Le Roi Charles-Albert, le Piémont et l’Italie/02

Le Roi Charles-Albert, le Piémont et l’Italie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 5-39).
◄  I
LE


ROI CHARLES-ALBERT


LE PIÉMONT ET L’ITALIE





II.


CHARLES-ALBERT ET LES REVOLUTIONS ITALIENNES.[1]



I. Gli Ultimi Rivolgimenti italiani, memorie storiche con documenti inediti, di F.-A. Gualterio ; 4 vol, Florence. — II. Del Rinnovamento civile d’Italia, per Vincenzo Gioberti ; 2 vol, Turin. — III. Guerra dell’ independenza d’Italia nel 1848, per un ufficiale piemontese ; 1 vol, Turin. — IV. Milano e i Principi di Savoja, di Antonio Casati ; 1 vol, Turin. — V. Storia del Piemonle dal 1844 au giorni nostri, di A. Brofferio ; 3 vol, Turin. — VI. Memorandum storico-politico del conte Clemente Solaro della Margarita ministro del re Carlo-Alberto, dal 7 febbrajo 1835 al 9 ottobre 1847. — VII. Ricordi d’una Missione in portogallo, al re Carlo-Alberto, per Luigi Cibrario ; 1 vol, Turin.





I.

Quelle était la situation réelle et précise de l’Italie au moment où la révolution du 24 février 1848 s’abattait subitement sur la France ? Une insurrection avait éclaté en Sicile, et le roi de Naples, soit pour la désarmer, soit pour arrêter l’agitation qui régnait autour de lui, avait proclamé une constitution le 29 janvier. Rome et la Toscane, plus lentement préparées par un travail de deux années, n’avaient plus qu’un pas à faire pour transformer leur régime politique. Dans le Piémont, les principes constitutionnels avaient eu leur victoire, et il ne restait plus qu’à les formuler dans le statut qui allait être promulgué le 4 mars. L’Italie se trouvait dans cette transition toujours difficile entre un ordre ancien d’institutions et un ordre nouveau. Ce serait une étrange erreur de croire que la révolution de février survenant en ce moment pût servir dans ses justes fins le mouvement italien. C’est le sort de cette révolution d’avoir tué toutes les causes qu’elle prétendait faire triompher, et d’en avoir fait prospérer quelques-unes auxquelles elle ne songeait pas. Elle ne pouvait en particulier que dénaturer le mouvement italien en faisant sortir la péninsule de ce que j’appellerai son r6le défensif vis-à-vis de l’Autriche.

Rester dans la stricte limite du droit, travailler à une transformation régulière et pacifique, environner l’Autriche au-delà des Alpes d’un cercle d’états indépendans, libres, de plus en plus habitués à identifier leurs intérêts et à combiner leur action, placer à côté de la Lombardie cette contagion permanente d’un esprit de sage progrès et d’une politique nationale, c’était certes la meilleure réponse à ce mot prononcé par M. de Metternich dans l’illusion d’un succès prolongé : « L’Italie n’est plus qu’une expression géographique ! » C’était réduire la domination étrangère à la plus cruelle extrémité, en la réduisant à l’alternative de vivre dans les conditions les plus précaires, ou de recourir à la force et d’avoir contre elle le droit et l’Europe constitutionnelle, gagnée au mouvement italien. La péninsule ne pouvait que perdre à changer d’attitude et à prendre elle-même l’offensive contre l’Autriche par l’insurrection ou par la guerre, à la faveur de l’un de ces événemens imprévus qui ne sont souvent qu’un grand piège pour les peuples. Pour avoir trop compté sur la diversion puissante des révolutions qui ébranlaient l’Europe et l’empire autrichien, on a vu où on a été conduit. Il s’est trouvé un moment où les sentimens nationaux se sont réveillés aussi à Vienne, et où des voix ont crié à cette armée allemande livrée à elle-même sur l’Adige : « Dans ton camp est l’Autriche ! » Ce jour-là, l’Italie a eu à combattre quelque chose de plus qu’un maître despotique : elle s’est trouvée en face de l’orgueil d’un peuple blessé dans sa grandeur.

Les difficultés n’étaient pas moins graves vis-à-vis de la France. La révolution de février créait pour l’Italie plus de périls que d’avantages. Jusque-là, sans se rattacher absolument à l’influence française, le mouvement italien avait du moins trouvé en elle l’appui le plus efficace. La politique conservatrice de la France avait pu parfois froisser les Italiens en ne se prêtant pas à toutes leurs illusions ou à tous leurs vœux. Au fond, elle servait l’Italie dans ses intérêts les plus évidens ; elle pressait les princes de se rendre aux nécessités les plus manifestes du temps par des réformes prudentes, et elle disait aux peuples de se fier à leurs princes ; elle prêtait la force de son influence et de ses conseils à ce mouvement modéré qui était lui-même une nouveauté saisissante au-delà des Alpes, et dans ces termes elle promettait plus qu’un appui moral : elle y ajoutait l’assurance d’une garantie matérielle, si l’Autriche faisait de cette transformation intérieure une question internationale, en sorte qu’il y avait, on peut le dire, une solidarité palpable entre la politique française et le parti modéré italien. La révolution changeait étrangement les choses ; elle avait pour résultat immédiat de glacer les résolutions généreuses de quelques-uns des princes italiens, de jeter l’incertitude parmi les populations, de rendre la force et l’ascendant moral aux partis extrêmes en intimidant les esprits modérés. Si l’Italie restait fidèle à ses princes, à la monarchie constitutionnelle, sous laquelle elle arrivait à peine à se placer, elle risquait de n’obtenir qu’un appui douteux et suspect de la politique démocratique qui triomphait à Paris. Si par un esprit de puérile et folle imitation elle se laissait dériver vers la république, elle recommençait son histoire, elle allait au rétablissement de l’absolutisme à travers une anarchie gigantesque.

Gioberti, réfugié encore en France, le sentait bien ; aussi, dans les lettres qu’il écrivait et qui sont jointes à ses Œuvres politiques, — Opérette politiche, — cherchait-il à prémunir les Italiens contre le péril des imitations violentes. Ce qu’il proposait n’avait rien d’extrême, c’était encore l’ancien programme : compléter l’union douanière du 4 novembre 1847 par une sorte de fédération politique entre les états italiens, reconnaître le nouveau gouvernement français, se tenir sur la défensive vis-à-vis de l’Autriche, et se borner à lui demander dans l’administration des provinces lombardo-vénitiennes un système plus libéral qui était dans ses intérêts[2]. C’est enfin du plus profond de cette situation que sortait la parole bientôt prononcée par Charles-Albert : L’Italie se suffira à elle-même ! — Italia farà da se ! — Parole qui était l’expression d’une nécessité politique autant que d’un entraînement généreux, mais qui, en révélant la volonté de s’affranchir d’une solidarité funeste avec la révolution française, montrait l’Italie allant droit contre un autre écueil, celui d’une périlleuse offensive prise contre l’Autriche.

L’Italie frémissait tout entière et semblait n’attendre qu’un signal. Ce signal, c’est de Milan qu’il partait. Là était en effet le véritable nœud de la question italienne, puisque là était la domination étrangère. Le 17 mars arrivait à Milan la nouvelle de la révolution de Vienne, dans laquelle avait disparu le prince de Metternich. Le 18, les Milanais ouvraient la lutte. Ce n’était pas un mouvement ordinaire ; il avait promptement à sa tête les chefs des plus grandes familles, les Casati, les Borromeo, les Litta. Un combat de cinq jours réduisait le maréchal Radetzky à se retirer sur Vérone au milieu des populations soulevées, et laissait les Milanais maîtres d’eux-mêmes. Venise secouait au même instant, le 22 mars, le joug autrichien. La question de l’indépendance surgissait dans toute l’Italie et allait se poser naturellement d’abord à Turin, non plus sur le terrain pacifique, mais sur le terrain bien autrement redoutable de l’action.

Il semble toujours à quelques révolutionnaires qu’il n’y a rien de plus simple et de plus facile que de se jeter dans une telle entreprise. Charles-Albert, pressé par les insurgés milanais d’envoyer ses soldats à leur secours, poussé par une grande partie de la population piémontaise elle-même, voyait donc soudainement transformé en réalité le rêve immortel de sa vie, — la guerre de l’indépendance contre l’Autriche, la création possible du royaume de la Haute-Italie sous le sceptre de la maison de Savoie. Il n’en restait pas moins vrai que, comme il le disait, il sacrifiait la partie au tout, et qu’il engageait en outre une lutte à laquelle l’Autriche ne l’avait pas provoqué par un acte formel. La diplomatie étrangère à Turin le lui faisait sentir, et ce n’était pas seulement la diplomatie de la Russie et de la Prusse, c’était aussi celle de l’Angleterre, dont la sympathie se bornait au mouvement libéral de la péninsule, sans s’étendre au même degré à un remaniement de territoires. Charles-Albert avait besoin de repasser dans son esprit, plein d’anxiété, ses griefs personnels et les griefs de l’Italie contre l’Autriche, — ses querelles récentes mal apaisées, et les efforts tentés autrefois par le cabinet de Vienne pour lui enlever la couronne, l’arrogance de la diplomatie impériale, les duchés de Parme et de Modène transformés en espèces de délégations autrichiennes, l’invasion de Ferrare, et même, — Préoccupation étrange en ce moment ! — le roi de Sardaigne faisait revivre les droits de sa maison sur le duché de Milan[3]. Il y avait une raison plus actuelle et plus puissante : c’est que la Lombardie laissée à elle-même, c’était la république à Milan, et la république à Milan, c’était la possibilité d’un mouvement semblable à Turin, comme le disait le cabinet sarde au représentant de l’Angleterre, sir Ralph Abercromby. Enfin au-dessus de tout il y avait l’idée généreuse et enivrante de l’indépendance. Voilà comment, avec un esprit nourri d’une invariable pensée, Charles-Albert sentait à la dernière heure le besoin d’invoquer un autre droit que le droit révolutionnaire ! Voilà comment aussi, toutes ces considérations pesées, mettant les armes de Savoie sur le drapeau italien aux trois couleurs, il adressait le 23 mars à la Lombardie et à la Vénétie la première proclamation qui inaugurait la guerre : « Les destins de l’Italie sont mûrs, disait-il ; un destin plus heureux sourit aux intrépides défenseurs des droits foulés aux pieds… Peuples de la Lombardie et de la Vénétie, nos soldats, qui se concentraient déjà sur votre frontière au moment où vous accomplissiez la délivrance de Milan, viennent aujourd’hui vous prêter dans des épreuves nouvelles ce secours que le frère attend du frère, l’ami de l’ami. Nous seconderons vos justes désirs, nous fiant à l’aide de ce Dieu qui est visiblement avec nous, de ce Dieu qui a donné Pie IX à l’Italie, et qui, par une si merveilleuse impulsion, l’a mise en état de se suffire à elle-même. » C’est un des traits du caractère de Charles-Albert, que, souvent irrésolu dans le conseil, il n’hésitait plus au combat. Il confiait la régence au prince Eugène de Carignan ; il laissait le gouvernement au premier ministère constitutionnel, composé de MM. César Balbo, Lorenzo Pareto, Ricci, Sclopis, Boncompagni, et il ne restait plus que le soldat héroïque. La guerre de l’indépendance italienne avait son chef, son armée et son champ de bataille.

Chose étrange, Charles-Albert se trouvait sur ce Tessin où on l’avait vu, en 1821, verser des larmes amères en s’enfuyant vers Milan, et où sa fortune devait le ramener encore aux prises avec de bien autres revers. En ce moment, — le 29 mars, jour où il entrait à Pavie avec son armée, — tout semblait sourire à son entreprise. Il avait pour lui la faveur des circonstances, l’exaltation de tout un peuple, des troupes dévouées et fières de combattre, et il n’avait devant lui que des légions humiliées par une défaite, coupées dans toutes leurs communications. L’armée sarde ne s’élevait pas alors au chiffre de soixante-dix mille hommes, six mille chevaux et cent vingt pièces d’artillerie, qu’elle a atteint par la suite ; elle comptait à peine vingt-cinq mille hommes à son entrée en Lombardie. Peu après elle était assez augmentée pour former six divisions, réparties en deux corps placés sous les ordres des généraux Bava et de Sonnaz. Le duc de Savoie commandait une division de réserve, le duc de Gênes l’artillerie. C’est avec ces forces que commençait, aux premiers jours d’avril 1848, entre ces lignes de défense du Tessin, du Mincio et de l’Adige, qui coupent l’Italie du nord, une campagne de quatre mois pleine d’incidens et de péripéties, compliquée de tous ces élémens qui surgissent dans l’ébullition d’un peuple enthousiaste et mobile.

