’est-il devenu, ce pupille royal laissé sous la tutelle du bourreau, cet orphelin qui pouvait dire comme l’héritier de David : mon père et ma mère m’ont abandonné ? Où est-il, le compagnon des adversités, le frère de l’orpheline du Temple ? Où pourrai-je lui adresser cette interrogation terrible et trop connue : Capet, dors-tu ?… » Le gouvernement comprit qu’il était temps de répondre : on commença donc les recherches. Dès les premières informations, le problème se révéla insoluble : on interrogea Voisin, l’ordonnateur de 1795 ; on l’amena de Bicêtre où il vivait retiré, et il indiqua, dans l’enclos du cimetière, la place d’une fosse spéciale creusée par lui-même et où il assurait avoir déposé le cercueil du Dauphin, cercueil qu’il avait marqué, « à la tête et au pied d’un D tracé au charbon. » Après Voisin comparait Bureau, concierge du cimetière depuis vingt-huit ans : et celui-ci atteste qu’aucune fosse spéciale n’a été creusée et que la bière du Dauphin a été placée, à son rang, dans la fosse commune. Dusser, l’ancien commissaire de police de la section du Temple qui a présidé à l’enterrement, convoqué à son tour, affirme que « la jeune et intéressante victime » a été inhumée dans une fosse séparée et que « les mesures les plus sévères furent proposées contre lui, Dusser, pour n’avoir pas su dissimuler, en cette circonstance, ses sentiments royalistes. » Le ton de flagornerie de tous ces ci-devant Brutus est écœurant de platitude : ils s’avisent, depuis le retour des Bourbons, que « le petit Capot » n’avait point mérité son sort, et c’est à qui aura, en parlant de lui, le plus de larmes dans les yeux !

Dusser entendu, on recherche Bétrancourt, le fossoyeur : on apprend qu’il est mort ; mais sa veuve vit toujours et sa déposition est intéressante : elle raconte que, le 11 juin 1795, de bon matin, comme elle étendait son linge dans le cimetière, son homme, travaillant à « la tranchée, » — la fosse commune, — l’appela et l’invita à descendre dans le trou. Quand elle s’y fut glissée, Bétrancourt, « enfonçant sa pelle en plusieurs endroits, » lui fit constater que « dessous il n’y avait plus rien. » La femme se plaignant qu’il l’eût dérangée pour si peu, il dit : — « Ah bien ! tu n’es guère curieuse… tu ne demandes pas seulement ce qu’elle est devenue, cette bière ? » Là-dessus il protesta qu’elle ne serait jamais qu’une bête et, comme elle s’était remise à étendre sa lessive, elle le vit de loin « continuer à se croiser les bras, appuyé sur sa pelle comme quelqu’un qui pense. » Peu après cependant il lui confia qu’il avait retiré de la « tranchée, » dans la nuit même qui suivit l’enterrement, le cercueil du Dauphin et l’avait enfoui « dans une fosse creusée contre les fondations de l’église sous la [porte du transept gauche. »

L’enquête des agents de M. Decazes se heurtait donc à quatre versions : la fosse commune, remplacement désigné par Voisin, celui indiqué par Dusser et la translation clandestine opérée par Bétrancourt. Il s’en produisit une cinquième : Toussaint Charpentier, jardinier chef du Luxembourg, vint déclarer que, trois jours après l’inhumation à Sainte-Marguerite, la bière de l’enfant royal avait été transportée au cimetière de Clamart et enterrée, lui témoin, en présence de quelques membres du Comité de la section. Et il y avait d’autres thèmes encore : — l’un ressort d’une petite note sans date et sans signature, conservée au dossier des Archives nationales, et certifiant que les fouilles entreprises au cimetière Sainte-Marguerite ont eu pour résultat la découverte « d’une pierre rompue et d’une boite de plomb contenant des papiers qui ont été remis au ministre de la police ; » — l’autre qui ne paraît pas avoir été connu des enquêteurs de 1816, émane du général comte d’Andigné, prisonnier au Temple en 1801, il s’était amusé, avec quelques-uns de ses compagnons de captivité, à remuer la terre du jardin de la prison : leurs bêches rencontrèrent le squelette « d’un grand enfant qui avait été enterré dans la chaux vive. » Les ossements furent recouverts respectueusement, mais Fauconnier, concierge du Temple à cette époque, s’étant trouvé présent à cette exhumation fortuite : — « C’est là évidemment, lui demanda d’Andigné, le corps de Monseigneur le Dauphin ? » Fauconnier « parut un peu embarrassé, mais répondit sans hésiter : — Oui, monsieur. »

La question, on le voit, se présentait assez ardue pour justifier la renonciation, et c’est le parti auquel s’arrêta Louis XVIII : au jour fixé pour l’exhumation, tout le clergé de Sainte-Marguerite, M. le curé Dubois en tête, avec aubes, surplis, étoles, enfants de chœur portant la croix, attendaient le délégué du ministre de la police, quand parut un envoyé du préfet annonçant « qu’il y avait lieu de différer l’opération. » Elle fut reprise, bien des années plus tard, ainsi qu’on le verra, et l’on comprit seulement alors pourquoi le gouvernement de la Restauration avait montré si peu d’insistance à fouiller ce sol où il savait, manifestement, qu’il ne devait pas trouver des ossements dignes d’occuper sans usurpation une place dans les caveaux de Saint-Denis. Les fossoyeurs s’étaient disputé le cadavre de l’enfant du Temple comme les partis politiques s’étaient disputé sa personne et sa royauté ; et ces rivalités clandestines avaient mené le petit mort aux mêmes fondrières d’intrigues et de mystères où s’était enlizé le vivant.


