Le Roi Guillaume de Prusse

Le Roi Guillaume de Prusse
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 721-757).
LE ROI GUILLAUME
DE PRUSSE


I

Aucun prince n’a mieux compris et rempli le devoir royal que Guillaume, roi de Prusse. Il n’y a pas manqué un seul jour de sa vie. Son éducation avait été exclusivement militaire ; il ne fut initié aux affaires d’État qu’à quarante-quatre ans, lorsque son frère le nomma membre du ministère avec le titre de prince de Prusse. A son avènement à la régence, il ignorait à peu près complètement les institutions et le mécanisme gouvernemental. Mais il n’entendait pas être une simple griffe, et sa conscience se refusait à rendre obligatoires des lois dont il ne saisirait pas la portée. Il s’initia à toutes les spécialités du gouvernement d’un grand État, même aux principes de la science du droit. Au travail du matin au soir, sans autre délassement que le théâtre, où il restait encore accessible aux affaires, lisant tous les rapports, creusant toutes les questions, écoutant bien, saisissant vite, exprimant sa pensée avec une concision claire, sans recherche de phrases à effet, il a été toujours l’âme agissante, présente et visible à tous, de son gouvernement. « Je n’ai pas le temps d’être fatigué, » disait-il à ceux que son immense labeur surprenait. Très sérieux, très réfléchi, très prudent, il pesait les chances avant de s’engager et se préparait à les rendre favorables ; mais il savait aussi prendre promptement sa résolution à l’heure des crises pressantes, et comme sa volonté était aussi ferme que calme, une

[1] fois son parti arrêté, il ne reculait pas et allait jusqu’au bout sans regarder en arrière ; la crainte d’un danger, au lieu de le retenir, le poussait plus vite du côté où on le lui montrait. Il ne se croyait pas rapetissé par la haute valeur de ses auxiliaires, assuré que, quelque grands qu’ils fussent, il les dépasserait toujours de sa tête de roi. Il sut les choisir : il leur demandait beaucoup et savait leur inspirer la passion de le bien servir, ne les abandonnait pas quoi qu’on dît et fît contre eux, leur témoignant sa reconnaissance par des attentions délicates et persévérantes, et, même dans les emportemens dont il ne sut pas se défendre en quelques circonstances exceptionnelles, ne les blessant par aucune parole irréparable. Il apportait à son gouvernement un scrupuleux esprit de justice et d’humanité, n’aimant pas à sévir, toujours disposé à accorder des grâces et répugnant autant que Louis-Philippe à signer l’ordre d’une exécution.

L’homme privé était aimable, galant envers les dames, d’un abord facile, non vindicatif quoique rancuneux : égal d’humeur, doux de caractère, préoccupé de ne pas faire de la peine, aimant à obliger, sûr, d’une stricte économie, quoique sachant à l’occasion déployer les splendeurs royales, ne jouant ni ne fumant. Il ne voyait aucune incompatibilité à être à la fois chrétien et franc-maçon ; il avait suivi avec assiduité les travaux des Loges de 1840 à 1850 ; être franc-maçon était à ses yeux un titre de recommandation, et pourtant sa religion n’était pas tiède ; il demandait un jour à Bismarck : « Qu’entend-on au juste par le mot orthodoxe ? — C’est quelqu’un, répondit celui-ci, qui croit que Jésus-Christ est le fils de Dieu, et qu’il est mort pour nous, victime de nos péchés. — Comment ! s’écria le roi, y a-t-il un homme assez abandonné de Dieu pour ne pas croire cela ? » — Dans sa jeunesse il fut romanesque, et sans l’interdiction formelle de son père, il eût contracté un mariage d’inclination. Il épousa par ordre Augusta de Saxe-Weimar, princesse intelligente, beaucoup et bien parlante, d’une âme haute et généreuse, qui s’était épanouie au souffle de Goethe et qu’une culture exceptionnelle avait rendue poétique, littéraire, éprise de tous les arts et de toutes les sciences, sans en excepter la politique. Il y avait trop de poésie dans cette femme d’idéal pour ce roi soldat, et quoiqu’elle ne fût pas sans influence, ils vécurent dans des relations souvent troublées[2].

Certaines des qualités du roi Guillaume peuvent se rencontrer dans les rois d’un pays quelconque. Il en est de particulières à un roi de Prusse : un roi de Prusse doit être un homme de rapine et de conquête, un esprit tendu à prendre, à s’arrondir sans scrupules, estimant licite ce qui est profitable ; sur toutes choses, il doit aimer la guerre, être un chef d’armée. Guillaume fut un roi de Prusse supérieur : la guerre lui paraissait « le rafraîchissement nécessaire aux peuples » et il se plaignait que la Prusse fût restée aussi longtemps sans la faire ; sa mission lui semblait moins de rendre heureux quelques millions d’hommes soumis à son autorité, que de conquérir l’Allemagne. Il ne savait pas comment ni quand cela arriverait, mais il était certain que cela serait et qu’il devait travailler à ce que cela fût. Il se montra toujours « moult convoiteux et enclin à gaigner, » selon ce qu’au dire de notre Froissard était tout bon Allemand. Le 20 mai 1849, il écrivait : « Quiconque veut gouverner l’Allemagne doit la conquérir, cela ne se fait pas à la Gagern[3]. Dieu seul sait si le temps de cette Unité est déjà venu. Que la Prusse soit destinée à se trouver à la tête de l’Allemagne, cela ressort de toute notre histoire, mais quand et comment y sera-t-elle ? Cela dépend. »

L’observance des règles de loyauté auxquelles il s’astreignait dans son gouvernement intérieur lui eût semblé un manque au devoir dès qu’elle était un obstacle à l’agrandissement de son royaume. Alors il trouvait toutes naturelles, toutes saintes, des duplicités dont son âme de gentilhomme aurait eu horreur s’il s’était agi d’un intérêt personnel. Il pratiquait les hypocrisies nécessaires du conquérant providentiel avec la grâce volpine du faux bonhomme, et il possédait le don facile des larmes opportunes. Tout cela se marquait sur son visage empreint d’une majesté bienveillante, qui imposait le respect et inspirait l’attrait, mais que traversait, dès qu’il s’animait, l’éclair fauve d’un œil de renard aux aguets.

Son frère avait entrevu l’avenir de la Prusse dans les nuages d’une fantaisie de rêveur ; lui le chercha dans les réalités pratiques d’une organisation militaire. Il eut toujours présente la maxime du grand Frédéric : « Si jamais on négligeait l’armée, c’en serait fait de ce pays-ci[4]. » Dans son château de Babelsberg, jusque dans sa chambre à coucher, il y avait de petits soldats en plomb ; il s’était entouré d’un cabinet militaire dont le chef ne le quittait jamais et avec lequel il travaillait plusieurs heures par jour, sans compter les conférences assidues avec le ministre de la Guerre ou avec le chef de l’état-major général, contrairement à l’usage ancien qui soumettait exclusivement cet officier au ministre de la Guerre. Il se considérait comme l’inspecteur permanent de son armée ; partout où il passait, il procédait à une revue. Son arrivée sur le front d’une troupe était imposante : Il portait la main à son casque et d’une voix forte il criait : « Bonjour, 1er de uhlans, » par exemple, et comme un roulement de voix courait par les rangs : « Bonjour, Majesté ! »

La réforme militaire fut la première pensée de son gouvernement. Avant de toucher aux institutions, il chercha les hommes de taille à les transformer ; il en trouva deux de premier ordre, Roon et Moltke.


II

Roon et Moltke étaient à peu près contemporains[5], tous les deux fils de soldats, nés dans une famille pauvre, de parens en désaccord ; tous les deux se frayant un chemin à la force du poignet, par le travail, la bonne conduite, le succès aux examens, l’estime des chefs ; tous les deux, professeurs et écrivains[6] ; tous les deux ne cherchant, en dehors du travail, la force et la distraction que dans la famille : « Mon plus grand bonheur, écrivait Moltke, c’est ma petite femme : décidée, ferme, n’ayant rien de superficiel, rarement triste, jamais maussade. Quel trésor je possède ! » Roon, dans une visite chez un pasteur, père de huit enfans, rencontre la fille aînée, âgée de dix-huit ans, aux yeux bruns rayonnant d’une grâce gaie, simple et charmante ; il la regarde, la salue, et, le lendemain, la demande en mariage. « Elle a été, a-t-il dit souvent, la bénédiction de ma vie. »

Le plus sympathique des deux était certainement Roon. Moltke, long, maigre, le visage vigoureusement intelligent et clair, mais rébarbatif, sec, dur, aigu comme une lame d’acier, les lèvres minces et serrées, l’œil bleu implacable, la tenue glaciale, les paroles rares, l’aspect d’une Parque, ne témoignant quelque joie ou quelque expansion qu’à une perspective de guerre. Roon, haut de six pieds, les yeux bleus, expressifs et pénétrans, le front élevé, entouré de boucles de cheveux blonds, ce qui l’avait fait surnommer Albert au front ouvert, d’allures cordiales, vives, facile aux expansions et même aux emportemens, admirateur fervent de Weber et de Mozart.

Moltke était surtout un soldat de métier : élève dans l’école des Cadets de Copenhague, il avait servi quelque temps le Danemark et, pendant quatre ans, la Turquie. Il eût été au moyen âge un de ces condottieri fameux qui se louaient au plus offrant. Roon, un de ces Junkers, patriotes, conservateurs et féodaux, dévoués quand même au roi absolu, ennemis de la France à laquelle ils en voulaient de l’incendie du Palatinat autant que d’Iéna, eût répété volontiers ce que le général de Scharnhorst disait à Varnhagen en 1840 : « Les Français représentent le principe de l’immoralité dans le monde ; depuis deux cents ans, la France est le foyer du mal ; il faut qu’elle soit anéantie ; si cela ne se faisait pas, il n’y aurait pas de Dieu au ciel. »

Moltke était entré, par hasard, en relations avec le roi. On remit un jour à Guillaume, alors simple chef de corps, des plans de forteresses. Frappé de la supériorité de l’un d’eux signé Moltke : « Voilà, dit-il à ses généraux, qui est remarquable ; suivez de près cet officier, on en fera certainement quelque chose. » Il en fit d’abord le chef d’état-major de son fils, puis le chef d’état-major général de l’armée[7].

Les rapports de Guillaume et de Roon étaient plus anciens et plus assidus. La réputation de son enseignement et de ses écrits, son autorité de directeur de la section historique du grand état-major général, décidèrent le prince à lui demander de se charger de l’éducation de son fils. Pour s’en dispenser, Roon invoqua ses sentimens réactionnaires qui, étant connus, nuiraient dans l’opinion publique à la popularité du jeune homme. On eût passé outre, s’il n’eût posé comme condition *me qua non, que son élève serait éloigné de la Cour, où une éducation sérieuse était impossible. Le Prince ne voulut pas se séparer de son fils. Roon désigna à sa place son ami intime, le colonel Fischer, et néanmoins conserva la confiance du prince. Elle s’accrut en 1849, quand il fut attaché au corps qui opéra sous ses yeux contre l’insurrection badoise. Nommé chef d’état-major du 10e corps, il fit partie, avec Alvensleben, de la petite cour du futur régent installé à Coblentz en sa qualité de gouverneur militaire de la Westphalie.


