ACTE DEUXIÈME.


QUATRIÈME TABLEAU.
QUIRIBIBI.

Le cabinet de travail de Quiribibi. — À gauche, deuxième plan, fenêtre, et premier plan, corps de bibliothèque garnie de gros livres. — À terre, d’autres livres énormes, fermés, ouverts à demi, sphères, etc. — À droite, premier plan, porte, et du même côté, en pan coupé, un poêle énorme en faïence. — À gauche, en face, un miroir de métal très-grand, porté sur deux pieds. — Une table sans tapis et un fauteuil au milieu de la scène. — Partout alambics, cornues, soufflets, etc.



Scène PREMIÈRE.

ROSÉE-DU-SOIR, ROBIN-LURON, FRIDOLIN, puis TRUCK, puis PIPERTRUNCK.

Rosée-du-Soir, en page. L’orchestre joue le motif du duetto de la boule. (Le peloton de soie roule du fond par la porte, en descendant la scène, puis s’arrête. Rosée-du-Soir parait, le suivant des yeux, le voit arrêté, s’arrête aussi, aperçoit Robin sur l’appui de la fenêtre et réprime un mouvement de surprise et de joie.)

ROSÉE-DU-SOIR, à part.

Lui !

ROBIN, sautant dans la chambre et passant près d’elle.

Courage… le voici ! va… et laisse parler ton cœur !

FRIDOLIN.

Quel chemin nous fais-tu prendre ?

ROBIN.

Sautez toujours, nous n’avons pas le choix !

FRIDOLIN.

C’est vrai, avec mes coquins de sujets qui nous pour suivent jusque sur les toits !… (Il saute. — Apercevant Rosée-du-Soir.) Qu’est-ce que cet enfant ? (Fin de la musique.)

ROSÉE-DU-SOIR, timidement.

Monseigneur !…

FRIDOLIN, inquiet.
Il sait qui je suis !
ROSÉE-DU-SOIR, un genou en terre.

Je le sais, monseigneur… Et orphelin, libre de ma personne, j’ai pensé que vous n’aviez plus un domestique à vos côtés, et je suis venu vous supplier de vouloir bien m’accepter pour votre page, votre serviteur… votre esclave !

FRIDOLIN, ému, le regardant.

En vérité ?

ROSÉE-DU-SOIR, joignant les mains.

De grâce, mon cher seigneur, ne me refusez pas cette joie !…

FRIDOLIN.

Hélas ! cher enfant… Je suis plus touché de ton offre que je ne puis le dire : mais sais-tu bien ce que tu demandes ? Je suis proscrit, menacé… mis à prix !… sans un toit où reposer ma tête ! sans un ami pour me venir en aide !

ROSÉE.

Raison de plus pour accepter la mienne !

FRIDOLIN.

Mais c’est le froid, c’est la faim… la misère !

ROSÉE.

Je le sais !

FRIDOLIN.

Et tu persistes, malgré cela ?

ROSÉE.

Ah ! Dieu !… à cause de cela même !

FRIDOLIN.

Relève-toi, cher enfant ! Et puisque tu le veux, reste avec moi, non pas comme un serviteur, mais comme un ami fidèle, comme un jeune frère ! — Allons ! voilà qui me console un peu des autres !… Il y a encore de braves cœurs par le monde !

ROBIN, souriant.

Pas chez les femmes ! — Oh non !

FRIDOLIN.

Oh non ! — Un vieillard et deux enfants… voilà toute ma cour ! À propos ! Et Truck ?…

TRUCK, sur l’appui de la croisée, avec son chapeau tout défrisé et son costume en désordre.

Présent !… Quel chemin ! — Je viens d’avoir des raisons, derrière une cheminée, avec un chat ! (Il descend.)

ROBIN, riant.

Ça se voit !

TOUS, soufflant.
Ouf !…
PIPERTRUNCK, apparaissant sur la fenêtre.

Et moi !

TRUCK.

La police ! (Mouvement d’effroi.)

PIPERTRUNCK.

Pour vous protéger et vous bénir !

FRIDOLIN.

Ah ! bah ! c’est pour ça que tu cours après nous ?…

PIPERTRUNCK, descendant.

Depuis une heure ! — O mon prince ! (Il tombe à ses pieds, et avec émotion.) Douter de ma fidélité !… ah ! c’est mal ! ah ! que c’est donc mal !…

AIR.
I.
––––––Un nouveau soleil nous éclaire !…
––––––Adorons le soleil levant !
––––––L’autre disparaît sous la terre,
––––––Adorons le soleil couchant !
––––––Car cet astre qui déménage
––––––Peut sortir demain de son trou…
––––––Prévoyons tout, en homme sage,
––––––Ménageons la chèvre et le chou !…
–––––––––––Et voilà ?…
–––––––––––Quand on a
––––––––Monarque ou république…
–––––––––––Eh ! oui-da
–––––––––––C’est comm’ça
––––––––Qu’on est grand politique !…
II.
––––––Mon principe, et qu’il soit le vôtre,
––––––C’est de tourner avec le vent…
––––––Il n’en a jamais connu d’autre,
––––––Ce bon monsieur de Talleyrand !…
––––––Pourquoi fut-il grand diplomate ?
––––––C’est qu’il savait, en homme adroit,
––––––Tournant le cou dans sa cravate,
––––––Souffler le chaud… souffler le froid !…
–––––––––––Et voilà
–––––––––––Comme on va
––––––––De trône en république !
–––––––––––Et oui-da
–––––––––––C’est comm’ça
––––––––Qu’on est grand politique !
FRIDOLIN, gaiement.

Ce qui m’en plaît, c’est la franchise de l’aveu. Allons ! sois donc de la caravane. Je finirai par me promener avec tout mon royaume !… — Mais où sommes-nous ?

ROBIN.

Chez le fameux enchanteur Quiribibi !

TRUCK.

Mon maitre ! Il doit être un peu mûr !… Il avait bien déjà cent vingt-sept ans quand il m’enseignait les premiers rudiments de la sorcellerie !

FRIDOLIN.

Un joli élève qu’il a fait là !

TRUCK.

Manque de vocation !…

FRIDOLIN, à Robin.

Et ton but en nous conduisant ici ?

ROBIN.

Mon but !… Mais je reconnais son pas !… Le voici.


Scène II.

Les Précédents, QUIRIBIBI.
QUIRIBIBI, très-vieux, très-voûté, très-cassé, barbe blanche, longs cheveux, calotte rouge, grande houppelande fourrée.

Oh ! oh ! que de monde chez moi !

ROBIN.

Illustre enchanteur, salut !

QUIRIBIBI, affectueusement.

Ah ! bonjour, petit Robin.

ROBIN, vivement.

Simple étudiant pour vous servir. (Il lui fait un signe d’intelligence, en lui prenant le bras pour le conduire au fauteuil.)

QUIRIBIBI.

Bien ! bien ! Et qui t’amène chez moi, cher enfant ? (Il s’assied.)

ROBIN.

Nous venons, cher maître, vous consulter pour un cas bien grave ! (Montrant Fridolin.) Il s’agit de ce gentilhomme…

QUIRIBIBI.

Je sais… le prince Fridolin.

TRUCK.

Lui-même !

QUIRIBIBI, l’apercevant et lui tirant l’oreille.

Comment, c’est toi… gamin ?

TRUCK, découvrant son crâne chauve.
Gamin par exemple !
QUIRIBIBI.

Et qu’as-tu fait de bon, galopin, depuis un demi-siècle que je ne t’ai vu ?…

ROBIN, riant.

Rien.

QUIRIBIBI.

Ah ! je l’ai assez prédit à ton père !… Votre fils ne sera jamais qu’un sorcier de jardin public !…

TRUCK.

Pourtant, raisonnons…

ROBIN, vivement.

Oh ! non, ne raisonnons pas ces choses-là. (A Quiribibi.) Illustre maitre ! prêtez-nous l’appui de vos lumières pour renseigner le prince sur l’origine de son désastre.

QUIRIBIBI.

L’origine !… C’est lui !

FRIDOLIN.

Moi !… (Robin lui impose silence.)

QUIRIBIBI.

Moins frivole, moins paresseux, moins libertin et plus respectueux pour ses ancêtres, il serait encore sur le trône !

FRIDOLIN.

Mais !…

QUIRIBIBI.

Silence !… quand je parle !… (Rosée-du-Soir et Robin ferment la bouche de Fridolin.) Quant à ses ennemis, il n’en a qu’une redoutable ! La sorcière Coloquinte qui mène tout !

FRIDOLIN.

Mais ce Carotte ! qu’elle m’a jeté dans les jambes !

QUIRIBIBI.

Ah ! le Carotte m’étonne !… Il m’intéresse… C’est une trouvaille de Coloquinte… et, au point de vue magique, il est bon de s’en éclaircir !… (A Truck.) Va me chercher là-bas ce gros livre, petit polisson !

TRUCK, comme un écolier.

Oui, m’sieu !… celui-là ?… (Il montre un grand livre énorme, à fermoirs d’acier, posé à terre contre la bibliothèque.)

QUIRIBIBI.

Apportez ! et posez sur la table. (A quatre ils le posent où il dit.) Là… ceci est le fameux traité du savant Agrippa sur les Mandragores et Hommes-racines(A Truck.) Tu te le rappelles ?

TRUCK.
Pour avoir regardé quelquefois les images.
QUIRIBIBI.

Toutes les figures de gnomes y sont peintes avec soin !… Si nous y trouvons celle de votre Carotte, il tombera aussitôt en mon pouvoir !… Consultons !… (Il ouvre le livre, un gnome-racine en sort aussitôt, en gambadant sur le livre.) Ce n’est pas ça !… (On le prend, on le force à se tenir en repos, en le remettant à sa place, et on tourne un feuillet sur lui, le gnome disparaît.) Il est inutile de poursuivre. Notre avorton n’appartient à aucune de ces espèces. Remportez ce livre, et essayons d’un autre procédé. (Truck et Pipertrunck remportent le livre. — À Fridolin, en lui tendant sa baguette.) Prenez cette baguette, jeune homme, et regardez fixement ce miroir, avec la ferme volonté d’y voir votre indigne rival !…

FRIDOLIN.

Bien !… (Il se tourne vers le miroir.)

QUIRIBIBI.

