Le Roi Carotte/Acte II
ACTE DEUXIÈME.
Le cabinet de travail de Quiribibi. — À gauche, deuxième plan, fenêtre, et premier plan, corps de bibliothèque garnie de gros livres. — À terre, d’autres livres énormes, fermés, ouverts à demi, sphères, etc. — À droite, premier plan, porte, et du même côté, en pan coupé, un poêle énorme en faïence. — À gauche, en face, un miroir de métal très-grand, porté sur deux pieds. — Une table sans tapis et un fauteuil au milieu de la scène. — Partout alambics, cornues, soufflets, etc.
Scène PREMIÈRE.
Rosée-du-Soir, en page. L’orchestre joue le motif du duetto de la boule. (Le peloton de soie roule du fond par la porte, en descendant la scène, puis s’arrête. Rosée-du-Soir parait, le suivant des yeux, le voit arrêté, s’arrête aussi, aperçoit Robin sur l’appui de la fenêtre et réprime un mouvement de surprise et de joie.)
Lui !
Courage… le voici ! va… et laisse parler ton cœur !
Quel chemin nous fais-tu prendre ?
Sautez toujours, nous n’avons pas le choix !
C’est vrai, avec mes coquins de sujets qui nous pour suivent jusque sur les toits !… (Il saute. — Apercevant Rosée-du-Soir.) Qu’est-ce que cet enfant ? (Fin de la musique.)
Monseigneur !…
Je le sais, monseigneur… Et orphelin, libre de ma personne, j’ai pensé que vous n’aviez plus un domestique à vos côtés, et je suis venu vous supplier de vouloir bien m’accepter pour votre page, votre serviteur… votre esclave !
En vérité ?
De grâce, mon cher seigneur, ne me refusez pas cette joie !…
Hélas ! cher enfant… Je suis plus touché de ton offre que je ne puis le dire : mais sais-tu bien ce que tu demandes ? Je suis proscrit, menacé… mis à prix !… sans un toit où reposer ma tête ! sans un ami pour me venir en aide !
Raison de plus pour accepter la mienne !
Mais c’est le froid, c’est la faim… la misère !
Je le sais !
Et tu persistes, malgré cela ?
Ah ! Dieu !… à cause de cela même !
Relève-toi, cher enfant ! Et puisque tu le veux, reste avec moi, non pas comme un serviteur, mais comme un ami fidèle, comme un jeune frère ! — Allons ! voilà qui me console un peu des autres !… Il y a encore de braves cœurs par le monde !
Pas chez les femmes ! — Oh non !
Oh non ! — Un vieillard et deux enfants… voilà toute ma cour ! À propos ! Et Truck ?…
Présent !… Quel chemin ! — Je viens d’avoir des raisons, derrière une cheminée, avec un chat ! (Il descend.)
Ça se voit !
Et moi !
La police ! (Mouvement d’effroi.)
Pour vous protéger et vous bénir !
Ah ! bah ! c’est pour ça que tu cours après nous ?…
Depuis une heure ! — O mon prince ! (Il tombe à ses pieds, et avec émotion.) Douter de ma fidélité !… ah ! c’est mal ! ah ! que c’est donc mal !…
- Un nouveau soleil nous éclaire !…
- Adorons le soleil levant !
- L’autre disparaît sous la terre,
- Adorons le soleil couchant !
- Car cet astre qui déménage
- Peut sortir demain de son trou…
- Prévoyons tout, en homme sage,
- Ménageons la chèvre et le chou !…
- Et voilà ?…
- Quand on a
- Monarque ou république…
- Eh ! oui-da
- C’est comm’ça
- Qu’on est grand politique !…
- Mon principe, et qu’il soit le vôtre,
- C’est de tourner avec le vent…
- Il n’en a jamais connu d’autre,
- Ce bon monsieur de Talleyrand !…
- Pourquoi fut-il grand diplomate ?
- C’est qu’il savait, en homme adroit,
- Tournant le cou dans sa cravate,
- Souffler le chaud… souffler le froid !…
- Et voilà
- Comme on va
- De trône en république !
- Et oui-da
- C’est comm’ça
- Qu’on est grand politique !
Ce qui m’en plaît, c’est la franchise de l’aveu. Allons ! sois donc de la caravane. Je finirai par me promener avec tout mon royaume !… — Mais où sommes-nous ?
Chez le fameux enchanteur Quiribibi !
Mon maitre ! Il doit être un peu mûr !… Il avait bien déjà cent vingt-sept ans quand il m’enseignait les premiers rudiments de la sorcellerie !
Un joli élève qu’il a fait là !
Manque de vocation !…
Et ton but en nous conduisant ici ?
Mon but !… Mais je reconnais son pas !… Le voici.
Scène II.
Oh ! oh ! que de monde chez moi !
Illustre enchanteur, salut !
Ah ! bonjour, petit Robin.