III

Dans cette période de l’histoire militaire de la Prusse, Roon a une importance bien supérieure à celle de Moltke, soit à cause de ses relations personnelles plus fréquentes avec Guillaume devenu régent, puis roi, soit à cause de la haute prévoyance de ses vues. Moltke, d’une habileté supérieure à lever les plans, à reconnaître le terrain, à réglementer le mécanisme d’un état-major et à en instruire les officiers, ne se rendait pas aussi bien compte du vice capital de l’organisation prussienne. Ni la mobilisation partielle de 1849, qui avait fait d’une insurrection sans conséquence une affaire sérieuse, ni la mobilisation générale de 1850, qui avait obligé à subir l’humiliation d’Olmütz, ne lui avaient inspiré aucune inquiétude sur la supériorité de l’armée prussienne. Elles avaient au contraire profondément alarmé Roon : il n’avait pas aperçu seulement les défectuosités secondaires (quoiqu’il n’y ait rien de secondaire à la guerre) semblables à celles qui se manifestèrent dans l’armée française en Crimée : lenteurs résultant de la centralisation, désordre causé par l’organisation vicieuse ou incomplète des services administratifs du train, de l’intendance, etc., il avait vu aussi le grave défaut spécial à l’armée prussienne et dont l’armée française était exempte, la landwehr.

L’armée du grand Frédéric était une petite armée de métier composée d’hommes recrutés surtout parmi les étrangers par n’importe quels moyens, assujettis au service toute leur vie jusqu’à l’épuisement de leurs forces physiques ; elle s’augmentait d’une milice nationale beaucoup plus nombreuse, soumise pendant la paix à des exercices variant d’un an à quatre ou cinq semaines, et introduite au moment de la guerre dans les cadres de l’armée de métier où la tenait cerclée une discipline de fer. Une nouvelle organisation ébauchée, pendant la guerre de l’Indépendance, fut établie par la loi du 3 septembre 1814 et les ordonnances du 17 mars et du 7 novembre 1813 et du 21 novembre 1815. Tout Prussien fut en principe obligé au service militaire pendant trois ans dans l’armée active, deux ans dans la réserve (de 20 à 25 ans), pendant sept ans dans le premier ban de la landwehr (de 25 à 32 ans), pendant sept ans dans le second (de 32 à 37). Pour certains jeunes gens dits volontaires, placés dans des conditions déterminées, le service dans l’armée active était réduit à un an. Quiconque n’était ni dans l’armée active, ni dans la réserve, ni dans les deux bans de la landwehr, entrait dans la landsturm.

On avait exagéré les services que la landwehr avait rendus en 1813 et 1815 ; on l’avait conservée après la paix, surtout à cause de l’état des finances et dans la crainte des complications extérieures. Roon la considérait comme une institution fausse et faible : composée en bonne partie de gens mariés, elle tenait de la milice et de la garde nationale, manquait du véritable esprit militaire, ne fournissait pas une réserve sérieuse ; son inaptitude à un service de guerre effectif était démontrée ; ses officiers, choisis parmi les volontaires, n’avaient pas d’instruction technique ; il était urgent de l’exclure de l’armée active. Si on voulait en conserver le nom à cause de sa belle signification, la défense du pays, il n’y avait qu’à l’appliquer à toute l’armée.

Roon avait exprimé ses critiques et indiqué ses remèdes dans de nombreuses conversations avec Guillaume ; il les avait résumées dans un mémoire (22 juillet 1858). Le Régent, accablé alors des soucis de son installation politique, le renvoya au ministre de la Guerre Bonin. Roon espérait mieux ; il vint à Berlin dire sa déception. Le Régent le reçut avec des yeux humides, une voix émue, et force serremens de mains : « Oui, je comprends tout cela, lui dit-il ; cela doit arriver, mais quand cela arrivera-t-il ? Alors vous devrez être là. » Le ministre de la Guerre ne se prêta pas à ses projets, et chercha à les étouffer ; d’autres tels qu’Alvensleben, le vieux Wrangel, Manteuffel, l’appuyèrent. La mobilisation de 1859, dont la lenteur empêcha l’agression projetée contre la France, mit de nouveau en relief les imperfections signalées dans le mémoire de 1858, et rendit Roon plus ardent à poursuivre la prompte réalisation de la réforme. Néanmoins les résistances ne désarmaient pas. Enfin le Régent, depuis longtemps converti, brusqua la situation et nomma Roon ministre de la Guerre à la place de Bonin, envoyé au commandement d’un corps (5 décembre 1859).

Roon se met immédiatement à l’œuvre : il opère à la fois la réforme de l’administration de l’armée et celle de son organisation. Il simplifie l’administration en déplaçant son centre de gravité qu’il transporte du ministre de la Guerre au commandant du corps d’armée. Par là la mobilisation deviendra aussi régulière et aussi ordonnée qu’elle a été jusqu’alors lente et confuse. Il complète ses facilités par une étude sur l’emploi des chemins de fer dont on ne s’était pas servi en 1859.

Il transforme radicalement l’organisation militaire. On a dit de Scharnhorst, l’auteur de l’organisation de 1814, qu’il fut l’armurier de la liberté ; Roon se fait l’armurier de la conquête et il en forge le glaive. L’obligation théorique du service militaire avait cessé d’être une réalité ; on n’avait au début levé annuellement que 40 000 hommes, ce qui correspondait environ à toute la partie virile d’une nation de 10 millions d’âmes ; la population s’étant accrue, atteignait maintenant 19 millions, et le chiffre de la levée était resté le même ; d’où il résultait qu’une partie de la population demeurait dans ses foyers exempte de tout service.

Roon proposait : d’abord de rendre effectif le service obligatoire universel, en élevant la levée annuelle à 60 000 hommes, ensuite, tout en maintenant à trois ans le service dans l’armée active, de porter à quatre, au lieu de deux, le service dans la réserve et d’y incorporer les deux premiers bans de la landwehr, composés en général de célibataires ; les autres bans dont le service serait abrégé d’un an ne feraient plus partie de l’armée et on les affecterait, si ce n’est dans des cas d’exceptionnelle gravité, au service de la défense intérieure.

L’augmentation de l’effectif annuel et du temps de la réserve entraînait une extension des cadres « desquels, comme a dit Napoléon, dépend toute la force d’une armée. » Il proposait par conséquent de créer 39 régimens nouveaux d’infanterie et 10 de cavalerie. Enfin il décrétait le perfectionnement du matériel par l’adoption du fusil à aiguille et des canons se chargeant par la culasse.


IV

Pour opérer ces réformes, il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Les projets que présenta Roon au Landtag (10 février 1860) exigeaient une augmentation de dépense de 9 millions de thalers, le double presque de ce que coûtait l’ancienne armée.

Ces réformes suscitèrent une violente opposition parmi les militaires de routine et les libéraux qui, en Prusse comme ailleurs, poussent, par des déclamations soi-disant patriotiques, les gouvernemens à des guerres dont ils leur refusent les moyens. Toucher à la landwehr, à cette institution du salut national, c’était un sacrilège. Et pourquoi cette profanation ? pour enlever à l’armée prussienne son caractère de représentation du peuple, pour donner des grades à des hobereaux impertinens qui faisaient peser leur arrogance sur la bourgeoisie ! On était assez chargé d’impôts ; ce militarisme à outrance allait les rendre plus lourds ; il menaçait la prospérité nationale aussi bien que les libertés publiques.

Ces objections prirent une forme légale dans le rapport de la commission chargée d’examiner le projet ministériel et dont l’autorité parut d’autant plus décisive que le rapporteur était le général en retraite Stavenhagen. La Commission acceptait l’élévation du chiffre de la levée annuelle à 63 000 hommes ; elle repoussait l’exclusion de la landwher comme blessante pour les traditions patriotiques ; au lieu d’approuver la prolongation du service dans la réserve de deux à quatre ans, elle proposait la réduction à deux ans du service dans l’armée active. Devant cette opposition, le ministère retira la loi.

La conséquence de ce retrait devait être que, de son côté, la Chambre n’accorderait pas les 9 millions de thalers qu’on lui demandait pour une réforme dont elle se refusait à voter le principe. Par une de ces inconséquences dont le parlementarisme fournit tant d’exemples, elle les accorda provisoirement, sous la réserve qu’aucune solution définitive ne serait adoptée sans son consentement. Provisoirement aussi, Roon se mit à l’instant à opérer sa réorganisation définitive, à créer des régimens, des écoles, à conférer des grades, à fabriquer des canons et des fusils ; Moltke installa le mécanisme de décentralisation, qui devait assurer la régularité et la rapidité des mobilisations futures, et le premier acte militaire du nouveau roi fut une distribution de drapeaux à sa nouvelle armée (18 janvier 1861).

Dans la session suivante, le Landtag proteste de nouveau en principe contre une réforme qui était, dans ses lignes principales, un fait accompli : il déclare ce fait accompli illégal, car « toute dérogation au régime militaire de la loi de 1814 ne peut être opérée que par une loi. » Puis, renouvelant son inconséquence de la session précédente, il accorde encore les fonds provisoirement, et pour accentuer ce provisoire, à mesure que le fait devient plus définitif, il décide que les fonds accordés passeront du budget ordinaire au budget extraordinaire. C’était d’un haut comique.

Roon avait essayé d’empêcher ces inconséquences par des discours, qui durèrent parfois plus de quatre heures, prononcés lentement, en véritable orateur, d’une voix forte, profonde, d’un ton de confiance et de commandement qui, n’étant pas tempéré par des drôleries à la Bismarck, exaspérait. Ses collègues, s’ils l’eussent osé, se seraient rangés du côté de l’opposition, ne le soutenaient que très mollement : il leur était à charge, parce que, sur d’autres sujets, il se trouvait en aussi complet désaccord avec eux qu’avec la Chambre pour son projet militaire.