L’échec de cette première enquête n’abolit pas les doutes et ne calma point l’émotion causée par l’apparition du prétendu fils de Louis XVI. Puisqu’on ne retrouvait pas le corps da Dauphin comme on avait retrouvé ceux de son père et de sa mère, c’est donc qu’il vivait encore : ainsi jugeaient les esprits simples et, de tous les points de la France, les dévoués royalistes qui savaient ou croyaient savoir quelque chose touchant l’évasion du prince s’imaginaient, en le révélant, se rendre agréables au pouvoir et s’évertuaient avec la meilleure foi du monde à démontrer à Louis XVIII qu’il était un usurpateur. On remplirait un volume des déclarations dont s’encombrèrent vers ce temps-là les cartons du ministère : en présence de ce schisme menaçant, le pouvoir se montra suprêmement habile ; il prit la direction du mouvement et l’encouragea pour l’étouffer. Le 2 avril 1817, Decazes dictait une note à l’adresse des officiers de paix, les invitant à recueillir « les noms et l’état actuel des individus qui avaient naguère témoigné de l’intérêt et donné des soins au fils de Louis XVI durant sa captivité, notamment les sieurs Laurent, Gomin, Loine (Lasne), les docteurs Dumangin, Thierry, Soupé et Jupalès (Pipelet ? ), le concierge du Temple « dont on ne sait pas le nom, trois municipaux et deux commissaires qui ont bien traité le Dauphin et dont on ignore également les noms. » Les officiers de paix se mirent aussitôt en chasse : or, de tous les personnages cités ou indiqués dans la note du ministre, sait-on combien furent interrogés ? — Pas un seul ! Laurent, à la vérité, était mort ; mais il était facile de retrouver Lasne et Gomin : on se garda bien de les questionner ; on apprit que le docteur Dumangin vivait retiré a Saint-Prix ; pourtant, on jugea plus prudent de ne point réveiller les souvenirs de ce praticien. En revanche, on retrouva, sans les avoir cherchés, le docteur Pelletan et le commissaire Damont.

Pelletan, on ne l’a pas oublié peut-être, après l’autopsie terminée, avait roulé dans une serviette le cœur enlevé au petit cadavre ; il le conservait soigneusement : le retour des Bourbons éleva ce viscère du rang de pièce anatomique à celui de relique, d’autant plus précieuse qu’elle était le seul reste authentique de la dépouille de Louis XVII. Pellelan l’offrit à Louis XVIII. Louis XVIII la refusa. Pelletan insista, s’adressant à Mme la Duchesse d’Angoulême, qui négligea de répondre. Une enquête, conduite par M. Pasquier, établit l’authenticité du cœur ; mais tout de même, les Bourbons refusèrent de l’accepter. Le procédé était brutal ; la parole d’honneur d’un homme de l’importance du « chevalier Pelletan, » savant éminent, membre de l’Académie royale des Sciences et professeur à la Faculté de médecine de Paris, chevalier de l’ordre royal de la Légion d’honneur, valait d’être prise en considération. Pelletan, entaché de bonapartisme, était, a-t-on dit, mal vu à la cour ? Soit ; mais Damont, le candide Damont, ce commissaire de la section du Faubourg du Nord de service au Temple le 8 juin 1795, qui, à la fin de l’autopsie, prit et emporta les cheveux coupés au cadavre ? Les notes de police lui sont extrêmement favorables ; il a soixante-douze ans, il est membre du comité de bienfaisance de son quartier, la boucle de cheveux qu’il s’est appropriée n’a jamais quitté sa demeure ; elle est encore entourée du fragment de journal dans lequel il l’a enveloppée le jour même de son pieux larcin ; il a fait confectionner pour elle un reliquaire en velours blanc, semé de fleurs de lys d’or, renfermé lui-même dans un coffret de maroquin rouge fermant à clef et portant cette inscription : Cheveux de S. M. Louis XVII conservés par le sieur Damont… Aucune relique ne présente plus que celle-là des caractères d’authenticité absolue… si c’est le Dauphin qui est mort au Temple. Depuis 1815, Damont était en instances pour la présenter à Mme la Duchesse d’Angoulême en faveur de laquelle il offrait de s’en dessaisir ; « parfaitement accueilli par M. le duc d’Avaray, » il n’avait pu pénétrer jusqu’à Madame qui, décidément, apportait peu d’empressement à recueillir les souvenirs de son frère. En juillet 1817 seulement, après deux ans de démarches, Damont obtint une audience de M. le duc de Gramont, capitaine des gardes du corps. Il se rend aux Tuileries, porteur de son reliquaire, est reçu au pavillon de Flore, admis en présence de M. de Gramont qui, ouvrant le coffret, examine les cheveux, et déclare « que ce ne sont point là les cheveux du Dauphin : les boucles de celui-ci étaient d’un blond plus clair ; il avait eu occasion de le bien connaître, sa belle-mère ayant été gouvernante des Enfants de France. » Sur quoi M. le duc « sonne pour demander son déjeuner ; » et Damont, remportant son coffret, sort des Tuileries, consterné, ne comprenant pas comment une chevelure que, de ses yeux, il a vu détacher de la tête du Dauphin, peut provenir d’un autre enfant. Il eut l’explication de cette énigme quelques jours plus tard : parlant de sa déconvenue avec le sieur Roussiale, son beau-frère, celui-ci « lui observa que ces cheveux pouvaient bien être ceux de l’enfant mort au Temple ; mais que ce n’était pas Louis XVII, » — « que l’enfant vu par lui, Damont, était un enfant substitué… » idée qui n’avait jamais germé dans l’esprit de Damont et qu’il repoussa avec indignation.

Ainsi, de toutes les personnes qui s’étaient trouvées au Temple dans les journées du 8 au 10 juin 1795, deux seulement, Pellelan et Damont, avaient manifesté de façon tangible leur croyance à la personnalité royale du décédé : la famille des Bourbons s’appliquait à leur ôter leurs illusions, et le gouvernement évinçait de même sorte les zélés qui se flattaient d’élucider l’énigme du Temple : après avoir fait officiellement appel, non seulement aux individus dont on lui avait signalé les noms, mais encore à « tous ceux qu’on pourrait découvrir, » il imposait silence aux témoins qui se présentaient : deux exemples suffiront à montrer la manière. Le maçon Barelle, — ce membre de la Commune qui avait pris le Dauphin en affection et que celui-ci appelait « son bon ami, » — vivait encore en 1817 : apprenant qu’on s’apprêtait à juger un prétendu fils de Louis XVI, il s’adressa aux magistrats de Rouen, se permettant de leur observer « qu’ils n’avaient pas puisé à la source pour éclairer leur religion en une procédure qui occupe tous les esprits. » — « Il existe, écrivait-il, des témoins oculaires, des municipaux qui ont accompagné le Dauphin jusqu’au 11 thermidor… leur confrontation pourrait jeter quelque lumière sur un sujet si délicat… » et leur déposition serait « plus sûre et plus véridique que les différentes relations que chacun écrit à sa manière… » L’avis était judicieux ; Barelle avait certainement quelque chose à raconter : Decazes repoussa la proposition sous le prétexte qu’une telle lettre « ressemblait davantage à une demande de secours qu’à une offre sincère de témoignage. »