Simple étudiant pour vous servir. (Il lui fait un signe d’intelligence, en lui prenant le bras pour le conduire au fauteuil.)
Bien ! bien ! Et qui t’amène chez moi, cher enfant ? (Il s’assied.)
Nous venons, cher maître, vous consulter pour un cas bien grave ! (Montrant Fridolin.) Il s’agit de ce gentilhomme…
Je sais… le prince Fridolin.
Lui-même !
Comment, c’est toi… gamin ?
Et qu’as-tu fait de bon, galopin, depuis un demi-siècle que je ne t’ai vu ?…
Rien.
Ah ! je l’ai assez prédit à ton père !… Votre fils ne sera jamais qu’un sorcier de jardin public !…
Pourtant, raisonnons…
Oh ! non, ne raisonnons pas ces choses-là. (A Quiribibi.) Illustre maitre ! prêtez-nous l’appui de vos lumières pour renseigner le prince sur l’origine de son désastre.
L’origine !… C’est lui !
Moi !… (Robin lui impose silence.)
Moins frivole, moins paresseux, moins libertin et plus respectueux pour ses ancêtres, il serait encore sur le trône !
Mais !…
Silence !… quand je parle !… (Rosée-du-Soir et Robin ferment la bouche de Fridolin.) Quant à ses ennemis, il n’en a qu’une redoutable ! La sorcière Coloquinte qui mène tout !
Mais ce Carotte ! qu’elle m’a jeté dans les jambes !
Ah ! le Carotte m’étonne !… Il m’intéresse… C’est une trouvaille de Coloquinte… et, au point de vue magique, il est bon de s’en éclaircir !… (A Truck.) Va me chercher là-bas ce gros livre, petit polisson !
Oui, m’sieu !… celui-là ?… (Il montre un grand livre énorme, à fermoirs d’acier, posé à terre contre la bibliothèque.)
Apportez ! et posez sur la table. (A quatre ils le posent où il dit.) Là… ceci est le fameux traité du savant Agrippa sur les Mandragores et Hommes-racines… (A Truck.) Tu te le rappelles ?
Toutes les figures de gnomes y sont peintes avec soin !… Si nous y trouvons celle de votre Carotte, il tombera aussitôt en mon pouvoir !… Consultons !… (Il ouvre le livre, un gnome-racine en sort aussitôt, en gambadant sur le livre.) Ce n’est pas ça !… (On le prend, on le force à se tenir en repos, en le remettant à sa place, et on tourne un feuillet sur lui, le gnome disparaît.) Il est inutile de poursuivre. Notre avorton n’appartient à aucune de ces espèces. Remportez ce livre, et essayons d’un autre procédé. (Truck et Pipertrunck remportent le livre. — À Fridolin, en lui tendant sa baguette.) Prenez cette baguette, jeune homme, et regardez fixement ce miroir, avec la ferme volonté d’y voir votre indigne rival !…
Bien !… (Il se tourne vers le miroir.)
Ferme !… Concentrez tout votre désir, et dites-vous bien avec énergie : « Je veux ! »
Je veux ! (Le miroir s’éclaire et l’on y voit, vaguement d’abord, puis très-nettement, l’image de Carotte aux genoux de Cunégonde qui le regarde amoureusement, ses mains dans les siennes, de l’autre frisant la houppette verte de son bonnet rouge. — Fridolin, exaspéré.) Ah ! coquin ! hideux avorton !… ma femme !… devant moi !…
Frappez sur lui à tour de bras, mais sans bouger de place, ou c’est fait de vous !…
Tiens !… légume !… tiens !… (Cunégonde disparaît et Carotte se tord à terre et se gare la tête, comme s’il recevait une grêle de coups.)
C’est ça !
Bravo !
Ah ! canaille !… (Il va pour s’élancer, Robin l’arrête et lui arrache la baguette des mains. — Tout disparaît.)
Imprudent !… Un pas de plus, le miroir volait en éclats… et vous aussi !
Ah ! c’est égal !… ça fait du bien !
Maintenant je suis fixé !… Ce Carotte est un gnome de l’espèce dite potagère. C’est le Daucus à tête rouge… le plus redoutable de tous : pour celui-là même qui l’évoque… Il faut que celle sorcière ait eu recours à des philtres bien puissants, et malheureusement je ne puis pas me mêler de cette affaire !…
Ah !…
Quel malheur !
Du moins, illustre maître, vous pouvez nous enseigner les moyens à prendre…
Oh ! pour cela, bon !… Vous avez le talisman des talismans ! Ce talisman merveilleux qui fit jadis la fortune d’un grand roi : l’Anneau de Salomon !
Encore une chose que je voudrais voir pour y croire !
Silence, marmot !
Mais cet anneau, maître, vous l’avez ?
Non, mais je sais où il est : à Pompéi !
À Pompéi !
Le soldat romain qui s’en était emparé à la prise de Jérusalem le rapportait à Rome avec tout son butin, quand il eut la fatale idée de s’arrêter à Pompéi, le jour même de l’éruption !… Il y est mort sous les cendres !