V

Bien des divergences séparaient le roi de ses conseillers, une inarrangeable, parce qu’elle tenait à l’essence même des choses, et qu’elle portait sur le caractère fondamental du régime constitutionnel prussien. Avant de prêter serment à la Constitution qu’il octroyait le 6 février 1850, Frédéric-Guillaume IV avait dit : « La condition vitale de l’œuvre est que la possibilité de gouverner avec cette loi me soit donnée, car en Prusse, le roi doit gouverner, et je gouverne, non pas parce que c’est mon bon plaisir. Dieu le sait, mais parce que c’est l’ordre de Dieu ; c’est pourquoi aussi je veux gouverner. Un peuple libre sous un roi libre, telle était ma devise depuis dix ans : elle est encore la mienne et le sera tant que je respirerai. » — Son successeur avait accepté intégralement cet héritage. Résolu à respecter la Constitution, à ne pas essayer de la restreindre ou de l’escamoter par des interprétations pharisaïques, il n’entendait à aucun prix s’entraîner au delà. En conservant la liberté à son peuple, il ne laisserait pas la bride échapper de ses mains. « Gouverner, c’est régulariser le lit d’un fleuve, disait-il, fortifier sa rive là où les flots Pont rompue ou la menacent, ne pas rendre le lit trop étroit ou trop large, ne point placer de digue au travers, afin que le flot repoussé ne désole pas les plaines environnantes. En Angleterre, les digues ont été placées trop loin ; dans la Hesse électorale et dans le Hanovre, trop près. »

Il espérait trouver le juste milieu. Et voici comment : le roi règne et gouverne, dirige la politique, choisit ses ministres et les congédie, déclare la guerre de sa propre volonté ; au-dessous de lui, pas de conseil homogène et solidaire ; chaque ministre, en rapport direct avec le roi, administre en toute liberté son département ; le titre de premier ministre impose un plus grand poids de responsabilité, il ne confère aucun de ces pouvoirs en quelque sorte souverains, attachés en Angleterre à cette qualité. Le premier ministre peut adresser à ses collègues des conseils ou des prières, il n’a aucun ordre à leur donner ; le roi est le véritable ministre président, le seul qui ait le pouvoir de prescrire à tous et à chacun. Le premier ministre exerce-t-il une influence prépondérante, il le doit à ses qualités personnelles, non à l’ordre constitutionnel ; contresignés par lui, les actes du gouvernement n’en restent pas moins des résolutions royales spontanées. Les deux Chambres, égales en droit, nonobstant la différence de leur origine, votent les lois et le budget, contrôlent l’administration, limitent le pouvoir de gouverner du roi, ne le suppriment pas. Interprètes de la pensée personnelle du roi, les ministres ne relèvent que de lui ; dès qu’ils ont sa confiance, celle des Chambres leur est inutile ; elles n’ont pas prise sur leurs personnes, et il n’entre dans leur compétence politique ni de les désigner ni de les renverser ; elles n’ont à se prononcer que sur leurs actes. — C’est la conception du pouvoir présidentiel américain appliqué à une monarchie.

Les libéraux prussiens opposaient à cette théorie les principes de la constitution anglaise sur l’inviolabilité royale, la responsabilité ministérielle devant le parlement, la prépondérance de la Chambre des députés à laquelle doit appartenir le dernier mot. Ils admettaient qu’en cas de dissentiment, soit entre les deux Chambres, soit entre elles et la Couronne, le roi pût en appeler au pays par une dissolution, mais si le pays se rangeait du côté des députés, il ne lui resterait qu’à congédier ses ministres et à renoncer à ses projets ; l’appui de la Chambre haute ne suffirait pas à infirmer l’effet du verdict national.

Le Roi marqua sans se lasser sa double volonté de respecter les libertés publiques et de ne jamais se plier au régime parlementaire anglais. Une association à l’instar des comités garibaldiens et mazziniens s’étant fondée après 1859, sous le titre de National-Verein, dans le dessein de reprendre l’œuvre de l’Unité allemande, et la Diète ayant exclu de Francfort son comité directeur, les quatre rois allemands demandèrent au roi de Prusse de lui fermer ses États : il s’y refusa. — Mais il rejeta les propositions de ses ministres sur la responsabilité ministérielle et la limitation des pouvoirs de la Chambre des Seigneurs et à Kœnigsberg, dans la cérémonie du couronnement[8], il plaça lui-même le diadème sur sa tête à l’exemple de Napoléon Ier, et lorsqu’il eut aussi couronné la reine, il dit : « Je monte comme roi sur un trône entouré d’institutions conformes aux temps, mais pénétré de cette conviction que la couronne vient de Dieu seul, j’ai voulu confirmer dans un lieu consacré qu’en toute humilité je la reçois de ses mains. »

Ce combat constitutionnel n’était pas un de ceux qu’on tranche une fois pour toutes ; il renaissait sans cesse, surtout depuis le conflit militaire. Les ministres étaient soutenus par la famille du roi : la reine Augusta ne cachait pas son goût pour les institutions parlementaires, de même que le prince royal, entraîné par la princesse Victoria, sa femme. Roon, seul ; se séparant de ses collègues et de la famille royale, suppliait le Roi de ne pas céder. Le Roi se fût volontiers débarrassé de ses ministres libéraux, quoiqu’il n’aimât pas les figures nouvelles, s’il eût su par qui les remplacer. Roon ne s’en mettait pas en peine : « L’homme cherché existe, disait-il ; Votre Majesté n’a qu’à l’appeler ; c’est Bismarck, » Il l’avait indiqué dès 1860, lors des premières oppositions contre la loi militaire ; il y revint plus fort en juin 1861, quand la retraite de Schleinitz rendit vacant le département des Affaires étrangères. — Appelez Bismarck, répéta-t-il, c’est sa place.


VI

Le Roi appréciait le courage et le loyalisme de Bismarck et n’eût pas mieux demandé que de le faire ministre, mais il en avait peur. Il l’appela pourtant de Saint-Pétersbourg.

Bismarck était alors devenu décidément un homme nouveau. Le Junker enragé d’absolutisme avait disparu dans la brume de plus en plus épaisse du passé ; maintenant il était convaincu de l’impossibilité d’une monarchie absolue, car où elle existe ce n’est pas le roi qui gouverne, c’est le bureaucrate, l’aide de camp de Sa Majesté, la femme ou la maîtresse. Il considérait le régime constitutionnel comme la seule forme acceptable du gouvernement monarchique ; il lui paraissait très désirable et très nécessaire que la politique fut publiquement discutée devant une grande assemblée de représentans du peuple, investie du pouvoir de faire les lois, d’établir les impôts, d’arrêter par un veto la prodigalité, les folies royales, de combattre l’étroitesse d’esprit bureaucratique, l’abus des protections masculines et féminines, enfin d’arracher des yeux du roi les œillères qui l’empêchent d’embrasser d’un coup d’œil sûr sa tâche dans toute son étendue[9] : il en était arrivé, sur la nécessité d’une libre critique par la presse et le parlement, au point où s’était placé Cavour dès son début. Ainsi les deux hommes d’État qui ont opéré deux si grandes révolutions nationales n’ont pas cru que la suppression des libertés publiques augmenterait leur force !

Tout en reconnaissant la nécessité d’un pouvoir parlementaire, Bismarck le concevait autrement que Cavour : il acceptait sa coopération, non sa souveraineté. L’indépendance du roi dans le choix de ses ministres, dans la direction de sa politique lui paraissait le caractère propre de la monarchie : dès que le chef de l’État est asservi à la loi des majorités, fût-il héréditaire, on est en république aussi bien que s’il était électif. Il approuvait donc le roi de ne pas subir la domination des députés, mais il ne lui conseillait pas de déchirer la constitution et de fermer le Parlement : il fallait le laisser se réunir, parler, voter, essayer de le ramener, et s’il s’obstinait, agir sans s’inquiéter de ce qu’il dirait ou voterait, sauf à régulariser plus tard les irrégularités. Ces idées convenaient tout à fait au Roi, et sur la politique intérieure, on se trouva d’accord.

Sur la politique allemande, qui était alors pour la Prusse presque toute la politique étrangère, on s’entendit moins bien. Le Roi était blessé que l’Autriche considérât la Prusse comme une personne qu’on n’admet pas, et nourrît l’arrière-pensée de la ramener à la subordination d’avant la guerre de Sept ans. Il s’indignait, le bon apôtre, qu’elle inspirât aux Princes le soupçon que son unique pensée fût d’arrondir son territoire et d’annexer ses voisins, il désirait la fin de cette politique de défiance, il ne voulait pas de rupture, car il était légitimiste respectueux du droit des souverains, et il n’oubliait pas les recommandations dernières de son père sur l’amitié à conserver avec l’Autriche et la Russie. Le « testament de Papa, » ces simples mots calmaient aussitôt ses mécontentemens.

Bismarck, fidèle à son prince jusque dans les moelles, ne sentait pas dans une goutte de son sang l’obligation de lever un doigt pour les autres princes : il tenait plus à justifier leurs défiances qu’à les dissiper ; diplomatiquement, il consentait à parler d’accord, pourvu qu’in petto cela signifiât guerre. Il insistait surtout sur la connexité de la politique intérieure et de la politique extérieure ; on ne devait pas les considérer isolément, car elles étaient en dépendance étroite l’une de l’autre. Il y avait contradiction entre la politique intérieure conduite par des ministres constitutionnels et la politique extérieure dirigée par la pensée légitimiste du roi, l’une libérale, l’autre conservatrice. Il fallait les mettre d’accord et rendre la politique extérieure aussi libérale, si ce n’est plus, que la politique intérieure. Il ne voyait pas d’autre moyen de se dégager des embarras parlementaires. « Les Allemands, disait-il, sont presque aussi vaniteux que les Français. Si on leur persuade qu’ils ont du prestige à l’extérieur, alors tout leur plaira à la maison. Au contraire, s’ils ont le sentiment que le moindre Wurtzbourgeois fait peu de cas d’eux, ils découvriront des maux intérieurs partout et ils donneront raison à tout folliculaire qui déclamera contre le gouvernement. »

Le Roi trouvait ces vues extrêmes, risquées, prématurées surtout. Néanmoins ce n’est pas ce qui l’arrêtait. Ses appréhensions provenaient, non de ce qu’était Bismarck, mais de ce qu’on le croyait être. On ignorait la transformation opérée dans ses idées, on ne savait pas combien il s’était converti aux nécessités constitutionnelles, détaché de l’Autriche, rapproché de l’idée nationale. Son nom signifiait dans le public, violence, réaction, coup d’État, haine de la démocratie et de la liberté. Le Roi redoutait que son entrée dans ses conseils ne fût considérée comme le prélude du renversement de la Constitution par la force et il ne voulait pas s’exposer à cette suspicion imméritée. Il le renvoya à Pétersbourg avec de bonnes paroles et fit venir de Londres Bernstorff. Celui-ci accepta de succéder à Schleinitz ; toutefois, flairant qu’il avait en réserve un successeur, il ne nomma personne à son ambassade afin de la reprendre à sa sortie du ministère.


VII

Cependant les complications s’accumulaient. Le Roi était l’objet à Bade d’une tentative d’assassinat. A la Diète, les projets de réforme pullulaient. L’Autriche protectionniste s’efforçait dempècher la conclusion avec la France d’un traité de commerce qui diminuait les droits. L’opinion publique s’enflammait en faveur du peuple de la Hesse en lutte avec son Duc.

En Prusse même, les résistances contre la loi militaire, qui s’identifiaient de plus en plus avec l’aspiration au système parlementaire, augmentaient. À cette occasion un député et le chef du Cabinet militaire du Roi, Ervin de Manteuffel, se battirent en duel, et le Roi fut obligé de se séparer momentanément de ce dernier, condamné à un temps de forteresse.

Les adversaires décidés de la réforme arrivaient en immense majorité dans le nouveau Landtag élu le 6 décembre 1861 : Roon et Bernstorff en étaient exclus ; la fraction conservatrice n’y comptait que vingt-quatre voix. Les nouveaux élus écartèrent la transaction boiteuse du Landtag précédent et rayèrent du budget tous les crédits affectés à la réorganisation de l’armée.

Le Roi dissout le Landtag ; fatigué des mollesses de ses ministres de l’ère nouvelle, il se sépare d’eux. Au prince de Hohenzollern, leur chef nominal, que sa santé empêchait de s’occuper des affaires, il adjoint comme substitut un autre impotent, Hohenlohe-Ingelfigen, président du Sénat (18 mars 1862). Le véritable chef était le ministre des finances Heydt, auquel Roon et Bernstorff continuaient leur concours.