Ferme !… Concentrez tout votre désir, et dites-vous bien avec énergie : « Je veux ! »

FRIDOLIN, avec force,

Je veux ! (Le miroir s’éclaire et l’on y voit, vaguement d’abord, puis très-nettement, l’image de Carotte aux genoux de Cunégonde qui le regarde amoureusement, ses mains dans les siennes, de l’autre frisant la houppette verte de son bonnet rouge. — Fridolin, exaspéré.) Ah ! coquin ! hideux avorton !… ma femme !… devant moi !…

QUIRIBIBI, vivement.

Frappez sur lui à tour de bras, mais sans bouger de place, ou c’est fait de vous !…

FRIDOLIN, agitant la baguette comme s’il rossait Carotte.

Tiens !… légume !… tiens !… (Cunégonde disparaît et Carotte se tord à terre et se gare la tête, comme s’il recevait une grêle de coups.)

QUIRIBIBI.

C’est ça !

TRUCK, ravi.

Bravo !

FRIDOLIN.

Ah ! canaille !… (Il va pour s’élancer, Robin l’arrête et lui arrache la baguette des mains. — Tout disparaît.)

QUIRIBIBI.

Imprudent !… Un pas de plus, le miroir volait en éclats… et vous aussi !

FRIDOLIN, radieux

Ah ! c’est égal !… ça fait du bien !

QUIRIBIBI.

Maintenant je suis fixé !… Ce Carotte est un gnome de l’espèce dite potagère. C’est le Daucus à tête rouge… le plus redoutable de tous : pour celui-là même qui l’évoque… Il faut que celle sorcière ait eu recours à des philtres bien puissants, et malheureusement je ne puis pas me mêler de cette affaire !…

FRIDOLIN, déçu.

Ah !…

ROSÉE-DU-SOIR, de même.

Quel malheur !

ROBIN, vivement.

Du moins, illustre maître, vous pouvez nous enseigner les moyens à prendre…

QUIRIBIBI.

Oh ! pour cela, bon !… Vous avez le talisman des talismans ! Ce talisman merveilleux qui fit jadis la fortune d’un grand roi : l’Anneau de Salomon !

TRUCK.

Encore une chose que je voudrais voir pour y croire !

QUIRIBIBI.

Silence, marmot !

FRIDOLIN.

Mais cet anneau, maître, vous l’avez ?

QUIRIBIBI.

Non, mais je sais où il est : à Pompéi !

ROBIN, FRIDOLIN, PIPERTRUNCE.

À Pompéi !

QUIRIBIBI.

Le soldat romain qui s’en était emparé à la prise de Jérusalem le rapportait à Rome avec tout son butin, quand il eut la fatale idée de s’arrêter à Pompéi, le jour même de l’éruption !… Il y est mort sous les cendres !

ROSÉE-DU-SOIR.

Et son anneau ne l’a pas sauvé ?

QUIRIBIBI.

Il en ignorait totalement le pouvoir !

ROBIN.

En sorte qu’il ne s’agit plus.. ?

QUIRIBIBI.

Que de retrouver le soldat et de lui demander ce qu’il a fait de son anneau.

PIPERTRUNCK, sautant.

Le soldat mort ?

QUIRIBIBI.

Oui !

TRUCK, sautant.
En l’an 79 ! Ah ! bien ! Si vous faites ça, je crois à tout !
FRIDOLIN, à Quiribibi.

Ce moyen existe-t-il réellement ?

QUIRIBIBI.

J’ai consacré trois années de ma vie à le découvrir, et autant à le préparer ! Il est là (Il indique une lampe de bronze, de forme antique.) tout prêt ! Et le moyen de posséder ce fameux anneau, tu le sauras !… mais à une condition, c’est que tu m’aideras à secouer le fardeau de cette misérable vie !

FRIDOLIN.

Te tuer ?

QUIRIBIBI.

Tu hésites ?

FRIDOLIN.

L’affreuse condition ! Pour te récompenser ?

QUIRIBIBI.

Pas de débats ! Crois-tu que je t’aurais attendu pour cela si j’étais le maître de ma propre destruction ? Mais il me faut la main d’un autre ! Tu as besoin de moi, — service pour service ! — Obéis sans hésiter, l’anneau est à ce prix !

FRIDOLIN.

Moi ! assassin !

QUIRIBIBI.

Dis bienfaiteur ! — Es-tu prêt ?

ROBIN.

Sans doute !

ROSÉE-DU-SOIR.

Oh ! monseigneur, prenez garde ! (Robin lui fait signe de se taire.)

FRIDOLIN.

Encore faut-il connaître le procédé !

QUIRIBIBI, montrant le poêle.

Le feu !

TOUS, sauf Robin.

Le poêle !

QUIRIBIBI.

Il s’agit de m’y jeter, voilà tout !

FRIDOLIN.

Mais l’ouverture s’y refuse !

QUIRIBIBI.

Aussi faut-il d’abord me couper en morceaux !

ROSÉE-DU-SOIR.

Oh ! (Même jeu de Robin.)

QUIRIBIBI.
Ce qui sera du reste bien facile ! l’âge a si bien cassé mes pauvres membres ! (Il s’assied dans son fauteuil.)
FRIDOLIN.

Non, je n’oserai jamais !

PIPERTRUNCK.

Mon Dieu ! puisqu’il y tient !

TRUCK.

Oui, pauvre vieux, passons-lui ses petites fantaisies !

FRIDOLIN.

Allons !

QUIRIBIBI.

Commence donc ! D’abord la jambe gauche ! Tire seulement, elle viendra ! (Rosée-du-Soir, épouvantée, ferme les yeux.)

FRIDOLIN, tire la jambe gauche du sorcier qui lui reste dans la main.

C’est fait ! (Truck ouvre la porte du poêle.)

QUIRIBIBI.

Dans le poêle ! (Fridolin passe la jambe à Truck, qui la jette dans le poêle.)

TRUCK.

Ça y est !

PIPERTRUNCK.

Devant le chef de la police… c’est roide !

QUIRIBIBI.

La droite !

PIPERTRUNCK, tirant la jambe.

Voilà !

QUIRIBIBI.

Au feu !

PIPERTRUNCK, passant la jambe à Fridolin sous le nez de Quiribibi.

Marchons !

QUIRIBIBI.

Oui, oui, je la reconnais ! — Les deux bras en même temps !

(Fridolin tire le bras droit, Pipertrunck le gauche, qui leur restent dans la main.)

FRIDOLIN.

Je commence à m’y faire (Truck les jette dans le poêle.)

QUIRIBIBI.

Maintenant la tête ! — Détachez-la avec précaution !

FRIDOLIN, reculant.

Que je dévisse ?

ROBIN.

Eh ! oui, de droite à gauche, et vous la poserez avec soin sur la table !

FRIDOLIN.

Permettez… c’est que… quand on n’a pas l’habitude…

QUIRIBIBI.
Mais allez donc, bavard !
FRIDOLIN, détachant la tête.

Ça vient ! (La tête lui reste dans la main.) Voilà !

ROBIN, préparant la table.

Sur la table !

FRIDOLIN.

Ici !

ROBIN.

Oui ! (Il l’aide à poser la tête sur la table.)

PIPERTRUNCK.

Le voilà bien fini à présent !

QUIRIBIBI, sa tête est sur la table, face au public, gaiement.

Là ! maintenant !… (Fridolin recule.)

TRUCK, stupéfait.

Il parle encore !

QUIRIBIBI.

Maintenant prenez mon torse qui est resté sur le fauteuil, et au poêle ! vite !

ROBIN.

Je m’en charge ! (Il le jette au feu.)

QUIRIBIBI, gaiement.

Courage, nous brûlons ! nous brûlons !

PIPERTRUNCK.

Vous, pas mal, oui.

QUIRIBIBI.

La tête à présent ! doucement ! doucement ! (Robin prend la tête.) C’est ça, et au feu, comme le reste ! (Robin la passe a Fridolin.)

FRIDOLIN, la tête à la main.

La tête aussi ?

ROBIN.

Dame !

FRIDOLIN.

Au poêle.

TOUS.

Au poêle.

TRUCK.

Au point où il en est, ce n’est pas une tête de plus ou de moins !

FRIDOLIN.

C’est vrai ! — Bah ! Au poêle ! (Il la jette au poêle.)

ROBIN.

C’est fait ! (Le poêle éclate et Quiribibi en sort sous la figure d’un adolescent à tête blonde.)

QUIRIBIBI, avec joie.
Merci, mes amis !…
TOUS, sauf Robin.

Ah !

TRUCK.

Jeune !

ROSÉE-DU-SOIR.

Et beau !

FRIDOLIN.

Quel sorcier !

QUIRIBIBI, radieux.

Oh ! non ! non ! grâce à Dieu, plus sorcier ! En retrouvant la jeunesse je perds tout mon pouvoir ! Mais j’ai vingt ans ! Et ce talisman-là vaut mieux que les autres !

FRIDOLIN.

Pourtant !

QUIRIBIBI, courant à la fenêtre.

Chut !… Des voix de femmes dans la rue !… Et jolies !… Des femmes qui se feront prier !… qui me rebuteront peut-être !… Quel bonheur !… J’y cours !… (Il court à la porte.)

TOUS, lui barrant le passage et le rattrapant au vol.

Eh ! la ! la !

FRIDOLIN, de même.

Doucement !

TOUS.

Et l’anneau ?

QUIRIBIBI, qui ne tient plus en place.

Ah ! c’est vrai !… Déjà ingrat !… Suis-je redevenu vraiment jeune ?… (Montrant la lampe de bronze.) Eh bien ! prends cette petite lampe antique qui vient de Pompéi même… elle est prête à agir, et son pouvoir n’expire pas avec le mien !… Il te suffira de l’allumer et de formuler ton vœu pour qu’elle te conduise où est l’anneau et le mette en ton pouvoir !… Adieu !

FRIDOLIN, allant prendre la lampe à gauche.

Merci !

TRUCK, rattrapant Quiribibi sur le seuil de la porte et lui barrant le passage.

Mais attendez !… Quelle poudre !… Et tout ça, les grimoires, tout le fonds de magasin ?

QUIRIBIBI.

Je te le cède !… Je t’ai appris les formules ! Tâche de t’en servir ! Adieu !…

TOUS.
Mais !…
QUIRIBIBI, se dégageant.

Ah ! au diable !… Laissez-moi tranquille ! Je ne retrouverai plus mes femmes !… Adieu !… (Il se sauve en courant.)


Scène III.