Voyez l’Italie à cette époque : si la guerre de l’indépendance était la forte et sérieuse passion de bien des âmes, pour beaucoup aussi, il faut le dire, elle était une fête. Les manifestations ne manquaient pas, on ne se faisait faute d’ovations, de chants de triomphe, de bénédictions de drapeaux. Tandis que les prêtres prêchaient la croisade contre le barbare tudesque, les femmes jetaient des fleurs, distribuaient des cocardes, et, jusque dans les camps, des patriciennes venaient se mêler au bruit des armes. De tous les points de l’Italie, des contingens marchaient vers la terre lombarde. Un corps napolitain partait du fond de la péninsule sous les ordres du vieux général Pepé. Les troupes pontificales se dirigeaient vers le Pô, commandées par le général Durando, qui dans une de ses proclamations rappelait le serment de Pontida béni par le pape Alexandre III, et répétait le vieux mot : « Dieu le veut ! il Le général d’Arco-Ferrari, bientôt remplacé par le général Laugier, conduisait une division toscane, composée de soldats réguliers et de volontaires de Florence ou de Pise. Parme et Modène envoyaient leurs bataillons. En Lombardie, des légions de volontaires se formaient. En réalité cependant, où était la véritable force, le nerf de la guerre, si ce n’est dans l’armée piémontaise, disciplinée, obéissante et animée d’un même esprit ? Sans l’armée piémontaise, il y aurait eu des insurrections, il n’y aurait point eu de guerre : non certes qu’il n’y eût de l’héroïsme chez beaucoup de ces volontaires, notamment chez ces jeunes étudians toscans qui, commandés par leurs professeurs, allaient se faire tuer sous les murs de Mantoue et sur les retranchemens de Curtatone ; mais il y avait l’impuissance qui nait de l’indiscipline, — et quant aux contingens réguliers, ils restaient naturellement soumis à l’impulsion des gouvernemens qui les envoyaient.

La guerre de l’indépendance italienne peut se diviser en deux périodes bien distinctes, — l’une pendant laquelle elle ne cesse de suivre une marche ascendante et va de succès en succès, — l’autre qui aboutit rapidement aux plus cruels désastres. Le 8 avril, l’armée piémontaise livrait son premier combat et poussait victorieusement devant elle les impériaux. En quelques jours, elle s’aguerrissait par les engagemens heureux de Monzambano, de Sandra, de Pastrengo, et elle se trouvait entre le Mincio et l’Adige. Les Milanais avaient dit à Charles-Albert qu’il suffisait de se présenter devant Peschiera pour y entrer ; l’armée se présentait, mais il fallut un siège régulier. On avait dit de même de Mantoue, de Vérone, et le 6 mai une forte reconnaissance sur Vérone amenait le combat douteux de Santa-Lucia. Le point culminant de la campagne était le 30 mai, le jour de la bataille de Goïto. Les Piémontais restaient victorieux ; Charles-Albert et le duc de Savoie, le roi actuel, avaient été blessés dans l’action ; au même instant parvenait au camp la nouvelle de la capitulation de Peschiera. Vicence était occupée encore par les troupes romaines de Durando. Il ne restait plus aux Autrichiens en Italie que quelques forteresses et le sol qu’ils avaient sous leurs pieds. Alors, sur ce champ de bataille de Goïto, put sortir de la poitrine des soldats piémontais une acclamation universelle à Charles-Albert, roi d’Italie !

Le mois de juin voyait encore quelques combats heureux à Rivoli, à la Corona, puis venait l’heure des revers. À la victoire de Goïto répondait, le 26 Juillet, la défaite de Custozza ; à l’entrée triomphale en Lombardie une retraite d’abord assez régulière Jusqu’à Milan, puis changée en une déroute gigantesque jusqu’au Tessin. Il faut aller au fond des choses : ces revers étaient naturels. Qu’on les explique par l’incertitude des opérations militaires, par la lenteur des chefs piémontais à profiter de leurs premiers succès et par leur inexpérience de la guerre, on n’aura fait la part que des causes secondaires. La vérité est que les revers de la campagne de la Lombardie étaient moins l’œuvre de l’inexpérience des généraux sardes, des armées autrichiennes vigoureusement ramenées au combat par Radetzky, que de toutes les passions, toutes les rivalités, toutes les terreurs qui s’amoncelaient comme un orage derrière l’armée piémontaise, et s’acharnaient à empêcher la victoire ou à se la disputer avant que le prix du sang ne fût acquis.


II.

Un des premiers coups portés au caractère moral de la guerre de l’indépendance, c’était l’encyclique du pape du 29 avril. Pie IX avait semblé bénir les armes italiennes au premier instant. Ses troupes marchaient sur le Pô. Un légat du saint-siège, Mgr Corboli, avait suivi Charles-Albert au camp ; il avait pour mission de négocier avec le Piémont une ligue fédérative entre les états italiens, comme complément de l’union douanière du 4 novembre 1847. Le Piémont répondait qu’il fallait d’abord songer à l’indépendance avant d’organiser l’Italie. Cette raison ne laissait point d’avoir son poids, mais elle ne répondait pas à la pensée du souverain pontife, qui était de ne point se mettre directement en guerre, lui chef de l’église, avec un état catholique. La fédération constituant une autorité collective, c’était cette autorité qui prononçait et agissait. Soit qu’il crût voir quelque arrière-pensée dans le refus du Piémont, soit que son âme fût troublée uniquement par le scrupule religieux qui l’agitait, soit enfin qu’il redoutât un schisme nouveau en Allemagne, provoqué par son intervention. Pie IX lançait son encyclique du 29 avril, qui était un désaveu de la guerre et de ce rôle d’un Alexandre III que lui avait décerné le général Durando. Bientôt après, il est vrai, il cherchait à concilier son scrupule avec la nécessité qui parlait plus haut, en mettant les troupes pontificales sous les ordres de Charles-Albert ; mais le coup était porté, le prestige n’existait plus aux yeux du monde, et l’âme religieuse de Charles-Albert en ressentait une profonde émotion.

Quant au roi de Naples, il n’avait fait que céder à un entraînement qu’il ne partageait pas en envoyant ses troupes dans la Haute-Italie ; redevenu plus maître de ses résolutions après la journée du 15 mai, il les rappelait aussitôt. D’ailleurs une mésintelligence sourde existait entre le roi Ferdinand II et Charles-Albert, entre ces deux chefs des deux plus grands états de l’Italie qui nourrissaient peut-être des ambitions égales. Depuis longtemps, leurs rapports étaient froids, surtout depuis le second mariage du roi Ferdinand, dont la première femme était une sœur de Charles-Albert : on conçoit que l’offre de la couronne de Sicile, faite par les Siciliens insurgés au duc de Gènes, — offre repoussée au surplus, — n’était point de nature à resserrer les liens entre les deux rois.

La Toscane elle-même avait ses défiances et se refroidissait sensiblement. Il s’était élevé une question délicate au sujet des territoires de la Lunigiana et de la Garfagnana, également revendiqués par les gouvernemens de Florence et de Turin. Le royaume de la Haute-Italie effrayait les Toscans, qui commençaient à craindre d’être absorbés. À Florence comme à Naples, comme dans les États romains, on faisait la guerre à l’albertisme, mot nouveau et transparent qui servait à caractériser l’ambition prêtée au roi piémontais de confondre l’Italie tout entière dans une seule monarchie dont il serait le chef. Et ces défiances, les princes n’étaient point les seuls à les ressentir. À Naples, le ministre libéral Bozzelli les exprimait ouvertement. À Florence, dans la chambre des députés, un banc sur lequel siégeaient quelques hommes partisans de la guerre de l’indépendance, MM. Ricasoli, Salvagnoli, Lambruschini, — ce banc était appelé avec l’exagération habituelle le banc des parricides, comme pour faire peser sur eux le soupçon de sacrifier leur pays[4]. Le royaume de la Haute-Italie avant d’exister trouvait un ennemi dans l’esprit d’indépendance locale poussé jusqu’à la plus extrême jalousie.

Le royaume italien pour lequel se battait l’armée piémontaise avait un autre ennemi plus redoutable encore et aposté un peu partout dans la Lombardie elle-même, la plus intéressée au succès de la guerre : c’était la république sous toutes les formes, — sous la forme fédéraliste et sous la forme unitaire. La république s’était glissée jusque dans le gouvernement provisoire formé à Milan après les journées de mars. Elle n’y régnait pas, mais elle neutralisait la tendance monarchique favorable à une annexion immédiate de la Lombardie au Piémont. De là un système perpétuel de concessions aboutissant à la plus triste impuissance. De là l’expédient imaginé dès le premier instant d’ajourner toute question d’organisation politique jusqu’après la victoire de l’indépendance, — a causa vinta, ainsi qu’on le disait, comme si la question de l’indépendance, telle qu’elle se présentait, et la question de forme politique n’étaient point indivisibles.

M. Mazzini arrivait dans cet intervalle à Milan, et devenait le centre, l’âme, le chef naturel de l’agitation milanaise. Spectacle étrange ! en ce moment même, Gioberti, rentré dans son pays après un long exil, accourait dans la Lombardie, comme il allait dans toutes les autres villes de la péninsule, à Brescia, à Parme, à Plaisance, à Livourne, à Rome, à Florence, prêchant partout la concorde, l’union, faisant une sorte de propagande en faveur du royaume de la Haute-Italie. À Milan, il se trouvait en face de M. Mazzini, et on était réduit à chercher dans les manifestations dont ces deux hommes étaient l’objet les symptômes de l’opinion. L’esprit républicain cependant ne parvenait point à empêcher la fusion de la Lombardie avec le Piémont ; cette fusion s’accomplissait par un vote public et unanime émis en vertu d’une loi du 12 mai. D’un autre côté, dans les états vénitiens, Trévise, Vicence, Padoue devançaient Venise et l’entraînaient dans le même mouvement. La réunion des duchés de Parme et de Modène avait été également proclamée. Malheureusement encore dans l’acte d’annexion de la Lombardie se glissait l’esprit républicain par une condition qui faisait d’une assemblée constituante l’arbitre mystérieux de l’organisation définitive du pays, et, même accomplie dans ces termes, cette fusion devenait une arme nouvelle entre les mains des agitateurs. Ils cherchaient à irriter les jalousies locales, qui s’effrayaient déjà de voir Milan s’éclipser devant Turin dans la combinaison du nouveau royaume ; ils représentaient l’union lombardo-piémontaise comme un acte prématuré, tandis que la véritable faute au contraire, c’était de n’avoir point dès l’origine proclamé cette union et d’avoir ainsi prolongé une situation vague qui favorisait les suspicions des autres princes italiens, laissait aux prétentions locales le temps d’éclater et semblait autoriser les espérances des sectaires. Le déplorable génie de division de M. Mazzini avait trouvé son théâtre à Milan et agissait. « Mazzini, disait Gioberti, est le plus grand ennemi de l’Italie, plus grand même que l’Autriche, qui, sans lui, serait vaincue et vaincra par lui. » Esprit mystique et futile, fanatique et vulgaire, déclamateur sans idées et artisan éternel d’obscures conspirations, M. Mazzini voyait l’Italie dans la république et la république dans sa personne. Il ne disposait point d’une armée, mais par les clubs, par les journaux, il disposait de tous les moyens révolutionnaires les plus propres à harceler Charles-Albert et son armée par un système de défiances, d’injures et de calomnies. Son parti n’était pas nombreux, il ne se recommandait par aucun nom, par aucune vertu, par aucun talent ; — il était bruyant, audacieux, plein de jactance révolutionnaire ; il se recrutait de toutes les imaginations incandescentes et puériles. Les revers de l’armée italienne, il les imputait à la trahison ; — quant à ses succès, il les redoutait presque, il affectait de n’y voir que le triomphe de l’égoïsme royal de Charles-Albert. Le dernier mot de ce fatal parti c’était : « l’Italie autrichienne ou républicaine ! » Voilà quel foyer de passions ennemies s’agitait à Milan, à quelques marches de ces champs de bataille où le roi piémontais et ses enfans prodiguaient chaque jour leur courage et leur vie.