Les élections qui suivirent la dissolution du Landtag renvoyèrent la même majorité parlementaire hostile à la réforme militaire (6 mai 1862). On crut alors que l’heure de Bismarck avait sonné, surtout quand on le vit à la parade de la Garde portant pour la première fois un uniforme de major de cuirassiers. Connaissant son Roi, il savait qu’il aurait plus de prestige à ses yeux, s’il se présentait en costume militaire, et il avait sollicité ce grade qui, disait-il, lui permettrait de figurer mieux à Pétersbourg ; le chef du cabinet militaire, Manteuffel, après le lui avoir longtemps refusé, le lui avait enfin accordé. Ce ne fut pas à Pétersbourg que Bismarck se para de son bel uniforme. Le Roi, importuné par Roon, l’avait encore une fois rappelé de son ambassade, mais une fois encore, au dernier moment, il ne se sentit pas le courage de le pousser de là au ministère. Pour gagner du temps, il l’envoya comme ambassadeur à Paris sous prétexte qu’il lui serait utile, avant de prendre les affaires, d’établir des relations personnelles avec l’Empereur et de se rendre bien compte de ses dispositions.


Le secrétaire de notre légation à Pétersbourg, Fournier, entrait chez Gortschakof au moment où Bismarck en sortait. « Vous voyez cet homme, dit le chancelier russe, il y a en lui l’étoffe d’un ministre du grand Frédéric. » En relations familières avec Bismarck, notre diplomate lui rapporte le propos. « C’est vrai, répondit-il, et même, le grand Frédéric manquant, je le serais bien à moi tout seul. »

Bismarck avait été à Pétersbourg reçu en ami par la Cour et la famille impériale. Le Tsar lui avait proposé de le prendre à son service. Gortschakof lui montrait même ses dépêches secrètes, lui témoignant une confiance si entière que Bismarck en était stupéfait, car lui n’en eût témoigné une pareille à personne. Il partit regretté, embrassé, couvert de décorations. « Vous me comblez, disait-il, que me réserverez-vous pour plus tard ? » Le soir du jour où il venait de remettre au Tsar ses lettres de rappel et d’en recevoir les plus tendres témoignages, Fournier remarqua aux breloques de sa montre un cachet qu’il n’y connaissait pas. « C’est du nouveau, dit-il. Qu’est-ce ? — C’est, répondit Bismarck, le souvenir que je veux emporter de la Russie ; en lettres slavonnes, j’ai fait graver là : Nitchevo, Rien : c’est toute la Russie, il ne faut jamais l’oublier. » Il arriva à Paris en juin 1862.


VIII

Le cabinet autrichien s’inquiétait de cette nomination. Rechberg disait à Gramont : « Si M. de Bismarck avait eu une éducation complète, il serait un des premiers hommes d’État de l’Allemagne, si ce n’est le premier. Il est courageux, ferme, exalté, plein d’ardeur, mais incapable de sacrifier une idée préconçue, un préjugé, à n’importe quelle raison d’un ordre supérieur ; il n’a pas le sens pratique de la politique ; c’est un homme de parti dans la force du mot, et, comme il a du charme et de l’influence en affaires, nous ne voyons pas ce choix sans inquiétude, parce que ce n’est pas un ami que nous aurons là. » Cette inquiétude devint une espèce de panique par la coïncidence de cette nomination avec l’arrivée à Paris de Budberg, l’ambassadeur de Russie. Rechberg envoya confidentiellement à Metternich des pouvoirs illimités pour s’entendre à tout prix avec l’Empereur[10].

Napoléon III cherchait le rachat de la Vénétie en Orient en passant par le Mexique : il eût pu s’épargner ce long trajet et l’obtenir avec la possession à son profit de la rive gauche du Rhin par-dessus le marché, s’il avait consenti à assurer à l’Autriche la prédominance en Allemagne par un traité d’alliance offensive et défensive : il préféra rechercher l’amitié de la Prusse. Il reçut Bismarck familièrement à Fontainebleau et il eut avec lui les entretiens les plus confians. Il parla avec respect de la noble personnalité du roi Guillaume. « Il regrettait ses difficultés intérieures avec le Landtag, il lui semblait que la Prusse était appelée par la nature des choses à opérer une transformation de la confédération allemande, et, si le gouvernement prussien en faisait le but de ses efforts, il surmonterait facilement ses autres difficultés. La France pouvait s’accommoder de toute transformation de l’Allemagne qui n’entraînerait pas l’entrée de l’Autriche dans la Confédération, parce que par là l’équilibre de l’Europe serait troublé. » Il l’instruisit de la communication de Metternich. « Elle me met en quelque embarras, lui dit-il, car, sans parler de l’antagonisme d’intérêt entre les deux États, j’ai une aversion presque superstitieuse à me mêler aux destinées de l’Autriche. » Puis à brûle-pourpoint, il lui demande s’il croyait le roi disposé à contracter une alliance avec lui. Bismarck, étonné d’une politique qui n’aurait pas été la sienne s’il eût été Napoléon III, répondit que le roi avait les meilleurs sentimens, que les préjugés de son pays contre la France avaient presque complètement disparu, mais qu’une alliance supposait un but déterminé. — L’Empereur convint que ce serait une grosse faute que de créer des événemens, qu’on ne pouvait supputer à l’avance ni la direction qu’ils suivraient, ni la force avec laquelle ils se produiraient, mais que l’on pouvait prendre des dispositions pour ne pas être surpris et aviser d’avance aux moyens d’y faire face et d’en profiter. Il proposait une alliance diplomatique, en quelque sorte préventive, dans laquelle on prendrait l’habitude d’une confiance réciproque, où l’on apprendrait à compter les uns sur les autres en vue des situations difficiles[11]. — L’Empereur ne se vantait pas quand il dit plus tard à Goltz que personne en France ne nourrissait envers la Prusse une amitié pareille à la sienne<ref> Sybel, t. III, p. 305. </re>.


IX

Bismarck ne se cantonna pas dans les cercles officiels. Un soir, sans redouter de déplaire aux Tuileries, il se présenta chez Thiers, place Saint-Georges, et dans le cours de la visite que celui-ci lui rendit, il lui offrit avec une tranquille assurance de le réconcilier avec l’Empereur. « Avouez-le, lui avait-il dit, vous boudez avec vos amis et vos livres. — Quand on a des opinions, répondit Thiers, il faut les respecter. — Sans doute, riposta-t-il, il faut avoir des idées, mais il faut les servir par le pouvoir ; tenez, j’arrangerai votre affaire avec l’Empereur. » Thiers détourna la conversation.

Dans les nombreux entretiens qu’il rechercha, Bismarck s’était montré amusant, fécond en saillies, jovial, expansif, bon enfant, captivant, d’une loquacité qui ressemblait à de l’intempérance, d’une franchise apparente qu’on eût volontiers taxée d’indiscrétion. Il se donnait l’air d’exposer ses projets futurs à qui voulait les entendre, avec une telle fougue abandonnée qu’il paraissait livrer, comme malgré lui, le secret de son ambition. « La Prusse ne saurait rester telle qu’elle est délimitée : elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté de Hanovre ; elle est en l’air ; il faut qu’elle s’arrondisse et que dans l’intérêt général de la civilisation et de l’Europe elle se donne des membres mieux équilibrés, une assiette plus régulière. Quel moyen d’y arriver, si ce n’est d’absorber quelques-uns de ces petits Etats qui, incapables de se mouvoir eux-mêmes, gênent ses mouvemens, et d<‘ renverser cette confédération vermoulue, véritable fléau de l’Allemagne ? Cet accroissement de la Prusse n’était pas de nature à inquiéter la France ; il ne s’agissait pas de réunir l’Allemagne sous une seule domination : l’ambition prussienne avait une limite nécessaire, le Mein ; elle n’allait pas au delà ; le Sud s’appartiendrait ou continuerait à graviter dans l’orbite de l’Autriche. La Prusse indépendante, dégagée de toute sujétion de la Russie ou de l’Autriche, deviendrait une alliée précieuse. Que de questions, Orient, Italie, même Pologne, insolubles aujourd’hui, se trancheraient par l’union du peuple de Napoléon et de celui de Frédéric ! Rien d’ailleurs n’empêcherait la France elle-même de s’arrondir, si elle le jugeait nécessaire à sa sécurité ou à son influence. Il ne pouvait être question des provinces rhénanes, qu’à aucun prix on ne lui céderait, auxquelles d’ailleurs elle avait la sagesse de renoncer, mais la Belgique était là, comme une proie toute prête. »

Il ne se risqua pas à insinuer quoi que ce soit qui ressemblât à une menace contre l’Alsace et se crut obligé même d’écarter tout soupçon. Revenant de Fontainebleau en compagnie de Maury, il lui dit qu’il était absurde de vouloir qu’une nation ne se composât que d’hommes d’une même race, que cela la privait des qualités de la race différente de la sienne : « Il vous est avantageux d’avoir l’Alsace qui est habitée par des Allemands, car lorsque vous avez besoin des qualités allemandes, vous les trouvez là. Il est avantageux pour la Prusse d’avoir la Posnanie, car lorsque nous avons besoin des qualités propres aux Polonais, nous les trouvons là[12]. » Il supposait que Maury répéterait ce propos à l’Empereur.

L’astucieux diplomate se gardait bien de dire, car cela eût obtenu moins de succès, que le dernier mot de sa politique serait, de façon ou d’autre, plus ou moins vite selon les hasards favorables ou contraires, de soumettre à la suzeraineté prussienne l’Allemagne tout entière, en deçà aussi bien qu’au de la du Mein, et d’en exclure totalement l’Autriche. Il avait encore plus garde d’ajouter que s’il lui convenait, tant qu’il serait faible, de cajoler la France afin de l’assoupir, il était résolu d’employer ses forces accrues à la braver, à se mesurer avec elle, à l’abattre, à lui prendre au moins Strasbourg, à l’abaisser au rang de puissance de second ordre.

De telles arrière-pensées eussent paru grotesques en 1862. Nul ne les soupçonna, et un peu partout, chez Thiers comme à la Cour, il fut admis que la France avait un ami dans le futur ministre prussien. Il avait gagné le monde officiel par ses railleries sur les libéraux, son dédain pour leur système parlementaire, sa résolution hautement annoncée, s’il arrivait aux affaires, de réduire l’assemblée rebelle à son roi, de résister aux injonctions factieuses du corps électoral, et, à la rigueur, de gouverner par décrets, sans budget voté. On l’admirait, on l’encourageait, on brûlait d’apprendre son avènement. On y voyait une bonne fortune pour la consolidation du régime de 1852, battu en brèche par l’opinion publique et déjà démantelé.

