Le Roi Louis XVII
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 526-546).
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LE ROI LOUIS XVII

I


Ce récit de la captivité du petit Roi du Temple se distingue de nombreux ouvrages traitant du même sujet en ce qu’il n’emprunte rien qu’aux documents officiels et aux témoignages autorisés, négligeant à dessein les émouvantes et suspectes légendes sous lesquelles disparait trop souvent la trame de cette douloureuse histoire. Ce n’est pas dire qu’on ne se permet aucune déduction : les lacunes sont nombreuses en cette confuse chronique et pour en exposer sans trop d’interruption les péripéties, il faut bien parfois avoir recours au subterfuge du raisonnement ; encore n’en a-t-on usé qu’avec réserve et par nécessité, préférant, à défaut de certitude, l’aveu de l’indécision aux affirmations téméraires. Du rapprochement de ces présomptions et de ces faits indiscutablement authentiques résulte une solution nouvelle de ce que Louis Blanc appelle le Mystère du Temple ; solution partielle, mais inattendue, qui étonnera peut-être les lecteurs, qui en choquera quelques-uns, qui, on doit le craindre, ne satisfera complètement personne, puisqu’elle ne conduit pas au terme désiré. Elle présente, du moins, cet avantage d’une connexité rigoureuse avec ce que l’on sait de l’histoire du Temple et elle restitue à l’enfantine figure du Roi Louis XVII la place trop méconnue qu’elle a inconsciemment tenue dans la politique de la Révolution[1].


I. — LE TEMPLE

En sortant de chez lui, à son habitude, le matin du 10 août 1792, François Turgy ne croyait certes point partir pour un voyage qui le conduirait en Suisse, en Autriche, en Courlande, en Angleterre et le ramènerait à Paris, au bout d’un quart de siècle, ennobli, devenu un personnage ayant pour toujours sa place dans l’histoire. Turgy était garçon servant aux cuisines du Roi : Parisien de naissance, par conséquent brave et ingénieux, âgé de vingt-neuf ans, il était très attaché à sa modeste fonction qu’il avait obtenue en 1784. Comme il n’habitait pas le château, trop exigu, malgré ses immenses proportions, pour abriter la foule de fonctionnaires de tout ordre qui gravitait encore autour de la monarchie agonisante depuis plus d’une année, il vint jusqu’au Carrousel afin de se renseigner et constata que le désastre était grand : les corps de garde et les dépendances du château étaient en feu ; la populace, maîtresse de la demeure des rois, s’y livrait à tous les excès, jetant les meubles par les fenêtres et traquant à travers l’enfilade des salons et des galeries les serviteurs de la Cour et les Suisses de la garde du Roi ; la famille royale, renonçant à affronter l’émeute, s’était, dès le matin, réfugiée à l’Assemblée législative siégeant dans les vastes bâtiments du Manège situé en bordure de la terrasse des Feuillants. Turgy alla jusque-là ; bon royaliste, il était poussé, très certainement, par la fidélité à ses maîtres ; mais, bien probablement, il était désireux aussi de ne point perdre sa place ; car, à moins qu’il ne fût doué d’une divination prodigieusement clairvoyante ou d’une présomption singulière, il ne pouvait imaginer que le Roi de France, protégé encore par tant de prestige moral et un si grand nombre de défenseurs ardents, allait se trouver en peu d’heures réduit à faire appel au dévouement d’un des plus humbles employés de sa « Bouche, » — ainsi désignait-on l’important service de la table royale, — employé dont Sa Majesté ignorait certainement le nom et l’existence.

Aux abords du Manège, l’effervescence est effrayante : gardes nationaux, badauds, nouvellistes, orateurs d’occasion, députés, fonctionnaires de tous rangs, exaltés de toute opinion, s’entassent aux cafés voisins ou se bousculent aux portes de l’Assemblée, s’efforçant de s’engouffrer dans l’immense hangar d’où sortent de grandes rumeurs. Dans le jardin, la foule, au pied de la terrasse, happe dans ses remous les passants suspects de royalisme et les rejette sanglants et meurtris. Le sort de la Révolution se joue dans ce piétinement formidable : de fait, la monarchie, chassée de son palais, n’est pas encore abattue ; les partis se la disputent ; comme les Tuileries sont inhabitables, l’Assemblée s’occupe de chercher un logement pour la famille royale qu’elle hébergera, en attendant, afin de la mettre à l’abri des colères populaires, dans l’une des étroites loges de la salle de ses séances. Mais la Législative, qui tient ainsi en sa puissance la royauté, subit déjà elle-même le joug d’un autre maître : un nouveau pouvoir, en effet, né de la nuit, siège « à l’Hôtel de Ville : c’est l’Assemblée des Commissaires que les sections de Paris ont élus, la veille, par acclamation, et qui s’est constituée en Commune insurrectionnelle ; depuis sept heures du matin, la municipalité légale lui a cédé la place, et la nouvelle Commune, grisée du succès de l’émeute qu’elle a déchaînée, réclame maintenant l’arrestation du Roi ; elle l’exige : « au nom de l’intérêt de l’Empire, de celui de la capitale, au nom même du salut de Louis XVI. » La Législative a peur : elle décrète la « suspension » de l’autorité royale et ordonne à l’administration départementale de préparer le palais du Luxembourg pour y loger Louis XVI et sa famille ; de quoi la Commune n’est pas satisfaite ; elle témoigne des craintes : le Luxembourg comporte des souterrains qui peuvent offrir des moyens d’évasion ; elle préférerait l’abbaye Saint-Antoine. La journée s’est passée en ces tergiversations : le Roi, la Reine, leurs enfants et Madame Elisabeth sont provisoirement déposés au couvent des Feuillants dont les bâtiments désaffectés abritent les bureaux de l’Assemblée.

Turgy essaya d’y pénétrer afin d’offrir ses services ; mais la presse était si grande et l’encombrement, jusqu’au fond des couloirs, si compact, qu’il n’y put réussir ; quelques gentilshommes dévoués se formaient en digue contre le flux des curieux et des manifestants : il y avait la MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de Goguelat, d’Hervilly, de Tourzel, de Narbonne, de La Rochefoucauld, de Saint-Pardoux, de Rohan-Chabot ; Mme de Tourzel, en sa qualité de gouvernante des enfants de France, n’avait pas quitté, depuis le départ des Tuileries, la famille royale ; sa fille Pauline était avec elle ; la princesse de Lamballe se trouvait là également. Successivement arrivèrent quelques-unes des femmes de la Reine : Mmes Thibaud, Campan, Auguié, Navarre, Basire, de Saint-Brice, et les valets de chambre Hue, Thierry et Chamillv ; pour tous, la nuit se passa sans sommeil ; seuls, le petit Dauphin, — il avait sept ans et quatre mois, — et sa sœur, — elle en comptait treize, — tous deux accablés de fatigue, dormirent jusqu’au matin.