Et son anneau ne l’a pas sauvé ?
Il en ignorait totalement le pouvoir !
En sorte qu’il ne s’agit plus.. ?
Que de retrouver le soldat et de lui demander ce qu’il a fait de son anneau.
Le soldat mort ?
Oui !
Ce moyen existe-t-il réellement ?
J’ai consacré trois années de ma vie à le découvrir, et autant à le préparer ! Il est là (Il indique une lampe de bronze, de forme antique.) tout prêt ! Et le moyen de posséder ce fameux anneau, tu le sauras !… mais à une condition, c’est que tu m’aideras à secouer le fardeau de cette misérable vie !
Te tuer ?
Tu hésites ?
L’affreuse condition ! Pour te récompenser ?
Pas de débats ! Crois-tu que je t’aurais attendu pour cela si j’étais le maître de ma propre destruction ? Mais il me faut la main d’un autre ! Tu as besoin de moi, — service pour service ! — Obéis sans hésiter, l’anneau est à ce prix !
Moi ! assassin !
Dis bienfaiteur ! — Es-tu prêt ?
Sans doute !
Oh ! monseigneur, prenez garde ! (Robin lui fait signe de se taire.)
Encore faut-il connaître le procédé !
Le feu !
Le poêle !
Il s’agit de m’y jeter, voilà tout !
Mais l’ouverture s’y refuse !
Aussi faut-il d’abord me couper en morceaux !
Oh ! (Même jeu de Robin.)
Non, je n’oserai jamais !
Mon Dieu ! puisqu’il y tient !
Oui, pauvre vieux, passons-lui ses petites fantaisies !
Allons !
Commence donc ! D’abord la jambe gauche ! Tire seulement, elle viendra ! (Rosée-du-Soir, épouvantée, ferme les yeux.)
C’est fait ! (Truck ouvre la porte du poêle.)
Dans le poêle ! (Fridolin passe la jambe à Truck, qui la jette dans le poêle.)
Ça y est !
Devant le chef de la police… c’est roide !
La droite !
Voilà !
Au feu !
Marchons !
Oui, oui, je la reconnais ! — Les deux bras en même temps !
(Fridolin tire le bras droit, Pipertrunck le gauche, qui leur restent dans la main.)
Je commence à m’y faire (Truck les jette dans le poêle.)
Maintenant la tête ! — Détachez-la avec précaution !
Que je dévisse ?
Eh ! oui, de droite à gauche, et vous la poserez avec soin sur la table !
Permettez… c’est que… quand on n’a pas l’habitude…
Ça vient ! (La tête lui reste dans la main.) Voilà !
Sur la table !
Ici !
Oui ! (Il l’aide à poser la tête sur la table.)
Le voilà bien fini à présent !
Là ! maintenant !… (Fridolin recule.)
Il parle encore !
Maintenant prenez mon torse qui est resté sur le fauteuil, et au poêle ! vite !
Je m’en charge ! (Il le jette au feu.)
Courage, nous brûlons ! nous brûlons !
Vous, pas mal, oui.
La tête à présent ! doucement ! doucement ! (Robin prend la tête.) C’est ça, et au feu, comme le reste ! (Robin la passe a Fridolin.)
La tête aussi ?
Dame !
Au poêle.
Au poêle.
Au point où il en est, ce n’est pas une tête de plus ou de moins !
C’est vrai ! — Bah ! Au poêle ! (Il la jette au poêle.)
C’est fait ! (Le poêle éclate et Quiribibi en sort sous la figure d’un adolescent à tête blonde.)
Ah !
Jeune !
Et beau !
Quel sorcier !
Oh ! non ! non ! grâce à Dieu, plus sorcier ! En retrouvant la jeunesse je perds tout mon pouvoir ! Mais j’ai vingt ans ! Et ce talisman-là vaut mieux que les autres !
Pourtant !
Chut !… Des voix de femmes dans la rue !… Et jolies !… Des femmes qui se feront prier !… qui me rebuteront peut-être !… Quel bonheur !… J’y cours !… (Il court à la porte.)
Eh ! la ! la !
Doucement !
Et l’anneau ?
Ah ! c’est vrai !… Déjà ingrat !… Suis-je redevenu vraiment jeune ?… (Montrant la lampe de bronze.) Eh bien ! prends cette petite lampe antique qui vient de Pompéi même… elle est prête à agir, et son pouvoir n’expire pas avec le mien !… Il te suffira de l’allumer et de formuler ton vœu pour qu’elle te conduise où est l’anneau et le mette en ton pouvoir !… Adieu !
Merci !
Mais attendez !… Quelle poudre !… Et tout ça, les grimoires, tout le fonds de magasin ?
Je te le cède !… Je t’ai appris les formules ! Tâche de t’en servir ! Adieu !…
Ah ! au diable !… Laissez-moi tranquille ! Je ne retrouverai plus mes femmes !… Adieu !… (Il se sauve en courant.)