Les Mêmes, moins QUIRIBIBI.
ROBIN, allumant la lampe, et la passant à Fridolin.

Et nous aussi : en route !

FRIDOLIN.

C’est prêt ?

ROBIN.

C’est prêt !

FRIDOLIN, levant la lampe.

Alors ! lampe, fais ton devoir !… à Pompéi !…

TOUS.

À Pompéi !… (Le sol s’ouvre et les engloutit tous cinq. — Le décor change.)


CINQUIÈME TABLEAU.
LES RUINES.

Pompéi, dans l’état actuel. — Vue prise sur le Forum, devant l’édifice d’Eumachia. — Colonnes ruinées, débris de toutes sortes. — Le crépuscule. — Personne en scène.



Scène PREMIÈRE.

FRIDOLIN, ROBIN-LURON, ROSÉE-DU-SOIR, TRUCK, PIPERTRUNCK.

(Ils entrent avec précaution au milieu des ruines et en silence, tandis que l’orchestre joue la ritournelle du morceau suivant,)

ROBIN.

Suivez-moi !…

ROSÉE-DU-SOIR.

Ces colonnes !…

FRIDOLIN.
Ces tombeaux !…
TRUCK.

Ce tas de cendres !…

ROBIN, posant la lampe sur un fût de colonne.

C’est Pompéi !…

TOUS.

C’est Pompéi !…

NOCTURNE.
ENSEMBLE.
––––––Débris dont l’aspect nous transporte
––––––Aux grands jours d’un peuple effacé,
––––––Salut à vous, ô ville morte !
––––––Salut, fantôme du passé !
ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––Quel silence ! Personne.
L’ÉCHO.
––––––––––––Personne !
ROSÉE-DU-SOIR.
––––––Qui parle ?
FRIDOLIN.
––––––Qui parle ? Calme ton effroi !
––––––––C’est l’écho qui résonne.
ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––Ah ! j’ai peur ! je frissonne !
L’ÉCHO.
––––––––––––Frissonne !
ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––Entendez-vous ?…
ROBIN.
––––––––Entendez-vous ?… Tais-toi !
––––––––C’est l’écho qui résonne.
ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––––Je meurs d’effroi.
TRUCK, tremblant.
–––––––––––Tout comme moi !
ROBIN.
–––––––––––Silence,
–––––––––––Tout est mort
–––––––––––Et tout dort
––––––––Dans un repos immense !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––Débris ! dont l’aspect nous transporte
––––––Aux grands jours d’un peuple effacé,
––––––Salut à vous, ô ville morte !
Salut, fantôme du passé !…
ROBIN.

C’est le Forum !… et voici la Curie !… et l’édifice d’Eumachia !… et le temple de Jupiter !… et la rue des Orfèvres !…

PIPERTRUNCK.

Oui, mais s’il n’y a jamais plus de monde pour nous renseigner sur l’anneau !

FRIDOLIN.

En effet !…

TRUCK, haussant la voix.

Le soldat !… d’il y a dix-huit cents ans !… Jeune soldat !… où êtes-vous ?

ROBIN, reprenant la lampe.

Il a raison !… ce n’est pas Pompéi en ruines qu’il nous faut ! C’est Pompéi debout, avec ses temples, ses boutiques, ses passants, ses esclaves, ses femmes, tout son peuples !…

FRIDOLIN.

Telle qu’elle était le matin même du jour où le Vésuve l’engloutit sous les cendres !… Remonter dix-huit siècles en arrière !… Ton pouvoir, ô petite lampe, ira-t-il jusque-là ?…

ROBIN, passant la lampe à Fridolin.

Essayons !

ROSÉE-DU-SOIR.

Essayez !

FRIDOLIN.

Essayons donc. Fais ton devoir, ô lampe ! Et que ta flamme n’éclaire plus la Pompéi d’aujourd’hui, un cadavre sous la cendre ! mais la Pompéi d’autrefois !… florissante de vie ! (Le décor change.)


SIXIÈME TABLEAU.
POMPÉI.

A peine Fridolin a-t-il élevé la lampe que tout se transforme : les colonnes en ruines apparaissent entières, avec leurs chapiteaux, leurs guirlandes, leurs peintures. — Les temples se relèvent, les boutiques de barbiers, de boulangers, de fruitiers, de marchands de vin se décorent de leurs enseignes et de leurs étalages. — Partout des fleurs, des fruits, sous un ardent soleil. — La lampe disparaît.


Scène PREMIÈRE.

PYRGOPOLYNICE, officier, GURGÉS, élégant, CURCULION, parasite grec, MÉGADORE, poète, NUMÉRIUS, comédien, HARPAX, gladiadeur, Un Maître d’école et ses Enfants, Un Marchand de vin, Un Boulanger, Un Crieur de bains, Une Marchande de fruits, Une de légumes, Une de fleurs, poussant leurs brouettes, Un Marchand de saucisses, Esclaves, Paysans, Soldats, Pompéiens et Pompéiennes.

(Tableau animé et brillant. Les marchands appellent du seuil de leurs boutiques. D’autres traversent avec de petites brouettes chargées de légumes et de fruits. Des joueuses de harpes et des fleuristes, assises sur les marches du portique, appellent les passants. Les esclaves courent empressés, portant des paniers ou des seaux de bronze sur la tete. Les paysans et les gens de Pompéi, femmes et hommes, achètent, discutent les prix, etc. Une patrouille de soldats descend, traverse la scène en croisant un mettre d’école qui passe avec ses écoliers bourdonnant leurs leçons. Au fond sous le portique, un groupe de prêtres de Cybèle passe en frappant leurs cymbales. Bruit de scies et de marteaux. Chants de prêtres dans le temple de Jupiter, etc.)

CRIS DES MARCHANDS.
LE BOULANGER, frottant des petits morceaux de bols l’un contre l’autre.
––––––––––Du pain ! du pain !
LE CRIEUR DE BAINS, frappant sur un disque de cuivre.
––––––––––Au bain ! au bain !
LES MARCHANDES.
–––––––––Poireaux d’Aricie !
–––––––––Raves de Murcie !
CHARCUTIER, portant des saucisses et des boudins au bout d’une perche.
––––––––––Boudins ! boudins !
MARCHAND DE VINS.
––––––––––Bons vins ! bons vins !
CHŒUR.
POMPÉIENS ET POMPÉIENNES.
––––––Le parfum des fleurs nous enivre !
––––––L’air est pur ! le ciel est tout bleu !
––––––Qu’il est doux, mes amis, de vivre
––––––Sous ce ciel de flamme et de feu !
FRIDOLIN, ROBIN, ROSÉE-DU-SOIR, TRUCK
, contemplant ce spectacle de la gauche, à l’écart, cachés par une brouette de fleurs.
––––––Doux spectacle ! Il charme, il enivre !
––––––Tout s’anime et, dans ce beau lieu,
––––––Un seul mot a fait tout revivre
––––––Sous un ciel de flamme et de feu !

(Sons de flûte.)

LES ENFANTS, se dispersant en criant.

La noce !… Thalassio !…

TOUS.

Thalassio !… (Carion, appuyé sur l’épaule de Curculion et suivi de Numérius et de Mégadore, descend du portique, après avoir acheté et distribué à ses amis de petites couronnes de fleurs.) Ah ! voici le cortége de noce de notre ami Carion.


Scène II.

Les Prédédents, CARTON, LÉPIDA, DRUSSILLE, son affranchie, Cortége de noce.

(Une noce parait sous la colonnade à gauche, et tous les Pompéiens se rangent pour la voir passer. — Deux bouffons, clowns éthiopiens, la précèdent en cabriolant. Après eux, quatre flûtistes, dont deux avec des flûtes de Pan, jouant en se balançant sur un pied. — Puis quatre musiciennes avec des guitares ; deux autres avec des harpes, suivies de quatre Syriennes dansant et de quatre danseuses grecques armées de castagnettes. — Sept affranchis porteurs de torches. — Une esclave avec une quenouille et un fuseau. — Une autre portant une corbeille à ouvrage en osier. — Quatre esclaves porteuses de présents. — L’augure, les deux prêtres de Cybèle. — Le marié Carion et Lépide (quinze ans au plus), la mariée. Celle-ci, en tunique blanche à bandelettes, avec coiffure en forme de tour, six tresses de cheveux séparés sur le front et une couronne de marjolaine en fleurs sur tout cela, un voile couleur de feu, rabattu derrière et des deux côtés, pour ne laisser voir que le visage. À l’annulaire de la main droite, un anneau de fer tout uni. — Derrière eux, deux matrones ; parents, témoins, amis, etc.)

CHŒUR DE LA NOCE.
–––––––––––Chantez tous
–––––––––––Avec nous
––––––––Ces deux nouveaux époux.
–––––––––––O journée
–––––––––––D’hyménée
––––––––Si longtemps désirée !…
–––––––––––Jeune époux,
––––––––Que tu fais de jaloux
–––––––––––Parmi nous !…
TOUS.
–––––––––––Thalassio !…
(Le marié jette des noix aux enfants qui se les disputent.)
REPRISE DU CHŒUR.
––––––––Chantez tous, etc., etc.

(Le cortége descend par la droite, traverse la scène, remonte par la gauche et redescend par le milieu au milieu des danses. Arrivée devant Fridolin et les autres, toute la noce pousse un cri de stupeur répété par les Pompéiens.)

CARION.

Des barbares !… (La marche et la musique, tout s’arrête.)

TOUS.

Des barbares !…

TRUCK, prenant une prise.

Nous produisons notre petit effet !

GURGÈS, jeune, mais chauve, épilé, viveur très-fatigué.

Les bons visages que voici !… (Tous les Pompéiens éclatent de rire en les entourant et en se communiquant leurs impressions.)

FRIDOLIN, à Robin.

On dirait qu’on se moque de nous !…

ROSÉE-DU-SOIR.

La lampe a disparu !

ROBIN.

Alors l’anneau est ici. Attention !

PYRGOPOLYNICE, soldat fanfaron.

Par Hercule !… j’ai fait sentir la force de ce bras à toutes les peuplades barbares, et n’ai jamais rien vu de tel.

ROBIN, riant.

Je le crois !

PIPERTRUNCK.

Notre soldat, peut-être !

GURGÈS.

Holà ! inconnus ! qui êtes-vous ?

ROBIN.

Beau Pompéien, à la ceinture flottante, nous sommes, ces messieurs et moi, habitants de la Dacie orientale.

PYRGOPOLYNICE.