Durant deux jours, Turgy resta aux abords des Feuillants et du Manège, espérant toujours qu’un hasard lui permettrait de s’insinuer au nombre des serviteurs groupés autour des maîtres malheureux. La préoccupation professionnelle perce dans son récit : perdu dans la foule, il s’inquiète de ce que la famille royale pourra manger en un tel désarroi et de la façon dont elle sera servie ; il est un peu tranquillisé en apprenant qu’un restaurateur a fourni les repas ; pourtant il ne quitte pas la place : c’est là qu’il sera le mieux et le plus rapidement informé du sort réservé à Louis XVI, en attendant que le château des Tuileries soit de nouveau prêt à le recevoir. Le duel se poursuit, en effet, entre la Législative et la Commune ; celle-ci n’accepte décidément pas le Luxembourg comme asile provisoire de « ses otages ; » l’Assemblée désigne l’hôtel de la Chancellerie, place Vendôme ; la Commune préconise maintenant le Temple ou l’Évêché ; à quoi les députés ripostent en renvoyant la question à l’examen d’une commission. Comme on ne paraît pas près de s’entendre, ceux dont le sort est ainsi ballotté passent une seconde nuit aux cellules des Feuillants. La lutte se dessine ainsi : le Corps législatif essaie de sauver le prestige du Roi en s’ingéniant à l’interner dans un palais ; les municipaux, en revanche, exigent pour lui une véritable prison. Le 12 août, la Commune, lasse de ces atermoiements et usurpant les prérogatives de sa rivale, fait acte d’autorité et « arrête » que Louis XVI et sa famille seront déposés au Temple. C’était une manière de coup d’État, et il est singulier de remarquer que l’histoire obscure de cette captivité fameuse débute par une illégalité. La Législative céda le lendemain : rapportant le décret par lequel elle avait fixé son choix sur l’hôtel de la Chancellerie, elle décida que le Roi et sa famille seraient confiés « à la garde et aux vertus des citoyens de Paris, » et que la Commune pourvoirait, « sans délai et sous sa responsabilité, à leur logement… »


À peine fixé sur le lieu où allait être reléguée l’épave de la monarchie, Turgy courut chez M. Ménard de Choussy, commissaire général de la maison du Roi, afin d’être admis dans la domesticité en sa qualité de garçon servant. Il reçut des paroles flatteuses et la promesse d’une carte d’entrée au Temple pour le lendemain 14 ; or, Turgy se méfiait, ou que la place fût prise, s’il ne se hâtait, ou que quelque difficulté surgît, s’il temporisait. Rencontrant deux de ses collègues, Chrétien et Marchand, garçons servants comme lui, il les emmena jusqu’au Temple déjà entouré d’un cordon de gardes nationaux, força les consignes, franchit la porte en compagnie de ses deux camarades qui le tenaient par le bras, et se fit aussitôt conduire « à la Bouche » qui occupait un vaste emplacement dans l’aile gauche du palais. Il était environ six heures de l’après-midi.

Le Temple était, en effet, un palais : il comportait une vaste et noble demeure, logis habituel du grand prieur, qu’avaient occupé le galant prince de Conti et plus récemment le Comte d’Artois, frère de Louis XVI. La disposition était à peu près similaire à celle de l’hôtel Soubise, actuellement affecté aux Archives nationales : une longue cour, entourée d’arcades, se terminant on hémicycle du côté du portail et fermée à l’autre extrémité par la principale façade de l’immeuble : sauf devant cette façade, un alignement de tilleuls taillés dissimulait de sa muraille de verdure les bâtiments bas situés au pourtour de la cour. Les appartements du Grand Prieur étaient vastes et riches : ils prenaient vue sur la cour, et, par l’autre façade, sur un profond jardin planté de grands arbres alignés à la française ; au fond du jardin se dressait, à demi enclavé dans des constructions parasites, l’énorme et robuste donjon carré des Templiers, haut de plus de cent cinquante pieds, coiffé de créneaux se détachant sur un toit d’ardoise et flanqué de tours rondes à chacun de ses angles ; sinistre et noire bâtisse pour laquelle la reine Marie-Antoinette avait souvent manifesté si grande aversion « qu’elle avait prié mille fois le Comte d’Artois de la faire abattre. » En s’acharnant à obtenir le Temple pour y détenir ses otages royaux, la Commune insurrectionnelle avait en vue cette tour formidable, véritable geôle féodale : l’Assemblée législative en cédant à son autoritaire rivale ne voulait entrevoir que le palais du grand prieur : d’ailleurs les députés, pour la grande majorité provinciaux débarqués depuis peu de mois à Paris, connaissaient-ils seulement le Temple ? Ni l’Assemblée, ni la Commune ne se risquaient, crainte de conflit, à demander ou à fournir des précisions ; mais la détermination des municipaux était prise : maintenant qu’ils tenaient en leur possession le Roi dont l’Assemblée paraissait se désintéresser, c’était dans la Tour qu’ils se disposaient à l’incarcérer. La différence était notable : dans un palais, le Roi fût demeuré le souverain, momentanément dépossédé de sa demeure habituelle ; dans un cachot, il n’était plus qu’un criminel, déjà retranché du monde en attendant le châtiment.

Le palais du Temple, inhabité depuis 1789 et mis sous scellés, abritait un certain nombre d’anciens serviteurs du Comte d’Artois, tolérés là comme gardiens par suite de l’émigration du maître. À gauche, en pénétrant dans la cour du palais par le portail de la rue du Temple, se trouvait la loge de Gachet, l’ancien suisse : il vendait à boire, et son estaminet était tenu par un vieux bonhomme qu’on appelait le père Lefebvre, lequel était lui-même en pouvoir d’une servante, la mère Mathieu.