Tandis que les Anglais, aveuglés par leurs soupçons chimériques, regardaient l’Empereur sans le pénétrer et s’obstinaient à voir en lui l’homme de rapine prêt à fondre sur le Rhin, les Allemands, à première vue, démêlèrent vite qu’ils n’avaient pas à leurs flancs un conquérant en arrêt et que la bonté et l’idéalité constituaient les traits principaux du caractère de leur puissant voisin : « Un sourire avenant, bon même, éclaire sa physionomie, avait écrit Moltke de Compiègne ; la plupart du temps, lorsqu’il est assis, il demeure tranquille, la tête inclinée d’un côté. Les circonstances ont montré que sa tranquillité n’est pas de l’apathie, mais bien le produit d’un esprit supérieur et d’une forte volonté. Dans un salon, il conserve un aspect imposant ; non qu’il veuille en faire parade : cependant sa conversation semble toujours empreinte d’une certaine timidité. Il a toujours fait preuve de modération et de douceur. »

A. son tour, Bismarck jugea qu’on accordait trop à son esprit, pas assez à son cœur et qu’il était meilleur et pas si habile qu’on le croyait. Il se prononça durement sur son gouvernement. Un conseiller de l’ambassade russe, d’Oubril, lui demanda, en banalité de conversation : « Êtes-vous content ? — Oui, très content, répondit-il, j’ai vu ce que je voulais voir : de loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien. » Il répétait de la France ce qu’il avait dit de la Russie, Nitchevo. — A d’autres, il racontait : « J’ai rencontré deux femmes amusantes, l’Impératrice, la plus belle femme que je connaisse, et la Walewska, mais pas un homme. » Quant à la nation en général, son jugement fut encore plus significatif dans son insolente raillerie : » Il y a dans le caractère français une crédulité proverbiale[13]. » Il avait le droit de le penser dès ce moment, après l’accueil ingénu qu’il recevait parmi nous.

A mesure que la saison chaude chassait de la capitale les ministres, la cour, les diplomates, les hommes politiques et fermait les salons, Bismarck trouvait le séjour de Paris pesant : il était seul, sans sa femme et ses enfans, sans ses équipages, restés en Poméranie ; il s’énervait de cette existence « de rat dans un grenier vide, ou de chien errant avalant la poussière chaude de Paris, bâillant aux cafés et aux promenades. » Il alla passer quelques jours à Londres, puis revint, énervé de ne recevoir aucune nouvelle de Prusse. Le roi ne se décidait ni à l’appeler ni à l’écarter ; la perspective de lui confier les Affaires étrangères, le seul ministère qu’il eût accepté volontiers, l’épouvantait toujours ; Bismarck partit en voyage dans le Midi « afin de faire provision de forces avant d’entrer dans la galère. » Il ne tarda pas à oublier ses raisonnemens philosophes et à se tourmenter de l’indécision où on le laissait ; on lui avait promis qu’il serait fixé au bout de six semaines ; les semaines s’écoulaient et on ne lui disait rien. Enfin à sa rentrée à Paris, il trouva une dépêche de Boon du 18 septembre : « Periculum in mora, dépêchez-vous. L’oncle de Maurice Henning[14]. » Il partit immédiatement et arriva à Berlin le 20 au matin.


X

Le Landtag, malgré les négociations, n’avait pas désarmé. La commission parlementaire proposa de rayer du budget de 1862 toutes les dépenses pour la transformation de l’armée et de la flotte et de déclarer nulle légalement la constitution actuelle de l’armée prussienne. Ces propositions radicales, même subversives, furent adoptées, à la suite d’une discussion des plus violentes de sept jours, à la majorité de 308 contre 11 (23 septembre 1862).

Toute cette longue lutte, qui durait sans interruption depuis le commencement de 1860, soit avec ses ministres, soit avec le Landtag, soit avec l’Autriche et la Diète, soit avec sa famille et une partie de sa Cour, avait brisé les forces physiques et morales du Roi, qui cependant était un vaillant. Quand Roon lui écrivait : « Il ne faut pas laisser ébranler le rocher de bronze de l’armée, » il mettait en marge : « Je n’y survivrai pas. » — En communiquant à Roon sa résolution d’abandonner Manteuffel à la justice à cause de son duel, il lui écrivait : « Ce sont là des choses qui pourraient presque m’enlever la raison parce qu’elles impriment à mon gouvernement comme un sceau de malheur. Que veut donc faire le ciel de moi ? »

Roon n’était pas moins désespéré. Dans la désagrégation générale, il ne voyait qu’une organisation capable de résister, l’armée ; il voulait la préserver de la lente décomposition qui gagnait partout ailleurs[15]. Affligé des douleurs de son Roi, il le réconfortait de toute son âme : « J’ai vu aujourd’hui des larmes dans les yeux de mon Roi, mon maître aimé, qui m’ont rempli de douleur et de colère. Je devais écrire à Votre Majesté tout ce que je pouvais lui dire aujourd’hui parce que j’avais le cœur dans la gorge. Et cette colère et cette douleur seraient partagées par des millions de vos fidèles sujets, s’ils étaient assez malheureux pour savoir leur roi bien-aimé dans une angoisse aussi cruelle. »

Le vote implacable d’un Landtag, déjà dissous une fois, acheva d’accabler le Roi. — Que faire ? dit-il à Roon qui était venu le lui apporter à Babelsberg. — Le général, dont la constance ne peut être assez admirée, lui répondit ce qu’il lui avait dit invariablement à chaque crise depuis 1860 : « Appelez Bismarck. — Il ne voudra pas, répondit tristement le Roi, il ne consentirait pas à rien entreprendre maintenant ; d’ailleurs, il n’est pas là et on ne peut pas discuter avec lui. — Il est ici, et il est prêt à se rendre à l’appel de Votre Majesté. »

On craignit encore néanmoins que Bismarck ne fût venu en vain. En effet le Roi apprit que dès son arrivée il avait conféré avec le Prince Royal. Cela le mit en défiance : « Encore un, dit-il, qui va vers mon fils. » Roon lui expliqua qu’il avait été appelé par le Prince Royal, qu’il n’avait pu refuser de se rendre à cet appel, mais qu’il avait refusé d’exprimer une opinion avant d’avoir vu Sa Majesté. — Le Roi, calmé par cette explication, reçut Bismarck.

Il lui dit : « Je ne veux pas gouverner si je ne suis pas en état de le faire comme je peux en répondre devant Dieu, devant ma conscience, devant mes sujets ; or, je ne le puis pas si je dois me soumettre à la volonté de la majorité actuelle du Landtag, et je ne trouve plus de ministres disposés à me soutenir contre elle ; aussi, me suis-je décidé à abdiquer, » Il lui montra sur sa table un acte d’abdication écrit de sa main. — Bismarck répondit : « Votre Majesté a tort de se croire abandonnée ; dans tous les cas, elle ne l’est pas par moi ; depuis le mois de mai, je suis prêt à entrer dans le ministère, Roon y demeurerait avec moi, et je remplacerai ceux que mon entrée ferait sortir, — Etes-vous prêt, lui demanda le Roi, à soutenir comme ministre la réorganisation de l’armée ? — Oui. — Êtes-vous prêt à la soutenir contre la majorité du Landtag ? — Oui. — Alors mon devoir est de tenter avec vous la continuation de la lutte. Je n’abdique plus. »

La conversation continua dans le parc. Le Roi lut un programme, qui remplissait huit pages in-folio d’une écriture serrée, plein de toutes sortes de promesses. Bismarck l’interrompit : « Il ne s’agit pas de nous gêner par un programme et par des concessions qui ne désarmeront personne. Si nous continuons les erremens du passé, je viendrai refaire les discours qu’on a déjà faits avant moi, je serai en minorité comme mes prédécesseurs l’ont été, je m’userai ; Votre Majesté sera obligée de me renvoyer et tout ira de mal en pis. Nous ne pouvons sortir du conflit actuel que par une guerre ; il faut nous y préparer : il en est une indispensable, facile à amener dès que nous y aurons rendu les puissances favorables, celle avec le Danemark. Si Votre Majesté désire que j’en organise une autre (et en lui-même il pensait à celle avec l’Autriche), je suis prêt à y travailler ; j’aiderai Votre Majesté à repousser le régime parlementaire, même par la dictature, ou je périrai avec elle ; mais pas de programme et une guerre.» Le Roi déchira son papier en petits morceaux[16]. Son aspect devint tout autre ; il s’était relevé, portait la tête haute et marchait d’un pas ferme. — Le jour même, il nomma Bismarck ministre d’Etat et président intérimaire du Conseil en attendant la retraite du Prince de Hohenzollern, légalement titulaire (22 septembre 1862).


XI

Bismarck était devenu chauve ; ses amis l’appelaient l’homme aux trois cheveux. Ses traits s’étaient accentués en dureté, mais l’ensemble bien équilibré de clarté, de calcul, d’audace, de volonté, frappait davantage. Bouledogue, a-t-on dit, toujours prêt à aboyer, à s’élancer et à mordre : comparaison qu’on ne peut accepter parce qu’elle supprime le rayon intellectuel si intense dans cette forte physionomie.

Les peuples admettent que les fondateurs de domination dont la postérité aime à s’entretenir ne sont pas tenus aux scrupules du philosophe ou aux délicatesses morales de l’honnête homme. Omnia retinendæ dominationis honesta[17]. « La supercherie, la mauvaise foi et la duplicité sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui conduisent les nations, » a ajouté un moderne, qui allait prouver l’axiome par sa pratique, Frédéric[18]. Toutefois, se montrer disposé à toutes les incorrections morales ne suffit pas à rendre grand un homme d’État ; il doit posséder en outre des qualités d’esprit et surtout de caractère de premier ordre, sans lesquelles n’avoir ni foi ni loi ne lui serait d’aucun profit.

Bismarck était amplement muni des perversités habituelles aux célèbres maîtres en l’art politique : rien ne le gêne ; cynique et astucieux, sans aucun scrupule ni vis-à-vis de lui-même, ni vis-à-vis des autres ; aussi facile à se démentir qu’à abandonner des alliés devenus gênans ; toujours prêt à boire l’iniquité comme l’eau ; ne paraissant jamais plus sincère que lorsqu’il dissimule ; véridique parfois, pour mieux préparer les tromperies futures ; intarissable en arguties pour colorer ses trames et leur donner un air d’équité ; effréné dans sa course vers la puissance.

Mais en même temps il possédait à un degré peu commun les qualités multiples et variées des fondateurs d’Empire : la promptitude aux occasions et la prévision réfléchie ; l’activité impatiente des résultats et la patience coutumière des longues attentes, l’aplomb d’un ferme et constant courage, la ténacité au travail, l’imperturbabilité à braver les contretemps et l’imprévu, le mépris de l’indécision, l’intrépidité à prendre les partis héroïques et à assumer les responsabilités qui conduisent à la gloire ou à l’écrasement ; le coup d’œil sûr du bon sens, tourné en bas plutôt qu’en haut, qui perce les surfaces et pénètre au fond des caractères et des réalités, saisit au vol le moment souvent fugitif où devient réalisable ce qui jusque-là était impossible et va le redevenir dans un instant ; la modération dans le succès, la mesure dans l’audace, l’habileté à ouvrir des espérances, à captiver, séduire, divertir par son esprit original tourné aux saillies joviales ou incisives, quoique avec un fonds constant de brutalité ; la souplesse à s’élancer ou se retenir, à oser ou temporiser, à caresser ou terroriser. Un diplomate autrichien, avec lequel il négociait, ayant déclaré que le jeu fournissait la meilleure indication de la nature véritable d’un homme, il s’y livra avec frénésie ; l’Autrichien le jugea un casse-cou, agit en conséquence, et se fit rouler. Il se sert de tout le monde, même de Dieu : il le considère comme si bon Prussien qu’il le lance en exempt sur ceux contre lesquels il a décerné une contrainte. Avec cela, aucune des faiblesses débilitantes : cuirassé contre la vanité, qui vit de l’approbation d’autrui, par l’orgueil qui s’en passe ou la dédaigne et rend insensible aux murmures ou aux imprécations de ce qu’on appelle l’opinion publique ; dans un temps où la plupart des hommes d’État considéraient le libertinage des mœurs comme un des attributs de leur charge, ni l’amour des plaisirs, ni les désordres de la vie, ni les galanteries basses ; bestial toutefois, par son appétit colossal : le soir, on lui servait sur une grande table du vin, de l’eau-de-vie, de la bière, du fait, du jambon et il mêlait le tout, buvant, dévorant comme un Gargantua. « Cela me calme, » disait-il. Cela l’empêchait au contraire de goûter le calme suprême du sommeil et le privait de la sérénité du travail des heures matinales.