Scène III.
Et nous aussi : en route !
C’est prêt ?
C’est prêt !
Alors ! lampe, fais ton devoir !… à Pompéi !…
À Pompéi !… (Le sol s’ouvre et les engloutit tous cinq. — Le décor change.)
Pompéi, dans l’état actuel. — Vue prise sur le Forum, devant l’édifice d’Eumachia. — Colonnes ruinées, débris de toutes sortes. — Le crépuscule. — Personne en scène.
Scène PREMIÈRE.
(Ils entrent avec précaution au milieu des ruines et en silence, tandis que l’orchestre joue la ritournelle du morceau suivant,)
Suivez-moi !…
Ces colonnes !…
Ce tas de cendres !…
C’est Pompéi !…
C’est Pompéi !…
- Débris dont l’aspect nous transporte
- Aux grands jours d’un peuple effacé,
- Salut à vous, ô ville morte !
- Salut, fantôme du passé !
- Quel silence ! Personne.
- Personne !
- Qui parle ?
- Calme ton effroi !
- C’est l’écho qui résonne.
- Ah ! j’ai peur ! je frissonne !
- Frissonne !
- Entendez-vous ?…
- Tais-toi !
- C’est l’écho qui résonne.
- Je meurs d’effroi.
- Tout comme moi !
- Silence,
- Tout est mort
- Et tout dort
- Dans un repos immense !
- Débris ! dont l’aspect nous transporte
- Aux grands jours d’un peuple effacé,
- Salut à vous, ô ville morte !
C’est le Forum !… et voici la Curie !… et l’édifice d’Eumachia !… et le temple de Jupiter !… et la rue des Orfèvres !…
Oui, mais s’il n’y a jamais plus de monde pour nous renseigner sur l’anneau !
En effet !…
Le soldat !… d’il y a dix-huit cents ans !… Jeune soldat !… où êtes-vous ?
Il a raison !… ce n’est pas Pompéi en ruines qu’il nous faut ! C’est Pompéi debout, avec ses temples, ses boutiques, ses passants, ses esclaves, ses femmes, tout son peuples !…
Telle qu’elle était le matin même du jour où le Vésuve l’engloutit sous les cendres !… Remonter dix-huit siècles en arrière !… Ton pouvoir, ô petite lampe, ira-t-il jusque-là ?…
Essayons !
Essayez !
Essayons donc. Fais ton devoir, ô lampe ! Et que ta flamme n’éclaire plus la Pompéi d’aujourd’hui, un cadavre sous la cendre ! mais la Pompéi d’autrefois !… florissante de vie ! (Le décor change.)
A peine Fridolin a-t-il élevé la lampe que tout se transforme : les colonnes en ruines apparaissent entières, avec leurs chapiteaux, leurs guirlandes, leurs peintures. — Les temples se relèvent, les boutiques de barbiers, de boulangers, de fruitiers, de marchands de vin se décorent de leurs enseignes et de leurs étalages. — Partout des fleurs, des fruits, sous un ardent soleil. — La lampe disparaît.
Scène PREMIÈRE.
(Tableau animé et brillant. Les marchands appellent du seuil de leurs boutiques. D’autres traversent avec de petites brouettes chargées de légumes et de fruits. Des joueuses de harpes et des fleuristes, assises sur les marches du portique, appellent les passants. Les esclaves courent empressés, portant des paniers ou des seaux de bronze sur la tete. Les paysans et les gens de Pompéi, femmes et hommes, achètent, discutent les prix, etc. Une patrouille de soldats descend, traverse la scène en croisant un mettre d’école qui passe avec ses écoliers bourdonnant leurs leçons. Au fond sous le portique, un groupe de prêtres de Cybèle passe en frappant leurs cymbales. Bruit de scies et de marteaux. Chants de prêtres dans le temple de Jupiter, etc.)
- Du pain ! du pain !
- Au bain ! au bain !
- Poireaux d’Aricie !
- Raves de Murcie !
- Boudins ! boudins !
- Bons vins ! bons vins !
- Le parfum des fleurs nous enivre !
- L’air est pur ! le ciel est tout bleu !
- Qu’il est doux, mes amis, de vivre
- Sous ce ciel de flamme et de feu !
- Doux spectacle ! Il charme, il enivre !
- Tout s’anime et, dans ce beau lieu,
- Un seul mot a fait tout revivre
- Sous un ciel de flamme et de feu !
(Sons de flûte.)
La noce !… Thalassio !…
Thalassio !… (Carion, appuyé sur l’épaule de Curculion et suivi de Numérius et de Mégadore, descend du portique, après avoir acheté et distribué à ses amis de petites couronnes de fleurs.) Ah ! voici le cortége de noce de notre ami Carion.
Scène II.
