Le Roi Louis II de Bavière

Revue des Deux Mondes tome 76, 1886
George Valbert

Le roi Louis II de Bavière


Il y a six ans, les Bavarois s’apprêtaient à célébrer une grande fête nationale. Ils se souvenaient qu’en 1180, un descendant du margrave Arnoul II, le comte palatin Othon de Wittelsbach, fut proclamé duc de Bavière, que dans la suite des temps, les Wittelsbach étaient devenus des électeurs, puis des rois, et que sept siècles entiers s’étaient écoulés depuis leur avènement au pouvoir. D’un bout à l’autre du royaume, dans la Haute et dans la Basse-Bavière, dans les deux palatinats, dans les trois Franconies comme dans la Souabe, nobles, bourgeois et paysans se disposaient à prouver par l’éclat de leurs réjouissances leur immuable attachement à la famille de leurs princes. On voulait donner de la pompe à ce jubilé, on ne regardait pas à la dépense, et cependant les temps étaient durs. Au mois de septembre 1879, le ministre des finances, M. de Riedel, avait annoncé aux chambres que le budget se soldait par un déficit de plus de 13 millions de marks et que pour le couvrir il fallait augmenter de 2 marks par hectolitre l’impôt sur le malt. On pouvait en conclure que désormais le litre de bière coûterait un peu plus cher, et le moindre renchérissement de la bière est pour les Bavarois une véritable calamité publique.

Le roi Louis II n’avait encore que trente-cinq ans, et depuis seize ans déjà il était sur le trône. La mort prématurée de son père, Maximilien II, l’avait obligé d’interrompre ses études universitaires pour faire dès 1864 son métier de roi. Il avait regretté ses professeurs et remplacé leurs leçons par de sérieuses et abondantes lectures. Dès les premiers jours de son règne, ses sujets l’avaient fêté, adoré. On le disait doux et généreux, il passait pour avoir toutes les bonnes intentions, des goûts nobles, l’esprit élevé, la passion des arts et de la poésie, l’amour des grands sentimens et des grandes choses. Tous ceux qui l’approchaient vantaient le charme de ses manières et de sa conversation ; il séduisait, il fascinait. Comme le roi George V de Hanovre, il était l’homme le mieux fait, le plus beau et le plus distingué de son royaume ; quiconque l’avait rencontré pouvait dire : J’ai vu passer la royauté. Mais à la noblesse de son maintien, à sa superbe prestance, ce Wittelsbach joignait des grâces romantiques que les Guelfes ne connaissent pas. Il y avait du mystère dans son sourire, de l’inquiétude dans son regard, et parfois ses yeux semblaient chercher autour de lui quelque chose qu’ils ne trouvaient pas. On prétendait que dans son enfance, étant sujet aux insomnies et n’aimant pas à être seul la nuit, il faisait venir sa gouvernante pour lui raconter jusqu’au matin de longues histoires où intervenaient des fées, des nixes et des génies. Le goût des génies et des fées lui était resté, et la grave, la plantureuse Bavière pouvait se vanter d’avoir pour souverain un vrai roi de roman.

Mais ce roi de roman était quelquefois un roi sage ; il avait au moins un bon sens intermittent, dont il donna à son peuple une preuve manifeste en 1880, à l’occasion du jubilé des Wittelsbach. Il n’entendait pas qu’on fit des folies en son honneur ; il écrivit aux deux conseils administratifs de sa capitale pour leur représenter la difficulté des temps et les engager à ne pas dépenser tous leurs deniers en flammes de Bengale et en feux d’artifice, leur déclarant qu’il attachait plus d’importance aux bons sentimens qu’à l’éclat des démonstrations. En conséquence, il demandait qu’une partie des sommes votées pour les fêtes fût affectée à quelque œuvre de bienfaisance. Il fut écouté, il fut obéi, et les 530,000 marks que produisirent les collectes furent consacrés à une fondation destinée à venir en aide à la classe ouvrière dans les villes et dans les campagnes. En même temps, Louis II prenait dans la succession de son père 650,000 marks, qui devaient servir à encourager des travaux d’art et de science.