Le Piémont du moins était-il tout entier à la lutte sérieuse où son armée se trouvait engagée ? Le Piémont entrait dans la vie constitutionnelle avec toute l’inexpérience des peuples à qui échoit le périlleux bienfait de grandes libertés dans les circonstances les plus critiques. Or quel usage faisait-on de ces libertés nouvelles qui venaient de naître ? Les clubs se formaient et s’agitaient, les journaux se multipliaient et se remplissaient de déclamations oiseuses. Le 8 mai 1848 s’ouvrait à Turin le premier parlement ; il reflétait assez curieusement l’état du pays. Gioberti avait été le héros et le candidat de tous les partis. L’élément constitutionnel conservateur était représenté par MM. Balbo, Lisio, Sclopis, Pinelli, Santa-Rosa, d’Azeglio qui allait se faire blesser en défendant Vicence. L’élément démocratique comptait MM. Valerio, Sineo, Ravina, Ratazzi, — Puis, à l’extrémité, M. Brofferio, imagination exubérante et chimérique, composait tout seul une montagne. La masse était indécise, accessible à toutes les influences et neuve aux affaires.

La chambre piémontaise avait deux écueils à éviter, — les questions futiles et les questions irritantes, les puérils combats de paroles et tout ce qui pouvait affaiblir l’armée dans son prestige ou dans ses opérations : elle allait chaque jour malheureusement donner contre ces deux écueils. — C’était un grand objet de discussion de savoir si le discours de la couronne avait pu dire que « la providence mûrit les temps de la liberté, » ou que « la confiance dans les princes est un élément de prospérité pour les peuples. » Plusieurs jours se passaient peu après en harangues sonores sur la suppression des jésuites et des dames du Sacré-Cœur, à tel point qu’un député finissait par s’écrier : « Si nous perdons le temps à supprimer quatre moines, nous ne supprimerons jamais les Allemands ! » — La loi d’annexion de la Lombardie, en plaçant le parlement sarde en face du problème du moment, venait mettre à nu l’élément le plus grave de la situation, l’antagonisme de la Lombardie et du Piémont, de Milan et de Turin. Si Milan s’était laissé flatter de l’espoir de devenir la capitale du nouveau royaume, Turin se défendait de toute la force d’intérêts nombreux, de toute la puissance de considérations politiques qui plaçaient dans le Piémont la base, le noyau ferme et solide du nouvel état. C’étaient les constitutionnels conservateurs qui pensaient ainsi, le ministère d’abord sauf M. Pareto[5], puis bien d’autres membres du parlement, dont le principal était M. Pinelli. Les conservateurs ne voulaient pas de cette énigme d’une assemblée constituante qui pouvait tout remettre en doute, se transformer même en convention, et où le Piémont se trouverait en minorité en face de la coalition des états nouvellement annexés ; ils ne voulaient pas de l’existence d’une consulte lombarde indépendante jusqu’à la réunion de l’assemblée constituante, ce qui par le fait rendait illusoire l’union immédiate qu’on prétendait consacrer. Ce qu’ils voulaient en un mot, c’était l’annexion dans des conditions que l’auteur du Rinnovamento, Gioberti, tout en les taxant de municipales, est forcé de reconnaître plus régulières. Le parti démocratique acceptait tout, l’assemblée constituante et la consulte lombarde, il avait la complicité de toutes les opinions ardentes qui ne voyaient que la fusion, quel qu’en fût le prix, et en emportant le succès, il entraînait la première crise ministérielle dans le Piémont constitutionnel. Le cabinet Balbo disparaissait et était remplacé par un cabinet qu’on pourrait appeler le ministère du royaume de la Haute-Italie. MM. Casati et Durini y représentaient la Lombardie ; M. Gioia, le duché de Plaisance ; Gioberti allait y entrer ; M. Pareto y restait, représentant Gênes.

Qu’on songe que ce ministère du nouveau royaume italien venait au monde au moment où les désastres commençaient pour l’armée. Ces désastres eux-mêmes, comme toutes les opérations militaires jusque-là, étaient l’aliment perpétuel des polémiques de la presse et des interpellations de tribune. L’opposition démocratique piémontaise venait fatalement en aide à l’agitation républicaine de Milan, non qu’elle eût la même pensée, — elle cédait à un triste besoin de détraction et de critique. On contestait à ce roi qui était en Lombardie le droit constitutionnel d’aller braver les balles à la tête de ses soldats. On opprimait l’armée sous d’injurieuses comparaisons avec les immortelles campagnes de Bonaparte dans ces mêmes contrées. On soufflait la haine entre les officiers et les soldats. On jetait aux généraux l’accusation vulgaire de trahison, si bien que l’un d’eux, en rentrant dans le Piémont, entendait murmurer autour de lui : « Voilà le plus grand traître ! » Le sentiment amer de ces injustices se fait jour dans un livre sur la Guerre de l’Indépendance en 1848, qui passe pour être l’œuvre de Charles-Albert.

Or quelle était cette armée ainsi poursuivie par les républicains de la Jeune-Italie et par les libéraux piémontais eux-mêmes ? Chaque jour, elle renouvelait ses combats, souvent dans les conditions les plus défavorables, sous un ciel brûlant, ayant à supporter la faim dans les provinces les plus fertiles de l’Europe, dans la grasse Lombardie. Il arrivait parfois aux soldats sardes d’aller au feu n’ayant pas mangé depuis trente heures. Au début de la guerre, le Piémont restait chargé de la solde de son armée, le gouvernement provisoire de Milan s’était engagé à la nourrir. Malheureusement les vivres n’étaient pas toujours là. Il venait même un jour où le commissaire lombard quittait le camp et se faisait devancer par les approvisionnemens. « Depuis trois mois, disait un officier de ses soldats, ils n’ont pas quitté leurs vêtemens et ont toujours dormi sur la terre, n’ayant pour toit que la voûte des cieux. » Caractère original que celui de cette armée piémontaise combattant pour une cause que toutes les passions s’acharnaient à ruiner ! Elle avait les mâles qualités de l’esprit militaire et nulle jactance ; il arrivait un jour à un officier de se prendre de querelle avec un Lombard, qui, racontant un petit fait d’armes à un paysan, le transformait en une bataille gigantesque suivie d’une victoire non moins gigantesque. Cette armée n’avait rien de révolutionnaire, elle avait porté dans les camps les mœurs simples et même religieuses des vallées piémontaises. Un pauvre soldat était tué, et que trouvait-on sur lui ? Un livre de prières où étaient écrits ces mots à la première page : « Mon Dieu, veillez sur mes parens et protégez notre armée !» Un de ceux qui ont fait cette guerre, l’auteur d’un Journal d’vu officier de la brigade de. Savoie, raconte qu’étant un soir de garde à la Madonna del Monte, entre Sona et Somma-Campagna, il entra dans une église ; cette église était remplie de soldats groupés autour d’une statue de la Vierge. « Ces braves, dit M. Ferrero, qui affrontaient l’ennemi avec tant de courage sur le champ de bataille, répétaient en chœur les litanies de la Vierge. Deux énormes bouquets cueillis dans les champs et quelques cierges allumés ornaient l’autel… Lorsque les prières furent terminées, un soldat que j’avais souvent remarqué pour sa bravoure me dit : Mon lieutenant, je viens de prier pour ma famille, j’ai cinq enfans et une mère aveugle !… » Dans le fond, cette armée se battait pour la grandeur de son pays et de son roi : voilà son crime aux yeux de M. Mazzini !

Je sais bien que les libéraux piémontais coloraient d’un prétexte particulier l’étrange système de dénigrement dont ils poursuivaient leur armée. C’est aux généraux qu’ils faisaient la guerre, à leur impéritie, à leur antipathie présumée pour la cause de l’indépendance italienne. La vérité, le général Franzini, ministre de la guerre, l’avouait avec une noble modestie : c’est que ni lui ni aucun de ses compagnons d’armes n’avaient jamais fait une grande guerre, et qu’on ne supplia point à l’expérience militaire en chantant des hymnes patriotiques et en criant : « Mort aux barbares ! » Quelques mois plus tard, Charles-Albert, qui se plaisait à entendre tout le monde, faisait venir un jour M. Brofferio. Le béros de la montagne piémontaise ne manquait pas de développer ses plans démocratiques, et il y ajoutait une sortie contre les généraux rétrogrades et absolutistes. Charles-Albert l’écoutait impassible, puis il disait ces simples mots, laconique et virile réhabilitation de ces généraux accusés : « Et pourtant ils se battaient bien[6] ! »

Enfin, dans la masse du peuple, la guerre de l’indépendance trouvait-elle un écho, un appui, quelque sympathie profonde propre à lui donner un caractère national ? C’est ici peut-être qu’était la déception la plus amère. Le prosélytisme des idées d’indépendance et de liberté avait gagné les villes et les classes cultivées : il n’avait pas pénétré dans les campagnes et dans les classes populaires, restées indifférentes à ce qu’on nommait leurs droits politiques et leur existence nationale. Les villes s’insurgeaient, les campagnes ne remuaient pas. Les Piémontais n’obtenaient aucun secours des paysans lombards ; on cachait les vivres, on dissimulait les ressources à leur approche ; ils étaient plus en pays étranger que les impériaux eux-mêmes, et ils ne trouvaient point d’espions pour les éclairer sur les mouvemens de l’ennemi, qui pouvait arriver jusqu’à leurs avant-postes sans qu’ils en fussent informés. Accoutumés à voir l’Autriche sortir triomphante des guerres qui lui étaient suscitées, les paysans des plaines lombardes craignaient les représailles d’une victoire nouvelle. Cette indifférence, beaucoup de bourgeois la partageaient, et elle ne laissait point de se manifester par plus d’un trait curieux, témoin ce riche habitant de Volta qui disait un jour à l’auteur du Journal d’un officier de la brigade de Savoie, M. Ferrero : «Mon Dieu, monsieur l’officier, à vous dire franchement la vérité, peu m’importe le roi Charles-Albert ou l’empereur ; ce que je désire, c’est de vivre en paix et d’être maître chez moi ! » Le type le plus bizarre, à coup sûr, de cette indifférence, c’est ce signor Fiorino, dont M. Ferrero trace en passant la figure. Mélange de Brighella et de Pantalone, homme d’affaires, aubergiste, quelque peu usurier, le signor Fiorino, avec son habit cannelle et sa culotte courte, est d’une impartialité pleine de bonhomie entre les Piémontais et les Autrichiens. « Mes chers messieurs, dit-il aux officiers sardes, je suis enchanté de vous voir, vous aimez le vino santo et le bon café ; vous avez de l’argent, vos soldats paient tout ce qu’ils prennent, — vive les Piémontais !… Il faut cependant rendre justice à tout le monde ; l’Autriche nous laissait tranquilles (non ci tribolava), nous vendions assez bien notre soie… n’importe, vive l’Italie ! nous sommes tous frères ! » À travers les précieuses bouffonneries du signor Fiorino, on peut voir une vérité triste : Piémontais et impériaux étaient au même rang pour les populations lombardes, demeurées étrangères au mouvement politique des villes.

Maintenant réunissez tous ces élémens divers : les divisions intérieures de l’Italie, les défiances des princes, le dissolvant des passions locales, le travail inexorable des sectes révolutionnaires, l’acharnement des partis à harceler des troupes sans autre soutien que leur courage, l’indifférence des populations : — qu’en pouvait-il résulter ? — Trois choses également désastreuses, qui sont la moralité et le dénoûment de cette première période de la guerre de l’indépendance : la décomposition de l’armée, les scènes de Milan du 5 août et l’armistice conclu par le général au nom du Piémont.

C’est le 26 juillet que l’année piémontaise essuyait la défaite de Costozza, et se trouvait précipitée dans une retraite désespérée qu’elle illustrait encore par trois jours de combats, et que Charles-Albert s’efforçait vainement de suspendre en tentant de négocier une suspension d’armes d’abord directement, puis par l’intermédiaire du ministre anglais, sir Ralph Abercromby. La direction même de la retraite indiquait la pensée d’aller couvrir Milan. C’était une faute stratégique : cette héroïque témérité, Charles-Albert la commettait pour ne point laisser sans défense, au moment du péril, une ville où il n’avait pas voulu, au commencement de la campagne, aller chercher de faciles triomphes. Le 3 août, il se trouvait sous les murs de Milan, suivi par les Autrichiens, et le 4 il livrait sa dernière bataille, soutenant une lutte de onze heures au milieu de la pluie et du tonnerre, animant ses soldats par sa présence, et voyant autour de lui ses officiers décimés par le feu. Qui dirait cependant que ces soldats étaient reçus froidement ? L’officier de la brigade de Savoie raconte qu’il entendait murmurer : « Quels affreux soldats ! quels haillons ! » Défendre encore Milan après la journée du 4, c’était certes une pensée chevaleresque ; il eût seulement fallu des moyens de défense. Or, quoi qu’on en ait dit, l’argent et les vivres manquaient pour soutenir un siège : il y avait des munitions pour un jour, et l’armée était séparée de son parc d’artillerie, tandis qu’à la porte Romaine étaient les impériaux vainqueurs, irrités et disposant de formidables moyens. Prétendre renouveler les journées de mars et les barricades en présence d’une armée relevée par la victoire et forte de cinquante mille hommes décidés à toutes les extrémités de la destruction, c’était la plus insensée des tentatives. Une capitulation protectrice pour la ville et un armistice pour l’armée piémontaise devenaient les conditions fatales de la situation.