Des Daces ! Je pensais les avoir tous exterminés ! (Il porte le main sur son épée.)

ROBIN.

Pas encore, vaillante épée ! (A Fridolin.) Il n’a rien au doigt !

GURGES.

Et que venez-vous faire ici, grotesques étrangers ?

FRIDOLIN.
Mais vous voir, cher monsieur ! Si vous le permettez ! (A Robin.) Le cocodès, celui-là !…
NUMERIUS, son masque sur la tête.

Par Pollux ! il est encore plus opportun de vous montrer !

(Rires de tous.)

GURGÈS, riant.

Et l’édile Pansa, aux jeux qu’il nous donne tantôt à l’amphithéâtre, ne nous fera rien voir d’aussi curieux !

UN COUREUR, au fond.

Place ! Place ! (La foule s’écarte.)


Scène III.

Les Mêmes, CORINNE, courtisane, sur un char tratné par deux chevaux blancs, qu’elle conduit elle-même. À côté d’elle, CHOSROÈS, en costume persan. Derrière elle, un NUBIEN avec un parasol, et deux ESCLAVES, MÈDULLA, avec un coussin, YPHIS, tenant l’éventail et un petit chien rose, Esclaves, etc.
GURGÈS.

Arrête, Corinne, et viens ici voir un spectacle qui vaut mieux que celui où tu cours !

CORINNE, arrêtant le char.

Oui, tu es encore gentil, toi ! Et mes places à l’amphithéâtre ?

GURGÈS, tirant de son sein des jetons d’ivoire.

Les voici, divine ! obtenues à prix d’or du placier qui les avait promises à Léonice…

CORINNE, sautant à terre.

Cette grue de Numidie qui se mêle de rivaliser avec moi ! (Elle jette le petit chien à Chosroès.) Tenez !… vous !…

ROBIN, riant, à Fridolin, Rosée-du-Soir et Truck, qui font comme elle.

Ah ! le chien rose !

TRUCK.

Et le monsieur ! Le monsieur est bon !

ROBIN.

Un satrape !…

FRIDOLIN.

Et une belle fille !

CORINNE, apercevant Fridolin et les autres.

Jupiter ! Qu’est ceci ?

GURGÈS.

Voici ce que je voulais vous faire voir, ma déesse ! Sont-ils assez plaisants !

CORINNE.
Oui ! (A elle-même.) Très-bien, le grand !
ROBIN, la regardant en riant.

La bonne frisure à la chien !

ROSÉE-DU-SOIR, de même.

Et le chignon !

CORINNE, se retournant.

Des rires ?

FRIDOLIN.

Pardon, belle Corinne, c’est notre façon d’admirer !

CORINNE, montrant pipertrunck qui fume sa pipe.

Ft que fait-il, celui-là, avec sa fumée ?

PIPERTRUNCK.

Ça ! c’est du tabac !

TOUS LES POMPÉIENS.

Du tabac ?

CORINNE.

Une herbe magique, sûrement ! (Se bouchant le nez.) Quelle odeur !

HARPAX ET TOUS LES POMPÉIENS, de même.

Ah ! pouah !

PIPERTRUNCK.

Ce gladiateur qui va se trouver mal pour une pipe ! Femmelette, va ! (Pendant ce qui suit, il fait tirer une bouffée à Harpax qui est obligé de sortir.)

CORINNE, touchant la perruque de Robin.

Oh ! ces cheveux blanchis !

ROBIN.

Mais toi-même ! ô Corinne, n’as-tu pas semé les tiens de poudre rouge ?

CORINNE.

Sans doute, quelle élégante aujourd’hui oserait sortir sans cela ?

ROBIN.

Sans compter qu’ils ne sont pas tous à toi !

CORINNE, fièrement.

Mes cheveux ! C’est un présent de Chosroès !

ROBIN.

C’est ça ! Faux chignons, maquillage, petit chien, satrape et billets de première, rien n’y manque ! Les siècles passent, tout change ; et c’est exactement la même chose !

GURGÈS.
Moi, ce qui m’amuse, c’est le chapeau ! (Il prend le chapeau de Truck.) C’est pour se garantir du soleil, ça ?
TRUCK.

On le dit !

GURGÈS.

Comme c’est commode et gracieux ! (Il le met sur sa tête. Les Pompéiens se tordent de rire.)

TRUCK.

Toi, tu te moques de moi, je vais t’humilier !

GURGÈS, touchant la cravate, le justaucorps et l’habit de Fridolin

Et ça ! Et ça ! Et ça ! Ce tas de chiffons !

TRUCK, tirant son mouchoir.

Sans parler de celui-là ! que je vous défie bien de montrer ! (Il se mouche. Tous le regardent avec étonnement.) Oui ! oui ! Faites-en donc autant ! (Triomphant.) Ils n’ont pas de mouchoirs ! Je m’en étais toujours douté !

ROBIN.

Ah çà ! maintenant que nous nous sommes suffisamment moqués les uns des autres… si nous causions un peu du motif… (Il est interrompu par des sons de trompettes.)

TOUS.

Pansa !

ROBIN.

Voici l’édile ! (Mouvement de la foule.)


Scène IV.

Les Mêmes, PANSA.

(Il est porté sur une riche litière par six esclaves, précédés de trompettes et d’affranchis. Porte-parasols et porte-coussins. Soldats en tête, rangeant la foule. Clients derrière lui.)

TOUS.

Gloire à Pansa !

PANSA, mettant pied à terre.

Salut, Pompéiens ! Mais que faites-vous, au lieu de courir aux jeux ? Et quels sont ces hommes ? (Il descend.)

CORINNE.

Des étrangers, édile !… Admire le plus grand !…

PANSA.

Et comment sont-ils venus de si loin ?…

ROBIN.
Oh ! nous avons, nous autres barbares, des procédés à nous… pour voyager sans chevaux !…
PANSA.

Présomptueux !… Que pourriez-vous connaître, que ne connaissent avant vous les maîtres du monde ?

FRIDOLIN.

Mais, par exemple, les chemins de fer !

LES POMPÉIENS.

Les chemins de fer ?

FRIDOLIN.

Quinze lieues à l’heure ! (Mouvement d’incrédulité des Pompéiens.) Et sans chevaux ! (Même jeu.) Et deux mille voyageurs entraînés à la fois ! (Même jeu plus fort.) Que dirais-tu, ô noble édile, si tu voyais seulement une de nos gares ?…

PANSA.

De vos gares ?…

FRIDOLIN.

Oui…

RÉCIT.
––––––Dans ce grand temple des voyages,
––––––C’est à la force du poignet
––––––Que l’on fait prendre ses bagages,
––––––Que l’on peut prendre son billet !…
ROBIN.
––––––Une horloge indique le terme
––––––De l’heure où vous devez partir.
––––––Hâtez-vous !… car le guichet ferme,
––––––Cinq minutes avant d’ouvrir !
PIPERTRUNCK.
––––––Entre des barreaux on vous classe,
––––––Mais votre billet, s’il vous plaît ?
––––––On ouvre prenez votre place
––––––Et remontrez votre billet.
RONDEAU DU CHEMIN DE FER.
I.
FRIDOLIN.
–––––––––La locomotive,
–––––––––Coursier infernal,
–––––––––Encore captive,
–––––––––S’ébranle au signal…
–––––––––On part, et la foule,
–––––––––Des wagons rampant,
–––––––––Fuit et se déroule,
–––––––––Comme un long serpent,
–––––––––Secondes, premières,
–––––––––Variant de prix,
–––––––––Suivant les manières
–––––––––D’être mal assis…
–––––––––Wagons pour les dames,
–––––––––Wagons des fumeurs,
–––––––––Que beaucoup de femmes
–––––––––Préfèrent aux leurs !…
–––––––––La machine crache
–––––––––Du feu sur le sol,
–––––––––Jette un noir panache
–––––––––De fumée au vol…
–––––––––Et par la soupape
–––––––––De ses flancs ardents
–––––––––La vapeur s’échappe
–––––––––En longs sifflements !…
FRIDOLIN, ROBIN, TRUCK, PIPERTRUNCK, ROSÉE-DU-SOIR.
–––––––––Écume et renifle,
–––––––––Noir cheval de fer,
–––––––––Souffle, souffle, siffle,
–––––––––Va ton train d’enfer !…
–––––––––––Vole et cours !
–––––––––––Va devant !
–––––––––––Va toujours
–––––––––––En avant !…
–––––––––––Car ce cri
–––––––––––Est celui
–––––––––––De la terre
–––––––––––Tout entière.
–––––––––––En avant
–––––––––––Bravement !
–––––––––––Hardiment !
–––––––––––En avant !
II.
ROBIN.
–––––––––Tout, ainsi qu’une ombre,
–––––––––Fuit à vos regards,
–––––––––Villages sans nombre,
–––––––––Et clochers épars !…
–––––––––Dévorant l’espace
–––––––––Sur ses rails brûlants,
–––––––––L’express vole et passe
–––––––––Fleuves et torrents ?…
–––––––––Tantôt sur la cime
–––––––––Des monts éternels,
–––––––––Tantôt dans l’abîme
–––––––––Des sombres tunnels !
–––––––––Va, sainte machine,
–––––––––Poursuis ton chemin !
–––––––––Ton œuvre est divine,
–––––––––Ton but est divin !…
–––––––––Détruis les frontières
–––––––––Et confonds les mœurs,
–––––––––Abolis les guerres,
–––––––––Rapproche les cœurs !
–––––––––Plus de politique
–––––––––Aux drapeaux divers !…
–––––––––Fais un peuple unique
–––––––––De tout l’univers !
ROBIN, FRIDOLIN, ROSÉE-DU-SOIR, TRUCK, PIPERTRUNCK.
–––––––––Écume et renifle,
–––––––––Noir cheval de fer,
–––––––––Souffle, souffle, siffle,
–––––––––Va ton train d’enfer !…
–––––––––––Vole et cours !
–––––––––––Va devant !
–––––––––––Va toujours
–––––––––––En avant !…
TOUS, plus vite.
–––––––––––Car ce cri
–––––––––––Est celui
–––––––––––De la terre
–––––––––––Tout entière.
–––––––––––En avant
–––––––––––Bravement !
–––––––––––Hardiment
–––––––––––En avant !
PANSA.

Oh ! oh ! oh ! Ces étrangers se moquent de nous !

GURGÈS.

Ils nous prennent pour des imbéciles !