Il rebuta de même la très romanesque attestation d’une femme Françoise Desprez, paysanne vendéenne qui, au temps de la « grande guerre, » servait de commissionnaire entre les différents chefs de l’insurrection : elle avait été chargée de missions importantes par Charette, Scepeaux, Frotté et d’autres qui l’avaient souvent envoyée à Paris. Elle s’y était fixée depuis le retour des Bourbons et y vivait, à l’hôtel des Trois Maillets, rue Montorgueil, d’une pension que lui avait accordée le Roi en récompense de ses services. Or la vieille chouanne racontait à qui voulait l’entendre que, à l’un de ses voyages à Paris, en juin 1795, l’un des chefs royalistes, lui avait assigné rendez-vous « au coin d’une rue peu éloignée du Temple ; » elle avait trouvé là une voiture dans laquelle on la fit monter et, peu après, « on lui amena le Dauphin qu’elle habilla aussitôt en fille et qu’elle conduisit jusqu’à Fontenai, où elle le remit à Charette… » cette version est un peu trop conforme à celle du roman Le Cimetière de la Madeleine, pour qu’il soit permis de la prendre, sans contrôle possible, au sérieux ; ce qui étonne, c’est le ton de sincérité dont la bonne femme contait l’aventure ; elle impressionnait jusqu’aux policiers chargés de lui imposer silence. La Vendéenne, malgré les menaces, entreprit le voyage de Rouen, y fut suivie par la police de Decazes, se mit, cependant, en rapport avec les initiés, mais ne parvint pas, croit-on, à entrer en communication avec le prétendant. On perquisitionna à son domicile et elle fut expédiée loin de la ville sous une surveillance rigoureuse. Ces bévues de l’autorité produisaient un effet absolument contraire au résultat escompté, et, en relatant ces maladresses, un adversaire résolu de la thèse de l’évasion écrivait : — « Louis XVIII croyait-il donc possible que le royal rejeton eût été arraché de sa prison ? Ce qui est certain, c’est qu’il agit comme s’il l’eût cru. »


Débarrassé de la femme Desprez, Decazes se heurta à un obstacle bien plus redoutable. Dès le 7 juin 1816, un agent secret soumettait à Son Excellence « l’idée de voir à l’hôpital des Petites maisons, s’il existe encore la femme de l’infâme Simon… Cette femme allait sans cesse au Temple ; elle était à même de tout voir et de tout entendre. » L’agent se trompait sur un point : la femme Simon, étant veuve, n’avait jamais pu être pensionnaire des Petites Maisons, établissement réservé aux vieux ménages ; elle était depuis vingt ans hospitalisée aux Incurables. Après le 9 thermidor, son mari mort sur l’échafaud, elle avait goûté de la prison ; relâchée au bout d’un mois, elle revint à son logement des Cordeliers dont une année de bail était payée d’avance ; elle était devenue très craintive ; dénuée de ressources, — la vente de la garde-robe de Simon n’avait produit que 70 livres, — elle dut se défaire des actions de la Tontine Lafarge constituant toutes les économies du ménage} elle était, d’ailleurs, très affaiblie par des crises d’asthme, atteinte de vomissements qui l’épuisaient. Pour comble de malchance, elle dut, en avril 1795, quitter son logement réclamé pour ses annexes par l’École de Chirurgie. Elle trouva un abri dans une maison voisine ; mais, à bout de misère, elle se résolut à implorer la pitié du gouvernement ; grâce à l’appui du docteur Naudin, qui l’avait soignée au Temple et ne l’avait jamais abandonnée, elle obtint d’être admise à l’hôpital des Incurables de la rue de Sèvres ; elle y entra le 12 avril 1796.

La maison abritait quatre cent quarante pensionnaires libres de sortir à certaines heures de la journée ; celles dont la garde-robe était présentable s’habillaient à leur guise ; mais la plupart portaient le costume uniforme délivré par l’Économat : jupe et corsage de molleton gris, fichu de toile et bonnet de tulle noir sur un bandeau de batiste blanche. Dès l’entrée de la femme Simon à l’hôpital, nulle de ses compagnes ou des infirmières n’ignorait son passé ; mais, sans doute, tant que dura la République, n’osa-t-on point l’entreprendre sur ses souvenirs de la prison royale : elle-même, quoiqu’elle, aimât à parler, dut se montrer prudemment discrète ; mais, avec le temps, les choses changèrent ; les infirmières furent remplacées par des religieuses de Saint-Vincent de Paul ; l’esprit de la maison se modifia et, bien que les événements de la Terreur fussent déjà fort démodés, on commença à « regarder de travers » celle qui avait été la femme du légendaire savetier. Il n’y a pas d’endroits où les histoires d’enfants martyrs soulèvent plus d’émotion, de colère et d’indignation que dans un hospice de vieilles femmes qui n’ont pas été mamans ou qui ne le sont plus.

Révoltée des mines censurantes et des allusions réprobatives, la femme Simon lâcha son secret : elle l’avait bien soigné, son petit prince, son Charlos ; elle s’était exposée pour le sauver ; car il n’était pas mort ; le jour où elle déménageait du Temple, on avait emporté le petit Clapet dans une charrette remplie de linge, et mis à sa place, dans la prison, un autre enfant. L’aveu échappé, la femme Simon le répéta à tout venant ; elle ne parlait pas d’autre chose. Commérages ou vanteries ? Besoin de se réhabiliter et d’échapper aux reproches de ses compagnes ? Peut-être. C’est un point qu’il serait très important de fixer et on y est aidé par de nombreux témoignages qu’il n’est point possible de récuser : ceux des vénérables sœurs de Saint-Vincent de Paul qui, de 1810 à 1819, c’est-à-dire tout le temps du séjour de la femme Simon, furent attachées à l’hospice et se trouvèrent en rapports quotidiens avec l’ancienne gardienne du Dauphin. Ces témoignages ont été recueillis plus tard, en présence de la supérieure de la Communauté, par les abbés Mathieu et André ; ce dernier, qui est devenu protonotaire apostolique, a publié un cours méthodique de Droit Canon et un dictionnaire de Droit civil et ecclésiastique, ce qui n’indique pas un esprit superficiel, facile à duper et enclin à l’étourderie. Les religieuses interrogées étaient au nombre de quatre : sœur Lucie Jonnis, sœur Euphrasie Benoit, sœur Catherine Mauliot et sœur Marianne Scribes. Leurs relations s’accordent sur les confidences de la veuve du cordonnier : le 19 janvier 1794, on avait amené au Temple, pour le déménagement des Simon, une voiture contenant « une manne d’osier à double fond, un cheval de carton et plusieurs joujoux » destinés au jeune Prince. Du cheval de carton on sortit l’enfant qu’on substitua au Dauphin et l’on mit celui-ci dans un paquet de linge sale qu’on chargea dans la voiture avec la manne… Quand il fallut sortir, les gardiens voulaient visiter la voiture ; mais la Simon se gendarma, les bouscula, criant que c’était son linge sale et on la laissa passer. » Elle ne savait pas, d’ailleurs, en quel lieu on avait conduit le petit évadé ; mais elle avait la conviction qu’il vivait et qu’il porterait un jour la couronne : — « Vous êtes jeune, vous, disait-elle à sœur Lucie ; vous le verrez sur le trône ; mais moi, je suis vieille, je ne le verrai pas… »