L’appui inébranlable du Roi était la condition de son succès. La manière dont il sut se l’assurer et le conserver à travers les aventures scabreuses où son maître eût préféré souvent ne pas s’engager, me paraît la perfection de l’art. Son premier artifice fut d’être un serviteur transcendant. Il se donnait corps et âme à sa tâche, y sacrifiant son repos, sa santé, ses convenances personnelles. « Je paie toujours à guichets ouverts, » disait-il. Comment se séparer d’un tel serviteur ? Lui parti, le Roi n’aurait eu qu’à recommencer son acte d’abdication. Un personnage vulgaire se fût laissé aller à l’étourdissement de qui se sait nécessaire. Bismarck n’oublia jamais que, sous la simplicité aimable de Guillaume, veillait l’orgueil d’un roi de droit divin. Quelque affermi qu’il se sentît, il conserva l’attitude d’un sujet déférant devant le maître qui l’a élevé et qui, d’un geste, peut le culbuter. Le plus souvent, il semblait accepter les décisions qu’il venait de suggérer. Même à ces heures d’angoisse où quelque licence se justifierait, il ne paraît pas s’être écarté dans ses véhémences du respect le plus strict ; je doute qu’il ait jamais pris vis-à-vis de son roi le ton de Cavour envers le sien, après Villafranca. Il s’appliqua surtout à mettre au large la conscience du monarque. Machiavel a noté « qu’il est parfois avantageux au prince de manquer à l’honneur et parfois même très dommageable de ne pas le faire, mais qu’il lui est toujours utile de paraître un pieux observateur des vertus dont il s’affranchit. » Bismarck a inventé mieux : il a su persuader à son Roi que la perfection de la loyauté est de n’en avoir pas, et il ne l’a lancé dans aucune entreprise inique sans l’avoir convaincu qu’il accomplissait un acte de vertu. De même que Moltke fera des manœuvres enveloppantes le principal de la tactique prussienne, le procédé constant de la diplomatie de Bismarck sera de contraindre, par des provocations intolérables, sous peine de la perte de l’honneur, celui contre lequel il a résolu et préparé la guerre, de la déclarer le premier. Alors son roi pourra jurer devant Dieu qu’il va au combat malgré lui, et devant les hommes qu’il est, non un détrousseur de provinces, mais un justicier qui punit des coupables.

Le dernier trait qui complète ce caractère et lui donne son originalité, c’est la férocité. « Que Dieu assiste sa nature d’ours ! » écrivait Roon à propos d’une de ses maladies. Sans doute il est tendre pour sa femme et ses enfans, mais le fauve l’est aussi pour sa femelle et ses petits. En dehors de ceux qui forment encore une portion du soi et, peut-être, de son vieux maître, il n’aime personne ; il méprise les hommes au point de se lamenter sur le pauvre bonheur qu’on trouve à les dominer ou les duper. Les grands hommes d’Etat, a-t-on dit, ne sont pas venus au monde pour être des "Vincent de Paul ; leur mission est d’accomplir durement une lâche dure, sans se soucier du qu’en-dira-t-on : Bismarck va au delà des duretés nécessaires ; même quand cela est inutile, par disposition native, il se montre dédaigneux de tout ce qui est humanité, incapable d’un mouvement de générosité ou de clémence, vindicatif, sauvage, épanché en invectives, en dénigremens, en sarcasmes, sans bienveillance pour personne si ce n’est pour lui-même, poussant toujours ses jugemens sur les autres à la caricature, non satisfait de vaincre, poursuivant le vaincu de ses insultes, de ses calomnies, en tout vraiment semblable aux barbares, ses lointains ancêtres, dont un ancien a dit : « in summa feritate versutissimi natumque mendacio genus[19], rusés dans leur férocité et nés pour le mensonge, » Tel qu’un chêne de fer, tout en branches rigoureuses, sans feuilles ni ombre, il s’élève, haut, menaçant, terrible, au-dessus du troupeau des barbouilleurs de protocoles et de dépêches, des monarques en déroute et des peuples écrasés.


XII

On retrouve formulés par lui-même en maximes quelques-uns des traits de caractère que nous a appris l’observation de ses actes : « Quand j’ai un ennemi en mon pouvoir, je l’exécute. — En politique il n’y a pas de place pour la pitié[20]. — Varnhagen est vain et méchant : qui ne l’est pas ? Il ne faut pas compter sur les hommes et je suis reconnaissant de chaque trait qui me replie sur moi-même. Il n’y a sur la terre que jonglerie et hypocrisie[21]. — En politique on ne fait rien pour autrui sans y avoir un intérêt quelconque[22]. — Je tiens pour un misérable lâche le ministre qui, au besoin, n’expose pas sa tête et son honneur pour sauver sa patrie, même contre la volonté des majorités. La légalité nous tue, et justement son contrepoids est dans le droit de défense que possède l’Etat si son existence est mise en danger ou en doute. — Grise est la théorie : il n’y a de vert que l’arbre brillant de la vie, sous lequel j’ai recueilli mes expériences. — La politique n’est pas une science qu’on peut apprendre. comme beaucoup de professeurs se l’imaginent, elle est aussi peu une science que le sont la sculpture et la peinture. On peut être très fin critique et pourtant n’être pas un artiste, et Lessing lui-même, maître de tous les critiques, n’eût jamais entrepris de faire un Laocoon ; c’est un art, et celui qui ne le possède pas fait mieux de n’y pas toucher. — Je ne puis m’embarrasser de ce que l’on vienne me dire que cela contrarie les théories juridiques : avec les théories juridiques, on ne peut faire de la politique extérieure. — Ce que j’ai dit m’est parfaitement indifférent. — Jamais encore je ne me suis refusé à une modification d’opinion quand les circonstances m’y obligeaient. — Je subordonne quand il le faut mes opinions personnelles aux nécessités de l’État. — J’ai acquiescé à mainte chose qui ne correspondait pas à ma conviction politique. — La popularité rend pour moi une chose plus douteuse et m’oblige à demander encore une fois dans ma conscience : cette chose est-elle effectivement raisonnable ? car j’ai vu trop souvent qu’on rencontre des acclamations quand on est dans la fausse voie[23]. »

On lui prête la maxime : la force prime le droit. Il avait trop d’esprit pour dire ce non-sens. S’il existe deux entités différentes, le droit et la force, nul homme raisonnable n’attribuera la primauté à la force. Bismarck ne l’a pas fait ; il a simplement répété le lieu commun de Grotius : « Dans les conflits européens pour lesquels il n’y a pas de tribunal compétent, le droit ne peut se faire valoir que par les baïonnettes[24]. » S’il n’avait pas cru oiseux ou imprudent de formuler sa véritable pensée, il eût dit ce qu’attestent tous ses actes, que la force est, selon la doctrine de Proudhon, le Dieu unique du monde, et qu’en dépit de la lamentation des hommes vertueux et sensibles, elle crée le droit[25]

Il a soutenu constamment deux luttes à la fois, l’une contre le Parlement, l’autre contre la Cour, la reine Augusta et les princes royaux. Chacune d’elles lui a inspiré une rancune particulière. La lutte contre le Parlement lui a laissé l’aversion dés orateurs, celle contre la Cour, l’antipathie des princes. Il exprime la dernière moins bruyamment que la première, mais il ne la ressent pas moins.

« Le christianisme seul peut détacher les princes de cette idée familière à la plupart d’entre eux, qu’ils doivent profiter de leur position pour vivre agréablement et n’obéir qu’à leurs caprices. — « J’ai vu trois rois pour ainsi dire nus et je dois dire que ces trois messieurs ne m’ont pas montré toujours quelque chose de bien beau[26]. » — Les souverains absolus les plus sages et les mieux disposés sont soumis aux faiblesses et aux imperfections humaines. Telle l’idée exagérée qu’ils se forment de leur propre sagesse, l’influence des favoris qui savent les prendre, sans parler des influences féminines, légitimes ou illégitimes. Le monarque le plus idéal, s’il ne doit pas devenir nuisible à tous par son idéalisme, a besoin de la critique. Ces coups d’aiguillon le remettent dans le bon chemin lorsqu’il court risque de s’en écarter. Joseph II est un exemple qui doit servir de leçon[27]. »


XIII

La nomination de Bismarck produisit un effet de stupeur, de colère et de terreur. Personne ne douta qu’il n’eût été choisi pour accomplir un coup d’Etat contre la Constitution prussienne et contre les libertés de l’Allemagne ; on se redisait les théories du député de 1848 et 1849 et on s’attendait à les retrouver dans les actes du ministre. Pourtant il ne se montra pas agressif au début. Il écrivit à Beust qu’il était absolument éloigné de tous les projets aventureux que ses adversaires dans la presse lui attribuaient. « Je n’éprouve pas le moindre désir, disait-il, de pousser la Prusse dans les voies de la politique sarde. » En arrivant au Parlement, il alla vers un des chefs de l’opposition, et, tirant de son portefeuille une petite branche d’olivier qu’il avait cueillie sur le tombeau de Laure, à Vaucluse : « C’est le symbole de la paix, voulez-vous l’accepter de ma main, au prix du vote du projet de loi militaire ? Si vous me cédez sur ce point où je ne puis transiger, vous me trouverez sur beaucoup d’autres d’un esprit conciliant auquel vous ne vous attendez pas. »

Il prouva aussitôt la sincérité de ce désir de rapprochement. On ne pouvait espérer que l’assemblée, qui venait d’effacer du budget de 1862 les dépenses militaires, les maintînt dans celui de 1863. Afin de prévenir un nouveau vote hostile qui eût rendu le différend inarrangeable, il retira le budget de 1863, en s’engageant à le représenter au commencement de la session prochaine, conjointement avec un projet de loi sur la durée du service militaire. Le lendemain, il s’efforça de convaincre la commission du budget « que le renforcement de l’armée était aussi nécessaire que le pain. » Il fit entrevoir, autant que cela était prudent, que cette réorganisation était imposée par la prévision de la guerre qui dénouerait fatalement le dualisme des deux grandes puissances de la Confédération. « La Prusse doit recueillir ses forces pour le moment propice, que déjà plus d’une fois on a laissé échapper. Les frontières données à la Prusse par le Congrès de Vienne ne sont pas bonnes pour le corps d’un État sain et valide. Ce n’est point par des discours et des votes de majorité que les grandes questions de notre temps seront résolues (ce fut là l’erreur de 1848 et de 1849), c’est par le fer et le sang. » Il exprima sa ferme volonté de maintenir ce qui en fait était déjà consommé : il n’avait pas accepté l’héritage sous bénéfice d’inventaire, il se sentait responsable du passé. Il montra sans déguisement les conséquences de l’obstination du Landtag : l’accord des trois pouvoirs législatifs étant exigé par la Constitution pour l’établissement du budget, si l’un des pouvoirs refuse son assentiment, alors il y a tabula rasa et il résulte de là un droit de nécessité pour le gouvernement de continuer à administrer sans budget[28].