LES POMPÉIENS.

Oui ! oui !

PANSA.

Chut ! Nous les châtierons tout à l’heure de la bonne façon Mais avant, poussons-les à bout !

GURGÈS, CURCULION, MÉGADORE, HARPAX, PYRGOPOLYNICE, CAMION.

C’est ça !

PANSA.

Et qui amène ici des magiciens de votre force ?

ROBIN.

Le désir de retrouver certain objet… pris au temple de Jérusalem !

PYRGOPOLYNICE.
Le temple de Jérusalem ! c’est moi qui l’ai détruit. (Mouvement de joie de Fridolin, Rosée-du-Soir et Truck.)
ROBIN.

Tout seul ?

PYRGOPOLYNICE.

À peu près !

FRIDOLIN.

Et le trésor du temple ?

PYRGOPOLYNICE.

Je l’ai pillé ! naturellement !

ROBIN, à ses amis.

Nous brûlons ! (Haut.) Et ta part ?

PYRGOPOLYNICE.

Toutes les femmes s’acharnant après moi, il fallut bien mettre un terme à leurs importunités par quelques présents… Un collier à celle-ci, un diadème à cette autre…

ROBIN.

Et certain anneau de fer, dont le seul mérite était d’avoir appartenu au roi Salomon ?

PYRGOPOLYNICE.

Oh ! celui-là ! je l’ai donné en souvenir de mes exploits à celle à qui je ne puis rien refuser, à la belle Corinne !

CHOSROÈS, ému.

Hein !

CORINNE, lui recampant le chien.

Assez !

ROBIN, à Corinne.

C’est donc madame qui l’a ?

CORINNE.

Son anneau de fer ! Le beau cadeau ! Je l’ai donné à Médulla, ma femme de chambre !

FRIDOLIN, se tournant vers Médiale.

Ce serait donc alors mademoiselle Médulla ?

MÉDULLA, montrant Régadore.

Oui, si ce coquin de poëte ne me l’avait escroqué ! (On se retourne vers Mégadore.)

MIGADORE.

Hélas ! Pour le perdre aux dés contre Curculion, qui m’a fait trois fois le coup de Vénus !

ROBIN, se tournant vers Curculion.

Alors, heureux Grec… ?

CURCULION, avec fatuité.

Demandez à l’affranchie Drussille ! (Il la montre.)

DRUSSILLE, montrant le gladiateur en baissant les yeux.

Demandez au gladiateur !

BARPAX, avec un soupir de bœuf.
Demandez à Yphis.
YPHIS.

Demandez à Carion !

ROBIN.

Alors, monsieur Carion ?

CARION.

Demandez à ma femme qui l’a au doigt !

LÉPIDA.

Mon anneau nuptial ?

CARION.

C’est lui !

LÉPIDA, furieuse.

Horreur ! Je n’en veux plus ! (Elle l’arrache de son doigt et le jette, Robin s’en empare lestement.) L’anneau de cette fille ! Arrière ! je divorce ! (Elle court se mettre sous la protection de Pansa.)

LES PARENTS, passant de son côté.

Elle a raison !… Hors d’ici, la courtisane !

CORINNE.

À moi, mes amis !… On m’insulte !

PYRGOPOLYNICE.

Par le Styx ! ceci veut du sang !

HARPAX.

Viens-y ! — À moi les gladiateurs ! (Ils se menacent dos à dos sans tirer le glaive.)

PYRGOPOLYNICE.

À moi, les soldats !

PANSA.

À moi, les citoyens !…

(Mouvement, tumulte, etc.)

ROBIN.

Et à nous l’anneau ! (Il le donne à Fridolin. — Harpax et Pyrgopolynice se serrent la main.)

PANSA.

Et d’abord, arrêtez ces étrangers menteurs, qui viennent ici semer la discorde !

LES POMPÉIENS, se tournant tous contre eux.

Oui ! oui !

TRUCK, prenant tranquillement une prise.

Crétin, va !

PANSA.

Gardes ! aux fers !

TOUS LES POMPÉIENS.

Aux fers !… (On tire les armes. — Mouvement.)

ROBIN.
Oh ! oh ! mes petits fantômes, nous nous fâchons !… Retournez donc à vos cendres !… Bonne nuit, messieurs ! — Allons, mon prince !… il est temps !…
FRIDOLIN, levant l’anneau.

Djinn de Salomon ! à nous ! (Un énorme Djinn vert à tête de chameau sort du sol, au milieu de la fumée, et s’incline devant Fridolin.)

TOUS LES POMPÉIENS, épouvantés.

Jupiter ! à l’aide !…

LE DJINN.

Maître, que veux-tu de ton esclave ?

FRIDOLIN.

Je veux que tout ceci disparaisse !… et que tu me ramènes chez moi !…

LE DJINN.

Montez sur mes épaules, maître !… et j’obéis à l’instant !…

(Il les enlève sur ses épaules. — Les Pompéiens fuient épouvantés de toutes parts, tandis que le Djinn monte vers les frises. — Éclairs et tonnerre. Tout s’éclaire de la lueur rouge du Vésuve. — Tableau.)


SEPTIÈME TABLEAU.
L’ANNEAU DE SALOMON.

Une salle du palais de Carotte. — Trois grandes baies au fond. — Portes latérales. — Un fauteuil à gauche de la scène.



Scène PREMIÈRE.

CAROTTE, TRAC, KOFFRE, SCHOPP, PSITT, SOLDATS, au fond.
CAROTTE, mangeant toujours ses confitures.

Ah ! ah ! c’est vous, maréchal ! racontez-moi votre petite expédition et comment vous vous êtes emparé de cet usurpateur, qui a osé me précéder sur le trône !…

TRAC, avec enthousiasme.

Sire, tout va bien ! nos soldats se sont couverts de gloire !

KOFFRE.

Que ne ferait-on pas avec de tels hommes !

TOUS DEUX, piteusement.

Malheureusement… le prince nous a échappé !

CAROTTE, bondissant à terre.
Échappé !… voilà comme on m’obéit !
TRAC.

Pardon, sire ; mais…

CAROTTE, furieux, sautant et fouettant l’air de sa canne.

Je ne discute pas !… Suis-je le gouvernement de votre choix, oui ou non ?

TOUS, courbés et frissonnant.

Oui, de notre choix !…

CAROTTE, sautant debout sur le fauteuil.

Alors, quand je parle, obéissons ! — Le prince !

KOFFRE.

Sire !…

CAROTTE.

Assez !… le cabinet a perdu ma confiance !… Capitaine, arrêtez le cabinet ! (Les soldats les entourent.)

SCHOPP ET TRAC.

Perdus !

KOFFRE, qui s’est réfugié derrière le fauteuil.

Sire !… un mot !… il n’y a plus de prince !… Ces messieurs n’osent pas avouer qu’ils ont outrepassé vos ordres, en le supprimant de ce monde !

CAROTTE, ravi.

Oh ! il n’y a pas de mal à cela ! Le cabinet a retrouvé ma confiance !… Capitaine, lâchez le cabinet ! Je lui permets d’embrasser ma botte !…

KOFFRE, TRAC, SCHOPP
, avec empressement.

Ah ! sire !… cette faveur !… (Ils se prosternent et baisent sa botte.)

CAROTTE, à Trac.

Maréchal !… Je suis content de vous ! Vous n’avez que vingt-deux galons, je vous permets d’en porter quarante-six !

TRAC, radieux.

O bonheur ! (Il rebaise les deux bottes.)

CAROTTE.

Vous, Schopp, je vous nomme général de brigade.

SCHOPP.

Oh ! sire !…

CAROTTE.

Baron !…

KOFFRE, avec espoir.

Sire !…

CAROTTE, lui jetant le pot vide.

Le pot ! (Koffre prend le pot piteusement.)

KOFFRE, frappé, debout, à part. La queue s’agite. Avec douleur.
Et pas un petit galon avec… O fureur !… (Ritournelle.)
CAROTTE.

Quel est ce bruit ?

PSITT.

Sire, ce sont des colporteurs étrangers, attirés par la nouvelle de votre couronnement et de votre mariage avec l’adorable princesse Cunégonde, que vont célébrer messieurs les radis noirs !

CAROTTE.

Qu’ils viennent ! — Et allez voir si la princesse a bientôt fini de s’habiller ! (Furieux.) Vite ! vite ! vite ! Je n’aime pas à attendre ! (Psitt, épouvanté, s’enfuit par la gauche.)


Scène II.

Les Mêmes, ROBIN, ROSÉE, TRUCK, PIPERTRUNCK.

(Ils entrent, tous déguisés en Orientaux, Truck en Égyptien nègre et muet, Pipertrunck poussant une petite brouette dorée, toute garnie de fleurs et de bibelots de toilette, etc. Pipertrunck en Persan, une grande robe, barbe blanche, bésicles énormes, haut bonnet.)