Tout à côté de la buvette était le logement de Darque, le portier, ci-devant bedeau du Grand Prieuré : il vivait au Temple depuis le temps lointain du prince de Conti, avait vu bien des choses et bien des gens et se considérait comme faisant partie de la maison. À droite de l’entrée, dans l’autre angle arrondi de la cour, logeait Jubaud, l’ancien concierge du Palais : il avait un domestique, nommé Gourlet. D’autres fonctionnaires, de moindre importance, ayant également porté naguère la livrée du Grand Prieur, demeuraient dans les dépendances : le balayeur Mancel, — Baron, à qui était confiée la garde des scellés, — le scieur de bois Angot, — la dame Rokenstrohe, lingère, — et Piquet, le concierge des écuries vides. Le Temple comptait en outre un habitant de rang supérieur : c’était M. Berthélemy, garde des archives de l’ordre des Templiers, logé dans un bâtiment accolé à la Tour et faisant corps avec elle ; ce bâtiment, de construction bien postérieure à celle du donjon, avait été concédé en 1782 à M. Berthélemy, qui l’avait aménagé en une confortable et élégante demeure comprenant quatre étages : en bas, presque au sous-sol, bureau pour les commis, et cuisine ; au-dessus, salle à manger et cabinet-bibliothèque ; un joli salon, avec balcon sur le jardin, et salle de billard au premier étage, et, en haut, une chambre à coucher et ses dépendances. On appelait ce bâtiment la petite Tour, en raison de deux tourelles d’angle qui mariaient sa silhouette à celle du puissant donjon mitoyen.

Quand Turgy, avec ses deux camarades Chrétien et Marchand, fut dans la place, il s’ingénia aussitôt à se rendre indispensable. Il assure n’avoir trouvé là « aucunes provisions, » et dut sortir « jusqu’à trois fois pour se procurer le nécessaire ; » pourtant, depuis le matin, la Commune préparait le Temple afin d’y recevoir son hôte ; elle avait décidé de le traiter, une dernière fois, royalement ; un grand souper devait être servi et elle avait convoqué, à cette intention, l’un des chefs de la « Bouche » des Tuileries, Gagnié qui, bien certainement, avait amené ses chefs d’office, ses rôtisseurs, ses sauciers et ses marmitons. Même, en prévision de cette réception solennelle, on avait, en hâte, épousseté et lessivé les boiseries des grandes salles du Palais et disposé des lampions pour illuminer, la nuit venue, tous les bâtiments et tout le pourtour du jardin. Or, comme l’ordre était que le Roi quitterait les Feuillants à trois heures de l’après-midi, il est bien probable que ces préparatifs étaient terminés à six du soir. Ils concordaient peu, d’ailleurs, avec l’intention arrêtée de loger la famille royale à la Tour ; il semble bien que ce projet était encore tenu secret : à la séance du jour, plusieurs membres de la Commune l’avaient combattu, sans succès. Au reste, Gagnié et ses aides eurent tout le temps de cuisiner le repas, Turgy et ses collègues celui de dresser le couvert, car le cortège amenant les captifs eut un retard considérable. Avant de quitter les Feuillants, il avait fallu discuter avec Pétion, maire de Paris, la liste des serviteurs dont Louis XVI souhaitait n’être point séparé : il en réclamait douze et n’obtint, « à force de représentations, » que deux valets de chambre, Hue et Chamilly, et quatre femmes, Mmes Thibaud, Saint-Brice, Basire et Navarre. Puis on avait dû s’entasser dans deux grands carrosses de la Cour dont chacun était attelé de deux chevaux seulement ; les cochers et les valets de pied ne portaient plus la livrée royale ; on les avait habillés de gris. Dans la première voiture prirent place le Roi, la Reine, le Dauphin, sa sœur, Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, la marquise de Tourzel, sa fille Pauline, Petion, Manuel, procureur de la Commune, et le municipal Colonge ; dans le second carrosse montèrent les quatre femmes et les deux valets de chambre ainsi que deux autres municipaux désignés par le Conseil général de la Commune pour accompagner les prisonniers : l’un était Étienne Michel, fabricant de rouge, et l’autre un cordonnier en chambre nommé Antoine Simon.

Le parcours avait été long : il s’était effectué au petit pas des chevaux, non sans de nombreux arrêts et, vers sept heures et demie seulement, on entendit du Temple grandir dans la rue les cris et les huées annonçant l’approche du cortège. La cour d’honneur s’était, vers la fin de la journée, remplie de membres de la Commune, de soldats, voire de curieux sans titre, mais favorisés. Le commandant de la garde nationale parut le premier, à cheval : certains remarquèrent qu’il adressa aux municipaux groupés sur le perron un signe interrogateur. — La Tour est-elle prête ? Les municipaux répondirent par un autre signe. — Non, pas encore. Et comme les carrosses sont arrêtés au milieu de la cour, ordre est donné d’ouvrir les portières. Des canonniers se bousculent ; ils veulent séparer le Roi de sa famille et le conduire tout de suite au donjon ; Petion s’interpose, grand tumulte, et, parmi la foule des municipaux qui tous ont le chapeau en tête et portent le ruban tricolore en sautoir et la cocarde emblème de leur nouvelle dignité, les prisonniers descendent des voitures et sont conduits dans les salons du Palais. La Reine espérait trouver là quelque solitude ; son attente est déçue : l’antichambre, la salle des gardes, le salon du billard, qu’il faut traverser pour parvenir au grand salon central, vaste pièce à dix fenêtres, sont remplis de municipaux, artisans ou boutiquiers pour la plupart, qui ne se sont jamais vus en si somptueux logis. Ils sont là chez eux, gonflés de leur importance, et leur savoir-vivre n’est pas à la hauteur de l’assurance dont ils tiennent à honneur de faire preuve. Soit qu’ils n’aient pas cru devoir quitter leurs habits de tous les jours, soit qu’ils se fussent endimanchés de leur mieux, ils n’en sont pas moins si différents des hommes en compagnie desquels la Reine et ses femmes sont accoutumées à vivre, que celles-ci les jugent « revêtus des costumes les plus sales et les plus dégoûtants. » Le Roi conserve sa bonhomie et sa simplicité : ces gens lui parlent sans se découvrir, l’appellent Monsieur avec affectation, lui posent « mille questions plus ridicules les unes que les autres ; » il ne s’offusque de rien, content d’être arrivé et trouvant la demeure à son goût. Persuadé qu’il va l’habiter, il demande qu’on la lui fasse visiter, et les municipaux s’empressent à le satisfaire ; il parcourt toute la maison, se plaisant à faire d’avance la distribution des divers logements ; nul ne le détrompe… Peut-être personne n’ose-t-il lui apprendre qu’il sera emprisonné dans la Tour qu’on aperçoit, là-bas, au-dessus des arbres, grise et géante dans le crépuscule ; peut-être certains hésitent-ils encore et ont-ils secrètement honte de la goujaterie préméditée ; car le donjon est inhabitable. Le maire Pétion est de ceux-ci : après s’être personnellement rendu compte d’une si inhumaine vilenie, il se refusa, pour sa part, d’y participer. Il quitta le Temple vers dix heures du soir, se rendit à l’Hôtel de Ville, fit à la Commune le rapport du transfèrement de la famille royale et termina en avouant que, la Tour ne se trouvant pas disposée convenablement, « il n’avait pas cru devoir déférer à l’arrêté de la veille et avait autorisé le séjour au Palais. » La Commune, implacable, riposta en ordonnant que « la décision concernant la Tour sera maintenue. »