Les déclarations de la femme Simon demeurèrent longtemps inconnues ; lorsqu’elles furent publiées, elles dérangeaient considérablement certains historiens ou certains prétendants dont la thèse, établie de longue date sur d’autres données, se trouvait infirmée par ces révélations inopportunes : on s’en tira en proclamant que la pensionnaire des Incurables était une folle, abêtie par l’abus de l’alcool, et qu’il ne fallait tenir aucun compte de ses divagations. Il importe donc de relever encore, dans la relation des religieuses, leur attestation unanime que la femme Simon n’était ni folle, ni imbécile, ni lunatique ; « qu’elle avait bon sens et bon cœur ; » qu’« elle était propre et que jamais on ne l’avait vue ivre ; » qu’elle ne croyait pas aux songes, était sincère, franche, de bonne foi : « elle approchait des sacrements au moins cinq ou six fois par an, » enfin que « nul ne l’avait influencée, car, avant 1814, elle ne voyait jamais personne ; pourtant elle n’a jamais failli, ni varié dans ses dires. »

Les sœurs n’étaient point seules à recevoir les confidences de « la mère Simon ; » celle-ci s’épanchait volontiers et, dès avant la Restauration, ce n’était un secret pour personne, à la maison des Incurables, que l’ancienne gardienne du Dauphin attestait avoir sauvé le prince et « ne supportait là-dessus aucune contradiction. » La déclaration du docteur Rémusat est l’une des plus précieuses, en ce qu’elle émane d’un savant dont, manifestement, les énigmes historiques troublaient peu la quiétude laborieuse ; il a rapporté que, en 1811, interne aux Incurables, il entendit l’une des pensionnaires se plaindre du régime de l’hospice : « Ah ! si mes enfants étaient ici, geignait-elle, ils ne me laisseraient pas sans secours. » Comme il la reprenait d’un ton de remontrance réconfortante : « Oh ! dit-elle, vous ne savez pas de quels enfants je parle ; c’est de mes petits Bourbons que j’aime de tout mon cœur. — Vos petits Bourbons ? — Oui, j’ai été gouvernante des enfants de Louis XVI. — Mais le Dauphin est mort ? — Non ! il ne l’est pas ! » Et alors, poursuit le docteur, « elle me raconta que le Dauphin avait été enlevé, » le 19 janvier 1794, « je ne sais pas trop si c’est dans un paquet de linge ou autrement. Je lui lis d’autres questions, mais je ne sus que cela. Je descendis et demandai au médecin-chef quelle était cette femme ; on me dit que c’était la veuve du geôlier du Temple. » Déjà du temps de l’Empire, on le voit, l’enlèvement du 19 janvier 1794 était la fable de toute la maison des Incurables ; les pensionnaires étant autorisées à sortir en ville l’avaient ébruitée, et il n’est pas étonnant que, en 1816, un policier eu eût recueilli dans le quartier l’écho qu’il transmit à ses supérieurs hiérarchiques et qui parvint jusqu’au ministre.

Encore vivante ! La veuve du cordonnier Simon ! Le témoin le mieux instruit des péripéties de la tragédie du Temple ! Une telle découverte était d’importance… Elle ne produisit pourtant, dans l’entourage de la famille royale, aucune sensation, par la raison bien simple que, depuis longtemps, elle y était connue et prudemment dissimulée.

Peu de jours après son arrivée à Paris, la Duchesse d’Angoulême avait, en effet, entrepris de visiter tous les hôpitaux et établissements de charité de la capitale ; le mardi 13 décembre 1814, à une heure de l’après-midi, accompagnée du comte de Pastoret et du vicomte de Montmorency, membres du Conseil général des hospices, elle se présenta aux Incurables de la rue de Sèvres. L’Ami de la Religion et du Roi rend compte de cette visite ; ces mêmes religieuses dont on a résumé plus haut les déclarations s’accordèrent à témoigner que, à l’annonce de l’arrivée de Madame, suivant « des ordres donnés, » on enferma la femme Simon dans une pièce retirée appelée le Capharnaüm, et on ne la délivra qu’après le départ de la princesse. La Simon « était dans une grande colère. » — « Quel malheur ! criait-elle, j’avais un grand secret à lui communiquer ! » Le procédé se justifie pleinement : c’eût été une inconvenance d’exposer la fille de Louis XVI à une si émouvante rencontre ; mais, quelque temps après, la Duchesse revint aux Incurables, sans être annoncée, dans une toilette très simple, afin de conserver l’incognito. Elle s’approcha de la Simon, engagea avec elle la conversation et écoula, comme tant d’autres, les confidences de l’ancienne gardienne de son frère. Celle-ci, on le pense bien, ne se priva pas de parler, attestant que son Charles était venu la voir « en 1802. » Madame, dissimulant son émotion, se montrait incrédule : « Depuis la Tour du Temple jusqu’en 1802, dit-elle, il y a du temps ! Comment auriez-vous pu le reconnaître ? — Madame, riposta ta mère Simon, je vous reconnais bien malgré votre déguisement, quoique je ne vous ai pas vue depuis bien plus longtemps… Vous êtes Madame Marie-Thérèse… » La Duchesse d’Angoulême tourna les talons et disparut. L’anecdote présente tous les caractères de l’apocryphe, et on devrait la taxer de fantaisie, si l’on n’avait la déclaration « officiellement recueillie » de la femme Simon elle-même, assurant avoir reçu aux Incurables la visite de Madame, et si l’on n’avait encore le témoignage du gentilhomme qui accompagna la princesse dans cette compromettante démarche. Le comte de Montmaur, son « ambassadeur » auprès. du prisonnier de Rouen, fil, en effet, à celui-ci, cette confidence surprise par le concierge Libois : « Madame la Duchesse d’Angoulême avait un tel pressentiment de la survie de son frère qu’elle s’était déguisée et était allée rue de Sèvres, avec une dame d’honneur et un officier, pour y voir la femme Simon ; c’était lui, comte de Montmaur, qui était cet officier. »