Pouvait-il faire un usage plus judicieux de son argent et donner à ses sujets de plus sages instructions touchant la meilleure manière de célébrer des fêtes nationales ? Le 22 août, il leur adressait une proclamation, à laquelle on n’eût rien trouvé à reprendre si le style en eût été plus simple, moins précieux : « Votre loyale fidélité, leur disait-il, est le fondement de mon trône, votre attachement à ma dynastie et à ma personne est le plus beau joyau de ma couronne. Je vous remercie du plus profond de mon âme, et je me plais à vous donner l’assurance que votre bonheur est la condition de ma propre félicité. C’est avec ces sentimens que j’entre dans le huitième siècle de règne des Wittelsbach. » Trois jours après, on procédait à la célébration du jubilé, et l’empressement que témoignèrent toutes les classes de la population donna la mesure de la popularité dont jouissait encore l’arrière-petit-fils de l’électeur Maximilien-Joseph IV, devenu roi de Bavière par la paix de Presbourg et par la grâce de Napoléon Ier.

Les Bavarois auraient éprouvé un douloureux étonnement si, au milieu de leurs réjouissances, un prophète était venu leur annoncer que, six ans plus tard, leur jeune souverain serait fou à lier, qu’il faudrait l’enfermer et qu’il donnerait à l’Europe le tragique spectacle d’un roi incapable de survivre à sa déchéance, et qui aime mieux se tuer que de n’être plus roi. Toutefois, si populaire qu’il fût encore et bien que personne ne lui fit l’injure de douter de sa raison, on signalait depuis longtemps dans sa conduite, dans ses habitudes, comme dans son caractère et dans son langage quelques bizarreries qui choquaient et inquiétaient son peuple.

On lui reprochait tout d’abord son entêtement à ne pas se marier. Un jour on s’était flatté qu’il se résoudrait à franchir le pas. En 1867, il avait paru concevoir un goût très vif pour la princesse Sophie de Bavière, aujourd’hui duchesse d’Alençon. En sortant d’un bal, où il s’était déclaré, il était monté à cheval et jusqu’à l’aube il avait galopé dans les bois et raconté son aventure aux étoiles. Mais cette aventure n’avait point eu de lendemain ; cette grande passion s’était bientôt calmée, cet amoureux s’était subitement refroidi et retiré. Son essai malencontreux l’avait à jamais dégoûté de l’amour ; les femmes lui inspiraient dorénavant un invincible éloignement ; à la réserve de sa mère, de la princesse Gisèle et de l’impératrice d’Autriche, il affectait de les mépriser toutes. Faut-il croire qu’aucune d’elles ne ressemblait à ses fées ou qu’amoureux de sa liberté, ce fier Hippolyte avait juré de ne laisser jamais asservir son cœur ? La cantatrice qui se permit, un soir, de lui donner un baiser sur le front faillit payer de sa vie son audacieuse entreprise. Il ne voulait pas se donner, il voulait encore moins qu’on le prît. Le grand Frédéric, lui aussi, aimait peu les femmes, il cherchait ailleurs ses plaisirs : il s’était pourtant laissé marier. Les Hohenzollern ne tentent jamais de se soustraire aux obligations de leur état, aux nécessités de la vie commune, aux devoirs ingrats et déplaisans. Louis II, comte palatin du Rhin, duc de Bavière, de Franconie et de Souabe, n’était pas homme à sacrifier ses fantaisies ou ses dégoûts aux convenances de ses sujets, et ses sujets s’en plaignaient, tout en le respectant beaucoup.

On regrettait que ce prince, si jaloux de sa liberté, si attentif à la défendre contre les femmes, la défendit si mal contre certaines influences occultes et pernicieuses, contre d’indiscrets favoris qui s’insinuaient dans ses bonnes grâces par la flatterie ou s’imposaient à sa confiance par l’audace de leur charlatanisme. Son grand-père avait prodigué ses faveurs aux peintres, son père avait protégé les savans, Louis II aimait passionnément la musique et ne se défiait pas assez des musiciens. En 1866, quand M. de Bismarck faisait avaler à l’Allemagne « ces fameuses pilules de fer et de sang, » qui devaient rétablir sa santé délabrée, et que le sort de plus d’une couronne se jouait sur les champs de bataille, le roi de Bavière s’était retiré dans son château de Berg et dans l’île des Roses. Sourd à la voix du canon, prisonnier d’un magicien et victime de ses enchantemens, il songeait à régénérer son royaume aux sons de la musique de l’avenir.