À cette heure tardive, M. Berthélemy, l’archiviste de l’ordre de Malte, domicilié à la Petite Tour, entendit un grand bruit dans son escalier : en un instant, son salon est plein de gens. — Que lui veut-on ? — Il faut qu’il déménage : le Roi, la Reine, leurs enfants, leur suite, en tout quatorze personnes, sans compter les surveillants, vont passer la nuit ici ; tout doit être évacué dans une heure. L’archiviste éperdu implore, discute ; nul ne l’entend ; déjà des hommes de peine chargent ses meubles sur leurs épaules et s’engouffrent dans l’escalier de pierre. Où placer tout cela ? Darque, l’ancien bedeau, qui a la clef de l’église voisine, désaffectée, propose d’y déposer provisoirement le mobilier : les chaises et la table de la salle à manger y sont transportés. Berthélemy court de sa bibliothèque à sa cave, hésitant s’il sauvera d’abord ses beaux livres ou ses vieilles bouteilles, quand contr’ordre arrive : défense de poursuivre l’opération ; non seulement on ne doit sortir aucun meuble, mais on en apporte de renfort : en voici qu’on sort du Palais du Temple : arrivent deux charrettes chargées de matelas et quarante couvertures et dans le désarroi tumultueux qu’occasionne ce déménagement compliqué de cet emménagement, vont et viennent des commissaires, des ouvriers, des soldats qui prennent possession de l’immeuble et en interdisent l’entrée à l’archiviste suffoqué : durant toute la nuit, ne possédant plus que les vêtements dont il est couvert, il va errer par la ville, en quête d’un asile, inconsolable et pourtant incrédule encore du malheur qui s’abat sur lui.

Cependant, au palais du Temple, la « réception » se poursuit en gala ; des lampions brûlent sur la façade de tous les bâtiments, sur le donjon lui-même, et aussi sur les murs crénelés des jardins. Au salon dit « Salon des quatre glaces, » éclairé par « une infinité de bougies, » la table du souper est dressée : en attendant le repas qui tarde, l’affluence est toujours grande : la Reine, sa fille, la princesse de Lamballe, Mme de Tourzel, souffrent manifestement de la promiscuité de ces révolutionnaires aux manières grossières : le petit Dauphin qui, tout le temps du trajet à travers Paris houleux et menaçant, « tournait ses yeux de tous côtés pour voir le peuple innombrable, » épuisé maintenant et tombant de sommeil, demande à Mme de Tourzel si on n’ira pas bientôt se coucher ; à plusieurs reprises, elle s’informe, réclame qu’on la conduise à l’appartement réservé au jeune prince ; on répond que la chambre n’est pas prête. Alors elle étend l’enfant sur un canapé où il s’endort aussitôt. Le Roi, lui, patiente, cause volontiers avec les municipaux qui sont là : l’un d’eux, couché sur un sofa, « lui tient les plus étranges propos sur le bonheur de l’égalité ; » Louis XVI écoute : — « Quelle est votre profession ? » demande-t-il. — « Savetier, » réplique l’autre : c’est, en effet, Antoine Simon qui, élu le 9 août par la section du Théâtre Français, a été désigné par la Commune naissante pour la représenter dans le cortège royal et qu’on a vu prendre place dans le carrosse des femmes de chambre ; il est au début de sa carrière politique, qui sera courte, mais notoire. Un autre, très différent d’allures, affecte un grand sans-gêne à l’égard du Roi et répète à tout propos, en lui parlant, cette qualification de Monsieur que d’autres, moins crânes, formulent avec timidité : c’est Germain Truchon, l’un des meneurs importants de la section des Gravilliers : il s’intitule avocat et homme de lettres, mais on le désigne ordinairement sous le sobriquet de l’Homme à la grande barbe, un anormal balai de poils descendant de ses joues et de son menton jusqu’à ses cuisses ; il parle bien, d’ailleurs, s’exprime avec convenance et « paraît avoir reçu de l’éducation. »

Enfin, à dix heures du soir, le souper fut servi : Turgy, Marchand et Chrétien remplissaient leur office ; Manuel, le procureur de la Commune, resta debout à côté de la chaise du Roi. Le repas fut long et silencieux : « on fit semblant de manger pour la forme, » et le Dauphin, qu’on avait dû réveiller, se rendormit si profondément dès les premières cuillerées de soupe, que Mme de Tourzel le prit sur ses genoux où il continua sa nuit.