Voici donc établi que la Cour n’ignorait pas l’existence de la Simon, lorsqu’un policier en fit la révélation. Pourquoi donc avait-on tant tardé à l’interroger ? On temporisa le plus longtemps qu’il fut possible ; mais le pèlerinage des Incurables attirant des dévots chaque jour plus nombreux, le ministre de la police décida qu’on imposerait silence à cette vieille bavarde, détermination prudente, mais bien regrettable, car elle a privé l’Histoire de la plus précieuse de toutes les déclarations, celle du dernier témoin de ce qui s’était passé à la Tour le 19 janvier 1794, date à laquelle commence, pour ne plus cesser, « le mystère du Temple. »

L’interrogatoire eut lieu le 16 novembre 1816. — « Une personne vint aux Incurables et emmena la femme Simon qui resta une partie de la journée absente. » On la conduisit au ministère de la Police : il était bien facile de la confesser entièrement ; il eût suffi de lui inspirer confiance, de paraître ajouter foi à ses racontages… On la rabroua et on la contredit ! Son début était prometteur : elle déclara que, « lorsqu’elle quitta la Tour du Temple, le fils de Louis XVI était en bonne santé : les traits de l’enfant sont tellement gravés dans son cœur qu’elle le reconnaîtrait, si jamais il pouvait lui apparaître : il avait, au bas de la mâchoire gauche (sic), une cicatrice ineffaçable provenant de la morsure d’un lapin blanc que le prince élevait lorsqu’il habitait les Tuileries. Elle a une entière conviction que le Dauphin n’est point mort dans la Tour du Temple, ainsi que la nouvelle en fut répandue dans le temps : cette conviction est si intime que rien ne peut l’en dissuader… » Elle était en veine de confidences ; il n’y avait qu’à la laisser parler. Mais tout de suite, — Decazes présidait-il à cet interrogatoire ? — on la presse de s’expliquer, on lui demande ce qui peut lui suggérer une si subversive opinion « sur un événement dont toutes les circonstances ont été si minutieusement constatées ! » Et aussitôt la voilà en méfiance, elle se replie, prend peur : au lieu de parler nettement comme elle le fait depuis tant d’années, elle se rejette en des allusions vagues à un panier de linge qu’elle a vu passer et dans lequel on aurait pu introduire un enfant ; à un propos du docteur Desault ; à une cousine qu’elle avait, portière sur la place Vendôme et qui a donné des nouvelles du prince évadé… Les fonctionnaires devant laquelle comparaît la vieille femme tremblante la chapitrent vertement, lui font la leçon : observant, — avec juste raison, — que tout cela est invraisemblable et « n’a de consistance que par sa crédulité, alimentée par les nouvelles absurdes qui circulèrent jadis. » On lui fait peur, et c’est si vrai que la voilà protestant « qu’elle a toujours désiré le retour des Bourbons, et que tout le monde aux Incurables n’est pas dans les mêmes sentiments : elle proteste de sa discrétion, même à l’égard de ses camarades de chambrée ; elle n’est inspirée que par la conviction ou le désir de voir ses vœux réalisés… » Et elle signa ces déclarations tronquées, si dissemblables des divulgations dont elle était coutumière. On la renvoya en lui ordonnant, sous les peines les plus sévères, de ne rien dire à l’avenir.

Quand elle rentra à son hospice, elle était terrifiée : — « Je ne puis rien dire… je ne puis plus rien dire, » murmurait-elle, « il y va de ma vie ! » Les religieuses-remarquèrent que, « depuis ce temps-là, elle était triste ! » et en conclurent « qu’on avait cherché à l’intimider. » En quoi elles ne se trompaient point et ce fut l’opinion unanime de ceux qui connurent cette nouvelle obstruction. Le bruit en vint jusqu’à Rouen où Branzon écrivait au duc de Trévise qu’on avait « clos la bouche » de la femme Simon. Les partisans de Charles de Navarre étaient assez puissants pour ne pas accepter cet étouffement : ils s’adressèrent, — obstinés, mais naïfs, — à M. M… l’avocat renommé que le gouvernement prévoyant s’était empressé de fournir au pseudo-Dauphin et qui suivait en tout les instructions de M. Decazes. Or M. M… ne put refuser aux initiés la satisfaction d’interroger la gardienne du Temple : trois d’entre eux se présentèrent donc aux Incurables et obtinrent de la vieille pensionnaire un assez long entretien, — dont tous les détails étaient, peu de jours plus tard, rapportés au ministre de la Police. Moins interdite qu’à son premier interrogatoire, elle se montra plus loquace, commença par attester que, lorsqu’elle quitta le Temple, le Dauphin était plein de force et n’avait aucun symptôme de la maladie dont on a dit qu’il était atteint. Elle ne doute nullement qu’il a été enlevé, car elle-même a vu sortir de l’Ecole de chirurgie un enfant rachitique et contrefait qui, dans un panier chargé sur une voiture de linge sale, fut amené au Temple où il devait remplacer le petit prince. Elle a déclaré tout cela, dit-elle, dans une espèce d’interrogatoire qu’on lui a fait subir il y a quelques mois… Mais « elle sait beaucoup d’autres choses plus graves et plus décisives dont elle ne parlera que lorsqu’elle sera devant la justice, » sûre d’ailleurs « de reconnaître le prisonnier de Rouen et d’être reconnue par lui, s’il est véritablement Louis XVII… »

Plus tard la femme Simon parlera encore, et ce sera au moment de mourir : le 10 juin 1819, quand l’aumônier de l’hospice s’approcha de son lit pour lui administrer les derniers sacrements, sœur Augustine, agenouillée, demandera à la moribonde « si elle n’a rien qui l’inquiète. — Je dirai toujours ce que j’ai dit, » répondit la veuve du savetier ; ce que la religieuse interprétait ainsi : — « En présence des sacrements et de la mort, elle voulut confesser le témoignage qu’elle n’avait cessé de rendre à l’évasion du Dauphin et à son existence. »