C’est alors que se passait une de ces scènes qu’il faudrait pouvoir arracher de l’histoire d’un peuple. Ce roi qui avait laissé ouverte la route du Piémont pour faire de ses forces le bouclier de Milan, qui venait d’échapper à un dernier combat, — ce roi était assailli dans le palais Greppi par une tourbe d’agitateurs qui la veille s’étaient tenus prudemment dans leurs murs, et qui maintenant criaient à la trahison. On parlait de s’ensevelir sous les ruines de Milan. « Eh ! que m’importe à moi, disait Charles-Albert en déchirant la capitulation déjà signée, que m’importe de mourir un jour ou l’autre ? » L’impossibilité de toute résistance n’en demeurait pas moins le fait accablant ; la masse de la population sensée, en s’en affligeant, le reconnaissait ; l’archevêque, le podestat avec quelques-uns de ses assesseurs, allaient d’eux-mêmes demander au maréchal Radetzky le maintien de la capitulation avec la condition d’un délai de vingt-quatre heures accordé à ceux qui voudraient quitter Milan. À peine ce bruit s’était-il répandu, l’émeute rugissait de nouveau autour du palais Greppi, où Charles-Albert était sans défense, ayant laissé ses soldats hors de la ville pour n’accepter d’autre garde que celle de quelques miliciens. C’était toute la démagogie milanaise faisant le siège de la royauté. Quelques-uns de ces agitateurs pénétraient dans un jardin qui touchait à la chambre du roi, épiaient ses mouvemens, et préparaient une escalade générale. Des coups de feu étaient tirés contre les fenêtres du palais. Le duc de Gênes, accouru au secours de son père, avait à subir les outrages de cette populace. Les serviteurs du roi avaient de la peine à échapper au poignard ; ses équipages étaient saccagés et pillés sous prétexte de barricades. Il y avait certes à côté des exemples de dévouement. Un sergent piémontais, blessé et malade à l’hôpital, se traînait jusqu’au palais Greppi, et, appuyé sur une colonne, il repoussait les assaillans, opposant à leurs cris de mort le cri de viva Carlo-Alberto ! Les émeutiers avaient fini par faire arriver un baril de poudre pour forcer par l’explosion la porte du palais. Heureusement, la nuit venant, le général La Marmora parvenait à s’échapper furtivement, et il allait chercher une compagnie de bersaglieri et un bataillon de Piémont ; l’éclair de la baïonnette de ces braves suffisait à disperser les démagogues milanais. À minuit, Charles-Albert quittait le palais Greppi et gagnait à pied les remparts, où ses troupes l’attendaient frémissant d’indignation et demandant à voir leur roi.

Dès lors l’armée piémontaise poursuivait sa retraite et regagnait le Tessin, d’où elle était partie il y avait plus de quatre mois, le 29 mars ; mais quelle différence avec ces premières journées de la campagne ! L’armée sarde revenait épuisée, démoralisée et à demi débandée. Dans certains corps de deux mille quatre cents hommes, il ne restait plus que six cents hommes, et ce reste d’armée ne voulait plus entendre parler de se battre pour la Lombardie. Les troupes se retiraient ulcérées des scènes de Milan ; elles nourrissaient un ressentiment profond contre cette démagogie italienne qui, au moment où elles affrontaient le feu ennemi, avait imaginé, un jour de dire que les boulets des canons autrichiens de Peschiera n’étaient pas des boulets sérieux, — et leur ressentiment s’étendait à ceux qui leur avaient fait la même guerre dans le Piémont. Les ministres Casati et Gioberti pouvaient à leur arrivée au camp constater cette exaspération mêlée de découragement. L’un des coryphées de la démocratie piémontaise, M. Brofferio, en éprouvait les effets par la réception menaçante qu’il trouvait à Vigevano, où il était accouru pour porter à l’armée et au roi ce merveilleux cordial d’une adresse patriotique d’un club de Turin. Quant à Charles-Albert, après avoir été le premier de ses soldats dans la campagne, il cherchait à arrêter la désorganisation de son armée. Rentré sur le sol piémontais, il ne pouvait penser sans amertume à cette succession de désastres, à tous ces coups qui étaient venus lui rendre la victoire impossible. Il avait bien sans doute quelque raison de dire : « L’Italie n’a pas montré tout ce qu’elle pouvait. » pourtant il ajoutait encore le 10 août à Vigevano, dans une dernière proclamation aux peuples de la Haute-Italie : « La cause de l’indépendance italienne n’est pas perdue ! » La veille, le 9 août, le général Salasco avait signé un armistice de six semaines qui fixait les positions respectives des armées de l’Autriche et du Piémont sur les anciennes bases de possession politique. Les frontières des états sardes et de la Lombardie servaient de limite entre les deux armer Les Piémontais devaient abandonner les duchés de Parme et de Modène, les places de Peschiera, Rocca d’Anfo, Osopo, le port et le territoire de Venise ; l’escadre sarde, qui bloquait Trieste, devait quitter l’Adriatique.

L’armistice Salasco n’était point glorieux : de cette guerre ouverte au milieu de tant d’enthousiasme il ne restait plus rien, mais il avait le caractère évident de la nécessité. « Les insurrections sont faites par les peuples, dit l’auteur de la Guerre de l’indépendance en 1848, les guerres se font avec des soldats, et ceci était une guerre. Puisque les peuples n’avaient pas bougé ni ne donnaient signe de mouvement et que les soldats étaient en désordre, il ne restait plus d’autre moyen de salut qu’une suspension d’armes. » Tel qu’il s’offrait, l’armistice Salasco pouvait être pour l’Italie un moyen de se recueillir, de chercher à reconstituer une force de résistance et d’action, et c’était son avantage pour le Piémont. Il pouvait aussi, en faisant cesser un moment la guerre, achever d’user cette exaltation italienne sans que les armes fussent de nouveau nécessaires, et c’était son avantage pour l’Autriche. Pour tous, c’était une trêve de six semaines qui laissait le temps de se reconnaître, de se sonder, de recourir à des négociations de paix ou de se préparer à des luttes nouvelles.


III.

Le moment avait quelque chose de décisif pour l’Italie et le Piémont. Négocier sous le poids d’une défaite, dans les conditions issues de la fatale campagne qui venait de finir, ou rentrer dans la lutte avec une armée exténuée, dont la désertion vidait les cadres, dont le ressort moral était brisé, voilà l’alternative à laquelle on ne pouvait échapper. Il eût fallu, pour se mettre au-dessus de ces difficultés, l’effort surhumain d’un patriotisme universel, imposant silence à toutes les dissensions : ce fut l’explosion de tous les élémens dissolvans qui répondit à l’appel, et fit de cette période, — de l’armistice Salasco à Novare, — une halte tumultueuse entre deux catastrophes.

Si l’on songe que la guerre de 1848 avait été un acte d’entraînement héroïque accompli pour enlever à l’esprit révolutionnaire cette grande et généreuse question de l’indépendance, et pour maintenir l’ascendant du principe modéré dans l’ensemble du mouvement italien, on comprendra que la défaite de ce principe dut redoubler l’orgueil et la violence des passions extrêmes. Les revers des armes piémontaises n’avaient rien qui pût toucher ou éclairer l’esprit révolutionnaire ; il en triomphait au contraire comme de la manifestation la plus éclatante de l’impuissance des forces régulières, de ce qu’il appelait la guerre royale, et il prêchait la guerre du peuple. Les républicains rejetés hors de la Lombardie créaient un comité d’action à Lugano. Une armée venait de fondre dans une campagne, et les sectaires de la Jeune-Italie avaient à opposer aux Croates cette toile d’araignée, — la république. M. Mazzini, qui avait prudemment quitté Milan à l’approche des Autrichiens, criait maintenant à la trahison contre Charles-Albert ; il démontrait merveilleusement comment la guerre avait échoué, parce qu’on avait laissé debout tous les princes, parce qu’on s’était fié aux modères, aux sages, aux réformateurs pratiques, aux traîtres en un mot. M. Mazzini soufflait la division et la révolte, en attendant son triomphe à Rome et à Florence.

Dans le Piémont même, les malheurs de la guerre mettaient aux prises tous les partis, et allumaient d’ardentes polémiques. Les opinions, un instant confondues dans la première ébullition de liberté, puis mises tout à coup en présence dans les discussions sur la fusion lombardo-piémontaise, commençaient à se dessiner sous les couleurs les plus tranchées. L’opinion constitutionnelle conservatrice, sous le coup des événemens, se repliait sur deux points de défense. Sans accepter comme irrévocable le résultat de la guerre, sans abandonner la pensée de l’indépendance, elle songeait avant tout à sauver le Piémont du naufrage, s’il devait y avoir un naufrage ; en se rangeant sous le drapeau constitutionnel, elle ne voulait pas livrer la monarchie aux passions républicaines qui fermentaient déjà. Elle se disciplinait sous une inspiration de résistance et de préservation. L’opinion conservatrice trouvait son expression dans un ministère formé au lendemain de la suspension d’armes, le 19 août 1848, à la place du cabinet Casati-Gioberti, qui n’avait vécu que quelques jours. Ce ministère réunissait quelques-uns des noms les plus éminens du libéralisme modéré : le marquis Alfieri-Sostegno, le comte de Revel, M. Pinelli, M. Boncompagni, le chevalier de Santa-Rosa, le général Dabormida, le général de Perron, vieux soldat émigré de 1821 qui avait servi en France et venait de rentrer dans son pays. La politique du nouveau cabinet pouvait se résumer en peu de mots : accepter l’armistice Salasco, négocier avec le concours de l’Angleterre et de la France, maintenir le plus possible l’annexion de la Lombardie sans y subordonner l’intérêt piémontais, réorganiser l’armée, et, à toute extrémité, choisir son heure pour combattre, si la lutte redevenait inévitable, tel était le système du ministère Revel-Pinelli.

Le parti démocratique, grossi de quelques conservateurs dissidens, dénonçait avec la plus extrême violence l’armistice Salasco. Dans toute pensée de paix, il voyait la négation de l’autonomie italienne et du fait accompli de l’union lombardo-piémontaise. Pour l’opinion démocratique, il était visible que les états sardes n’existaient plus qu’à titre de province du royaume de la Haute-Italie et qu’il n’y avait qu’à recommencer immédiatement la lutte, dût le Piémont s’abîmer et périr lui-même dans un nouveau désastre. À tout considérer, on pourrait dire qu’il y avait en présence, — au point de vue des questions de nationalité, un parti piémontais et un parti italien, — au point de vue de la politique intérieure, un parti monarchique constitutionnel et un parti qui poussait le libéralisme jusqu’à l’extrême frontière des idées républicaines. De cette opposition tranchée de principes et de tendances devaient naître les manières les plus différentes d’envisager la situation dans l’ensemble de ses élémens, de ses nécessités et de ses périls.

Un des premiers élémens de cette situation nouvelle, c’est l’intervention étrangère sous la forme d’une médiation de l’Angleterre et de la France. Quelle était l’origine et quelles étaient les bases de cette médiation, acceptée par le cabinet piémontais dès son entrée au pouvoir[7] ? Elle était la réponse à une demande de secours armé adressée à la France, elle prenait pour base une proposition faite le 24 mai 1848, au nom de l’Autriche, par M. Hummelauer, et communiquée en même temps à Milan et à Londres. Par la proposition de M. Hummelauer, l’Autriche renonçait à tout droit sur la Lombardie, sauf un partage équitable de la dette. Venise devait avoir une administration séparée, une armée distincte sous le gouvernement d’un archiduc. S’il y eut jamais une faute, c’est celle qui fut commise le jour où, sous l’empire d’une illusion inouie, les Lombards déclinèrent cette offre de transaction sans même consulter Charles-Albert. Ce qu’on refusait en définitive, c’était la Lombardie libre de la domination étrangère, la Vénétie transformée en une seconde Toscane et l’indépendance italienne assurée dans un avenir certain. On ne sut pas recevoir la fortune à l’heure où elle se présenta, parce qu’elle ne comblait pas tous les vœux, et le jour où l’intervention de l’Angleterre et de la France vint faire revivre ces bases Hummelauer, du 24 mai, comme un élément de transaction dans les circonstances nouvelles créées par l’armistice Salasco, il n’était plus temps ; la médiation, il faut le dire, ne pouvait être qu’une tentative impuissante.