Le grand-père avait perdu son trône pour avoir trop aimé Lola Montés ; le petit-fils compromettait le sien en abandonnant ses volontés au plus charlatan des grands artistes. On l’accusait d’avoir conclu « une sorte d’union morganatique » avec un compositeur très célèbre et très arrogant. Il ne suffisait pas à Richard Wagner de puiser à pleines mains dans la cassette royale ; il se mêlait de politique, il intriguait et cabalait, il aspirait à devenir l’un de ces favoris tout-puissans qui font et défont des ministères. Fort irrité contre le baron de Pfordten, qui avait eu l’impertinence de l’exiler de la cour, il se promettait de le renverser, et il avait fait entrer dans le cabinet M. Pfistermeyer, dont il se servait pour préparer sa vengeance en tenant en échec le président du conseil. Heureusement, le maestro était un de ces hommes qui pèsent à la main qui les nourrit ; il lassa son maître, se rendit incommode par l’intempérance de sa fatuité, par l’excès de ses prétentions ; il fut congédié et la Bavière respira.

Mais de ce jour Louis II se livra davantage d’année en année à son humeur rêveuse et solitaire. Il s’enfermait, il se dérobait, il passait des mois entiers dans ses chères montagnes, à Hohenschwangau, comme s’il eût aimé à voir de haut son royaume et son peuple. Il avait plus que tout autre souverain le sentiment de sa grandeur, le respect de sa naissance, la religion superstitieuse de la royauté et du droit divin. Il se considérait comme un être à part, et il lui semblait qu’une majesté se diminue quand elle est d’approche trop facile et qu’elle entre en commerce avec les humains. Il avait professé en tout temps un culte pour la mémoire de Louis XIV, et il se flattait de lui ressembler. Infiniment curieux des moindres détails de la vie de son héros, il se faisait envoyer de Paris toutes les publications nouvelles concernant la cour de Versailles. Ayant appris qu’un de nos plus éminens diplomates possédait dans sa galerie un tableau où de Troy a représenté le grand roi recevant les ambassadeurs de Siam, il demanda à l’acheter. On lui répondit que le tableau n’était pas à vendre ; il sollicita et obtint la permission de le faire copier, si vif était son désir de multiplier autour de lui les images du roi-soleil.

Il est plus facile d’admirer Louis XIV que de l’imiter. Si plein qu’il fût de sa grandeur et quoiqu’il ait gâté plus d’une fois ses affaires par ses hauteurs intempestives, par de vaines ostentations, il avait trop de justesse dans l’esprit pour ne pas savoir que noblesse oblige, que les grands honneurs ont leurs charges. Il était appliqué, il était laborieux et régulier dans son travail, exact à remplir ses engagemens. « L’intérêt de l’état, a-t-il écrit, doit marcher le premier. On doit forcer son inclination et ne pas se mettre en état de se reprocher dans quelque chose d’importance qu’on pouvait faire mieux. Quand on a l’état en vue, on travaille pour soi ; le bien de l’un fait la gloire de l’autre… Les princes doivent avoir un soin particulier et une application universelle à tout. Il faut se garder contre soi-même, prendre garde à son inclination et être toujours en garde contre son naturel… Le métier de roi est grand, noble, flatteur, quand on se sent digne de bien s’acquitter de toutes les choses auxquelles il engage. » Louis II, qui croyait ressembler au roi-soleil, était inappliqué et fantasque ; il aimait sa gloire, il négligeait son métier ; il fuyait la servitude des engagemens, il redoutait le contact des hommes et le tracas des affaires, il ne s’est jamais gardé contre lui-même et contre son naturel. Il pensait avoir tout fait en soignant ses attitudes et que son unique devoir était d’enseigner le respect à son peuple en lui montrant de loin la figure d’un roi.