ROBIN ET ROSÉE-DU-SOIR.
I.
–––––––––––Nous venons
––––––––Du fin fond de la Perse !
–––––––––––Nous faisons
––––––––Un très-joli commerce !
–––––––––––Nous vendons
––––––––Les objets de toilette,
–––––––––––Nous tenons
––––––––Parfums et cassolettes,
–––––––––––Nœuds, festons
–––––––––––Et galons,
–––––––––––Gais costumes !
PIPERTRUNCK.
–––––––Frêles, frêles, frêles plumes !
ROSÉE.
–––––––––––Fleurs, bouquets,
–––––––––––Bracelets
–––––––––––Et breloques !
PIPERTRUNCK.
–––––––Fraîches, fraîches, fraîches toques !
ROSÉE.
–––––––––––Baumes, fards
–––––––––––Et brocards,
–––––––––––Larges voiles.
PIPERTRUNCK.
–––––––Fines, fines, fines toiles !
ROSÉE.
–––––––––––Talismans,
–––––––––––Diamants,
–––––––––––Aromates.
PIPERTRUNCK.
–––––––Fausses, fausses, fausses nattes !…
ROSÉE.
–––––––––––Tous objets,
–––––––––––Tous secrets,
–––––––––––Que réclame
–––––––––––Fille ou femme,
–––––––––––Pour qu’aux feux
–––––––––––De ses yeux
–––––––––––On s’enflamme !…
––––––––––Nous les avons
–––––––––––En savons,
–––––––––––En bonbons,
–––––––––––En flacons !…
PIPERTRUNCK.
–––––––––––Achetez,
–––––––––––Pour masquer,
–––––––––––Mastiquer,
–––––––––––Requinquer,
–––––––––––Fabriquer
–––––––––––Les beautés !
ROBIN, ROSÉE-DU-SOIR, PIPERTRUNCK.
–––––––––––Nous venons, etc.
ROBIN.
II.
–––––––––––Ce bijou
–––––––––––Mis au cou
–––––––––––D’une prude
PIPERTRUNCK.
–––––––Sèche, sèche, sèche et rude,
ROBIN.
–––––––––––L’excitant
–––––––––––A l’instant,
–––––––––––Sait la rendre
PIPERTRUNCK.
–––––––Douce, douce, douce et tendre.
ROBIN.
–––––––––––Êtes-vous
–––––––––––Très-jaloux
–––––––––––De vos belles ?
PIPERTRUNCK.
–––––––––––Ces jumelles
ROBIN.
–––––––––––Vous font voir
–––––––––––Si le soir
–––––––––––Les traîtresses
PIPERTRUNCK.
–––––––Vous font, vous font, vous font pièces.
ROBIN.
–––––––––––Tous objets,
–––––––––––Tous secrets,
–––––––––––Dont on use,
–––––––––––Toute ruse
–––––––––––Dont l’amour
–––––––––––Chaque jour
–––––––––––Nous abuse…
––––––––––Nous les avons
–––––––––––En flacons,
–––––––––––En savons,
–––––––––––En bonbons !…
PIPERTRUNCK.
–––––––––––Achetez,
–––––––––––Pour charmer,
–––––––––––Enflammer,
–––––––––––Transformer,
–––––––––––Désarmer
–––––––––––Les beautés !…
ENSEMBLE.
–––––––––––Nous venons
–––––––Du fin fond de la Perse, etc.
CAROTTE.

Je n’ai que faire de tout ça ! Toutes les femmes raffolent de moi ! (Il rit.)

LES MINISTRES, imitant complaisamment son rire.

Eh ! eh !

CAROTTE, fouettant l’air de sa canne.

Plaît-il ? (Tous s’arrêtent épouvantés.) Chambellan, achetez à cette petite un pot de pommade à la vanille que vous porterez de ma part à la princesse Cunégonde.

ROBIN.

Votre Majesté n’a pas besoin d’autre chose ?

CAROTTE, trépignant, furieux.

Rien pour le moment ! Et décampons… vite ! vite ! vite !

ROBIN.

Ah ! mais non ! ce n’est pas mon compte ! (A Rosée, bas et rapidement.) Fridolin !

ROSÉE-DU-SOIR.
Disparu sur le seuil.
ROBIN, avec dépit.

Le maladroit ! qui nous laisse là ! (Haut.) Votre Majesté n’est pas curieuse de voir certaine étoffe !… Une merveille !

CAROTTE, se frottant de la pommade prise par le chambellan.

Non ! non ! non !

ROBIN.

Tissée de fils d’argent empruntés à la lune, et de fils d’or empruntés au soleil.

CAROTTE, s’arrêtant.

Oh ! oh !

ROBIN.

Le fabricant, mon frère aîné (Il montre Truck.) qui est un peu sorcier, quoique muet ! (Tout le monde regarde Truck qui montre la langue et fait signe qu’il ne peut parler.) l’a douée d’une propriété merveilleuse !… C’est qu’elle n’est visible que pour les honnêtes gens !

CAROTTE.

Ah ! (Embarras des ministres.)

ROBIN.

Toute personne qui a volé ou escroqué, si peu que ce soit dans sa vie ! fut-ce une épingle ! Néant ! Vous lui mettez l’étoffe sur le nez !… Elle ne voit rien ! (Les ministres ont complètement tourné le dos.)

CAROTTE.

Oh ! oh ! Je veux essayer ça sur mon ministère ! (Il s’assied ; mouvement des ministres inquiets.)

ROBIN.

Rien de plus facile !… (Il fait semblant de prendre et de défaire un paquet en ôtant les épingles.) Voici un vêtement tout prêt ! (Truck feint de tirer et de déplier l’habit.) D’abord l’habit !

CAROTTE, regardant et ne voyant rien.

L’habit ?

ROBIN, tandis que Truck feint d’étaler l’habit devant lui.

Votre Majesté voit si j’exagère ! Est-ce assez beau ?

CAROTTE, prenant son lorgnon qu’il frotte en s’écarquillant les yeus, à part.

Je ne vois rien du tout ! Mais ça se comprend !…

KOFFRE, à part.

Pas un fil ! mais ça s’explique.

SCHOPP, TRAC
, chacun à part.

Rien… je m’y attendais !

ROBIN.
Quelle couleur ! quel éclat ! Et le gilet ! Et la culotte ! Que, feu d’artifice !
TRAC.

C’est-à-dire qu’on ne peut pas le regarder !

KOFFRE.

Ça éblouit ! On ne voit plus rien !

CAROTTE, à part.

Mais je ne peux pas avouer… (haut.) Ah ! c’est l’habit, ça ?

ROBIN, feignant de lui tendre un pan d’habit.

Et tâtez, je vous prie !… quel grain !

CAROTTE, avec admiration.

Oh !… oh ! un grain exceptionnel ! Oh ! quel grain ! (Aux autres.) Tâtez !

TOUS, feignant de tâter.

Inouï ! Admirable !

ROBIN.

Si Votre Majesté veut juger de l’effet sur quelqu’un ! — Par exemple, M. le grand caissier, c’est fait pour lui !

KOFFRE.

Moi ?

CAROTTE.

Oui ! (A part.) Je verrai peut-être mieux ! (Haut.) C’est ça ! Essayons ! essayons ! vite ! vite ! vite ! (Koffre, effrayé, traverse le théâtre en laissant son habit aux mains de Pipertrunck. Rosée-du-Soir remonte au fond, pour voir si elle n’apercevra pas Fridolin.)

ROBIN, faisant semblant de présenter la culotte.

La culotte, d’abord ?

KOFFRE.

Devant le monde !… Attendez. (Il ferme à double tour les serrures de son gilet. Truck et Pipertrunck lui enlèvent la culotte. Il reste en caleçon.)

ROBIN.

Passez-moi cette jambe-ci ! (Vivement.) Prenez garde de déchirer ! (Il fait semblant de lui tendre une jambe de la culotte, et Pipertrunck l’autre.)

KOFFRE.

Il n’y a pas de danger !

ROBIN.

Et boutonnez-moi ça !… là !… (Truck feint de serrer une boucle.)

TRUCK, ployant les jambes avec un geste interrogatif.

Euh ? Euh ? Euh ?

KOFFRE.

Ça ne me gêne pas… non !

ROSÉE-DU-SOIR.
Le gilet ! maintenant ! (Même jeu.)
ROBIN.

Et l’habit ! On le croirait fait pour vous. Tournez-vous ! (Il se tourne.) Parfait ! bonne cambrure !

CAROTTE, applaudissant.

Ravissant ! ravissant !

KOFFRE, qui s’enrhume.

C’est fini, alors ?

ROBIN.

Ça vous tient trop chaud ?

KOFFRE, grelottant.

Au contraire, je ne serais pas fâché de remettre…

CAROTTE.

Non ! non ! Restez habillé comme ça pour le couronnement !

KOFFRE.

Comme ça !

CAROTTE.

Je vous fais cadeau du costume !

KOFFRE.

Ah ! sire !… Ah ! quelle bonté ! (A part.) Ah ! je vais attraper un de ces rhumes !…

CAROTTE.

Allez-vous-en maintenant tous. Vite ! vite ! Parce que ça me plaît !

TOUS.

Mais, sire !…

CAROTTE, hors de lui.

On réplique !…

TOUS, épouvantés.

Non ! non ! (Il les chasse à coups de canne. Toute la cour se sauve en désordre, Koffre en caleçon.)

PIPERTRUNCK, à part, se sauvant aussi.

Tenons-nous à l’écart, et voyons prudemment qui de ces deux rois est le plus fort !


Scène III.

ROBIN, ROSÉE, TRUCK, CAROTTE, CUNÉGONDE, puis COLOQUINTE.
ROBIN, bas à Rosée.

Mais Fridolin ?

ROSÉE, inquiète.
Absent toujours ! (Truck fait signe qu’il n’y est pas.)
ROBIN.

Alors, il est en train de faire une sottise ! Trouvons-le ! (Il sort par la gauche avec Rosée et Truck.)

CAROTTE, redescendant en riant.

Ah ! ah ! ah ! c’est amusant d’être roi !

CUNÉGONDE, entrant.

Quelle gaieté, cher prince !

COLOQUINTE, sortant de terre derrière eux.

Stupide !… (Mouvement de surprise de Cunégonde.) Tandis que tu te gorges de confitures, avorton de roi ! et que tu ne songes qu’à ta toilette, reine sans cervelle, votre ennemi est dans le palais, à vous préparer votre perte !

CUNÉGONDE.

Le prince !

CAROTTE.

Il est mort !

COLOQUINTE.

Trop vivant ! car il est revenu armé d’un pouvoir plus grand que le mien !

CAROTTE, criant.

Ah ! je veux m’en aller !

COLOQUINTE.

Silence !

CAROTTE, épouvanté, tombe à terre.

J’abdique !

COLOQUINTE, le retenant d’un geste terrible.

Te tairas-tu, gnome abject ? Qu’il t’aperçoive ! et il n’a qu’un mot à dire pour te renvoyer d’où tu sors !

CAROTTE, frissonnant et n’osant plus bouger, la tête dans ses mains.

Oh ! la ! la !

CUNÉGONDE, courant à lui et l’entourant de ses bras.

Me séparer de mon Carotte bien-aimé !

COLOQUINTE, vivement.

Ah ! tu ne le veux pas, n’est-ce pas ?

CUNÉGONDE.

Jamais !

COLOQUINTE.

Eh bien ! il ne tient qu’à toi de réduire notre rival à l’impuissance !

CUNÉGONDE.

Comment ?

COLOQUINTE.
Viens avec moi, et je t’expliquerai ce que tu dois faire ! Vite ! Le voici ! (Elle l’entraîne.)
CAROTTE, épouvanté, sautant à bas de la chaise.

Le voici !… Oh ! la ! la ! (Il se sauve en courant par la droite, s’embarrasse dans son sabre, tombe, se ramasse, et s’enfuit.)


Scène IV.