On peut diverger d’opinions au sujet des déclarations de la femme Simon, s’attacher seulement à sa déposition « officielle, » émoussée certainement et peut-être tronquée par les fonctionnaires de la police, ou s’en rapporter de préférence à ce qu’elle disait lorsqu’elle parlait sans peur et sans feinte devant les visiteurs et les religieuses des Incurables, ainsi qu’à sa solennelle attestation de la dernière heure ; mais on s’accordera à reconnaître que, pour le procès si lentement et précautionneusement instruit à Rouen, elle était le témoin obligatoire ; seule survivante de cette période de la captivité du Temple durant laquelle nul doute ne peut s’élever touchant l’identité de l’enfant royal, elle n’est ni folle, ni ivrognesse, elle ne déraisonne point : — d’ailleurs, si elle radote, on le verra bien ! Elle seule peut, en le questionnant sur certains détails des intimités d’autrefois, confondre l’imposteur que la justice « cuisine » depuis deux ans sans succès. Et le gouvernement s’oppose à ce qu’elle soit confrontée avec le prétendant ! Ce n’est point tant qu’on redoute une reconnaissance bien improbable ; mais on ne veut pas que sortent ces révélations graves et décisives » dont la vieille femme, instruite par son « espèce d’interrogatoire, » s’est promis de ne se décharger qu’en présence des magistrats. C’est là encore une preuve que la Restauration exige le silence et craint la lumière : on en possède une autre encore, plus frappante : dans sa perplexité, le. Procureur général de Rouen ne voyait pas sans émotion approcher le jour de l’audience : il savait que Charles de Navarre était homme « à, porter l’audace et l’impudence aux dernier excès. » Pour couper court aux prétentions de ce pseudo-Dauphin vivant, rien ne valait la démonstration irréfutable de la mort du vrai Dauphin : il s’en ouvrit au ministre : — « N’existe-t-il pas, écrivait-il, des actes certains et authentiques constatant le décès et l’inhumation du fils de Louis XVI ?… Pour détruire toute prévention et tranquilliser tous les esprits, ne serait-il pas bon que ces actes pussent apparaitre ; car enfin, s’il est formellement et légalement prouvé que Mgr le Dauphin est mort et a été inhumé, aucun homme vivant ne peut être Mgr le Dauphin. » Ce magistrat voyait juste : il attachait une si grande importance à cette démonstration que, n’ayant pas obtenu de réponse à une première requête, il se permit d’insister, réclamant comme indispensables les pièces dont il sollicitait l’envoi. Le ministre répondit enfin : — « La communication des actes qui constatent le décès du Dauphin étant de nature à leur donner une publicité désagréable, il serait à désirer que les magistrats pussent s’en passer. » Défaite misérable, presque ridicule, équivalant à cet aveu : non, le gouvernement ne possède pas des actes certains et authentiques constatant le décès et l’inhumation du fils de Louis XVI.

Quant à Charles de Navarre, — ci-devant Phelippeau, — ou Mathurin Bruneau, — tout le long du procès qui s’ouvrit devant le tribunal correctionnel le 11 février 1818, il se révéla le plus actif adversaire de sa propre cause et rendît facile la besogne du Procureur du Roi. Au lieu du « Dauphin » que l’on attendait, on vit paraître au banc des accusés un rustre furieux « injuriant le président et le ministère public, ses gardes, les déposants et l’assistance entière, ricanant, fiévreux, agité, brutal, d’une vulgarité voulue et d’une audace de commande. » Les initiés ne reconnaissaient pas en ce butor le « prince » mai dégrossi, mais madré qu’ils avaient adulé à Bicêtre, sans instruction, il est vrai, mais rachetant ses défauts d’éducation par une familiarité avenante, une fine bonhomie, une certaine hauteur et parfois un « air de cour » lui permettant d’entretenir durant plusieurs heures, sans les rebuter, des gentilshommes tels que M. de Montmaur ou M. de la Paumelière. Espérait-il, en invectivant le tribunal, être renvoyé devant une juridiction plus digne de ses prétentions ? L’avait-on à dessein enivré, comme on l’a prétendu, en mêlant à ses aliments quelque substance excitante, ou s’était-il grisé sans qu’on eût besoin de l’y inciter, afin de se donner « du ton ? » Peu importe. Au vrai, ce fut un effondrement. À la sortie de l’audience, les « initiés » s’esquivaient, honteux, sous les risées des simples badauds qu’amusaient les goujateries et les calembredaines de celui qu’on avait présenté comme « l’espoir des lys » et « l’ange sauveur de la France meurtrie ! » Bruneau fut condamné à cinq ans de prison, augmentés de deux années pour injures au tribunal. Il devait être mis, à la fin de sa peine « à la disposition du gouvernement. »

Mais déjà l’intérêt ne se portait plus sur le condamné ; il allait aux « dessous » du procès, aux longues intrigues soupçonnées, à la peur inspirée à la Restauration par ce fantoche misérable et par l’angoissant problème surgi de sa manifestation. On apprit, par suite d’âpres discussions entre les avocats, qu’on leur avait fait donner, avant l’audience, leur parole d’honneur de ne point prononcer un mot qui eût trait aux événements du Temple, ni à « la soi-disant évasion du fils de Louis XVI. » L’espion M… qui, dans son exorde, parlant de l’Enfant martyr, risqua une allusion des plus nuageuses a ceux « qui avaient répandu le bruit de sa mort, » fut rappelé à l’ordre par le président, invité à s’asseoir et à se taire. La Restauration ne supportait pas qu’un témoignage, une phrase, un mot, permissent de mettre en discussion la réalité d’un événement dont elle se refusait à fournir les prouves. Combien de royalistes sincères eussent été heureux et soulagés qu’on les délivrât d’un doute torturant ! On n’a pas consenti à le faire. Pourquoi ? Est-ce qu’on ne le pouvait pas ? C’est de cette époque que date « la question Louis XVII, » et c’est le gouvernement de Louis XVIII qui l’a inconsciemment posée.