Ses sujets, qui l’aimaient toujours malgré ses faiblesses et ses infidélités, s’obstinaient à espérer qu’il s’amenderait, que, mûri par l’âge et les expériences, il prendrait à cœur ses devoirs. Après les cuisantes humiliations qu’il avait essuyées en 1866, lorsqu’il dut recevoir la loi d’un vainqueur irrité et superbe, il parut sortir de son caractère. Il renvoya son favori, il s’arracha à sa retraite, il se montra disposé à déférer aux vœux des Bavarois en renonçant à sa vie de garçon. Il ne donna point de suite à ses projets de réforme, le naturel l’emporta sur ses réflexions d’un jour. Incapable de s’astreindre à aucune règle, ce n’était pas un souverain, c’était l’éternel absent, et il n’intervenait dans les affaires de l’état qu’à de capricieux intervalles, pour faire acte d’autorité, pour prouver qu’il était là et donner de loin en loin quelque exercice à sa main de roi. On s’en affligeait à Munich ; en revanche, on était fort content de lui à Berlin, et il faut convenir que ce roi de Bavière était tel que la Prusse pouvait le désirer. Après l’avoir traité du haut, M. de Bismarck lui avait fait bon visage et s’était appliqué à regagner sa confiance. C’est la méthode de ce grand homme d’état ; tour à tour il inquiète, il menace et il rassure ; après avoir frappé, il se radoucit subitement, il fait alterner les empressemens avec les rigueurs. Il sait que les caresses d’un brutal ont un charme tout particulier, dont les souverains faibles, comme les femmes, ne savent pas se défendre.

Dès lors, le roi Louis II se fit un devoir de se rendre agréable à la cour de Prusse et de se recommander au bon vouloir du chancelier de la Confédération du Nord par ses abstentions ou par ses complaisances. Ce fut, à vrai dire, sa seule règle de conduite ; mais il faut lui rendre la justice qu’il ne s’en départit jamais, et il prouva ainsi qu’il était capable de constance dans ses résolutions. Il aimait sa gloire, il aimait encore plus son repos. Il ferma l’oreille aux insinuations des patriotes qui se plaignaient qu’on fit trop bon marché de la fierté bavaroise ; il conforma toujours sa politique aux convenances et aux désirs de M. de Bismarck.

Le meilleur moyen de ne pas trop souffrir de sa dépendance est de vivre en de bons termes avec les puissans et de se créer des droits à leurs bons procédés. Louis II disait à ses ministres : « Ne m’attirez pas d’ennuis et laissez-moi rêver en paix. » Le prince Hohenlohe, qu’il avait appelé à la présidence de son conseil, était l’homme le plus propre à établir de bons rapports entre la Bavière et la Prusse, en conciliant la dignité avec beaucoup de modestie et avec la prudence la plus circonspecte. » Nous ne voulons pas entrer dans la Confédération du Nord, disait-il aux députés bavarois dans la séance du 6 octobre 1867 ; mais nous ne voulons pas créer une ligue constitutionnelle des états de l’Allemagne du Sud sous la conduite de l’Autriche ; nous voulons encore moins instituer une Confédération du Sud s’appuyant sur une puissance non allemande ; nous ne voulons pas non plus pratiquer une politique de grande puissance, et nous ne pensons pas qu’il nous convienne de nous arroger un rôle de médiateurs. » C’était dire : « Nous nous réservons, nous attendons les événemens ; nous ne voulons pas nous donner, mais nous sommes prêts à nous laisser prendre. Nous ne ferons rien qui puisse déplaire à Berlin, et le jour où nous n’aurons plus à compter avec l’Autriche et avec la France, M. de Bismarck nous trouvera disposés à faire tout ce qui lui plaira. »

Ce jour ne tarda pas à venir, et on s’exécuta de bonne grâce. Au lendemain de Sedan, les états du Sud furent mis en demeure d’accéder à la confédération du Nord. Il en coûtait à Louis II de reconnaître dans un Hohenzollern le suzerain naturel des Wittelsbach. Il dévora ses chagrins ; il se contenta des concessions, du traitement de faveur que lui octroyait M. de Bismarck. — « Enfin le traité bavarois est terminé et signé, disait avec émotion le chancelier au plus indiscret de ses confidens, le docteur Moritz Busch. Apportez une bouteille de Champagne ; c’est un événement. Que serait-il arrivé si je m’étais obstiné et si rien ne s’était conclu ? Mes inquiétudes étaient mortelles. Les journaux ne seront pas contens ; ils diront : « L’imbécile aurait pu obtenir davantage. » Mais j’ai voulu que les Bavarois fussent satisfaits ; je n’ai pas voulu les mettre à la torture, exploiter la situation. » Les Bavarois étaient si peu satisfaits, il se mêlait tant de mélancolie à leur bonheur que leur parlement attendit deux mois entiers avant de se résoudre à ratifier le traité.