FRIDOLIN, entrant par la gauche.
FRIDOLIN, surpris.

Personne !… Au moment de franchir le seuil, j’aperçois la princesse à son balcon ! Le moyen de ne pas m’élancer vers elle ! À la faveur de cet anneau, je me change en bel oiseau bleu ! et je vole à sa fenêtre ! Elle achevait sa toilette de noce ! Quelle grâce ! Quelle beauté !… Elle me voit, pousse un cri ! Je tourne le chaton de ma bague, et soudain je suis invisible ! Alors, j’ai pu l’admirer à l’aise ! effleurer ses beaux cheveux, frôler sa petite main ! m’enivrer de sa présence ! Et j’y serais toujours, si elle n’avait pris le parti de descendre ici, (Cherchant.) où je comptais la voir ! et l’adorer encore ! À l’œuvre donc ! Avec cet anneau, je n’ai qu’à vouloir ; elle va paraître, cette ingrate princesse, et se jeter dans mes bras… Mais Quiribibi a raison !… c’est à mon pouvoir seul qu’elle cédera… et ce n’est pas là ce que mon cœur désire !… non !… ce n’est pas ainsi que je veux l’emporter sur mon odieux rival !… Reste donc à mon doigt, bague enchanteresse ! reste impuissante et stérile !… Sachons ce qui se passe dans l’âme de cette femme !… comment elle supportera ma juste colère et mes reproches !… Et s’il faut la punir… il sera temps de recourir à toi !… La voilà !… c’est elle !… courage, mon cœur !…


Scène V.

FRIDOLIN, CUNÉGONDE, amenée par COLOQUINTE qui lui indique le prince et disparaît dans le mur.
CUNÉGONDE, feignant à sa vue une extrême joie.

Fridolin !…

FRIDOLIN.

Elle m’a reconnu !…

CUNÉGONDE, de même.

Vous ! vous, de retour !… ah ! quelle ivresse !…

FRIDOLIN, stupéfait.
Quelle joie !…
CUNÉGONDE, regardant autour d’elle en feignant l’inquiétude.

Ah ! mon prince ! je tremble pour vous !… que de périls vous affrontez !…

FRIDOLIN, de plus en plus surpris.

Et c’est elle qui me parle ainsi !

CUNÉGONDE.

Oui, c’est moi, qui vous retrouve enfin… et dont le cœur est ivre de joie et d’amour !

FRIDOLIN.

Ton amour !

DUO.
FRIDOLIN.
–––––––Vers ce gnome que j’abhorre
–––––––Qui donc fit le premier pas ?
–––––––––––––Toi !…
–––––––Qui fut la première encore
–––––––A s’élancer dans ses bras ?
–––––––––––––Toi !…
–––––––Qui partage ma demeure
–––––––Et les biens qu’il m’a volés ?
–––––––––––––Toi !…
–––––––Enfin qui va tout à l’heure
–––––––L’épouser dans mon palais ?
–––––––––––––Toi !…
––––––Et c’est toi qui, ce même jour,
––––––M’oses parler de ton amour !
CUNÉGONDE.
–––––––Et c’est vous… vous la victime
–––––––Du pouvoir qu’il a sur tous,
–––––––Vous qui me faites un crime
–––––––De le subir, comme vous ?
FRIDOLIN, frappé.
–––––––De le subir ?
CUNÉGONDE.
–––––––De le subir ? Ah ! je ne cède
––––––Qu’au fatal pouvoir qu’il possède !
FRIDOLIN, incrédule, et la regardant pour voir si elle dit vrai.
––––––Est-ce possible ?
CUNÉGONDE.
––––––Est-ce possible ? Il doute encore !
FRIDOLIN.
––––––Tu m’aimerais ?…
CUNÉGONDE.
––––––Tu m’aimerais ?… Ah je t’adore !…
–––––––––Mon cœur, de lui-même,
–––––––––Vole vers le tien.
–––––––––Tu m’aimes, je t’aime,
–––––––––Le reste n’est rien !
FRIDOLIN, fasciné.
–––––––––Son cœur, de lui-même,
–––––––––Vole vers le mien.
–––––––––Tu m’aimes, je t’aime,
–––––––––Le reste n’est rien !…
CUNÉGONDE.
–––––––––Viens, quittons ces lieux,
––––––––Fuyons ce gnome odieux !
FRIDOLIN.
––––––––––Tu me suivras ?
CUNÉGONDE.
––––––––––Où tu voudras !
––––––Mon Fridolin, une chaumière
––––––Et ton amour pour seul trésor.
––––––Avec toi, plutôt la misère
––––––Qu’avec un autre un sceptre d’or !

(Faisant le geste d’arracher ses bijoux qu’elle garde.)

–––––––––Parures de fête !
–––––––––Couronne, bijoux,
–––––––––Au vent je vous jette,
–––––––––Voici mon époux !
ENSEMBLE.
–––––––––Mon cœur, de lui-même,
–––––––––Vole vers le tien.
–––––––––Tu m’aimes, je t’aime,
–––––––––Le reste n’est rien !
FRIDOLIN, avec joie.
––––––Oh ! maintenant ! oh ! je te croi !…
CUNÉGONDE.
––––––Viens donc, fuyons !
FRIDOLIN.
––––––Viens donc, fuyons ! Fuir, et pourquoi ?
––––––––Puissance souveraine,
––––––––Et couronne de roi,
––––––Je puis tout garder, ô ma reine,
––––––Et le partager avec toi !…
CUNÉGONDE.
–––––––O joie ! et par quel pouvoir !…
FRIDOLIN, baissant la voix.
––––––Silence !… et tu vas le savoir.

(Tirant l’anneau de son doigt et le lui montrant.)

–––––Cet anneau, cet anneau merveilleux !…
–––––Si petit, si bizarre et si vieux !
–––––Cet anneau, cet anneau merveilleux,
–––––Aux esprits il commande en tous lieux !
CUNÉGONDE.
––––––––––Eh quoi ! vraiment
––––––––––Un talisman !…
–––––Cet anneau, cet anneau merveilleux !…
–––––Si petit, etc.

(Elle cherche à le prendre.)

–––––––Et dans la main d’une femme ?
FRIDOLIN, sans défiance.
–––––––Il n’a plus aucun pouvoir.
CUNÉGONDE.
–––––––Pour ma part je ne réclame
–––––––Que le plaisir de l’avoir !

(Elle l’arrache.)

FRIDOLIN, inquiet.
––––––Que dites-vous ?
CUNÉGONDE, éclatant de rire et mettant l’anneau à son doigt.
––––––Que dites-vous ? Je dis, mon roi,
––––––Que le talisman est à moi.
FRIDOLIN.
––––––Trahi !
CUNÉGONDE, riant.
––––––Trahi ! J’en ai peur.
FRIDOLIN.
––––––Trahi ! J’en ai peur. Ah ! grand Dieu !
––––––Tout son amour n’était qu’un jeu !
CUNÉGONDE, riant.
––––––Ah ! ah ! ah !
FRIDOLIN.
––––––Ah ! ah ! ah ! Perfide ! Parjure !
CUNÉGONDE, riant.
––––––Ah ! ah ! ah ! la bonne figure !
ENSEMBLE.
FRIDOLIN.
–––––––Ah ! le voile se déchire,
–––––––Je vois ma fatale erreur.
–––––––C’est trop peu de te maudire,
–––––––Crains d’exciter ma fureur.
–––––––Je t’aimais jusqu’au délire,
–––––––Je te hais jusqu’à l’horreur.
CUNÉGONDE, riant.
–––––––Ah ! j’ai bien le droit de rire !
–––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah
–––––––J’ai l’objet que je désire,
–––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
–––––––Sur moi tu n’as plus d’empire,
–––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
FRIDOLIN, marchant sur elle.
–––––––Ah ! c’est trop de perfidie,
–––––––Femme sans cœur et sans foi !
–––––––Sur ton salut, sur ta vie !
–––––––Ce talisman, rends-le moi !
–––––––––Cet anneau !
CUNÉGONDE, riant, en se dérobant à sa poursuite.
–––––––––Cet anneau ! Non ! non !
FRIDOLIN, menaçant.
–––––––––Je le veux !
CUNÉGONDE, de même.
–––––––––Je le veux ! Fi donc !
FRIDOLIN.
–––––––––Misérable !
CUNÉGONDE, de même.
–––––––––Misérable ! Oui-da !
FRIDOLIN.
–––––––––Crains ma rage !
CUNÉGONDE, de même.
–––––––––Crains ma rage ! Ah ! bah !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
–––––––Ah ! le voile se déchire ! etc.
FRIDOLIN.

Ah ! je l’aurai de gré ou de force ! (Il s’élance sur elle.)

CUNÉGONDE, se sauvant.

À moi, Coloquinte !


Scène VI.

Les Mêmes, COLOQUINTE, ROBIN, ROSÉE-DU-SOIR, CAROTTE, TRUCK, qui s’élance vers son maître.
COLOQUINTE, paraissant avec Carotte, qui se tient tout tremblant derrière sa jupe.

Tu es en mon pouvoir, prince trop crédule !… Va donc sous terre, et tombe !… (Cri de Rosée-du-Soir.)

ROBIN, vivement.

Où il me plaira…

FRIDOLIN, disparaissant englouti avec Truck.

À l’aide !… (Carotte fait une cabriole de satisfaction.)

COLOQUINTE, furieuse, à Robin.

Encore toi !… maudit génie !…

ROBIN.
Toujours !… Au revoir, la vieille… (Il entraîne Rosée-du-Soir et disparaît avec elle.)
CUNÉGONDE, embrassant Carotte.

Sauvé !…

CAROTTE, poussant un cri de coq.

Victoire !… (Ils sortent.)


HUITIÈME TABLEAU.
LES INSECTES.

Une campagne magnifique, toute de feuilles et de fleurs. — Au fond, un chemin descend du fond du théâtre à gauche, jusqu’au milieu de la scène.



Scène PREMIÈRE.

ROSÉE-DU-SOIR, seule, puis ROBIN, puis Fourmis.

(Le petit peloton de soie entre, en se déroulant parla gauche, puis Rosée-du-Soir parait, le suivant avec crainte.)

ROSÉE-DU-SOIR.

Où suis-je ?… Voilà des heures et des heures que le peloton de soie roule devant moi ! Et la force m’abandonne ! (Avec joie.) Il s’arrête !… Je dois m’arrêter aussi !… Hélas ! Sans toi, cher talisman, que serais-je devenu ?… Mais où m’as-tu conduite ?… Et pour le salut de celui que j’aime… qui trouverai-je dans cette campagne ?