Ainsi s’est trouvée, large ouverte, la porte à tous les imposteurs. On sait avec quelle fécondité ils pullulèrent. Rien n’est plus aisé et plus tentant que de se prétendre celui dont les crédules réclament seulement quelques lointains souvenirs d’enfance auxquels il est permis d’être incontrôlables et effacés : ni connaissances spéciales, ni documentation d’aucune sorte : un nez vaguement aquilin, quelques anecdotes extraites du Journal de Cléry et citées à propos, voilà plus qu’il n’en faut pour imposer aux bonnes gens. Les faux Napoléon ont été excessivement rares, parce que le rôle eût exigé certaines aptitudes peu communes ; mieux valait ne pas se risquer a subir l’épreuve d’avoir à présider le Conseil d’État ou de gagner une bataille rangée. En revanche, les prétendants à la personnalité du fils de Louis XVI ont été nombreux. La Sicotière en a dressé jadis une liste bien incomplète : on en rencontre dans la plupart des provinces de France et dans plusieurs pays étrangers : on en a vu en Angleterre, à Uzès, à Saint-Nazaire, en Danemark, en Anjou, au Canada, en Auvergne, dans la république de Colombie, à Lyon, aux îles Séchelles, en Alsace… Quelques-uns recrutèrent des fidèles ; d’autres parurent pour s’évanouir aussitôt. La nomenclature en serait fastidieuse, quoiqu’il soit téméraire d’affirmer que certaines de ces traces, à peine sensibles, ne conduiraient pas à quelque piste intéressante. On n’a rien à dire ici des deux plus fameux de ces prétendants, le baron de Richemont et Naundorff : ce sont causes encore discutées, magistralement attaquées et défendues avec acharnement ; on n’a voulu traiter ici que la question de l’évasion sans prétendre se lancer dans les brumes psychologiques de la question d’identité. Or, les chances d’élucider le problème de l’enlèvement du Temple s’arrêtent avec le procès de Mathurin Bruneau, puisque, à cette époque où l’on disposait de tant de témoins encore vivants et tout disposés à parler, la justice, maladroitement inspirée, n’est parvenue qu’à rendre l’obscurité plus opaque. S’il fallait forcément une conclusion au long exposé de documents et de témoignages qui se termine ici, elle serait que la supposition de la soustraction du Dauphin par Chaumette, avec la complicité de Simon et de sa femme, dans la nuit du 19 janvier 1794, s’adapte mieux que toute autre aux circonstances connues de la captivité du Temple. Que serait devenu l’enfant royal ? Peut-être mourut-il dans la retraite profonde où, en attendant de pouvoir se servir de lui, l’aura caché son sauveur, qui, lui-même, meurt avant d’avoir révélé ou mis à profit sa combinaison. Si l’enfant a vécu, peut-être, sans appuis, sans conseils, sans nom, sans nulle preuve de son auguste origine, sans fidèles autres que de rencontre, a-t-il essayé de susciter des reconnaissances et des dévouements de hasard ? Sans prêter à l’histoire d’Hervagault une importance jusqu’ici injustifiée, elle prouve assurément qu’une telle supposition est vraisemblable et que pareille tentative était vouée à un insuccès certain.

Au vrai, et quoiqu’il soit piteux de finir par ces mots un si long récit : on ne sait pas ! La découverte des registres du Temple, « égarés » depuis plus de cent ans, apporterait peut-être quelque lumière : le Mémoire justificatif de Barras qu’on nous promet, serait probant, s’il était authentiqué de façon indiscutable : encore ne saurait-on point par lui si l’enfant tiré de la prison par le futur Directeur était ou non le fils de Louis XVI. Barras a pu être trompé sur ce point, s’apercevoir de la supercherie et la perpétuer pour en faire l’arme de ses rancunes et l’enjeu de ses tripotages. Tout ce que peuvent obtenir aujourd’hui les chercheurs dont cette enquête de Pénélope ne décourage point l’opiniâtreté, ce sont quelques constatations de détail, quelques « recoupements » heureux, ayant pour résultat d’éliminer des erreurs et de détruire des légendes, mais non de servir de base historique à une nouvelle conception de ce sujet déconcertant. Telles, par exemple, les investigations, qui, à plusieurs reprises, ont été poursuivies dans le dessein d’arracher au sol, saturé de cadavres, du cimetière Sainte-Marguerite, le secret qu’il garde depuis cent vingt ans.

En novembre 1846, M. l’abbé Haumet, curé de Sainte-Marguerite, fort instruit des traditions de sa paroisse, saisit le prétexte de l’établissement d’un hangar contre le transept de son église pour opérer des fouilles à l’endroit du terrain où le fossoyeur Bétrancourt assurait avoir inhumé le corps du Dauphin, retiré par lui de la fosse commune. La fouille fut effectuée pendant la nuit ; quelques coups de pioche mirent à découvert, à l’emplacement précis qu’avait jadis indiqué Bétrancourt, un cercueil, — de plomb ! — qui fut porté au presbytère et ouvert en présence de quelques prêtres et de plusieurs médecins, convoqué par M. Haumel. Dès le premier coup et œil, les assistants furent frappés de la disproportion étrange existant entre les bras, les jambes et le tronc du squelette : le corps était celui d’un enfant ; les membres semblaient appartenir à un sujet d’un âge plus avancé. Mais, à considérer la calotte du crâne, sciée au-dessus du niveau des orbites, quelques restes d’une chevelure d’un blond roux qui semblaient y adhérer encore, on ne douta plus qu’on se trouvait en présence de la dépouille de l’enfant autopsié au Temple, et les docteurs Milcent et Récamier, assistés de leurs confrères Tessier et Davasse, l’examinèrent attentivement. De leur rapport il ressort que ces ossements étaient très vraisemblablement ceux d’un « sujet » masculin, mais présentaient « des particularités anormales. » — « Les côtes et les clavicules sont certainement d’un très jeune sujet, écrivent les docteurs Milcent et Récamier ; la tête et les os du tronc semblent indiquer un âge plus avancé, — douze ans environ ; — les membres et les dents sont d’un adulte de quinze à dix-huit ans. » Les conclusions furent indécises : elles demeurent troublantes et sont ainsi formulées : — « Il paraît démontré que ces ossements sont ceux de l’enfant détenu au Temple et dont l’autopsie fut faite par les docteurs Dumangin, Pelletan, Lassus et Jeanroy… mais il est absolument impossible que ce squelette soit celui d’un enfant de dix ans et quelques mois : il ne peut avoir appartenu qu’a un jeune garçon de quinze à seize ans… »

Quarante-huit ans après l’exhumation de 1845, la question n’ayant point fait un pas, en dépit d’efforts répétés et méritoires pour la faire avancer, une nouvelle enquête fut entreprise, à la demande de maître Laguerre. On ouvrit à nouveau le sol de Sainte-Marguerite, on retrouva, à l’endroit où les avait déposés M. l’abbé Haumel, les ossements renfermés par lui dans une botte de chêne portant sur l’un de ses côtés l’inscription L…XVII, on les exposa durant quelques jours à la piété des curieux et aux investigations des savants ; les uns et les autres se présentèrent fort nombreux et des spécialistes, messieurs les docteurs de Barker, Bilhault, Magitot et Manouvrier décideront qu’on avait bien là le squelette déjà exhumé en 1846 : on reconnut « le crâne sectionné à la scie par une main très experte ; » la courbure des côtes, « le peu de développement de la cage thoracique dénotant un certain degré de rachitisme ; » on retrouva une « mèche, longue de douze centimètres, de cheveux bouclés d’un blond roussâtre, » extrêmement fins ; et, de l’examen attentif de la boite crânienne, des vertèbres, des tibias, des fémurs et des dents, il résulta que le squelette était celui d’un garçon de seize à dix-huit ans, — peut-être davantage, — et qui avait atteint la taille de 1 m 60.