Louis II fit plus que son devoir en 1870 ; il prévint les désirs du roi Guillaume en l’engageant à prendre le titre d’empereur. « L’imagination du jeune roi de Bavière, a dit un historien, fut émue par les grandes choses qui s’accomplissaient à Versailles ; il voulut être le premier à déposer aux pieds du vainqueur la glorieuse couronne de Frédéric Barberousse. » On aurait tort d’expliquer sa démarche par un entraînement du cœur, par un transport d’enthousiasme ; s’il n’avait écouté que son imagination ombrageuse, prompte à s’effaroucher, il se serait retiré sous sa tente et aurait passé le reste de ses jours à protester contre sa diminution, à bouder contre sa destinée. Mais on le circonvint, on pesa sur lui, on le raisonna, on le travailla. Plusieurs de ses conseillers intimes s’étaient laissé gagner à la politique prussienne et s’en constituaient les défenseurs ; le plus zélé de ces avocats était ce même comte Holnstein qui, l’autre jour, allait le trouver à Hohenschwangau pour lui signifier qu’il n’était plus rien. — « J’ai réconcilié les Bavarois avec le titre d’empereur, disait M. de Bismarck, en leur montrant qu’il serait plus aisé à l’amour-propre de leur souverain de s’accommoder avec un empereur d’Allemagne qu’avec un roi de Prusse. » On lui persuada aussi que l’empressement dans la résignation est encore une façon de se distinguer, que mieux vaut jouer le rôle de courtier complaisant, si modeste qu’il soit, que de n’en point jouer du tout, qu’au surplus, s’il déclinait la mission dont on voulait bien le charger, un autre s’en chargerait à sa place, et que, n’ayant pas eu la peine, il ne serait pas à l’honneur.

Le 6 décembre, il prenait son parti, il écrivait au roi de Saxe : « Très glorieux et très puissant prince, cher frère et cousin, unies depuis des siècles par la langue et les mœurs, les tribus allemandes victorieusement conduites par l’héroïque roi de Prusse célèbrent maintenant une fraternité d’armes qui donne une preuve éclatante de la puissance de l’Allemagne unie. Je m’adresse donc aux princes allemands et surtout à Votre Majesté, et je lui propose d’engager d’un commun accord Sa Majesté le roi de Prusse à joindre à l’exercice de ses droits présidentiels le titre d’empereur d’Allemagne. » Douze jours plus tard, le roi Guillaume disait aux délégués du Reichstag : « C’est avec une émotion profonde que j’ai reçu l’invitation qui m’a été adressée par Sa Majesté le roi de Bavière pour le rétablissement de la dignité impériale. »

On lui a toujours su gré de son bon mouvement, on l’a récompensé de son sacrifice volontaire par de gracieuses attentions, et, jusqu’à la fin, la presse officieuse de Berlin l’a traité avec beaucoup de ménagemens et d’égards. De son côté, il s’appliquait à prouver qu’il ne regrettait rien, qu’il s’était rallié franchement, sans arrière-pensée, au nouvel ordre de choses, que la maison lui plaisait, qu’il la trouvait commode, confortable, bien bâtie et bien meublée, qu’il s’y sentait à son aise. Mais, en même temps, il évitait soigneusement toute occasion de rencontrer un Hohenzollern et de se convaincre par ses yeux qu’il avait un suzerain à qui il devait foi et hommage et qui avait le droit de le conduire à la guerre. Autant qu’il lui était possible il écartait de sa royale personne les contacts fâcheux, les visages déplaisans, les impressions désagréables ; c’est à cela qu’il réduisait l’art de régner, et il tâchait de se distraire, d’oublier. « La merveilleuse illusion de l’oubli fait aller le monde, » a dit Mme  de Staël ; elle est aussi quelquefois la seule consolation des rois.

Ce ne fut pas seulement par ses résignations et sa fidélité à ses nouveaux engagemens que le roi Louis II mérita les bonnes grâces de son suzerain ; les ministres qu’il chargeait de gouverner son royaume surent accommoder leur politique aux goûts de M. de Bismarck. Pendant les jours les plus orageux du Culturkampf, le chancelier de l’empire allemand n’eut jamais la moindre difficulté avec les six plénipotentiaires qui représentaient le gouvernement bavarois dans le conseil fédéral, et le parti du centre ne reçut aucune marque de sympathie du roi Louis et de son cabinet. Par une attention délicate ou par un dévoûment exemplaire, au moment où M. de Bismarck ouvrait en Prusse les hostilités contre l’église, M. de Lutz les ouvrait en Bavière et semblait disputer au grand ministre le périlleux honneur de braver les anathèmes du Vatican et les censures de l’épiscopat. Le banderillero détournait obligeamment sur lui les colères du taureau ; le matador lui en savait gré.