ROBIN, sortant d’un tronc d’arbre.

Moi !…

ROSÉE-DU-SOIR, avec joie.

Robin !…

ROBIN.

As-tu pensé, pauvre enfant, que je t’abandonnerais ainsi ?

ROSÉE-DU-SOIR.

Oh ! non ! bon génie ! jamais !…

ROBIN.

Lui, peut-être !… Il mérite si peu ce que l’on fait pour lui !

ROSÉE-DU-SOIR.

Ah ! pardonnez-lui !

ROBIN.
L’insensé ! S’amouracher de cette poupée, et ne pas te deviner, toi si dévouée, si tendre !
ROSÉE-DU-SOIR.

Ne parlons pas de moi, bon génie !… mais de lui seul !… Où est-il ?

ROBIN.

Ici, chez les Fourmis !… où il s’est, grâce à moi, arrêté dans sa chute !

ROSÉE-DU-SOIR.

Je veux le voir ! (Entrent des fourmis.)

ROBIN.

Rien de plus facile ! (A la brigadière des fourmis.) Vous avez un homme prisonnier, depuis hier ?

LA BRIGADIÈRE.

Deux ?

ROBIN.

C’est que Truck est avec lui !

ROSÉE-DU-SOIR.

Nous allons les voir ?

LA BRIGADIÈRE.

Tout de suite ! — Tenez, les voici !…

ROBIN.

Déjà ?

LA BRIGADIÈRE, riant.

À la vapeur !… Tout serait comme ça chez nous !


Scène II.

Les Mêmes, FRIDOLIN, TRUCK.

(Ils arrivent par la gauche, en terrassiers, poussant des brouettes pleines, la pelle sur le dos. Truck, endormi tout en marchant.)

ROSÉE-DU-SOIR.

Ah ! mon prince !

FRIDOLIN.

Toi ! et Robin ! (Il laisse sa brouette et court à eux.)

TRUCK, joyeusement.

Les amis !

ROBIN.

Eh ! oui !

FRIDOLIN, pressant leurs mains avec effusion.

Toujours fidèles ! malgré tout !… Ah ! que vous êtes bons ! et que je vous aime !

ROBIN, montrant Rosée-du-Soir.

À lui, à lui, tout ça à lui !

FRIDOLIN.
Ah ! la coquine de princesse ! Plus d’anneau !
ROBIN.

Il y a peut-être un autre moyen de vaincre notre ennemi ?

FRIDOLIN.

Lequel ?

ROBIN.

Aucune main humaine n’a pouvoir sur lui ; mais j’ai mon idée. Vous le verrez, mon prince. (A la fourmi.) Ma mie, la Coloquinte est-elle toujours aussi mal qu’autrefois avec les Abeilles ?

LA BRIGADIÈRE.

Plus que jamais ! La mauvaise bête ! Elle a fait exiler de ce pays toutes les ruches, et c’est une guerre à mort à présent !

ROBIN.

Bon ! les Abeilles seront pour nous !

LA BRIGADIÈRE.

Vous tombez bien ! c’est aujourd’hui la fête du printemps, et tous les insectes, amis et ennemis, se réunissent pour fraterniser ensemble. Notre fourmilière va s’y rendre. Venez et je vous présente à la reine des Abeilles qui vous servira volontiers contre Coloquinte !

ROBIN.

Très-bien ! Nous profiterons de sa voiture ailée pour retourner lestement à Krokodyne.

FRIDOLIN.

Et quand ?

LA BRIGADIÈRE.

Tout de suite ! J’entends déjà les tambours. Le cortège n’est pas loin ! (Sonnerie de la trompe.) Stop au travail ! (L’appel se répète au loin.) Et en avant la première brigade ! Pour la fête !

CRIS, dehors, répétant.

En avant !


Scène III.

FRIDOLIN, ROSÉE-DU-SOIR, ROBIN, Fourmis, puis Tous les insectes.
CORTÈGE ET CHŒUR.

(Les Fourmis se rangent de chaque côté de la scène ; le cortége des Insectes paraît au fond, à gauche, sur la route, et descend sur la scène, dans l’ordre suivant : D’abord les Fourmis amazones.)

CHŒUR.
––––––Rangeant la foule qui regarde :
––––––Voici venir leur avant-garde !
(Puis les sapeurs, représentés par des cerfs-volants avec des haches, des tabliers et tout le fourniment.)
CERFS-VOLANTS, frisant leurs moustaches, avec fatuité.
––––––Joli sapeur ! de chaque belle,
––––––Toujours vainqueur, tu prends le cœur !
––––––Et la beauté la plus rebelle…

(Mouvement avec la hache.)

––––––Quand parait le sapeur, a peur !

(Derrière les sapeurs, le tambour-major et les tambours, représentés par des cousins et suivis de grillons qui jouent du fifre.)

COUSINS.
––––––Tapons, tapons, comme des sourds,
––––––Tapons, tapons sur nos tambours !…
LES GRILLONS.
–––––––––––Réveillons
–––––––––––Tous nos cris !
–––––––––––Gais grillons !
–––––––––––Gais cricris !

(Quand les tambours sont arrivés à l’avant-scène, la musique qui est derrière donne le signal de commencer, par le coup de grosse caisse, les tambours achèvent leur roulement, en défilant, et découvrent la musique qui entame son air en descendant la scène. — Cette musique est toute composée de moucherons de toutes sortes et de toutes couleurs ayant, qui leurs trompes en forme de cornet à pistons, de cor, d’ophicléide, qui des fleurs dont les calices forment des chapeaux chinois, des cornemuses, etc., qui des cymbales sous les bras ou des tambourins sur le flanc, qu’ils frappent en marchant : le tout constitue une sorte de musique militaire.)

LES MOUCHES.
––––L’air vif du matin nous met en goguette…
––––En avant cornet, flûte et clarinette !…

(Derrière la musique, tout un état-major de scarabées et d’insectes de diverses espèces. — Très-brillant.)

L’ETAT-MAJOR.
––––Pour luire au soleil… tout chamarré d’or…
––––Le plus bel état… c’est l’état-major !

(Puis les charpentiers représentés par les insectes qui percent le bois, etc. Ils sont armés de scies, de rabots, de varlopes, etc., et s’accompagnent, en marchant, avec leurs outils. Ils sont habillés en compagnons du tour de France, avec rubans sur la tête, cannes, ceintures, et chantent une chanson de compagnonnage.)

LES PERCE-BOIS.
––––––Les compagnons tous à la ronde
––––––S’en vont partout et n’importe où !…
––––––Trac ! trac ! trac ! on fait dans le monde,
–––––A force de coups, son petit trou !…
(Les hannetons, en gardes nationaux, les suivent, puis une cantinière et un petit hanneton qu’elle tient en laisse par un fil attaché à la patte.)
LES HANNETONS.
–––––––Bons bourgeois, à tête folle,
–––––––Qu’on nous ramène à l’école,
–––––––Car, ma foi, plus nous allons,
–––––––Moins sages nous nous montrons !

(Des cigales, vécues en bohémiennes, avec des tambours de basque, des guitares, des cymbales.)

LES CIGALES.
–––––––––Nous chantons, cigales,
–––––––––Au bord des chemins,
–––––––––Au son des cymbales
–––––––––Et des tambourins !

(Les papillons de toutes couleurs, en gandins, suivis de petites bêtes à bon Dieu, pour pages, et les papillonnes en cocodettes, avec de petites cantharides qui leur tiennent la queue de leurs robes et leurs parasols.)

LES PAPILLONS.
––––––Nous sommes trop beaux pour rien faire,
––––––Si ce n’est de vivre fort bien.
LES PAPILLONNES.
––––––Et nous sommes, nous, au contraire,
––––––Trop belles pour n’en faire rien.
ENSEMBLE.
PAPILLONNES.
––––––Notre métier, c’est de leur plaire.
PAPILLONS.
––––––Oui, leur métier, c’est de nous plaire.
PAPILLONNES, les caressant.
––––––Et l’on s’en acquitte fort bien.
PAPILLONS.
––––––Mais on ne leur plaît pas pour rien.
REPRISE.
––––––Nous sommes trop beaux pour rien faire… etc.
––––––Et nous sommes… etc.

(Viennent ensuite les danseuses représentées par les demoiselles ou libellules et les sauterelles.)

LES DEMOISELLES, dansant.
–––––––Frêles demoiselles, ouvrez
–––––––Vos ailes aux reflets nacrés.
LES SAUTERELLES, de même.
–––––––Verte sauterelle, bondis,
–––––––Ma belle, dans les prés fleuris.

(Les chevaliers, représentés par les scarabées et les carabes, les cerfs-volants, etc., couverts d’armures éclatantes et de casques terribles.)

CARABES.
–––––––Des paladins suivons les traces !…
–––––––Mais nous cuisons sous nos cuirasses !…
(Derrière eux les bourdons et des papillons de nuit, entourant un grand capricorne, en prêtre du soleil.)
LES BOURDONS.
––––––Gros et gras, dodus et fleuris.
––––––––Gloria !… gloria nobis !…
LES PAPILLONS DE NUIT, reprennent.
––––––Et dans la nuit, toujours blottis !…
––––––––Gloria !… gloria nobis !…

(Après le grand-prêtre, le défilé guerrier de toute la ruche. — D’abord les tambours et les clairons, représentés par des frelons.)

FRELONS.
––––––Battez, tambours, sonnez, clairons !…
––––––Voici venir nos escadrons !…
LES GUÊPES
, en gardes du corps.
––––––Gardes du corps, troupe farouche !…
––––––Malheur, malheur à qui nous touche !…

(Entrée des abeilles. — Tout l’essaim des ouvrières défile sur deux colonnes, — une procession, en jetant des fleurs devant la reine. Elles ont sur le dos de petites hottes d’or toutes pleines de bouquets. — La reine des abeilles paraît sur un char ailé, où elle fait monter avec elle Rosée-du-Soir, Robin, Fridolin et Truck. — Les tambours battent et leu clairons sonnent aux champs.)

CHŒUR GÉNÉRAL.
––––––Vous tous qui créez des merveilles,
––––––Travailleurs des bois et des champs,
––––––Voici la reine des abeilles,
––––––Voici la reine du printemps !…
TABLEAU.