La presse reproduisit bruyamment ces déclarations dont elle ne mit en lumière que le côté agressif. Il n’y avait plus à en douter, le nouveau ministre serait un Strafford ou un Polignac préparant à son roi le rôle de Charles Ier ou de Charles X. La reine Augusta partageait ces appréhensions et les exprima vivement à son mari venu à Baden pour célébrer le jour de son anniversaire. Bismarck, le devinant, alla à la rencontre du Roi à sa rentrée à Berlin. Il l’attendit longtemps dans la gare inachevée de Jüterbogk, assis sur une brouette renversée, dans l’obscurité. Il le découvrit dans un compartiment de première classe, seul, préoccupé. Il lui raconta ce qui s’était passé dans la commission du budget, ce qu’il avait dit, et lui exprima sa ferme volonté de faire ce qu’il avait annoncé. Il suffisait de montrer au Roi un champ de bataille, un devoir d’officier à remplir, un poste à défendre jusqu’à la mort, sur l’ordre de son chef hiérarchique. Dieu, pour qu’il n’hésitât pas. Les impressions de Baden s’effacèrent aussitôt et, quoi qu’on ait fait, quoi qu’on ait dit depuis, il a conservé sa loyale fidélité au serviteur qui le couvrait de sa personne et n’a reculé devant aucune des nécessités de la lutte acceptée. Il le notifia au public en nommant Bismarck définitivement président du Conseil et, ce qui était encore plus significatif, ministre des Affaires étrangères (8 octobre)[29].


De Vincke, chef des anciens libéraux, proposa un amendement conciliateur. Bismarck déclara que sans s’approprier les motifs de cet amendement, il l’adoptait comme gage de ses propres efforts pour amener une entente. L’amendement fut rejeté et une résolution comminatoire de la commission du budget fut adoptée à la majorité de 251 voix contre 36 (7 octobre 1862). Au contraire, la Chambre des Seigneurs, à une majorité de 150 voix contre 17, rejeta le budget de la Chambre et accepta celui du gouvernement (10 octobre). La guerre constitutionnelle devenait inévitable. Bismarck prononça la clôture du Landtag (13 octobre) en déclarant « que le gouvernement se rendrait coupable d’un grave manquement à son devoir si, se conformant aux décisions de la Chambre, il perdait le fruit des sacrifices considérables déjà faits, compromettait la situation de puissance de la Prusse, en arrêtant la transformation militaire opérée en vertu et au moyen des allocations antérieures votées par la représentation du pays. Le gouvernement se trouvait donc dans la nécessité de gérer le budget de l’Etat sans la base supposée par la Constitution. » Il écartait la supposition d’un coup d’Etat en exprimant la certitude que ces dépenses obtiendraient plus tard l’approbation du Landtag.

L’opinion publique ne tint nul compte de l’explication et de la promesse implicite de ne pas faire de coup d’Etat ; elle ne s’arrêta qu’au fait d’un budget dépensé sans vote préalable des deux Chambres, et elle le dénonça comme une atteinte aux droits et aux libertés du peuple prussien. L’indignation se déchaîna contre le ministre et même contre le Roi, redevenu tout à coup aussi impopulaire qu’il l’avait été en 1848 et en 1849, quand on l’appelait le Prince-Mitraille.


XIV

Débarrassé pour un temps du Landtag, Bismarck s’installa et compléta son ministère. En dehors de l’ami Roon, ses collègues, à en juger par le portrait qu’il nous en a laissé, étaient de médiocres personnages. Le ministre de l’Intérieur, Eulenburg, le plus intelligent, répugnait au travail, aimait le plaisir : éperonné par la nécessité, il était capable de talent, de riposte facile, pourvu cependant que cela ne durât pas, car alors il avait une maladie nerveuse.

Bismarck envoya comme ambassadeur à Paris Robert de Goltz, autrefois un des assidus de la petite cour de Coblentz, où il avait gagné les bonnes grâces du futur roi par l’âpreté de ses critiques contre la Convention d’Olmütz et son signataire, Manteuffel. Assez grand, d’un roux blanchissant, lourd de corps, il paraissait tout cœur, tout abandon ; ce n’était qu’un trompe-l’œil : la réalité de son humeur sarcastique se manifestait dès qu’il n’avait pas intérêt à la contraindre, par un rire strident presque sinistre. « Adieu, lui dit un jour Bismarck, ne mordez pas mon chien. » Il réunissait toutes les qualités du diplomate consommé ; il était aussi prompt, aussi délié, aussi sagace, aussi insinuant que Nigra. Il manquait seulement de docilité ; il n’était pas subordonné, ne voulait pas être considéré comme une de ces roues automatiques qui roulent à un signe du mécanicien, ou comme un de ces capitaines qui exécutent un mouvement sur l’ordre du colonel, sans s’enquérir du pourquoi ; il entendait qu’on lui expliquât la signification et le but des démarches dont on le chargeait ; il avait ses vues propres ; il les défendait même par-dessus la tête du ministre auprès du Roi. Il s’estimait d’ailleurs capable, lui aussi, d’aller de l’ambassade de Paris au palais de la Wilhelmstrasse. Ses amis affectaient de le poser en modérateur des vivacités de son chef.

Son entrée en jeu était de devenir amoureux de la souveraine auprès de laquelle il était accrédité. Il l’avait été de la reine Amélie de Grèce, il le fut incontinent de l’Impératrice Eugénie. Elle l’accueillit d’abord froidement, parce que, très engouée du prince de Reuss, chargé d’affaires depuis la mort d’Hatzfeld, elle eût désiré qu’il devînt l’ambassadeur. Goltz vint vite à bout de ce petit sentiment de dépit : il se montra fasciné ; partout où l’Impératrice paraissait, il s’attachait à ses pas comme entraîné par un aimant. Son pays n’en souffrit pas.

L’ambassadeur d’Autriche, Metternich, bellâtre aimable, bon musicien, médiocre diplomate, n’eût pas été de taille à lutter contre Goltz et surtout, comme il arrivera bientôt, doublé de Nigra, s’il n’eût été aidé par sa femme. La « jolie laide, » fille de l’excentrique seigneur hongrois Chandor, pétillait de grâce, d’esprit, d’entrain, sans que le grand air y perdît rien ; tapageuse d’apparence, au fond très sérieuse, il y avait en elle de cette charmante duchesse de Bourgogne qui, en riant et en amusant, arrivait à lire les dépêches secrètes. Elle appartenait au cercle intime de la Cour ; en jouant des proverbes, en débitant des chansonnettes, elle ne perdait pas de vue l’Empereur, moins encore Goltz, et elle découvrait ce que son mari n’eût pas soupçonné.


XV

Bismarck notifia sa prise de possession aux princes allemands par un acte de vigueur.

Le Hanovre et la Hesse électorale avaient proposé à la Diète le projet d’une nomination de délégués fédéraux, désignés par les diverses Chambres allemandes pour réformer la Constitution fédérale. Le venin de la proposition était moins dans la mesure en elle-même que dans la substitution du principe de la majorité à celui de l’unanimité qui jusqu’alors avait prévalu.

Bismarck tempête : il déclare que, si on entendait assujettir la Prusse à une majorité artificielle des États moyens et petits, il retirerait le ministre prussien de la Diète sans lui donner de successeur, tout en gardant ses troupes dans les forteresses fédérales. Et, par un acte d’audace qui montre ce dont il sera capable, au moment même où, à Berlin, il entre en lutte avec un parlement, il relève à Francfort le drapeau de la Révolution de 1848 et déclare que la réforme de la Confédération ne peut être opérée que par un parlement élu directement par le peuple.

Il fait entendre à l’ambassadeur autrichien à Berlin, Karolyi, et charge son ambassadeur à Vienne, Werther, de transmettre à Rechberg des remontrances qui sentent déjà l’odeur de la poudre. L’influence et l’activité de la Prusse devaient, au nord de l’Allemagne, exister non pas en première ligne, mais seules et sans rivales. La Prusse était donc décidée à les défendre à tout prix, et, si cette politique persistait, à sortir de la Confédération, et à s’unir aux ennemis de l’Autriche à la prochaine conflagration européenne. Rechberg, tout en protestant de ses intentions amicales, répliqua avec raideur : « Si le cabinet de Berlin constate avec amertume que son influence s’efface là où elle devrait régner toute seule, il faut en voir la cause dans le contraste entre l’attitude légale résolument prise par le gouvernement de l’Autriche et l’attitude incertaine et agressive récemment inaugurée par le gouvernement prussien. » Cette hauteur de l’Autriche anima les petits États. Leur langage devint aussi provocateur que celui de Bismarck : « Jamais les circonstances ne leur avaient offert une occasion plus favorable de ruiner l’influence prussienne qui les démolit pièce à pièce. Retarder la lutte qui est inévitable avec le chef actuel du cabinet, ce ne serait donc qu’en rendre les chances plus périlleuses. »

Bismarck ne demandait pas mieux que de pousser les choses à l’extrême, car dégainer le plus vite possible était le plus cher de ses désirs ; mais il ne pouvait s’engager dans une guerre contre l’Autriche et les petits Etats, sans s’être assuré des dispositions de l’Europe. L’Angleterre éloignée et impuissante ne pouvait intervenir que par des circulaires, et Bismarck ne s’en inquiétait pas. Il devait au contraire tenir grand compte de ses deux puissans voisins : la Russie et la France. La Prusse n’avait de relations assurées avec aucun d’eux. Le Tsar était attaché au roi, et Gortschakof à Bismarck ; néanmoins, entre les deux cabinets et, plus encore, entre les deux peuples, subsistaient des traces assez sérieuses de la mauvaise humeur occasionnée par les condescendances, excessives selon les uns, insuffisantes selon les autres, envers les puissances occidentales pendant la guerre de Crimée.

Les deux chancelleries ne se refusaient pas les petites taquineries. Bismarck avait consacré définitivement la pratique établie par Bernstorff de ne plus rédiger qu’en allemand les notes prussiennes jusque-là écrites on français. Gortschakof répondit à l’innovation par l’envoi d’une note en russe que personne ne comprenait au ministère. Bismarck, piqué, la fit reléguer ad acta, décida qu’on ne tiendrait compte que des documens rédigés en français, anglais ou italien. L’ambassadeur russe, Budberg, continuait néanmoins à envoyer ses notes russes, qu’on renfermait de même soigneusement dans l’armoire aux oubliettes. Il vint enfin lui-même demander pourquoi on ne lui répondait pas. — Répondre, dit Bismarck en prenant un air étonné, à quoi ? — Mais aux notes que je vous écris depuis quatre semaines. — Ah ! c’est juste ; il y a là un amas de documens en langue russe, ce doit être cela ? mais en bas (ses bureaux étaient au-dessous de son appartement) personne ne connaît le russe et ce qui arrive écrit en un langage incompréhensible est relégué ad acta. » — il fallut bien, au moins dans les circonstances graves, en revenir au français.