La Bavière, est à l’égal de la Belgique, un des pays de l’Europe où l’église intervient le plus dans la vie publique, dans les mêlées électorales, un des pays où elle a le mieux su se servir de la liberté de la presse et du droit d’association pour assurer son empire sur les esprits. Dans ces deux royaumes, les nouvelles méthodes et tous les procédés de la stratégie moderne ont été mis avec une habileté rare au service des vieilles idées et des vieux dogmes. Le clergé bavarois est si sûr de son crédit de son influence, que ni les progrès de la démocratie, ni le suffrage universel et direct ne lui inspirent aucune appréhension, et qu’il se prêterait facilement à la séparation de l’église et de l’état. En 1877 dans la conférence qu’ils tinrent à Wurtzbourg, ses délégués déclarèrent que, si le gouvernement ne s’engageait pas à observer dans toutes ses clauses le concordat du 5 juin 1817, en abrogeant les dispositions contraires édictées en 1821, évêques et curés renonceraient volontiers à leur traitement : qu’on leur octroyât la liberté, ils se chargeaient de demander leur pain quotidien à la charité du peuple.

Le parti des patriotes, qui se constitua en 1866, se proposait à la fois de défendre l’autonomie bavaroise contre les ambitions prussiennes et de protéger contre les envahissemens de l’autorité civile les franchises et les prérogatives de l’église. Ce parti, aussi catholique que patriote, possédait et possède encore la majorité dans les chambres, et, depuis 1871, il s’est épuisé en vains efforts pour renverser le ministère et se débarrasser de M. de Lutz. Derrière le ministre il y avait un roi ; dans l’intérêt de son repos, ce roi voulait garder son ministre, et on n’a pas facilement raison de l’obstination d’un esprit faible.

En Bavière, comme dans toutes les monarchies allemandes, c’est un principe de droit public que l’existence d’un cabinet ne dépend pas des votes d’une chambre, que le souverain choisit ses ministres à sa guise et ne les renvoie que lorsqu’ils ont perdu sa confiance ou sa faveur. Louis II n’admettait pas qu’un roi qui se respecte transigeât sur cet article. En vain les ultramontains de l’extrême droite accusaient-ils ses conseillers de faire l’œuvre du diable ; en vain, dans un mandement qui fit du bruit, l’archevêque de Munich regrettait-il les temps où la Bavière était gouvernée par de vrais fils de l’église. Le roi n’entendait rien ou affectait de ne pas entendre.

On se plaignait qu’il ménageât les vieux catholiques et qu’il eût décoré le grand hérésiarque Döllinger. On se plaignait qu’il nommât aux évêchés vacans des prélats d’une autorité et d’un zèle douteux, et qu’il procédât à ses choix sans se mettre en peine d’obtenir l’agrément du Vatican. On se plaignait encore que, par son ordre, la municipalité de la capitale eût interdit de célébrer par des processions publiques le jubilé du pape Pie IX, qui avait traité d’Attila le chancelier de l’empire allemand. Mais ce qu’on lui reprochait surtout, c’était son attachement à ses ministres. En 1875, la seconde chambre eut l’audace de lui envoyer une adresse pour solliciter respectueusement leur renvoi. Les ministres offrirent leur démission, il la refusa et leur écrivit : « A moi seul appartient le droit de nommer librement les conseillers de la couronne. Vous avez ma confiance ; je vous enjoins de rester à votre poste et de faire connaître ma volonté à mon peuple. » Il ordonna que sa déclaration fût imprimée, tirée à près de neuf mille exemplaires, affichée dans toutes les communes et qu’on fixât un dimanche pour en donner lecture aux paysans à la sortie du service divin. En même temps il écrivait à la chambre : « Je n’ai aucune raison d’accepter votre adresse. Au surplus, le langage qu’ont tenu quelques-uns de vos orateurs m’a vivement mécontenté. J’en donne avis à votre président. » Cinq ans plus tard, M. de Lutz, ministre de l’instruction publique et des cultes depuis 1871, devenait président du conseil, et en 1883, il était nommé baron du royaume.