Qu’arrivait-il en effet ? Si l’Autriche avait consenti à s’amoindrir au moment où elle était cernée et menacée de toutes parts, dans la période des succès de l’armée piémontaise, il est évident qu’elle ne devait point se résigner aux mêmes conditions après que son armée avait reconquis pas à pas la Lombardie et venait de rentrer victorieuse à Milan. Aussi l’Autriche ne se hâtait-elle pas d’accepter la médiation. Un instant encore, la révolution d’octobre à Vienne aurait pu favoriser une transaction ; mais cette révolution sans durée ne faisait que fournir à l’Autriche une occasion nouvelle de se raffermir. Les généraux autrichiens allaient relever la fortune de l’empire sous les murs de Vienne et bientôt en Hongrie, comme la verte vieillesse de Radetzky l’avait déjà relevée dans les plaines lombardes. Le cabinet Schwarzenberg, qui sortait de cette phase nouvelle, déclinait désormais d’une manière absolue les bases Hummelauer. H ramenait les puissances médiatrices aux stipulations des traités de Vienne, comme base unique de la paix entre l’Autriche et le Piémont. Le premier ministre impérial, le prince Schwarzenberg, n’avait pas seulement l’orgueil d’un gouvernement qui se relève, il avait le ressentiment et la fierté de cette armée d’Italie avec laquelle il avait combattu pour la suprématie autrichienne, au milieu de laquelle il avait été blessé à Goïto.

L’Angleterre et la France de leur côté étaient-elles disposées à appuyer par les armes l’œuvre de leur médiation ? Au fond, elles ne garantissaient rien. L’Angleterre était guidée surtout par la pensée d’empêcher l’apparition d’une armée française au-delà des Alpes, qui eût provoqué une guerre générale en Europe. La France ne demandait pas mieux que de se délivrer ainsi d’une épineuse affaire. Politique étrange que celle de la France à l’égard de l’Italie en 1848 ! Cette question italienne se présentait en peu de mois à deux gouvernemens, — l’un, né immédiatement de la révolution de février et anarchique comme elle, l’autre, qui sortait du terrible combat de juin et imprimait à la république nouvelle la physionomie d’airain d’une puissance réactionnaire. Ces deux gouvernemens par le fait résolvaient la question de la même manière, si ce n’est que le premier prodiguait les paroles, les déclamations en faveur de la cause italienne, sans rien faire effectivement, et que le second ajoutait la retenue des paroles à la réserve des actes. La politique républicaine obéissait à deux mobiles qui n’étaient pas également sérieux et avouables. Il n’y aurait eu que de la sagesse à mesurer l’intérêt de la France au-delà des Alpes et à voir qu’une question d’influence ne valait pas qu’on mît le feu au monde ; mais il s’y joignait un sentiment mesquin, c’est que tout ce qui se faisait en Italie devait tourner au profit de Charles-Albert, et que la France républicaine ne pouvait venir au secours d’un roi : telle était la grande raison ! C’est ainsi que le cabinet de Paris à une demande d’intervention armée répondait par une médiation collective avec l’Angleterre, sans rien garantir, et, par une singularité bizarre, la France, sous la république, se trouvait ramenée à la politique qui avait prévalu sous la monarchie.

Je ne veux ajouter qu’un mot sur cette politique : sous la monarchie, elle était bonne pour la France, efficace pour l’Italie, qu’elle retenait sur la pente des tentatives aventureuses ; sous la république, à travers le mélange de sentimens dont elle s’inspirait, elle n’était plus dans le fond qu’une faiblesse nécessaire, la rançon des périls intérieurs de la France, ou si l’on veut une inconséquence prudente. Toujours est-il que le cabinet de Vienne maintenant absolument l’intégrité de ses droits rajeunis par la victoire, et les deux puissances médiatrices n’étant nullement disposées à risquer une guerre pour l’indépendance de la Lombardie et pour le royaume de la Haute-Italie, il y avait au bout de toute négociation un nouveau choc inévitable entre l’Autriche et le Piémont, à moins que le Piémont ne subit la loi de la nécessité et ne restât dans ses frontières. Or c’est là que les partis à Turin se retrouvaient en présence. Nombre de conservateurs se fussent dès lors résignés peut-être à ajourner la question de l’indépendance. Le ministère lui-même n’eût point osé avouer une telle pensée. Sans trop se faire illusion, il laissait aller la médiation, gagnant du temps dans tous les cas pour recomposer l’armée et contenant l’incandescence des passions extrêmes.

Une seconde question d’une autre nature aurait pu avoir sans nul doute la plus sérieuse influence sur les événemens, c’est l’organisation fédérative des divers états de l’Italie : par là une force collective se trouvait créée et pouvait exercer son action ; mais c’est ici surtout qu’on peut observer à travers quel dédale de passions, d’intérêts, d’antagonismes secrets ou avoués, d’impossibilités ou d’incertitudes marchait la politique italienne.

L’organisation fédérative était une pensée de Pie IX : un légat du pape, on l’a vu, allait la proposer à Charles-Albert au début de la guerre. Le Piémont répondait que la question de l’indépendance dominait tout, et par le fait les propositions du gouvernement romain disparaissaient dans la guerre. Bientôt le cabinet Casati-Gioberti arrivait, et, en ses quelques jours de vie, inaugurant une politique nouvelle plus favorable à la fédération, il députait à Rome l’homme le mieux fait pour ramener Pie IX à cette pensée première, — l’abbé Rosmini qui allait être élevé au cardinalat. L’abbé Rosmini négociait en effet un projet de fédération d’après lequel les états de l’Italie, en commençant par les états de l’Église, la Sardaigne et la Toscane, se garantissaient leurs territoires. Le pape avait la présidence de la fédération ; un pouvoir central, représenté par une diète siégeant à Rome, était investi du droit de faire la paix et la guerre, de fixer les contingens militaires de chaque état, de régler le système de douanes, de signer des traités de commerce, en un mot de veiller à tous les intérêts généraux de la confédération. L’abbé Rosmini n’avait nullement dépassé ses instructions ; seulement le nouveau ministère de Turin, le cabinet Revel-Pinelli, n’accédait plus à une fédération ainsi constituée. Au projet négocié par l’abbé Rosmini il en opposait un autre qui en réalité n’était qu’un projet d’alliance offensive et défensive pour la guerre, et qui, en posant le principe d’une organisation fédérale, en ajournait l’application. De là les tiraillemens les plus pénibles et des luttes pleines d’amertume parfois entre les gouvernemens.

Les affaires à Rome se trouvaient être à cette époque aux mains de l’illustre Rossi, l’homme le mieux doué pour conduire la révolution italienne, si elle avait pu être conduite. Rossi, avec le feu d’un esprit supérieur, aussi clairvoyant à saisir les grandes questions qu’ardent à les réaliser, poursuivait le cabinet piémontais dans ses refus, dans ses lenteurs. Sentant l’impuissance de la diplomatie, il le harcelait par la presse, il intéressait l’opinion à cette œuvre de l’organisation fédérative dans laquelle il montrait la nécessité suprême de l’Italie ; pour vaincre les derniers scrupules du Piémont, il modifiait le projet primitif. Le cabinet de Turin résista peut-être plus qu’il n’eût fallu en une telle circonstance, il craignit de lier les mains du Piémont. Il s’en faut cependant que la question fût aussi simple qu’elle le paraît. Le projet de ligue italienne ne disait rien de la guerre et n’en pouvait rien dire ; or la guerre restait évidemment le point essentiel pour la Sardaigne. Politiquement, je veux dire théoriquement, le royaume de la Haute-Italie n’avait pas cessé d’exister ; le projet de fédération n’en parlait pas. Le Piémont en outre ne pouvait se dissimuler qu’il avait excité des rivalités nombreuses depuis que la perspective d’un agrandissement s’était ouverte pour lui. Rien ne peint mieux ce qu’il y avait de complexe dans cette situation que quelques ligues d’une vivacité acérée, écrites sans doute dans un moment d’impatience contre le cabinet de Turin et publiées par Rossi dans la gazette officielle de Rome.


« À quoi se réduit, disait-il, la proposition piémontaise ? À ceci : Décrétons la ligue en principe, envoyez-nous des hommes, des armes, de l’argent, puis aussitôt qu’il sera possible, des plénipotentiaires se réuniront à Rome pour délibérer sur les lois organiques de la ligue. Or, avant tout, il faudrait dire clairement quel territoire le Piémont entend que Rome et la Toscane lui garantissent. Est-ce l’ancien ou le nouveau, celui qu’il possède ou celui qu’il espérait posséder ? Si c’est l’ancien, il n’y a point d’objection. Si c’est le nouveau, qui ne voit que la Toscane et Rome, en garantissant seules de si magnifiques annexions, feraient sourire l’Europe ? Qu’on ne dise pas que c’est là un pacte national, une condition de l’indépendance italienne. L’autonomie de l’Italie ne suppose pas nécessairement l’empire de la maison de Savoie du Tanaro aux Alpes. Si cet empire est une des formes que l’Italie indépendans pourrait prendre, elle n’est pas la seule. Il n’est pas nécessaire d’examiner si cette forme est préférable à toute autre, ni si en s’étendant au-delà de Plaisance et la Lombardie elle n’aurait pas quelque chose d’inopportun et d’excessif. Cette forme fût-elle la meilleure lorsqu’elle a été imaginée, aujourd’hui les conditions sont autres ; il y a autant de différence qu’entre posséder et avoir à reconquérir. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’agrandissement du Piémont et l’autonomie italienne ne sont point des choses identiques ; l’une peut exister sans l’autre, et la garantie de territoires non possédés, mais désirés par le Piémont, n’est point une question à décider ainsi le pied levé[8]… »


Dans chaque mot de ce fragment, ce me semble, on peut lire le secret des susceptibilités piémontaises. La Toscane elle-même eût préféré au royaume de la Haute-Italie la création d’un état nouveau et séparé en Lombardie sous l’autorité d’un des fils de Charles-Albert[9]. À tout prendre, le Piémont voyait remis en doute le but auquel il avait dévoué son armée, ses forces, ses finances. Voilà au milieu de quels embarras cheminait cette grande question de l’organisation fédérative de la péninsule.

Ce n’étaient là encore que les difficultés intérieures des gouvernemens ; ces difficultés elles-mêmes disparaissaient dans le travail de toutes les passions révolutionnaires, dans les agitations croissantes de l’Italie. Quand Rossi pressait le Piémont, en homme qui par une sorte de divination sentait le temps lui échapper, il n’avait plus devant lui que quelques jours d’existence ; cette noble vie allait être tranchée par le poignard des sectaires. Pie IX, assiégé au Quirinal, n’avait plus dès lors qu’à quitter furtivement Rome et à prendre la route de Gaëte. Du meurtre de Rossi et de la fuite du pape il n’y avait qu’un pas à la république romaine et à la dictature de M. Mazzini. En Toscane, la république faisait son apparition avec MM. Guerrazzi et Montanelli, d’abord sous l’apparence d’un ministère démocratique imposé par une émeute de Livourne, puis sous son vrai nom, tandis que le grand-duc s’enfuyait aussi à Gaëte. La révolution se frayait un chemin à l’aide d’un de ces mots mystérieux et vagues qui font la fortune des agitateurs dans la confusion des passions : ce mot, c’était celui de constituante. Pour la première fois, on l’a vu, il avait été écrit dans l’acte d’annexion de la Lombardie ; maintenant il courait partout et devenait le cri de ralliement de tous les révolutionnaires italiens, de Florence à Livourne, de Rome à Gênes. La constituante ! Ce n’est pas qu’on s’entendît sur ce mot ; M. Guerrazzi avait sa constituante ; l’idéal de M. Mazzini, c’était toujours la république unitaire faisant son ascension au Capitole et promulguant ses décrets au nom de Dieu et du peuple ; bien d’autres y attachaient un sens différent, sans compter ceux qui n’y comprenaient rien : n’importe, avec cette parole on battait en brèche ce qui restait de pouvoirs réguliers.