La principale difficulté au rétablissement des anciennes relations avec la Russie était l’obstination de Gortschakof à y introduire la France en tiers. C’est donc des dispositions de Napoléon III que Bismarck dut d’abord s’assurer.

En quittant Paris, il se croyait certain de son bon vouloir : la nomination de Drouyn de Lhuys, réputé l’ami de l’Autriche, vint troubler cette sécurité. Qui sait si le nouveau ministre ne conseillerait pas d’accueillir les ouvertures de Metternich, dont l’Empereur lui faisait naguère la confidence ? Il interrogea notre ambassadeur Talleyrand. « Une rupture, lui dit-il, est imminente ; mais il dépend de moi de lui donner une forme plus ou moins aiguë, plus ou moins immédiate. La résolution dont le contre-coup se fera plus longtemps attendre sera probablement préférée par le Roi, mais il me faut aussi prendre en considération les sentimens des cabinets et en particulier celui de votre gouvernement. — Je ne puis croire, répondit Talleyrand, que les choses soient arrivées au point que tout accord entre vous et vos confédérés soit devenu impossible. Je suis convaincu, au contraire, que devant les dangers dont vous menacez l’Allemagne, l’accord se rétablira et que l’on trouvera un moyen terme dont vous n’aurez pas à vous offenser. — Je sais, reprit Bismarck, que l’on ne prend pas notre résistance au sérieux. On se souvient qu’au dernier moment, la Prusse jusqu’ici a toujours cédé ; mais, cette fois, si nous entrons dans la voie qui s’ouvre devant nous, nous ne pouvons plus reculer et il faudra bien la parcourir jusqu’au bout. Il est vrai que le Roi peut m’échapper, mais ce qu’il ne pourra pas faire, c’est de m’entraîner après lui. Plutôt renoncer au pouvoir dans les vingt-quatre heures que de subir une offense à l’honneur national, — Mais enfin, demanda Talleyrand, quelle serait votre attitude vis-à-vis des États voisins qui resteraient fidèles au pacte fédéral ? — Aux premiers indices de guerre, répondit Bismarck, nous les occuperons militairement. Nous entrerons sans hésiter dans le Hanovre, la Hesse et la Saxe. Nous tracerons une ligne de démarcation entre l’Allemagne du Nord et celle du Sud et derrière cette ligne nous prendrons position. Nous pouvons faire encore la guerre sans recourir à l’emprunt ; le trésor est plein et quand nous aurons besoin d’argent, le pays nous en donnera. Si la Chambre nous en refuse, si sa haine contre le cabinet fait taire son patriotisme, ce sera un excellent prétexte pour la dissoudre. Nous demanderons alors 300 millions de francs aux diètes provinciales ou à celles des cercles. Nous sommes donc préparés à faire la guerre à l’Autriche ; mais pas à l’Autriche et à la France. Aussi donnerai-je pour instructions à M. de Goltz de demander officiellement au gouvernement de l’Empereur comment il envisage les éventualités que je prévois ; en un mot, ce qu’il fera si cela chauffe en Allemagne. — Si cela chauffe, il nous sera difficile de rester froids. »

Ainsi il dépendait absolument de Napoléon III de mettre aux mains la Prusse et l’Autriche et de faire éclater en 1863 la guerre intestine allemande de 1866.

Loin d’exciter à la rupture, il fit tomber de Paris une douche d’eau froide sur la surexcitation de Bismarck. Drouyn de Lhuys écrivit à Talleyrand : « Vous savez que Sa Majesté s’est imposé la loi de ne point intervenir dans les affaires de l’Allemagne et de s’abstenir de toute démarche qui porterait atteinte ou même seulement ombrage à l’indépendance des souverains et des peuples de ce pays. Aussi, dans l’état actuel des choses, tant que le conflit ne sortira pas du cercle des intérêts locaux, des prétentions particulières et des rivalités intérieures, la volonté de l’Empereur est d’en demeurer spectateur, non pas indifférent, mais impartial. Or cette attitude serait inconciliable avec l’expression d’un jugement prématuré sur l’origine, la nature ou la solution probable des questions qui sont maintenant k l’ordre du jour devant la Diète. Si par la force H os choses, la destruction de l’ancienne organisation germanique devenait un fait irrévocablement accompli, comme l’équilibre entre les forces des diverses puissances pourrait s’en trouver gravement affecté, l’Empereur rechercherait alors la combinaison qui offrirait le plus de garanties à la sécurité de ses États et à la paix de l’Europe (25 décembre 1862). »

Bismarck exprima, d’un ton chagrin, la déception que lui apportait cette fin de non-recevoir. « Mes conversations avec l’Empereur, dit-il, m’avaient fait espérer dans une certaine mesure le concours de la France. » Sans ce concours au moins passif, une guerre allemande eût été une folie. Il y renonça, se jeta dans une passe d’armes avec Vienne, Munich, Stuttgard, Francfort, Cassel, Hanovre. Sa bataille, à coups de circulaires, lui donna finalement une victoire, mais non celle qu’il eût voulue. La proposition du Hanovre et de la Hesse électorale fut repoussée par 9 voix contre 7 (22 juin 1863).

La froideur de la France l’avait réduit à se consumer dans une lutte en apparence sans issue avec les partis, la cour, le parlement, et à attendre les événemens. Ils ne le firent pas attendre longtemps. L’insurrection polonaise vint presque aussitôt lui offrir l’occasion de prendre son essor et de convaincre Rechberg qu’il n’était pas un casse-cou, mû par des passions irréfléchies, dénué de sens pratique, ne sachant ni calculer, ni prévoir.

La scène va changer. L’Italie, qui jusqu’ici y a été au premier rang avec Cavour, se place au second avec les hommes distingués, de valeur moyenne, qui lui ont succédé ; il lui reste son roi, mais, même avec lui, elle n’a plus sur les événemens qu’une action secrète et obscure. La primauté d’action passe à la Prusse. Au roi sentimental a succédé un roi militaire ; aux Manteuffel et aux Schleinitz, Bismarck, et à côté de Bismarck, des soldats tels que Roon et Moltke.

Les parties décisives où se joueront les destinées de l’Empire et de la France vont se nouer entre ces quatre géans et notre Empereur déjà fatigué, assisté de ministres sans initiative et sans autorité, empêtré dans ses deux interventions de Rome et du Mexique, captif de ses sympathies italiennes, tout occupé de la Vie de César, ayant renoncé à la réforme de son armée, et désirant avec passion ne plus courir les hasards d’une campagne en Europe.


ÉMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juin.
  2. Voir les intéressans Souvenirs de Madame Carette, t. III, ch. Ier, une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de la Cour impériale.
  3. Cela veut dire par des sentimentalités et des déclamations oratoires.
  4. Au prince Henri, 4 mai 1767.
  5. Moltke, né en 1800, Roon en 1803.
  6. Moltke, Histoire de la campagne russo-turque de 1829. Lettres sur la Turquie. Considérations historiques sur la Belgique. — Roon, éléments de la science des Etats ; un complet, l’autre abrégé, nommés « le grand et le petit Roon. » — Géographie militaire de l’Europe, Péninsule ibérique au point de vue militaire.
  7. Il en remplit les fonctions à partir du 29 octobre 1857 et fut définitivement nommé le 31 mai 1839.
  8. 18 octobre 1861.
  9. Discours des 9 juillet 1879, 14 mars et 26 novembre 1884, 26 mars 1886, 24 janvier 1887. Il y revient sans cesse dans ses Mémoires, notamment t. 1er, p. 20 et suiv.
  10. Bismarck constate ces dispositions de l’Autriche dans ses Mémoires, t. Ier, p. 326. « Déjà à Francfort jetais arrivé à la conviction que la politique de Vienne ne reculerait au besoin devant aucune combinaison, quelle sacrifierait la Vénétie ou la rive gauche du Rhin si par là elle pouvait acheter sur la rive droite une constitution fédérale avec la prédominance assurée de l’Autriche sur la Prusse. S’il n’existait pas déjà contre nous une alliance franco-autrichienne, nous en étions redevables, non à l’Autriche, mais à la France, et non à quelque préférence de Napoléon pour nous (l’ingrat !) mais à sa méfiance à l’égard de l’Autriche, qu’il ne croyait pas capable de naviguer avec le vent alors puissant de l’idée nationale. »
  11. Bismarck-Iahrbuch, t. IV, p. 152 et 155.
  12. Mémoires de Maury.
  13. Discours du 30 novembre 1864.
  14. Henning était le second prénom de Maurice de Blankenbourg, neveu de Roon.
  15. A Bismarck.
  16. Tout cela est terne dans les Mémoires. Mon récit est la reproduction de conversations de Bismarck lui-même avec la personne autorisée de qui je le tiens.
  17. Salluste.
  18. Lettre à Voltaire du 3 février 1712.
  19. Velleius Paterculus. Lib. II, CXVIII.
  20. Beust, Mémoires, Busch, t. Ier, p. 129.
  21. A sa sœur, février 1862. A Manteuffel, 22 août 1860, à Mme de Bismarck, 2 juillet 1859.
  22. Mémoire du 27 juin 1857.
  23. Discours du 28 janvier 1886 ; Discours du 29 Janvier 1886 ; Discours du 28 novembre 1881 ; Discours du 11 mars 1864, du 29 janvier 1886 ; Discours du 3 décembre 1875 ; Discours du 12 février 1885 ; Discours du 17 décembre 1873 ; Discours du 4 mars 1879 ; Discours du 12 juin 1882,
  24. Discours du 27 janvier 1864 et du 12 juin 1862.
  25. . Bismarck à Goltz (Bismarck-Jahrbuch, t. V, p. 251), 24 décembre 1863 : « Ce sont justement des traités européens qui créent le droit européen ; si l’on voulait y appliquer le critérium de la morale et de la justice, il faudrait les abolir à peu près tous. »
  26. Busch, les Mémoires de Bismarck, t. II, p. 320.
  27. Mémoires, t. II, p. 12.
  28. Commission du budget, 30 septembre 1862.
  29. Les Mémoires grossissent la scène et mettent dans la bouche du Roi et de Bismarck un langage hors de proportion avec les circonstances qui n’offraient alors aucun péril. On ne comprendrait pas que Bismarck eût été obligé de recourir à tant d’argumens extrêmes pour amener son maître à une résistance que celui-ci lui avait imposée avant de l’appeler aux affaires. Le dialogue tragique a eu lieu et Bismarck l’a raconté au prince Napoléon et à d’autres, mais en le plaçant à la veille de la guerre de 1866. Là il s’explique et il est grand, tandis qu’à l’époque où les Mémoires le reportent, il ne serait qu’invraisemblable et déclamatoire.