(Une noce parait sous la colonnade à gauche, et tous les Pompéiens se rangent pour la voir passer. — Deux bouffons, clowns éthiopiens, la précèdent en cabriolant. Après eux, quatre flûtistes, dont deux avec des flûtes de Pan, jouant en se balançant sur un pied. — Puis quatre musiciennes avec des guitares ; deux autres avec des harpes, suivies de quatre Syriennes dansant et de quatre danseuses grecques armées de castagnettes. — Sept affranchis porteurs de torches. — Une esclave avec une quenouille et un fuseau. — Une autre portant une corbeille à ouvrage en osier. — Quatre esclaves porteuses de présents. — L’augure, les deux prêtres de Cybèle. — Le marié Carion et Lépide (quinze ans au plus), la mariée. Celle-ci, en tunique blanche à bandelettes, avec coiffure en forme de tour, six tresses de cheveux séparés sur le front et une couronne de marjolaine en fleurs sur tout cela, un voile couleur de feu, rabattu derrière et des deux côtés, pour ne laisser voir que le visage. À l’annulaire de la main droite, un anneau de fer tout uni. — Derrière eux, deux matrones ; parents, témoins, amis, etc.)
- Chantez tous
- Avec nous
- Ces deux nouveaux époux.
- O journée
- D’hyménée
- Si longtemps désirée !…
- Jeune époux,
- Que tu fais de jaloux
- Parmi nous !…
- Thalassio !…
- Chantez tous, etc., etc.
(Le cortége descend par la droite, traverse la scène, remonte par la gauche et redescend par le milieu au milieu des danses. Arrivée devant Fridolin et les autres, toute la noce pousse un cri de stupeur répété par les Pompéiens.)
Des barbares !… (La marche et la musique, tout s’arrête.)
Des barbares !…
Nous produisons notre petit effet !
Les bons visages que voici !… (Tous les Pompéiens éclatent de rire en les entourant et en se communiquant leurs impressions.)
On dirait qu’on se moque de nous !…
La lampe a disparu !
Alors l’anneau est ici. Attention !
Par Hercule !… j’ai fait sentir la force de ce bras à toutes les peuplades barbares, et n’ai jamais rien vu de tel.
Je le crois !
Notre soldat, peut-être !
Holà ! inconnus ! qui êtes-vous ?
Beau Pompéien, à la ceinture flottante, nous sommes, ces messieurs et moi, habitants de la Dacie orientale.
Des Daces ! Je pensais les avoir tous exterminés ! (Il porte le main sur son épée.)
Pas encore, vaillante épée ! (A Fridolin.) Il n’a rien au doigt !
Et que venez-vous faire ici, grotesques étrangers ?
Par Pollux ! il est encore plus opportun de vous montrer !
(Rires de tous.)
Et l’édile Pansa, aux jeux qu’il nous donne tantôt à l’amphithéâtre, ne nous fera rien voir d’aussi curieux !
Place ! Place ! (La foule s’écarte.)
Scène III.
Arrête, Corinne, et viens ici voir un spectacle qui vaut mieux que celui où tu cours !
Oui, tu es encore gentil, toi ! Et mes places à l’amphithéâtre ?
Les voici, divine ! obtenues à prix d’or du placier qui les avait promises à Léonice…
Cette grue de Numidie qui se mêle de rivaliser avec moi ! (Elle jette le petit chien à Chosroès.) Tenez !… vous !…
Ah ! le chien rose !
Et le monsieur ! Le monsieur est bon !
Un satrape !…
Et une belle fille !
Jupiter ! Qu’est ceci ?
Voici ce que je voulais vous faire voir, ma déesse ! Sont-ils assez plaisants !
La bonne frisure à la chien !
Et le chignon !
Des rires ?
Pardon, belle Corinne, c’est notre façon d’admirer !
Ft que fait-il, celui-là, avec sa fumée ?
Ça ! c’est du tabac !
Du tabac ?
Une herbe magique, sûrement ! (Se bouchant le nez.) Quelle odeur !
Ah ! pouah !
Ce gladiateur qui va se trouver mal pour une pipe ! Femmelette, va ! (Pendant ce qui suit, il fait tirer une bouffée à Harpax qui est obligé de sortir.)
Oh ! ces cheveux blanchis !
Mais toi-même ! ô Corinne, n’as-tu pas semé les tiens de poudre rouge ?
Sans doute, quelle élégante aujourd’hui oserait sortir sans cela ?
Sans compter qu’ils ne sont pas tous à toi !
Mes cheveux ! C’est un présent de Chosroès !
C’est ça ! Faux chignons, maquillage, petit chien, satrape et billets de première, rien n’y manque ! Les siècles passent, tout change ; et c’est exactement la même chose !
On le dit !
Comme c’est commode et gracieux ! (Il le met sur sa tête. Les Pompéiens se tordent de rire.)
Toi, tu te moques de moi, je vais t’humilier !
Et ça ! Et ça ! Et ça ! Ce tas de chiffons !