Vers onze heures, un municipal avertit la gouvernante que la chambre du prince royal était prête à le recevoir ; il prit aussitôt l’enfant dans ses bras et l’emporta si rapidement que la marquise et Mme Saint-Brice eurent de la peine à le suivre. L’homme traversa trois salons, s’engagea en un très long couloir que, dans son émotion inquiète, Mme de Tourzel prit pour un souterrain et qui n’était autre cependant que la galerie longue de 35 toises (68 mètres) unissant à couvert le palais à la Tour et servant jadis au prince de Conti de bibliothèque et de musée. Ce passage faisait un coude à mi-longueur et se continuait ensuite plus étroit jusqu’au donjon. Enfin, le municipal, le prince endormi, les deux femmes angoissées débouchent dans une haute salle gothique, se détournent aussitôt pour s’engager dans la spirale d’un large escalier de pierre, auquel, après quelques marches, succède un autre escalier, de pierre également, courbe et exigu ; un palier ensuite, un escalier encore, de bois celui-ci, et l’on est au deuxième étage de la Petite Tour, dans le billard de l’archiviste Berthélemy : quatre mètres de long, trois mètres de large, le plafond bas, des fauteuils en velours d’Utrecht bleu et blanc, un canapé de forme circulaire, un chiffonnier on bois de rose, un grand bureau de Boule ; aux murs, quelques gravures galantes : le Bain de Diane, le Coucher, de Van Loo, — d’autres encore, encadrées de baguettes dorées : … le luxe aux yeux d’un célibataire bourgeois qui aime ses aises et ne manque pas de goût, le dénuement pour qui est né à Versailles et sort des Tuileries. On avait dressé deux lits de sangle, l’un pour le dauphin, l’autre destiné à Mme de Tourzel, qui ne fit aucune objection, coucha le prince sans dire un mot et s’assit auprès de lui, l’esprit perdu en de sombres pensées. Vers une heure du matin, la Reine entra ; elle prit les mains de la gouvernante : « Ne vous l’avais-je pas bien dit ? » fit-elle ; puis elle s’approcha du grabat de son fils ; elle regarda longuement l’Enfant de France qui dormait profondément ; des larmes vinrent aux yeux de la mère qui se reprit bientôt : il fallait procéder à l’installation de quatorze personnes en ce logement étroit. Des femmes de chambre, envoyées par Pétion, se présentèrent ; la Reine les congédia, « ne supportant pas la présence de ces étrangères ; elle préférait tout disposer elle-même ; » elle devait coucher dans le salon voisin de la chambre destinée au dauphin ; on y avait transporté le lit de M. Berthélemy ; elle y fit placer un lit de camp pour sa fille. Un petit cabinet sans fenêtre séparait les deux pièces ; on y logea Mme de Lamballe. Le Roi s’installait à l’étage supérieur, composé d’une chambre à alcôve que Hue et Chamilly avaient en hâte préparée pour lui, et d’une cuisine où allaient trouver place Madame Elisabeth et Pauline de Tourzel.

Louis XVI se coucha et s’endormit paisiblement : ses deux valets de chambre passèrent la nuit assis à côté de son lit ; Pauline et la princesse Elisabeth ne fermèrent point les yeux de toute la nuit, le cabinet sans air qui séparait leur cuisine de la chambre du Roi étant transformé en un corps de garde dont les occupants rirent et causèrent jusqu’à l’aube.

Le lendemain, les prisonniers s’organisèrent. À la lumière d’un jour d’été, l’appartement de la Petite Tour prenait un aspect moins morose : la plupart des pièces étaient élégamment décorées et meublées ; à chaque étage se trouvait un cabinet de garde-robe et il y avait, derrière la chambre du Roi, une salle de bains avec glaces et sièges, véritable boudoir retiré et galant. Restait la difficulté de vivre entassés dans ces réduits sans dégagements et sans dépendances, d’autant que, outre la famille royale et sa suite, il y fallait encore trouver place pour les municipaux de garde, et qu’on se heurtait à une sentinelle au seuil de toutes les portes. Mais ce n’était là que du provisoire : Louis XVI savait maintenant que la Grande Tour serait son habitation : il voulut la visiter.

Là, tout était à faire : quatre étages, entièrement nus, sauf l’un d’eux où étaient conservés, empilés sur les dalles ou rangés sur des rayons, les mille et mille cartons et liasses formant les archives de l’Ordre de Malte. À part cet entassement de vieux parchemins, rien que des murs de pierre ; à chacun des étages, une seule salle de 65 mètres de superficie, voûtée d’ogives naissant d’un gros pilier central ; sur chaque face, deux fenêtres percées au fond d’un vaste ébrasement intérieur, qui témoignait de l’énorme épaisseur des murs, au niveau de chacune des salles, trois cabinets de forme circulaire pris dans les tourelles d’angles et éclairés par d’étroites meurtrières. La quatrième tourelle contenait l’escalier montant jusqu’au comble où se trouvait un grenier, entouré d’un chemin de ronde dont le parapet était crénelé. Pour rendre habitable cette forteresse féodale, la Commune venait de désigner un entrepreneur avisé, le « patriote » Palloy, célèbre alors par la démolition de la Bastille et qui, par un singulier revirement, après avoir jeté bas, non sans gloire et sans profit, l’antique prison symbolique, se voyait appeler à en aménager une autre dont le renom serait plus tragique encore.

Cependant on travaille aux arrangements de la Petite Tour ; on apporte de chez Masson, tapissier, un lit pour le Dauphin : c’est une couchette en bois blanc, à haut dossier, garnie de cretonne à fond blanc semé de fleurettes roses. Puis ce sont des ustensiles pour la table ou le ménage, de la papeterie et des cartes, une baignoire pour le petit prince. La Reine reçoit une montre d’or, fournie par Bréguet, du prix de 960 livres. La famille royale est arrivée au Temple dénuée de tout ; il lui faut du linge et des vêtements : les fournisseurs affluent ; le Roi commande un habit de drap fin, fait en frac de couleur foncée, des culottes de drap Casimir de différentes couleurs, des vestes de basin piqué ; des bas de soie gris, des pantalons de basin blanc, des souliers à boucles ; et aussi : « quelques taffetas pour pied, une éponge à visage, une éponge pour les dents (voir chez Dubois, dentiste), plusieurs peaux pour la jambe (chez Daillé, chirurgien, rue du Pot-de-Fer), six rasoirs et des ciseaux de toilette, un outil pour lacer et délacer les brodequins et des doublures de culottes. » Pour la Reine, pour Madame Elisabeth et pour Madame Royale, trente couturières, modistes, dentellières, lingères, brodeuses, travaillent sans répit : il faut des pierrots de percale rose et blanc, bleu et blanc ; un pierrot de toile de Jouy, une robe chemise à col ; une redingote de petit taffetas de Florence, couleur boue de Paris, nouée par devant, avec gousset pour la montre ; des bas de soie blancs ; un fichu de taffetas « qu’on puisse nouer derrière ; » des bonnets de linon ornés de petites dentelles ; des manchettes et tours de linon pour les robes-chemises de percale ; des souliers gros bleu, d’autres gris, d’autres encore en taffetas puce, bleu et gris ; une paire de sabots chinois ; les chapeliers et les modistes ne chôment pas : Poupart, Elolïe, Mme Bertin apportent à la Tour des marmottes, des fanchons, des feutres, « un chapeau de castor noir en jockey ; » l’une de ces coiffures doit être particulièrement seyante, car Madame Elisabeth réclame « un chapeau pareil à celui de la Reine ; » voici une note de 1 961 livres 17 sols pour « étoffes de soie fournies au Temple par Barbier et Têtard, rue des Bourdonnais ; les factures de Prévost et de Laboullée, 551 livres de parfumerie… Ces comptes évoquent moins l’idée d’une détention qui ne doit plus finir que celle d’une élégante réduite à passer une saison dans l’isolement et qui prétend ne renoncer cependant à aucune de ses habitudes de luxe. Il semble que, chez Marie-Antoinette surtout, subsistera, durant quelque temps, une sorte d’incompréhension de la situation où elle se trouve : et quoi d’étonnant à ce que, tombée de si haut, elle n’ait pas conscience immédiate de la profondeur du gouffre ? Il faudra les coups redoublés du malheur acharné pour que la dignité, la résignation, la grandeur d’âme composent à la prisonnière du Temple un diadème impérissable plus imposant que la couronne qu’elle vient de perdre.