« Vous êtes un homme heureux, privilégié et triomphant, lui disait l’un des principaux orateurs du parti patriote, M. le docteur Rittler, dans la séance du 9 janvier 1880. Vous êtes Lutz le victorieux, et en demandant la parole, je ne sais si mon intention est de vous attaquer ou de vous féliciter de votre étonnante fortune. Voilà dix ans que vous êtes ministre des cultes, nous avons tout fait pour vous renverser, et vous avez résisté à tous nos assauts. Je ne trouve vraiment d’un bout de l’Europe à l’autre que M. de Bismarck à qui je puisse vous comparer ; vous appartenez comme lui à la race des ministres inamovibles. Vingt fois nous vous avons dit votre fait, et vous êtes toujours là, et vous êtes toujours le même. » Louis II avait sans doute plusieurs raisons de demeurer fidèle à son ministère soi-disant libéral. Il en voulait aux catholiques bavarois de leurs liaisons, de leurs accointances avec la démocratie et des avances qu’ils lui faisaient ; il ne goûtait ni les prélats infaillibilistes ni les curés démagogues. Peut-être aussi se souvenait-il que Louis XIV l’avait pris quelquefois de haut avec la cour de Rome et que le pape Alexandre VII avait demandé pardon au grand roi par un légat a latere. Mais il savait surtout qu’un ministère ultramontain lui attirerait des ennuis, des chagrins, en le rendant suspect aux puissans du jour. Il avait dit jadis : « Je veux vivre en paix avec mon peuple. « Il tenait davantage à vivre en paix avec Berlin, et il craignait plus les sourcils frémissans de M. de Bismarck que toutes les tracasseries que pouvaient lui susciter ses chambres. Il voulait que ses ministres réglassent leur pas sur celui du chancelier de l’empire. Ce qui le prouve, c’est que du jour où M. de Bismarck s’est relâché de ses rigueurs envers l’église, du jour où il est entré dans la voie des accommodemens et des compromis, M. de Lutz est devenu, lui aussi, plus conciliant, plus coulant, plus gracieux pour le haut et le bas clergé, et qu’on l’a vu en 1883 réviser sa loi scolaire et favoriser ouvertement les écoles confessionnelles.

On prétend que les Lapons, lorsqu’ils se mettent en mer, achètent d’un sorcier le vent nécessaire à leur navigation ; il le leur remet dans un mouchoir soigneusement noué. C’était à Berlin que le cabinet libéral de Munich renouvelait chaque année sa provision de vent, et il s’en est bien trouvé. C’est ainsi qu’il est parvenu à se perpétuer au pouvoir, et l’on peut croire que M. le baron de Lutz sera quelque temps encore président du conseil. Il achète son vent au bon endroit ; c’est le secret de ses longues prospérités.

Louis II échappait aux ennuis, aux désagrémens ; mais il ne pouvait échapper à ses pensées, et ses pensées étaient sombres. Ce romantique assis sur un trône et amoureux de sa couronne ne pouvait se dissimuler que les réalités s’accordaient mal avec ses rêves. Il ne considérait comme un vrai roi que le souverain qui exerce un pouvoir absolu, qui est libre de faire tout ce qui lui plait, et tout lui rappelait sa dépendance. Il avait un suzerain, et de temps à autre le prince royal de Prusse venait inspecter son armée ; d’autre part, il était en butte aux taquineries de ses chambres, qui lui témoignaient leur mauvaise humeur par de sourdes chicanes, quelquefois par de bruyans éclats. Ce n’est pas un roi de féerie qu’un monarque constitutionnel, et aucun métier n’est moins romantique que le sien. Sa vie se compose de détails épineux à régler, de difficultés journalières qu’il doit résoudre à force d’application, en consultant son bon sens qui lui dit quand il faut céder et quand il faut résister. Ce roi de Bavière se trouvait dépaysé dans son siècle. Comme Hamlet, il pensait que le monde était sorti de ses gonds, et, comme Hamlet, il se sentait impuissant à l’y faire rentrer. Il n’avait point d’Ophélia pour le distraire, et, de jour en jour, il s’enfonçait davantage dans son noir et dans son dégoût.