Sans parler de celui-là ! que je vous défie bien de montrer ! (Il se mouche. Tous le regardent avec étonnement.) Oui ! oui ! Faites-en donc autant ! (Triomphant.) Ils n’ont pas de mouchoirs ! Je m’en étais toujours douté !
Ah çà ! maintenant que nous nous sommes suffisamment moqués les uns des autres… si nous causions un peu du motif… (Il est interrompu par des sons de trompettes.)
Pansa !
Voici l’édile ! (Mouvement de la foule.)
Scène IV.
(Il est porté sur une riche litière par six esclaves, précédés de trompettes et d’affranchis. Porte-parasols et porte-coussins. Soldats en tête, rangeant la foule. Clients derrière lui.)
Gloire à Pansa !
Salut, Pompéiens ! Mais que faites-vous, au lieu de courir aux jeux ? Et quels sont ces hommes ? (Il descend.)
Des étrangers, édile !… Admire le plus grand !…
Et comment sont-ils venus de si loin ?…
Présomptueux !… Que pourriez-vous connaître, que ne connaissent avant vous les maîtres du monde ?
Mais, par exemple, les chemins de fer !
Les chemins de fer ?
Quinze lieues à l’heure ! (Mouvement d’incrédulité des Pompéiens.) Et sans chevaux ! (Même jeu.) Et deux mille voyageurs entraînés à la fois ! (Même jeu plus fort.) Que dirais-tu, ô noble édile, si tu voyais seulement une de nos gares ?…
De vos gares ?…
Oui…
- Dans ce grand temple des voyages,
- C’est à la force du poignet
- Que l’on fait prendre ses bagages,
- Que l’on peut prendre son billet !…
- Une horloge indique le terme
- De l’heure où vous devez partir.
- Hâtez-vous !… car le guichet ferme,
- Cinq minutes avant d’ouvrir !
- Entre des barreaux on vous classe,
- Mais votre billet, s’il vous plaît ?
- On ouvre prenez votre place
- Et remontrez votre billet.
- La locomotive,
- Coursier infernal,
- Encore captive,
- S’ébranle au signal…
- On part, et la foule,
- Des wagons rampant,
- Fuit et se déroule,
- Comme un long serpent,
- Secondes, premières,
- Variant de prix,
- Suivant les manières
- D’être mal assis…
- Wagons pour les dames,
- Wagons des fumeurs,
- Que beaucoup de femmes
- Préfèrent aux leurs !…
- La machine crache
- Du feu sur le sol,
- Jette un noir panache
- De fumée au vol…
- Et par la soupape
- De ses flancs ardents
- La vapeur s’échappe
- En longs sifflements !…
- Écume et renifle,
- Noir cheval de fer,
- Souffle, souffle, siffle,
- Va ton train d’enfer !…
- Vole et cours !
- Va devant !
- Va toujours
- En avant !…
- Car ce cri
- Est celui
- De la terre
- Tout entière.
- En avant
- Bravement !
- Hardiment !
- En avant !
- Tout, ainsi qu’une ombre,
- Fuit à vos regards,
- Villages sans nombre,
- Et clochers épars !…
- Dévorant l’espace
- Sur ses rails brûlants,
- L’express vole et passe
- Fleuves et torrents ?…
- Tantôt sur la cime
- Des monts éternels,
- Tantôt dans l’abîme
- Des sombres tunnels !
- Va, sainte machine,
- Poursuis ton chemin !
- Ton œuvre est divine,
- Ton but est divin !…
- Détruis les frontières
- Et confonds les mœurs,
- Abolis les guerres,
- Rapproche les cœurs !
- Plus de politique
- Aux drapeaux divers !…
- Fais un peuple unique
- De tout l’univers !
- Écume et renifle,
- Noir cheval de fer,
- Souffle, souffle, siffle,
- Va ton train d’enfer !…
- Vole et cours !
- Va devant !
- Va toujours
- En avant !…
- Car ce cri
- Est celui
- De la terre
- Tout entière.
- En avant
- Bravement !
- Hardiment
- En avant !
Oh ! oh ! oh ! Ces étrangers se moquent de nous !
Ils nous prennent pour des imbéciles !
Oui ! oui !
Chut ! Nous les châtierons tout à l’heure de la bonne façon Mais avant, poussons-les à bout !
C’est ça !
Et qui amène ici des magiciens de votre force ?
Le désir de retrouver certain objet… pris au temple de Jérusalem !
Tout seul ?
À peu près !
Et le trésor du temple ?
Je l’ai pillé ! naturellement !
Nous brûlons ! (Haut.) Et ta part ?
Toutes les femmes s’acharnant après moi, il fallut bien mettre un terme à leurs importunités par quelques présents… Un collier à celle-ci, un diadème à cette autre…
Et certain anneau de fer, dont le seul mérite était d’avoir appartenu au roi Salomon ?
Oh ! celui-là ! je l’ai donné en souvenir de mes exploits à celle à qui je ne puis rien refuser, à la belle Corinne !