De deux mois ces commandes ne cesseront pas : on relève dans ces mémoires, pêle-mêle : un mobilier de salle à manger, tables, encoignures, servantes, fontaine et divers objets de service ; des jouets destinés au Dauphin, des ballons « un peu gros, » un sabot et son fouet, un jeu de Siam, deux paires de raquettes, douze volants, un jeu de dames, des dominos. Il faut aussi noter les quatorze volumes du Missel et Bréviaire de Paris pour Louis XVI, quatorze volumes de livres de prières pour la princesse Elisabeth. Les marchands profitent de l’aubaine ; leurs prix n’ont rien de démocratique : chaque paire de bas de soie, pour le Roi, 24 livres : ceux de la Reine coûtent 33 livres ; les corsets sont de 84 et de 120 livres ; un de 148 livres. Un petit couteau à manche d’écaille, à lame d’or, est acheté pour le Dauphin 160 livres.

L’Assemblée législative avait voté, le 12 août, qu’il serait accordé au Roi une somme de cinq cent mille livres pour les dépenses de sa maison jusqu’au jour où se réunirait la Convention nationale : c’est sur ce demi-million en expectative qu’étaient imputées les sommes nécessaires à cette installation ; mais comme cette libéralité tardait à se réaliser et que certains des fournisseurs réclamaient paiement, Hue sacrifia six cents livres dont il s’était muni et Pétion fit personnellement l’avance de deux mille livres afin de calmer les plus impatients. D’ailleurs les réclamations des prisonniers paraissent aux Commissaires de la Commune exigences excessives : ces gens du peuple n’imaginent point que les habitudes de la famille royale font à celle-ci une nécessité de ce qui, pour eux, n’est que scandaleuse superfluité : — « il y aurait, a dit Fiévée, un beau livre à faire sur l’inégalité des conditions. » De même les municipaux s’effarent et s’inquiètent des témoignages de respect que reçoivent les détenus de la part des serviteurs fidèles dont ils sont encore entourés. Ne doit-on pas voir là l’indice de quelque manifestation contre-révolutionnaire ? Les commissaires de garde, le 14 août, sont un jardinier de la rue Plumet, Dewaux ; un maître de pension, Oger ; un perruquier, Donnay, habitant rue Saint-Charles, et un certain Ollivant dont la profession n’est pas mentionnée ; on comprend que ces majordomes novices soient épouvantés de la responsabilité qui leur incombe et embarrassés d’approcher en maîtres ce Roi de France que, la veille encore, une si incommensurable distance séparait de leur intimité. Le rôle impromptu qu’ils ont à jouer présente bien des risques : on assure que certains troubles ont éclaté dans Paris au cours de la nuit ; on peut craindre que les royalistes ne complotent l’enlèvement du Roi et de sa famille ; le Temple est mal défendu, envahi par une foule de soldats, de curieux, de fournisseurs, d’ouvriers en qui l’esprit inquiet des commissaires soupçonne des conspirateurs. Et il faut que les détenus circulent parmi cette cohue ; ils doivent, en effet, à l’heure des repas, aller de la Tour au Palais du Temple : il est convenu que, chaque jour leur table sera dressée dans le salon central de l’Hôtel du Grand Prieur ; et puis, si le temps est beau, ils se promènent dans le jardin dont Palloy, qui travaille avec ostentation, mais sans méthode, renverse les murs, déjà percés de larges brèches pour le passage des tombereaux. Tous ces mouvements rendent la surveillance presque illusoire, d’autant qu’aucune consigne n’est encore établie.

Or, depuis le début de la Révolution, et surtout depuis l’événement de Varennes, l’idée de la fuite ou de l’enlèvement du Roi, de la Reine et du Dauphin hantait tous les cerveaux : cette obsession était le cauchemar des révolutionnaires et le réconfort secret des royalistes ; état d’esprit qui persistera après la mort de Louis XVI et engendrera des fictions. En ce qui concerne le jeune prince, bien des gens se confiaient déjà à l’oreille que, longtemps avant l’internement au Temple, le véritable Dauphin avait été placé par ses parents en lieu de sûreté et qu’un enfant substitué jouait son rôle à la Cour. Soit que ces fables eussent pris spontanément naissance dans l’imagination populaire, toujours avide de romans et de mystère, soit qu’elles reposassent sur de vagues projets avortés, il en subsiste quelques traces dans certains écrits de l’époque. Sans s’attarder à la version d’après laquelle le fils de Louis XVI aurait été, dès 1790, transporté au Canada sous la conduite d’un avocat écossais, master Oack, tandis qu’un enfant de son âge, nommé Laroche, originaire de Toulouse, prenait sa place aux Tuileries, aventure extravagante qui a trouvé des crédules, il faut noter que, au début de 1792, à la Société Démophile, « en présence de trois mille enragés jacobins, un orateur d’occasion révéla que le Roi exposait journellement un enfant extrêmement ressemblant à Monsieur le Dauphin et vêtu de même ; le but de ce stratagème était d’enlever le jeune prince. » On retrouve dans la Correspondance secrète, à la date du 18 juin 1792, un écho concordant : le rédacteur relate que Louis XVI est parfois sujet à des « absences ; » — « dernièrement, il ne reconnaissait point son fils et, voyant celui-ci s’avancer vers lui, demanda qui était cet enfant. »