Le Piémont subissait naturellement le contre-coup de ces agitations de l’Italie centrale. Le ministère Revel-Pinelli résistait encore sans doute, mais il avait chaque jour à supporter de nouveaux assauts du parti démocratique, ameuté contre la médiation et la suspension des hostilités avec l’Autriche. À la nouvelle d’un succès parlementaire obtenu par le cabinet sur la question de la paix et de la guerre, une insurrection éclatait à Gênes. Les clubs de Turin délibéraient sur la constituante et marchaient d’intelligence avec les clubs de Florence et de Livourne. Ainsi se propageait partout une agitation périlleuse avec ces mots d’ordre : la constituante et la guerre ! Ces puérils perturbateurs ne voyaient pas qu’ils créaient à leur pays un double danger : si l’Italie faisait une guerre de race, elle donnait à l’Autriche l’appui de toute l’Allemagne irritée dans son orgueil ; si elle faisait une guerre révolutionnaire, elle jetait dans le camp de ses ennemis tous les hommes de l’Europe qui mettaient au-dessus de leurs sympathies pour l’Italie la sauvegarde de la société universelle ébranlée.

Il y avait à cette époque à Turin entre tous les partis un homme dont le nom conservait encore un puissant prestige, l’auteur renommé du Primato, Vincenzo Gioberti. Par la supériorité de son esprit, Gioberti restait évidemment le premier des publicistes italiens. Il n’avait été ministre que quelques jours, mais il avait mieux que ce pouvoir officiel peut-être : il avait une sorte de ministère de l’opinion. Après avoir depuis longtemps, comme écrivain, montré la régénération possible de l’Italie par l’initiative d’un pape et par l’épée du chef de la maison de Savoie, n’avait-il pas vu les faits venir un moment justifier ses idées ? Il s’était trouvé un jour où le Primato semblait mis en action. Revenu au-delà des Alpes après février, Gioberti avait fait en Italie un voyage triomphal, haranguant les peuples, l’armée, les députations des villes, les académies, et partout il s’était vu accueilli comme l’initiateur de la liberté et de l’indépendance italienne. La chambre des députés de Turin, à sa première réunion, avait eu hâte, par un vote unanime, de le nommer son président. On le considérait comme l’homme indispensable de toutes les situations, et rien ne lui eût été plus facile que de rester dans le nouveau ministère formé le 19 août. Par malheur, chez l’auteur du Primato le théoricien l’emportait sur l’homme d’état, la sûreté de l’action et du jugement n’égalait pas l’éloquence de l’esprit. Ambitieux, non du pouvoir en lui-même peut-être, mais de popularité et d’influence, Gioberti cherchait à tout concilier, et il ne réussissait qu’à fondre dans un mélange impossible toutes les politiques avec ce qu’elles avaient de défectueux et sans ce qu’elles avaient de net ou d’efficace. Soit entraînement d’imagination, soit ressentiment de n’avoir pu faire prévaloir ses idées dans le nouveau ministère qui s’était formé sans lui après avoir fait appel à son concours, il poursuivait le cabinet Revel-Pinelli d’une animosité implacable. Or en quoi consistait sa politique ? Gioberti était trop éclairé pour ne pas voir qu’on ne rentre point en campagne avec une armée dissoute, et il ne continuait pas moins la plus étrange opposition contre l’armistice Salasco, seule condition possible d’une suspension d’armes. Il ne voulait pas de la médiation, dont il n’attendait rien ; il repoussait l’intervention armée de la France, qui eût entraîné une guerre universelle, et il imaginait la plus singulière distinction entre l’intervention et un secours demandé à notre gouvernement. Puérile subtilité ! comme si l’apparition d’une force française au-delà des Alpes eût changé de caractère aux yeux de l’Europe en prenant le nom de secours au lieu de celui d’intervention, comme si un pays tel que la France d’ailleurs paraît sur un théâtre autrement qu’en son nom et sous son drapeau, sauf à ne pas paraître du tout, s’il y voit un danger !

Gioberti combattait la constituante, nul n’avait fait une guerre plus vive, plus éloquente que lui à M. Mazzini et à la Jeune-Italie, et il choisissait ce moment pour réunir à Turin une sorte de congrès de représentans de toutes les parties de l’Italie, il cédait aux avances des clubs piémontais, il se plaçait au centre de toutes les oppositions, en sorte que le jour où le cabinet Revel-Pinelli se vit décidément impuissant à gouverner, au mois de décembre 1848, Gioberti se trouva l’homme désigné au pouvoir par le parti démocratique, dont il avait assuré le succès sans partager au fond ses tendances. Il fut, sans le vouloir peut-être, le chef d’un ministère démocratique où entraient MM. Ratazzi, Sineo, Cadorna, Buffa, Tecchio, les hommes qui avaient fait la guerre la plus vive à la politique conservatrice.

Voilà donc Gioberti premier ministre, maître à son tour de décider de la direction des affaires italiennes et arrivant au pouvoir dans les conditions les plus critiques. Les circonstances sont pressantes, l’Italie centrale route de plus en plus sur la pente d’une anarchie sanglante ou puérile ; entre le pape retiré à Gaëte et la révolution qui reste à Rome, un meurtre a creusé un abîme. Entre le grand-duc de Toscane et les agitateurs de Florence, même incompatibilité, qui éclate bientôt par la fuite du prince. Le mouvement constitutionnel disparaît, c’est le principe républicain qui triomphe, partout règne la confusion ! Que va faire Gioberti ? Chef d’un ministère démocratique, il eut alors une idée, qui était celle d’un homme d’état, qui pouvait relever la fortune du Piémont, mais qui était certes la contradiction la plus éclatante du mouvement d’opinion par lequel il avait été porté au pouvoir, et que ses collègues représentaient bien plus que lui. Gioberti vit distinctement que le premier ennemi à vaincre n’était point l’Autriche, qu’il y avait l’anarchie à dompter, et qu’en tout état de cause une nouvelle guerre de l’indépendance pourrait s’ouvrir sous de meilleurs auspices, avec l’appui de l’Italie intérieurement pacifiée. Il conçut la pensée de faire du Piémont le soldat de l’ordre constitutionnel au-delà des Alpes, de rétablir les trônes, de briser cette faible république de Florence couvée par MM. Guerrazzi et Montanelli, et d’aller jusqu’à Rome étouffer dans le germe la dictature de M. Mazzini, en ramenant le pape au Quirinal. De là le premier projet d’une intervention en Toscane, projet auquel le grand-duc avait d’abord accédé. Il n’est point douteux d’ailleurs qu’à ce moment les soldats piémontais n’eussent trouvé qu’une faible résistance ; la masse des populations les eût accueillis avec empressement. La pensée de Gioberti avait une vraie portée politique. Si elle se fût réalisée, l’Italie était rendue à elle-même, tout prétexte était enlevé à une intervention étrangère à Rome et à Florence ; le Piémont regagnait un grand crédit moral dans la péninsule et en Europe ; il dispersait les factions, établissait son droit d’influence au nom d’un intérêt conservateur, et refaisait pour ainsi dire un terrain où auraient pu se nouer de nouvelles alliances entre les gouvernemens italiens.

L’Autriche ne fut pas peut-être sans s’émouvoir de ces projets. Par malheur, ici comme partout, la faiblesse de Gioberti était dans la prétention de tout concilier. Il envoyait ministres sur ministres à Gaëte pour porter à Pie IX les témoignages d’une sympathie prête à agir, pour lui offrir un asile dans les états sardes, et en même temps il avait à Rome des représentans qui négociaient avec la révolution. Il en était de même en Toscane. L’idée du premier ministre de Turin semblait être de ramener la politique du Piémont, dût-elle avoir pour but une guerre nouvelle avec l’Autriche, à des conditions plus régulières, et cette politique allait s’engager dans des alliances offensives et défensives avec la Hongrie ; elle interposait assez bizarrement sa médiation entre les Magyars et les races dissidentes[10] ; combattant M. Mazzini en Italie, elle traitait avec M. Kossuth, liait les deux causes et combinait les opérations futures des deux armée. À l’intérieur, que faisait Gioberti ? Il trouvait un parlement où les opinions se balançaient, il en prononçait la dissolution, et il laissait le parti démocratique se servir de son nom pour faire sortir du scrutin une chambre où dominait l’élément exalté, satisfait pour son compte de se voir dix fois élu, — trois fois de plus que ne l’avait été M. Royer-Collard en France aux jours de sa popularité. C’est du mois de décembre 1848 au 20 février 1849 que cette situation se déroule avec toutes ses complications.

En concevant une idée juste et simple qui pouvait changer le cours des événemens, Gioberti n’avait pas vu que la force de cette idée devait s’énerver dans les détails d’une application incertaine ou contradictoire. Le résultat ne tarda pas à se manifester d’une manière cruelle. En peu de jours, au lieu de reconquérir sa position en Italie, le Piémont retombait plus que jamais dans un humiliant isolement. Le pape n’ajoutait qu’une foi médiocre à ce gouvernement qui se croyait tenu à des déférences à l’égard des autorités révolutionnaires de Rome, et il finissait par ne pas même parler du Piémont dans l’appel adressé aux puissances catholiques pour le rétablissement du trône pontifical. Le grand-duc de Toscane, qui avait accepté d’abord l’intervention, retirait son consentement, une fois arrivé à Gaëte. Le cercle se rétrécissait de plus en plus autour du Piémont. S’il se retournait vers le parlement pour y chercher un appui, Gioberti n’avait rien à attendre qu’une hostilité violente contre l’expédition de Toscane. Dans le sein même du conseil, il rencontrait la plus vive opposition. Gioberti put reconnaître alors la faute commise en se mettant à la tête d’un ministère démocratique et en laissant élire, à la faveur de la popularité de son nom, une chambre d’un libéralisme turbulent. Il n’y avait plus de choix qu’entre un coup d’état et la retraite du premier ministre : ce fut la retraite de Gioberti qui prévalut, et le Piémont resta avec son parlement agité et un ministère dont toute la politique se réduisait à la guerre immédiate avec l’Autriche. Gioberti avait été, satis s’en douter, le jouet du parti démocratique.

Arbitre de ces situations diverses et de ces crises que, comme roi constitutionnel, il dénouait périodiquement, Charles-Albert les voyait passer avec une singulière anxiété d’esprit. Plus que tout autre, il sentait quelle impuissance elles créaient au Piémont, et l’amertume de son cœur en redoublait. Quand les passions révolutionnaires étaient le plus effrénées autour de lui, il disait un jour à un de ses amis : « Que veulent-ils donc ? S’ils veulent ma couronne, qu’ils la prennent, je n’y tiens pas beaucoup ! » Les passions révolutionnaires dans un pays comme le Piémont ne demandaient pas précisément à Charles-Albert de se dépouiller de la couronne ; elles lui demandaient quelque chose d’aussi insensé, — la guerre, une guerre immédiate avec l’Autriche, — allant ainsi remuer les plus secrets instincts de son âme, qui ne pouvait supporter le poids de la défaite. Par tous les conseils de sa raison, le roi eût incliné vers la paix. Il comprenait que dans la phase politique où entrait l’Europe, au milieu de l’ébranlement des sociétés, avec les odieuses diversions créées par la démagogie italienne, une guerre nouvelle n’offrait plus aucune chance sérieuse de succès. Il ne pouvait se dissimuler que tous les élémens à fois manquaient à une telle entreprise, et par là il sentait tout ce qu’il y avait de patriotique et de sage dans la politique moins belliqueuse des conservateurs les plus dévoués à son trône, au Piémont, aux idées constitutionnelles modérées. Par l’entraînement du cœur, il était ramené à la lutte. Plein de l’amer souvenir de Custozza et de Milan, il lui semblait qu’il ne pouvait se résigner à la cruelle nécessité de la paix sans livrer un dernier combat, dût-il y laisser la couronne et la vie. À ceux de ses amis qui lui montraient l’évidence du péril, il répondait que c’était une question d’honneur. Il avait pu se prêter d’abord à la politique de Gioberti, à ses projets d’intervention à Florence et à Rome, tant que ces projets gardaient un caractère simple et net ; dès qu’ils ne faisaient que changer le terrain de la guerre en la compliquant, Charles-Albert aimait mieux aller droit au but. Puis il n’aimait pas Gioberti, qui semblait se considérer comme une façon de Richelieu auprès d’un autre Louis XIII. Un ministère démocratique n’était plus dès lors le libre choix de son esprit, c’était une fatalité. Le principe de la guerre immédiate accepté par Charles-Albert, l’armistice avec l’Autriche était dénoncé le 12 mars 1849.