Hein !
Assez !
C’est donc madame qui l’a ?
Son anneau de fer ! Le beau cadeau ! Je l’ai donné à Médulla, ma femme de chambre !
Ce serait donc alors mademoiselle Médulla ?
Oui, si ce coquin de poëte ne me l’avait escroqué ! (On se retourne vers Mégadore.)
Hélas ! Pour le perdre aux dés contre Curculion, qui m’a fait trois fois le coup de Vénus !
Alors, heureux Grec… ?
Demandez à l’affranchie Drussille ! (Il la montre.)
Demandez au gladiateur !
Demandez à Carion !
Alors, monsieur Carion ?
Demandez à ma femme qui l’a au doigt !
Mon anneau nuptial ?
C’est lui !
Horreur ! Je n’en veux plus ! (Elle l’arrache de son doigt et le jette, Robin s’en empare lestement.) L’anneau de cette fille ! Arrière ! je divorce ! (Elle court se mettre sous la protection de Pansa.)
Elle a raison !… Hors d’ici, la courtisane !
À moi, mes amis !… On m’insulte !
Par le Styx ! ceci veut du sang !
Viens-y ! — À moi les gladiateurs ! (Ils se menacent dos à dos sans tirer le glaive.)
À moi, les soldats !
À moi, les citoyens !…
(Mouvement, tumulte, etc.)
Et à nous l’anneau ! (Il le donne à Fridolin. — Harpax et Pyrgopolynice se serrent la main.)
Et d’abord, arrêtez ces étrangers menteurs, qui viennent ici semer la discorde !
Oui ! oui !
Crétin, va !
Gardes ! aux fers !
Aux fers !… (On tire les armes. — Mouvement.)
Djinn de Salomon ! à nous ! (Un énorme Djinn vert à tête de chameau sort du sol, au milieu de la fumée, et s’incline devant Fridolin.)
Jupiter ! à l’aide !…
Maître, que veux-tu de ton esclave ?
Je veux que tout ceci disparaisse !… et que tu me ramènes chez moi !…
Montez sur mes épaules, maître !… et j’obéis à l’instant !…
(Il les enlève sur ses épaules. — Les Pompéiens fuient épouvantés de toutes parts, tandis que le Djinn monte vers les frises. — Éclairs et tonnerre. Tout s’éclaire de la lueur rouge du Vésuve. — Tableau.)
Une salle du palais de Carotte. — Trois grandes baies au fond. — Portes latérales. — Un fauteuil à gauche de la scène.
Scène PREMIÈRE.
Ah ! ah ! c’est vous, maréchal ! racontez-moi votre petite expédition et comment vous vous êtes emparé de cet usurpateur, qui a osé me précéder sur le trône !…
Sire, tout va bien ! nos soldats se sont couverts de gloire !
Que ne ferait-on pas avec de tels hommes !
Malheureusement… le prince nous a échappé !
Pardon, sire ; mais…
Je ne discute pas !… Suis-je le gouvernement de votre choix, oui ou non ?
Oui, de notre choix !…
Alors, quand je parle, obéissons ! — Le prince !
Sire !…
Assez !… le cabinet a perdu ma confiance !… Capitaine, arrêtez le cabinet ! (Les soldats les entourent.)
Perdus !
Sire !… un mot !… il n’y a plus de prince !… Ces messieurs n’osent pas avouer qu’ils ont outrepassé vos ordres, en le supprimant de ce monde !
Oh ! il n’y a pas de mal à cela ! Le cabinet a retrouvé ma confiance !… Capitaine, lâchez le cabinet ! Je lui permets d’embrasser ma botte !…
Ah ! sire !… cette faveur !… (Ils se prosternent et baisent sa botte.)
Maréchal !… Je suis content de vous ! Vous n’avez que vingt-deux galons, je vous permets d’en porter quarante-six !
O bonheur ! (Il rebaise les deux bottes.)
Vous, Schopp, je vous nomme général de brigade.
Oh ! sire !…
Baron !…
Sire !…
Le pot ! (Koffre prend le pot piteusement.)
Quel est ce bruit ?
Sire, ce sont des colporteurs étrangers, attirés par la nouvelle de votre couronnement et de votre mariage avec l’adorable princesse Cunégonde, que vont célébrer messieurs les radis noirs !
Qu’ils viennent ! — Et allez voir si la princesse a bientôt fini de s’habiller ! (Furieux.) Vite ! vite ! vite ! Je n’aime pas à attendre ! (Psitt, épouvanté, s’enfuit par la gauche.)
Scène II.
(Ils entrent, tous déguisés en Orientaux, Truck en Égyptien nègre et muet, Pipertrunck poussant une petite brouette dorée, toute garnie de fleurs et de bibelots de toilette, etc. Pipertrunck en Persan, une grande robe, barbe blanche, bésicles énormes, haut bonnet.)