Et l’on songe… on songe que le fils, le vrai fils du tailleur Hervagault était né quatre ans avant le Dauphin… Que, cependant, lorsqu’il fut arrêté à Châlons, en 1798, il ne paraissait point, d’après le signalement officiel, « avoir dépassé l’âge de treize ans, » au lieu de dix-sept qu’il comptait en réalité… s’il était Hervagault. On songe à cette bière de 1 mètre 31 c. de longueur commandée le 10 juin 1795, par l’ordonnateur Voisin, et à ce mort de 1 M. 60 qu’elle eut à contenir !… On songe au procès-verbal de l’autopsie, par lequel quatre praticiens éminents attestent que « le corps qui leur est présenté est celui d’un enfant d’environ dix ans, » — dont le squelette, cinquante ans plus tard, offre tous les caractères d’un âge beaucoup plus avancé… On songe que le fossoyeur Bétrancourt, en retirant de la « tranchée » commune, pour la déposer en une fosse particulière, la bière apportée du Temple, aurait bien pu se tromper de cercueil ; mais ce crâne, « scié par une main experte, » exclue toute idée d’erreur ou de confusion : à moins d’une diabolique combinaison de hasards, on n’apporta pas, ce soir-là, au cimetière, deux corps d’enfants semblablement autopsiés… On songe aussi que ce même Bétrancourt, après avoir enfoui profondément la bière du Dauphin le long du mur de l’église, aura, peut-être, par précaution, posé sur elle un vieux cercueil de plomb rempli d’ossements choisis à loisir dans les charniers. En 1846, après quelques coups de pioche, on découvrit ce premier cercueil, et l’on n’alla pas plus avant… De sorte que le petit mort du Temple serait encore, — peut-être, — là où le déposa le fossoyeur, « à gauche de la porte de l’église, du côté de l’autel de la Communion, tout contre le mur de fondation. » — En présence de ces longs tibias et de ces membres disproportionnés, on songe à la vision de ce commissaire montant la garde au Temple dans les derniers temps de la captivité, ébahi de constater la grande taille du détenu, assis sur son lit, et de « ce qu’elle aurait été, s’il se fût tenu debout. » — Devant ce diagnostic d’un « certain degré de rachitisme, » porté après l’examen des ossements en 1894, on songe à cet enfant « rachitique et contrefait » que la femme Simon dit avoir vu sortir de l’école de chirurgie et que l’on conduisait au Temple où il devait remplacer le Dauphin…

Dans l’histoire de ce souverain sans sujets, histoire énigmatique jusqu’au-delà du tombeau, tout chancelle et s’effondre dès qu’on se flatte d’avoir posé une assise ou dressé le frêle échafaudage d’un raisonnement : l’ombre du pauvre Roi persécuté se revanche en perpétuant l’opacité des ténèbres dont les hommes ont voulu envelopper sa vie ; elle réclame en expiation l’hommage indéfini de nos perplexités ; en dépit de nos efforts pour échapper à sa hantise, elle se rappelle à nous, s’impose et ne supporte pas d’être oubliée. Pour abolir le cauchemar, nos pères ont démoli la sinistre Tour ; depuis un siècle, il n’en subsiste plus une pierre ; le vieux donjon disparu, un saule pleureur a poussé là ; durant près de cent ans, ont frissonné sur ce lieu fatidique ses branches éplorées ; l’arbre, lui aussi, fut abattu ; alors quelqu’un, — quelqu’un qui ne savait pas, un fonctionnaire insoucieux, à coup sûr, de la tragique légende, a pris, au hasard, dans les dépôts de la ville une statue, comme d’autres emmagasinée : on l’a dressée là, sans idée de symbole, sans nulle intention préconçue que de « remplir un vide, » de meubler un bout de pelouse… Et voilà évoquée de nouveau la petite ombre plaintive, exigeant la pérennité de nos souvenirs : cette statue du square du Temple est une figure de Diogène, avançant à tâtons, levant sa lanterne et, dans l’obscurité, » cherchant un homme. »


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1919, 1er janvier, 1er février, 1er et 15 mars, 15 mai 1920
  2. Charles dicta aussi une lettre adressée au gouverneur de l’île de Guernesey : — « Gouverneur, vous sorrez que le 9 du courant que le fils de Louis XVI a été mis en prison dans la dite ville où il est maintenant, en aspirant d’être appelé à Paris pour être interrogé. Je vous prie d’en donner connaissance à Sa Majesté britannique et à sa cour. Je vous saut avec fraternité. Daufin Bourbon. »
    Archives du greffe du Tribunal de Rouen.
  3. On ne comprend pas, en lisant le touchant récit de Beauchesne, comment Gomin, s’isolant pour pleurer l’enfant royal qu’il aimait tant, n’ait pas éclaté en sanglots lorsqu’il parut, le jour de la mort, le jour de l’autopsie, le jour des obsèques, devant Marie-Thérèse à qui il ne pouvait rien dire de tout ce qui se passait à l’étage inférieur. S’il évita, durant ces trois jours, de monter jusqu’à l’appartement de la prisonnière, comment cette abstention insolite n’éveilla-t-elle point les inquiétudes de la princesse ? S’il osa la visiter, trois fois par jour, comme à l’ordinaire, comment ne lut-elle pas l’angoisse et la tristesse sur le visage de son gardien si attentionné ?
  4. Questions données par une personne qui est placée auprès de Madame et qui, pendant le séjour au Temple, dit qu’il était chargé de la correspondance extérieure : 1o Que se passa-t-il le 21 janvier lorsqu’on entendit tirer le canon ? Que dit alors votre tante et que fit-on pour vous contre l’ordinaire ? — 2o Où ramassiez-vous ma correspondance ? Dans quelle chambre ? — 3o Que m’avez-vous fait le jour de l’an, et, comment ? Dans quelle pièce ? — 4o Quel était votre moyen d’amusement ? Que faisiez-vous avec de l’eau de savon ? — 5o Qu’est-ce que Simon vous avait chargé de me remettre et que vous me donnâtes un jour que je vous coupais les cheveux ? — 6o Qu’avez-vous dit à Notre Mère, parlant de Marchand garçon servant et commençant par : Maman la fenêtre ouverte…, etc. (Archives nationales. F 7 6979.)