Ainsi ce petit pays marchait de nouveau au combat avec un parlement turbulent, un ministère aveuglément obstiné et l’héroïsme de son roi, — vainement averti, par l’Angleterre et par la France, qu’il resterait sans appui étranger, abandonné par tous les gouvernemens italiens, et flanqué de ces deux foyers d’agitation démagogique qui existaient à Florence et à Rome. La masse de l’opinion dans le Piémont répugnait à cette reprise d’hostilités. L’armée, à grand’peine recomposée, avait retrouvé l’habitude de l’obéissance et la discipline, non l’enthousiasme des premiers jours d, la campagne de 1848, ni même la sympathie pour la cause à laquelle on la dévouait encore une fois. Le sentiment triste et résigné du devoir dominait dans ses rangs. Elle allait se battre courageusement, sans espoir, la haine dans le cœur contre les déclamateurs qui la poussaient à des luttes inutiles. Comme pour marquer la défiance de soi-même, et cédant aux criailleries des partis, on appelait un général étranger pour le mettre à la tête des troupes, le général Chrzanowski, homme de talent, mais singulièrement placé dans une guerre d’indépendance, et obligé d’agir à l’improviste avec des élémens qu’il ne connaissait pas, sur un théâtre qui ne lui était pas familier. Les chefs militaires piémontais, accoutumés à se ranger dans le péril autour de la maison de Savoie, pensaient tous ce que disait l’un d’eux quelques instans avant d’aller se faire tuer : « Étant en retraite, je pouvais me dispenser de servir. Vous savez que je n’approuve pas cette guerre ;… mais je désire que tous les parleurs qui nous gouvernent fassent leur devoir comme je saurai remplir le mien. » Le roi lui-même, tout entraîné qu’il fût par son destin, ne se faisait point d’illusions, et peut-être ne cherchait-il qu’une mort héroïque. On racontait à Turin qu’avant de partir pour la campagne, il avait fait préparer une parure de deuil pour la reine, et, dans un dernier entretien avec un de ses amis, il lui disait d’une voix émue : « Adieu, mon cher ami, nous ne nous reverrons que là-haut ! » Chefs et soldats avaient au fond du cœur le sentiment d’un sacrifice inutile en reparaissant sur le Tessin le 20 mars 1849, et en se retrouvant en face de l’armée autrichienne prête à combattre.


IV.

Je ne veux point raconter la campagne de Novare, cette campagne presque aussitôt finie que commencée, et qu’on pourrait justement appeler un drame en trois journées, — la Sforzesca, Mortara et Novare. La catastrophe n’est que le couronnement d’une situation impossible. Si Charles-Albert put se faire encore une suprême illusion, ce fut le 20 mars à midi, heure où expirait le délai fixé par l’armistice, — lorsque, par un soleil éclatant, il franchit le Tessin sur le pont de Buffalora en tête de ses bersaglieri, et salué de leurs dernières acclamations. Trois jours après, le 23, l’armée repliée trouvait sur le sol même du Piémont son Waterloo à Novare. Durant ces journées du 21, du 22, où des combats partiels précédaient et préparaient le dénoûment, Charles-Albert avait vu clairement l’extrémité de sa position. Sur son visage se peignaient les anxiétés de son âme. Quelquefois il allait seul à cheval en avant de son escorte, ayant l’air de méditer une grave résolution. Si quelqu’un de ses officiers essayait de le distraire de sa préoccupation, il répondait à peine. On l’entendit murmurer : « Il y aura une bataille avant d’arriver à Turin, puis on fera la paix ; pour moi, tout est fini ! » Le jour de Novare, Charles-Albert ne quittait pas le champ de bataille depuis le matin, et se tenait au plus chaud de la mêlée avec une stoïque intrépidité. Un moment même, voyant ses bataillons déjà ébranlés et contraints de se replier, il s’arrêta près de l’église de la Bicocca, dans l’enfilade d’une batterie ennemie dont les projectiles pleuvaient autour de lui, et comme le général Durando le pressait de se mettre un peu de côté : « Tout est inutile, disait-il, laissez-moi mourir, ceci est mon dernier jour. » Cette bataille cependant, livrée presque sans espoir, elle était soutenue pendant huit heures. La position principale, occupée par le roi lui-même, avait été prise et perdue quatre fois, et les Autrichiens avaient trois mille hommes hors de combat.

Quand la défaite devint manifeste, Charles-Albert soutint le dernier la retraite sous les murs de Novare, comme il avait été le premier au combat, et il ne repassa la porte de la ville qu’après toute son armée. La première pensée devait être évidemment de demander un armistice au vainqueur. Le général Cossato fut envoyé au camp autrichien ; le maréchal Radetzky faisait de dures conditions. Le roi, rassemblant aussitôt ses généraux, leur communiqua ces conditions : «Vous voyez, messieurs, dit-il, qu’on ne peut les accepter… Maintenant croyez-vous qu’on puisse reprendre les hostilités et combattre efficacement l’ennemi ? » La réponse fut unanime, pas un des officiers présens ne pensa qu’il fût possible de prolonger la lutte. La situation n’avait point d’issue en présence de la loi inacceptable du vainqueur et d’une lutte impossible. C’est dans ce moment que Charles-Albert prononça ces paroles, qui étaient l’expression d’une résolution mûrie et arrêtée : « J’ai toujours fait depuis dix-huit ans, dit-il, tout ce qu’il m’était possible pour le bien de mes peuples ; il m’est douloureux de voir mes espérances trompées, non pas tant pour moi que pour le pays. Je n’ai pas pu trouver la mort sur le champ de bataille, comme je l’aurais désiré. Peut-être ma personne est aujourd’hui le seul obstacle à un arrangement équitable avec l’ennemi ; comme il ne reste plus de moyens de continuer les hostilités, j’abdique en ce moment la couronne en faveur de mon fils Victor, dans l’espoir que le nouveau roi pourra obtenir de meilleures conditions et procurer au pays une paix avantageuse. » Puis il ajouta en montrant le duc de Savoie : « Voici maintenant votre roi. » Ainsi Charles-Albert dénouait de lui-même ce drame de son règne. Il était du reste depuis quelque temps préparé à cette abdication. Il sentait la nécessité de la paix, mais il ne se sentait pas le courage de signer l’abandon de ces espérances à la poursuite desquelles il avait usé une vie qui allait s’éteindre dans un exil volontaire. Son abdication était une sorte de testament militaire.

Charles-Albert se retirait à Oporto, dans le Portugal. Il avait à peine abdiqué, qu’il se hâtait de quitter Novare dans une petite voiture, qui, par une triste ironie de la fortune, portait encore la fière devise de la maison de Savoie : J’attends mon astre ! Il n’en avait pas fini pourtant avec les Autrichiens ; dans la nuit de son départ, il allait se heurter contre un poste d’impériaux, et peu s’en fallut qu’il ne reçût une volée de mitraille. Il se présenta au général autrichien de Thurn sous le nom de comte de Barge qu’il avait pris ; peut-être ne dut-il sa liberté, pour le moment du moins, qu’au sang-froid d’un soldat piémontais qu’on interrogeait, et qui feignit de reconnaître en effet le comte de Barge, bien qu’il eût reconnu le roi. Ce dernier obstacle franchi, Charles-Albert ne s’arrêtait point dans sa course à travers la France et l’Espagne, jusqu’à Oporto. Il avait refusé l’offre de ses plus fidèles serviteurs, qui voulaient le suivre ; la reine elle-même n’avait pu l’accompagner. « C’est un parti pris, répondait-il à toutes les instances ; la vie que j’entends mener, je ne veux la faire partager à personne. » Et quelle était cette vie ? Arrivé à Oporto, il louait pour huit cents francs par an une petite maison aux portes de la ville, avec un jardin, ayant vue sur le fleuve et sur la mer. Il manquait presque de tout d’ailleurs. « Je me suis acheté deux couverts d’argent, écrivait-il ; vous voyez quel luxe ! » Et il ajoutait dans une lettre au comte de Castagnetto : « En ce moment où l’état est accablé des plus cruelles et affreuses charges, je préférerais manger du pain noir tout le reste de mes jours plutôt que l’on pût dire, dans une époque aussi terrible, que je suis venu aggraver ou embarrasser encore, dans un intérêt personnel, les finances de l’état. » Charles-Albert passait son temps à lire des livres d’histoire, de guerre, de voyages. Des députations piémontaises ne tardèrent pas à accourir auprès de lui à Oporto, et il aimait à s’entretenir du passé. « Ma vie a été un roman, disait-il ; je n’ai point été connu… Ah ! l’Italie ne saura jamais tout ce qui a été fait pour elle. » Il se plaignait doucement parfois de tous les obstacles qui lui avaient été suscités. Accablé par l’infortune, il ne désavouait du reste aucune de ses pensées. « La nation, répondait-il avec une sorte d’animation généreuse aux délégués du sénat de Turin, la nation a pu avoir des princes meilleurs que moi ; elle n’en a point eu qui l’ait autant aimée. Pour la rendre libre, indépendante et grande, j’ai accompli avec joie tous les sacrifices ; mais ces sacrifices ont une limite qui ne se peut franchir, c’est quand ils ne s’accordent plus avec l’honneur. J’ai vu arriver le moment où j’aurais dû accéder à des choses auxquelles mon esprit répugnait profondément ; j’enviai le sort de Perrone et de Passalacqua[11], je cherchai la, mort et ne la trouvai pas. Alors je connus qu’il n’y avait pas d’autre parti pour moi que de renoncer à la couronne. La Providence n’a pas permis que la régénération de l’Italie s’accomplisse aujourd’hui ; j’espère qu’elle ne sera que différée, et qu’une adversité passagère avertira seulement les peuples italiens d’être une autre fois plus unis, afin d’être invincibles. »

Mais Charles-Albert portait en lui-même la secrète blessure des vaincus. Les anxiétés morales, le poids de la défaite, les fatigues de la guerre avaient redoublé un mal qui datait de loin et qui s’était rapidement aggravé. « Si je venais à mourir maintenant, disait-il, je serais heureux du moins ; je mourrais en temps opportun. » Quand Charles-Albert parlait ainsi, il n’avait plus que quelques jours de vie : le 28 juillet 1849, il s’éteignait à Oporto, et peu après ses restes étaient ramenés à Turin, honorés comme les reliques d’un héros ; le roi piémontais allait reposer dans la basilique de Superga. Tandis que Charles-Albert mourait ainsi à Oporto, quelles étaient pour le Piémont les conséquences de la bataille de Novare ? Le parti démocratique s’agitait encore et criait une fois de plus à la trahison ; Gênes s’insurgeait et ne cédait qu’au pouvoir des armes ; le général La Marmora était obligé d’emporter d’assaut la seconde ville du royaume. La chambre des députés de Turin, cette triste chambre qui avait poussé à la guerre immédiate, refusait après la défaite au nouveau roi la possibilité de faire la paix, par ses déclamations et ses votes systématiques. Victor-Emmanuel était réduit à la dissoudre pour faire sanctionner par un autre parlement la paix définitive signée avec l’Autriche le 6 août 1849. — Charles-Albert enfermé à Superga, la paix signée entre l’Autriche et le Piémont, la république de M. Mazzini chassée de Rome au même instant par l’armée française, la guerre de l’indépendance et les révolutions italiennes n’étaient plus que de l’histoire.


Qu’on ressaisisse maintenant les traits les plus caractéristiques de cette histoire où sont si intimement mêlées les destinées d’un petit peuple et d’un homme, confondues elles-mêmes dans le puissant mouvement de toute une race. Quelle est la moralité de ces événemens ? quelle lumière s’en dégage pour le Piémont et pour l’Italie ? sous quel jour définitif apparaît Charles-Albert ? Charles-Albert reste assurément une des plus saisissantes figures de l’Italie contemporaine. Il n’a point cet éclat fascinateur des hommes heureux dans leurs desseins, qui portent leur pensée en quelque sorte sur le front et trouvent dans le succès la dernière auréole de leur vie. Ardeur concentrée et impassibilité extérieure, intrépidité du cœur et incertitude du conseil, lutte permanente du désir immortel et de toutes les difficultés, de tous les obstacles accumulés, tel est l’homme, tel il apparaît à chaque époque, à mesure qu’il semble approcher du but pour le voir s’évanouir tout à coup. De tous les Italiens de ce siècle, c’est celui dont l’âme battit le plus fortement et le plus exclusivement pour l’indépendance. Toute sa vie, il en nourrit la pensée ; elle est le secret de sa politique et de ses actes ; c’est pour elle et par elle qu’il est mort dans l’exil. Il n’était pas plus un puissant politique qu’un chef militaire supérieur ; c’était un homme d’instinct et un soldat qui joignait au courage une sorte de foi mystérieuse. On a beaucoup parlé de croisade à l’occasion de la guerre de 1848 ; le roi piémontais fut peut-être le seul véritable croisé de cette époque. Sans doute l’idée de l’indépendance avait un caractère propre chez le souverain sarde ; elle se confondait avec l’agrandissement du Piémont et la fortune de la maison de Savoie ; elle se présentait à son esprit sous la forme nécessaire du royaume de la Haute-Italie : tout ce qu’on peut dire, c’est que, s’il y avait ambition, cette ambition tendait à la seule réalisation possible de l’indépendance italienne.