Une autre attestation paraît un peu moins fantaisiste peut-être, encore qu’elle émane du plus surabondant de nos romanciers ; dans la préface des Fiancés de la Mort, le vicomte d’Arlincourt conte que Marie-Antoinette, « ayant constamment la secrète pensée de soustraire son fils aux cannibales qui le guettaient, » décida, — en 1791, — de le faire passer à l’étranger ; il fut convenu que Mme d’Arlincourt, retirée au château de Mérantais près de Versailles, substituerait au Dauphin son propre fils, — le futur auteur du Solitaire, — qui, né le 31 janvier 1787, avait, sinon le même âge, du moins la même taille que le prince royal ; elle se rendrait aussitôt aux eaux des Pyrénées, en compagnie du Dauphin qui passerait pour être son enfant et franchirait avec lui la frontière d’Espagne : on fixa le jour du départ ; la Reine devait amener elle-même à Mérantais l’héritier du trône et pénétrer dans le parc par une porte, nommée porte de Marmusson, qui ouvrait au loin sur la campagne. Tout était préparé pour la réussite de l’entreprise : au dernier moment, la Reine manqua de courage. Rien de tout cela ne vaut d’être commenté ; mais il n’est pas inutile de recueillir ces racontages répandus dès l’aube de la Révolution et où se trouve peut-être l’origine de tant et tant d’autres bourdes plus grossières encore dont s’obscurcira durant plus d’un siècle la légende du malheureux enfant dont on a essayé, en vain jusqu’à présent, d’élucider la ténébreuse histoire.

Bourrelée de ces commérages alarmants, la Commune n’était point rassurée par les premiers rapports de ses délégués au Temple ; aussi rendait-elle arrêtés sur arrêtés, s’évertuant à couvrir sa responsabilité en cas que ses prisonniers vinssent à lui être soustraits. Dès le 13, elle a décidé que toutes les personnes de service auprès du Roi et de sa famille seront renvoyées et que les détenus ne seront plus entourés que de serviteurs choisis par le maire et le procureur de la Commune. L’ordre en est signifié aux prisonniers, le lendemain, pendant leur dîner. Le Roi s’emporte, protestant que si l’on persiste à le priver des seuls amis qui lui restent, sa famille et lui se serviront eux-mêmes. Les municipaux se retirèrent sans insister. Le même jour, la Commune arrête que le concierge du Temple, Jubaud, est destitué ; que les citoyens devant former la garde de la Tour « seront choisis par les sections, qui s’assureront de leur civisme ; » que ceux de ses membres quotidiennement désignés pour aller au Temple « rendront un compte quotidien de leur mission ; » que deux de ces commissaires « s’attacheront spécialement à la personne de Louis XVI et ne communiqueront avec nul autre qu’avec lui ; » qu’il sera formé dans le Temple « un comité pour surveiller tout ce qui se passera et décider dans les cas qui pourront se présenter. »

Dans la nuit du 19 au 20 août, le Roi était couché ; Hue et Chamilly venaient de s’étendre côte à côte sur le matelas qui leur servait de lit commun, quand la porte de leur étroite cellule s’ouvre ; une voix interroge : « Êtes-vous les valets de chambre ? » Ils répondent oui ; ordre leur est donné de descendre aussitôt. Rendus dans la petite pièce qui précède la chambre de la Reine et où couche Mme de Lamballe, ils voient celle-ci et Mme de Tourzel déjà prêtes à partir : la Reine les tient embrassées ; pour ne pas laisser seul le petit prince endormi, on traine son lit dans la chambre de sa mère, sans que l’enfant se réveille ; Madame Elisabeth arrive du troisième étage, amenant Pauline de Tourzel que les commissaires réclament, elle aussi ; puis paraissent les femmes de chambre, logées à l’étage inférieur. Le Roi seul, que le bruit a cependant réveillé, ne quitte pas sa chambre ; la petite Madame Royale est tout interdite. On s’embrasse encore. Il faut partir. À la lueur de quelques lanternes, les expulsés traversent le jardin, gagnant la porte du palais du Temple. Dans la cour, des fiacres attendent : on y prend place ; des gendarmes escortent : en route pour l’Hôtel de Ville.

À neuf heures du matin Hue rentrait au Temple et reprenait son service. Les autres, écroués à la prison de la Force, ne devaient plus reparaître. Cette mesure de rigueur mettait en grand embarras les prisonniers royaux ; Louis XVI, à la vérité, parut en prendre allègrement son parti : il fit même comparaître l’architecte Palloy, déclarant que « maintenant on n’était plus gêné ; » comme il n’y avait plus « tant de monde, » il devenait inutile de poursuivre l’aménagement d’un autre logement dans la grande Tour. Palloy, peu soucieux d’être privé de son entreprise dont il escomptait de gros bénéfices, riposta avec hauteur « qu’il ne prenait d’ordres que de la Commune. » Celle-ci, dont les appréhensions semblent s’accroître à toute heure, ne cesse de promulguer des ordonnances témoignant de ses angoisses ; elle exige que la garde du Temple soit relevée tous les jours ; ce n’est plus quatre de ses membres, mais huit qui veilleront sur les prisonniers et ne les quitteront ni jour ni nuit ; ils devront tenir un journal exact des moindres incidents ; personne n’entrera dans le Temple sans être muni d’une carte sur laquelle sera imprimé le mot Sûreté et dont le modèle sera affiché dans toutes les guérites et dans tous les corps de garde ; celle dont seront pourvus les membres de la Commune devra porter, entre deux cachets, les mots Officier municipal tracés en diagonale : et nul n’entrera chez les prisonniers si sa carte n’est pas visée de cette mention spéciale : Pour la Tour. Ce n’est pas tout encore : « le jardin du Temple sera fermé à toutes personnes quelconques à l’exception de l’adjudant et de l’officier de service ; » par surcroît, comme on ne peut interdire aux prisonniers de prendre l’air, on a cru prudent de les parquer, à l’heure de la promenade, « dans une enceinte très restreinte, fermée de planches, » en attendant que Palloy ait terminé les hautes murailles qu’il édifie. Et quand, après quinze jours de réglementation si précautionneuse, le Conseil général de la Commune entendait l’un de ses membres annoncer que des conspirateurs « formaient le projet d’enlever la famille du tyran, » il cherchait en vain par quelle mesure nouvelle renforcer sa surveillance et couvrir sa responsabilité.