Les rêves inquiets, a dit un philosophe, sont réellement une folie passagère, et la folie passagère se tourne facilement en folie permanente quand on est le petit-fils d’un roi qui n’avait pas le cerveau très sain et qui a souvent scandalisé son royaume par le cynisme de ses déraisons. Incapable de réagir contre ses fantaisies, Louis II devint leur proie ; les désordres de son esprit se changèrent en de véritables égaremens. Ce noctambule était tourmenté par la plus cruelle des manies, par le délire des persécutions ; il lui semblait qu’hommes et choses s’étaient donné le mot pour lui déplaire et le braver. S’abandonnant à son humeur sauvage, il cherchait le repos dans l’oubli du monde, dans l’oubli de tout. Il s’arrangeait pour s’occuper le moins possible de ce qui se passait à Munich et dans ses chambres. Ses ministres eux-mêmes lui parurent importuns et fâcheux ; il les tenait à distance, ne communiquait avec eux que par l’entremise de ses secrétaires de cabinet, et bientôt ses secrétaires n’eurent plus d’accès auprès de lui ; il ne voulut avoir affaire qu’à des subalternes, à ses valets de chambre, à son coiffeur. Les gens de rien ont cela de commode qu’on n’a pas à compter avec eux et qu’ils n’osent pas deviner ce qui se passe dans votre tête de fou.

Le seul goût qui lui restât était celui de la pierre ; il avait la passion des bâtisses, c’était par là du moins qu’il pouvait ressembler à Louis XIV. Mais, à force de bâtir, il épuisa sa caisse, il dut recourir aux expédiens, aux emprunts, et, le jour où il apprit que ses créanciers demandaient à rentrer dans leur argent, il lui parut que leur impertinence faisait à la royauté un intolérable affront. Le 26 janvier de cette année, il sommait son ministre de l’intérieur de lui fournir 20 millions de marks pour continuer ses constructions, ou de quitter incontinent le pays. Le 17 avril, il commandait à son cabinet de soumettre au parlement un projet d’emprunt pour son compte particulier. Les ministres s’y refusèrent, il entra en fureur. Cet homme doux était devenu cruel ; il lançait des lettres de cachet, il ordonnait des supplices. Dans ses momens les plus lucides, tantôt il chargeait quelque savant de lui découvrir quelque part un pays où l’on pût régner sans constitution, tantôt il songeait à vendre son royaume pour acheter une île déserte, où il aurait vécu seul avec ses pensées et son coiffeur.

Chose curieuse, on savait depuis longtemps à Munich qu’il avait l’esprit dérangé ; ses ministres seuls affectaient de ne pas s’en douter. Ils s’étaient conféré de leur propre autorité une sorte de régence ministérielle, où ils trouvaient leur compte et leurs aises. Mais, M. de Lutz en est convenu, quand ils apprirent que leur souverain s’occupait de négocier en pays étranger des emprunts qui pouvaient causer des ombrages à Berlin, ils se réveillèrent, ils secouèrent brusquement leur torpeur. On le déclara incapable de régner, on l’enferma et, en vérité, on procéda sans ménagemens à cette exécution. Il ne voulut pas survivre à sa gloire ; il résolut de se tuer, mais il décida aussi qu’avant de quitter ce monde, il tuerait le médecin qui avait eu l’insolence de constater qu’il était fou. Il guetta l’occasion, il la trouva. Cette fin ne manque pas d’une certaine grandeur, mêlée de quelque cruauté et peut servir d’avertissement aux rois, petits ou grands, qui ne se défient pas assez de leurs rêves.

Le malheur est qu’il a laissé sa couronne à un autre fou. Il s’était dérangé l’esprit par un entier abandonnement de sa volonté à ses chimères ; le prince Othon s’est trop amusé et s’en est trop repenti. Il faut lui rendre la justice qu’il est moins dangereux que son frère ; il est enfermé depuis longtemps et il ne bâtit ni n’emprunte. On s’imaginait généralement en Europe que le prince Luitpold serait proclamé roi ; de grands docteurs en droit constitutionnel ont décidé que cela ne se pouvait, et la Bavière est condamnée, pour de longues années peut-être, aux difficultés, aux embarras d’une régence. Cette solution, qui n’en est pas une, n’est pas de nature à contenter les patriotes bavarois ; il leur tarde sans doute que leur pays en ait fini avec le provisoire et avec les souverains qui déraisonnent ; mais c’est une impatience qu’on ne ressent pas à Berlin.


G. Valbert.