Par son caractère, Charles-Albert n’est point sans quelques traits de ressemblance avec un autre prince contemporain, le roi actuel de Prusse. Tous deux en effet n’ont-ils pas eu les mêmes velléités, les mêmes irrésolutions, les mêmes instincts des destinées de leur pays ? Seulement, là où Frédéric-Guillaume hésita dans les dernières révolutions, au moment de se jeter dans la lutte pour se saisir de ce qu’on nomme l’hégémonie prussienne on Allemagne, Charles-Albert céda à l’irrésistible impulsion qui l’entraînait à la guerre pour conquérir l’hégémonie piémontaise en Italie. C’est certainement un des spectacles contemporains les plus frappans de voir l’Autriche, également servie par les irrésolutions du roi prussien et les entraînemens du souverain piémontais, sortir de cet orage plus forte et relevée dans sa fortune. Le raffermissement de la domination autrichienne au-delà des Alpes, voilà ce qu’ont produit les révolutions italiennes, et les révolutionnaires en ont rejeté la faute sur Charles-Albert après l’avoir environné de toutes les impossibilités, après l’avoir assiégé à Milan et abreuvé de toutes ces amertumes qui faisaient dire à un de ses admirateurs, au poète Prati : « Celui qui te contriste, ô martyr, insulte l’Italie et Dieu ; mais toi, ô mon roi, console-toi ; la voix de l’ivresse ou de la folie ne peut flétrir la croix de Savoie ! » Ambitieux et traître pour les uns, Charles-Albert reste encore pour les autres avec cette figure de martyr de la cause de l’indépendance italienne.

Mais comment l’Italie et le Piémont sont-ils sortis de cette formidable crise ? Chose remarquable, après avoir été le plus engagé dans la lutte, après y avoir risqué son armée et sa fortune, le Piémont est de tous les états italiens celui qui en est sorti avec le moins d’atteintes. Il a eu, lui aussi, ses agitateurs, qui ne se contentaient pas de le pousser à la guerre, même quand elle était devenue impossible, qui voulaient encore le précipiter dans les révolutions démocratiques. Il a su se retenir sur cette pente de l’anarchie universelle, et à l’issue de la mêlée, il s’est retrouvé seul avec la constitution que Charles-Albert lui avait donnée, que son successeur a maintenue. L’explication de ce fait est peut-être tout entière dans cette vigueur primitive qui est dans la nature de ce petit pays, et qui lui a donné une consistance dont tant d’autres ont manqué. Les élémens préservateurs du Piémont ont été ses traditions, ses habitudes de discipline, ses mœurs plus sobres que brillantes, un esprit simple et pratique, difficile à éblouir et à entraîner. Au milieu de toutes les épreuves, il a reparu quelque chose de cette solidité qui fait l’originalité du caractère piémontais parmi toutes les populations italiennes, et qui est une garantie contre les surprises de l’esprit révolutionnaire, contre les brusques dissolutions. La permanence de ce vieux fonds national est encore aujourd’hui l’heureuse ressource du Piémont. Une autre de ses forces, c’est sa maison royale. Il n’est point de famille peut-être plus intimement identifiée à un pays. Ses ambitions elles-mêmes sont de celles qui popularisent une dynastie. Ce sont ces ambitions qui ont formé le Piémont et ont fait de la maison de Savoie le symbole vivant des destinées de cette petite nation. Ce n’est point seulement par là que la maison de Savoie a conservé sa popularité, c’est par une sorte de loyauté chevaleresque qui relève sa politique. Le roi actuel, Victor-Emmanuel, aurait pu sans nul doute supprimer la constitution ; cela lui eût été même facile, je pense, au moment surtout où une chambre tristement inspirée lui disputait les moyens d’une paix nécessaire. Il l’aurait pu encore après le 2 décembre, à la faveur des disgrâces nouvelles du régime parlementaire. Ni les occasions, ni les conseils peut-être ne lui ont manqué. Victor-Emmanuel n’en a rien fait, et le Piémont est resté sans trouble sous l’empire d’institutions libres. Quand on y songe, — sous le coup d’une défaite qui mettait le royaume de Sardaigne à la merci de l’Autriche, n’était-ce pas la meilleure manière de manifester son indépendance ?

La question qui s’agite aujourd’hui pour le Piémont, c’est de savoir, après les dernières commotions, ce que les hommes feront de ce régime constitutionnel, qui peut être à son tour un élément de force ou de faiblesse, un élément nouveau de puissance et d’influence, ou un élément de décomposition. Il y a des esprits qui dans la liberté politique ne voient qu’un moyen de continuer par la discussion la guerre contre l’Autriche, d’entretenir les surexcitations, de raviver sans cesse, par des déclamations passionnées, l’instinct national, pour le tenir prêt à toutes les entreprises. C’est là un piège pour le Piémont, comme il se cache toujours un piège dans la surexcitation permanente d’un sentiment qui ne peut se satisfaire. Il y a quatre siècles déjà que le pape Félix V, qui était de la maison de Savoie, écrivait à son fils le duc Louis : « C’est bien de s’agrandir et de s’étendre ; mais, pour le faire il faut avoir des troupes instruites, de l’argent et un bon titre. » Un bon titre ! là est la question. Quel est l’avenir réservé au Piémont au-delà des Alpes ? quel est même l’avenir réservé à l’Italie tout entière ? Nul ne saurait le dire. Ce qu’on peut affirmer, c’est que les peuples italiens, s’ils se laissaient tenter par le spectacle des complications européennes, n’aboutiraient sans doute qu’à renouveler l’histoire palpitante encore du peuple grec, et le gouvernement sarde est assez sage pour le sentir. L’ambition qu’il a bien le droit de nourrir ne peut être de celles qui se fraient un chemin à travers les embarras du monde.

Il y a dans la liberté politique pour le royaume sarde une autre faiblesse d’un caractère tout intérieur. Depuis plusieurs années, on le sait, d’irritans débats religieux s’agitent à Turin. Limitation du droit ecclésiastique, biens du clergé, organisation du mariage civil, toutes ces questions sont devenues l’aliment de la plus malheureuse guerre entre l’autorité religieuse et les pouvoirs politiques. Les relations de l’était et de l’église n’ont plus été qu’une série de conflits dont la responsabilité est au moins partagée. Qu’on y réfléchisse : là est le véritable danger du Piémont, et, je l’oserai dire, du régime constitutionnel établi à Turin. La gravité de ces luttes, en dehors même de l’ordre religieux, au point de vue national, est dans les déchiremens qu’elles entraînent, dans le trouble qu’elles jettent au sein de populations simples et droites, dans les atteintes qu’elles portent à l’unité morale du pays. Tout ce qui envenime ou entretient ces divisions, ces déchiremens, tourne nécessairement en cause de faiblesse pour la nation, en altérant cette cohésion vigoureuse, cette sève primitive qui fait sa force, — et tout ce qui altère cette cohésion diminue fatalement l’efficacité de la politique du Piémont. Appliquer le régime constitutionnel dans un esprit conservateur et prévoyant, maintenir sans doute l’indépendance du pouvoir civil, mais sans se croire trop obligé par des entraînemens de logique à des réformes précipitées, prendre de la liberté ce qu’elle a de compatible avec les habitudes de discipline d’un peuple formé par l’action et pour l’action, telle est donc la juste et vraie politique du Piémont, autant qu’elle puisse résulter de son histoire, de ses besoins et de ses tendances. Il y a un terrain de réformes prudentes, mesurées, sagement conduites, où l’église et le gouvernement peuvent indubitablement se retrouver encore, dût cette alliance nouvelle avoir à vaincre la résistance des opinions extrêmes. C’est à ce prix que le royaume sarde peut rester la partie robuste de l’Italie, le noyau vigoureux de toutes les combinaisons de l’avenir.

Ce que le Piémont a eu en 1848 pour le préserver du naufrage, c’est justement ce qui a manqué au reste de l’Italie. Au moment où se dessinait avec le plus de puissance le dernier mouvement italien, la péninsule avait devant elle deux politiques bien claires, — l’une qui consistait à suivre l’impulsion de princes réformateurs et à rester dans les limites d’un progrès modéré, — l’autre qui se réduisait à tout sacrifier au fétichisme de quelques sinistres utopies. Elle s’est précipitée dans cette dernière voie, ou plutôt, par je ne sais quelle fatalité, elle s’est trouvée sans défense contre l’action dissolvante de l’esprit révolutionnaire. Ses espérances les plus légitimes, elle les a vues compromises dans une funeste solidarité avec tout ce qui était une menace pour les sociétés, pour la civilisation. Alors s’est relevé le terrible dilemme auquel reviennent toujours les sectaires : l’Italie républicaine ou absolue, c’est-à-dire l’anarchie ou le despotisme ! Le problème a été résolu comme il l’est toujours. La péninsule a eu l’anarchie, qui a appelé la force pour la dompter, et ce mouvement éclatant de 1846 et 1847 a fini par la journée du 15 mai à Naples, par l’intervention française à Rome, par l’envoi d’une garnison autrichienne à Florence et par le retour des pouvoirs absolus dans toutes ces contrées. « L’incapacité et l’ignorance, dit Gioberti lui-même, ont coopéré à la ruine de la régénération italienne ; mais l’immoralité des sectes et la corruption des individus l’ont enfantée. » Voilà l’histoire de ces dernières années ! Elle reste écrite en traits éloquens dans les désastres de la papauté comme dans les défaites de Charles-Albert. Tous les élémens de destruction se sont soulevés à la fois, et l’Italie a laissé dans l’histoire un exemple de plus de ce que peut l’alliance du triste génie des rivalités locales et du génie plus malfaisant encore de toutes les passions révolutionnaires.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la livraison du 15 juin dernier.
  2. Opérette politiche, Capolago, 1851. Voir une lettre du 25 février 1848 à M. Giuseppe Massari, et une lettre du 16 mars à M. Pietro di Santa-Rosa, à Turin. C’est de Paris même que Gioberti écrivait.
  3. Voir un Mémoire pour servir à l’intelligence des discussions qui ont existé entre la Sardaigne et l’Autriche.
  4. Voir les Documenti della guerra santa d’Italia, par M. G. Massari, Capolago, 1851.
  5. L’opposition de M. Pareto dans le conseil s’expliquait par son origine génoise et par le vieil esprit d’antagonisme de Gènes vis-à-vis de Turin.
  6. C’est M. Brofferio lui-même qui raconte ce fait dans son Histoire du Piémont, qui n’est guère qu’une amplification de rhétorique révolutionnaire.
  7. En fait, la médiation anglo-française était acceptée par le gouvernement sarde avant la constitution définitive du nouveau ministère, qui est du 19 août. L’acceptation d’un acte signé le 15 août par M. de Revel à l’insu du cabinet Casati-Gioberti, qui existait encore et n’approuvait pas l’intervention sous cette forme. Cette anomalie s’explique par l’état de dislocation du cabinet Casati et par la nécessité de pourvoir d’urgence à la situation. M. de Revel, ministre des finances ou cabinet qui se préparait, en prit la responsabilité et risqua sa tête, comme il l’a avoué depuis.
  8. Voir le livre de M. Luigi Carlo Farini, La Stato Romano dall’ anno 1815 all’ anno 1850, t. II.
  9. C’est dans ce sens qu’étaient les instructions donnés au ministre toscan chargé d’aller à la conférence de Bruxelles, où devaient se traiter les affaires italiennes par la médiation anglo-française. Voyez le livre de M. Farini, Lo Stato Romano, t. III.
  10. On peut voir à ce sujet, dans une traduction faite en Italie des Mémoires du général Klapka, une lettre du colonel Alessandro Monti, chef d’une légion Italienne en Hongrie. Globerti lui-même, dut son livre du Rinnovamento, parle de la mission donnée au colonel Monti.
  11. Le général de Perron et le général Passalacqua, tués à Novare.