Les commissaires vivaient dans une alarme perpétuelle : — « tout leur faisait peur, tant ils se sentaient coupables, » écrit Madame Royale. Un jour, aux environs de la Tour, un soldat, pour essayer son fusil, le décharge en l’air ; on l’arrête, on l’interroge longuement ; n’est-ce pas un signal ? Procès-verbal est dressé de l’événement. Certain soir, à l’heure du souper, on entend crier : Aux Armes ! Cette fois ce sont » les étrangers » qui approchent et vont délivrer le tyran. La porte-clef de la Tour tire son sabre et dit à Louis XVI : — « S’ils arrivent, je te tue ! » Enquête faite, il s’agissait « d’un embarras de patrouille. » Une autre fois, comme des ouvriers de Palloy s’attaquent, pour l’enlever, à la grille de la Rotonde, les municipaux de la garde accourent, croyant que la population donne l’assaut, et les ouvriers sont dispersés. L’obsession des prisonniers égale celle de leurs geôliers : ceux-là redoutent une séparation, toujours menaçante, et surtout que le Dauphin leur soit ravi. Malgré leur répugnance, le Roi et la Reine s’astreignent à la promenade quotidienne, n’osant laisser leur fils sortir seul dans le jardin, « de peur de donner aux canonniers la pensée de s’en emparer. » Ainsi de part et d’autre, chez ceux qui ordonnent comme chez ceux qui se résignent, à la Commune, dans le peuple de Paris, au camp des royalistes aussi bien que dans le parti révolutionnaire, l’idée de l’évasion ou de l’enlèvement plane sur la Tour du Temple dès les premiers jours, tant paraît inadmissible à la France entière que son Roi puisse être captif dans sa capitale sans que rien soit tenté pour sa délivrance. L’intérêt anxieux du pays se concentre surtout sur la tête blonde du Dauphin qui n’a commis aucune faute, mérité aucun reproche, qu’aucune loi ne condamne, et qui expie pourtant : hantise harcelante déjà comme un remords et qui, prolongée pendant trois ans, se propagera en perplexité douloureuse durant un siècle et plus. Car l’histoire, à qui l’on interdira de parler de lui, prendra plus tard sa revanche ; la vie de cet enfant provoquera dans la postérité plus de curiosité et suscitera plus de chroniqueurs que celle des grands conquérants, des monarques puissants ou des législateurs fameux.


Pour clore ces préliminaires, il convient de déterminer quelle était la composition du personnel du Temple vers la fin du premier mois de la captivité. Hue, pris une première fois et rendu, comme on l’a vu, par la Commune, ne continua son service que durant quelques jours : il quitta la Tour le 2 septembre ; en revanche, Cléry, le valet de chambre attaché au Dauphin depuis la naissance de celui-ci, se présentait, le 24 août, à Pétion et sollicitait la faveur de reprendre ses fonctions auprès de son jeune maître prisonnier. Sa demande fut agréée et il entra au Temple deux jours plus tard. Cléry comptait, à cette époque, trente-trois ans ; il avait épousé, quelques années auparavant, Marie-Elisabeth Duverger, artiste de la musique du Roi et des concerts spirituels de la Cour. Cléry abandonnait, pour assumer une tâche pénible et périlleuse, sa femme et plusieurs enfants.

Dans les premiers jours de sa détention, Louis XVI avait réclamé, « un homme et une femme pour faire le gros ouvrage. » Pétion envoya, le 19 août, les gens demandés : l’homme, Pierre-Joseph Tison, ancien commis aux barrières, originaire de Valenciennes, avait cinquante-sept ans ; sa femme était plus jeune d’une année ; leur fille, Pierrette fut, peu après, admise au Temple pour les aider dans leur service. On revêtit Tison d’une sorte de livrée « de forme et de couleur savoyard, » et il lui fut alloué, pour sa femme et pour lui, 9 000 livres de traitement ; on les attacha plus particulièrement au service de la Reine, de Madame Elisabeth et de Madame Royale.

La « Bouche, » dont les officiers se trouvaient dans l’aile gauche de la Cour d’honneur du Palais, fort loin de la Tour, comprenait un chef, Gagnié, un premier et un second chefs d’office, Remy et Masson, un rôtisseur, Meunier, sortant de la cuisine des Tuileries, un pâtissier, Nivet, un garçon de cuisine Penaud, Guillot, garçon d’office, le laveur Adrien, Fontaine, aide de cuisine, l’argentier Mauduit, chargé aussi du garde-manger, et les trois garçons servants, Marchand, Chrétien et Turgy, qui s’étaient, ainsi qu’on l’a dit, introduits au Temple de leur propre initiative.

Le concierge de la Tour, tenant l’emploi d’économe, était Jean-François Mathey, âgé de vingt-huit ans : ses appointements étaient de 6 000 livres, et il avait sous ses ordres deux guichetiers, Risbey et Hochez, tous deux d’un extérieur repoussant, bonnet de poil en tête et grand sabre à la ceinture. « Quoiqu’ils fussent inutiles et souvent absents, » ils recevaient chacun 6 000 livres.

Un arrêté de la Commune obligeait tous les anciens serviteurs du Comte d’Artois à sortir du Temple : plusieurs parvinrent à éluder cette mesure et même à se faire employer à la garde ou au service des prisonniers : tels le domestique Gourlet, promu porte-clef, l’argentier Angot, nommé scieur de bois, Mancel, qui conserva ses fonctions de balayeur et Baron, ci-devant frotteur, qui devint gardien des scellés. La femme Rokenstrohe resta à la lingerie ; Darque, l’ancien bedeau, à la Conciergerie du Palais, et Picquet à celle des écuries. Il y avait en outre deux porteurs de bois, Hesse et Petit-Ruffon, un commissionnaire Quenel et un perruquier Danjout. Le père Lefebvre et la mère Mathieu continuèrent à tenir la buvette de la grande cour d’entrée. Tous ces gens circulaient nécessairement dans l’enceinte du Temple ; ils sortaient par la ville, rentraient à volonté, traversaient à leur gré le jardin parmi la foule des gardes nationaux composant la garnison quotidienne. Plusieurs pénétraient même dans la Tour suivant les exigences de leur service et approchaient la famille royale. Or, ils étaient, pour la plupart, par tradition, par intérêt ou par sentiment, portés à s’apitoyer sur le sort des prisonniers, encore que la crainte de perdre leur place les rendit prudents. Il est singulier que la Commune, si méticuleusement ombrageuse, ne prit pas le soin ni le temps de recruter, pour concourir à l’étroite surveillance qu’elle prétendait exercer, un personnel d’opinion plus conforme à ses desseins et moins suspect d’attachement au régime déchu.


G. LENOTRE.

  1. Pour ne pas encombrer les pages de la Revue, on a supprimé ici l’indication des références, espérant que le lecteur voudra bien accorder crédit provisoire aux allégations qui pourraient surprendre, et l’on a seulement conservé quelques notes indispensables à la complète intelligibilité du récit.