- Nous venons
- Du fin fond de la Perse !
- Nous faisons
- Un très-joli commerce !
- Nous vendons
- Les objets de toilette,
- Nous tenons
- Parfums et cassolettes,
- Nœuds, festons
- Et galons,
- Gais costumes !
- Frêles, frêles, frêles plumes !
- Fleurs, bouquets,
- Bracelets
- Et breloques !
- Fraîches, fraîches, fraîches toques !
- Baumes, fards
- Et brocards,
- PIPERTRUNCK.
Larges voiles.
- Fines, fines, fines toiles !
- Talismans,
- Diamants,
- Aromates.
- Fausses, fausses, fausses nattes !…
- Tous objets,
- Tous secrets,
- Que réclame
- Fille ou femme,
- Pour qu’aux feux
- De ses yeux
- On s’enflamme !…
- Nous les avons
- En savons,
- En bonbons,
- En flacons !…
- Achetez,
- Pour masquer,
- Mastiquer,
- Requinquer,
- Fabriquer
- Les beautés !
- Nous venons, etc.
- Ce bijou
- Mis au cou
- D’une prude
- Sèche, sèche, sèche et rude,
- L’excitant
- A l’instant,
- Sait la rendre
- Douce, douce, douce et tendre.
- Êtes-vous
- Très-jaloux
- De vos belles ?
- ROBIN.
Ces jumelles
- Vous font voir
- Si le soir
- Les traîtresses
- Vous font, vous font, vous font pièces.
- Tous objets,
- Tous secrets,
- Dont on use,
- Toute ruse
- Dont l’amour
- Chaque jour
- Nous abuse…
- Nous les avons
- En flacons,
- En savons,
- En bonbons !…
- Achetez,
- Pour charmer,
- Enflammer,
- Transformer,
- Désarmer
- Les beautés !…
- Nous venons
- Du fin fond de la Perse, etc.
Je n’ai que faire de tout ça ! Toutes les femmes raffolent de moi ! (Il rit.)
Eh ! eh !
Plaît-il ? (Tous s’arrêtent épouvantés.) Chambellan, achetez à cette petite un pot de pommade à la vanille que vous porterez de ma part à la princesse Cunégonde.
Votre Majesté n’a pas besoin d’autre chose ?
Rien pour le moment ! Et décampons… vite ! vite ! vite !
Ah ! mais non ! ce n’est pas mon compte ! (A Rosée, bas et rapidement.) Fridolin !
Le maladroit ! qui nous laisse là ! (Haut.) Votre Majesté n’est pas curieuse de voir certaine étoffe !… Une merveille !
Non ! non ! non !
Tissée de fils d’argent empruntés à la lune, et de fils d’or empruntés au soleil.
Oh ! oh !
Le fabricant, mon frère aîné (Il montre Truck.) qui est un peu sorcier, quoique muet ! (Tout le monde regarde Truck qui montre la langue et fait signe qu’il ne peut parler.) l’a douée d’une propriété merveilleuse !… C’est qu’elle n’est visible que pour les honnêtes gens !
Ah ! (Embarras des ministres.)
Toute personne qui a volé ou escroqué, si peu que ce soit dans sa vie ! fut-ce une épingle ! Néant ! Vous lui mettez l’étoffe sur le nez !… Elle ne voit rien ! (Les ministres ont complètement tourné le dos.)
Oh ! oh ! Je veux essayer ça sur mon ministère ! (Il s’assied ; mouvement des ministres inquiets.)
Rien de plus facile !… (Il fait semblant de prendre et de défaire un paquet en ôtant les épingles.) Voici un vêtement tout prêt ! (Truck feint de tirer et de déplier l’habit.) D’abord l’habit !
L’habit ?
Votre Majesté voit si j’exagère ! Est-ce assez beau ?
Je ne vois rien du tout ! Mais ça se comprend !…
Pas un fil ! mais ça s’explique.
Rien… je m’y attendais !
C’est-à-dire qu’on ne peut pas le regarder !
Ça éblouit ! On ne voit plus rien !
Mais je ne peux pas avouer… (haut.) Ah ! c’est l’habit, ça ?
Et tâtez, je vous prie !… quel grain !
Oh !… oh ! un grain exceptionnel ! Oh ! quel grain ! (Aux autres.) Tâtez !
Inouï ! Admirable !
Si Votre Majesté veut juger de l’effet sur quelqu’un ! — Par exemple, M. le grand caissier, c’est fait pour lui !
Moi ?
Oui ! (A part.) Je verrai peut-être mieux ! (Haut.) C’est ça ! Essayons ! essayons ! vite ! vite ! vite ! (Koffre, effrayé, traverse le théâtre en laissant son habit aux mains de Pipertrunck. Rosée-du-Soir remonte au fond, pour voir si elle n’apercevra pas Fridolin.)
La culotte, d’abord ?
Devant le monde !… Attendez. (Il ferme à double tour les serrures de son gilet. Truck et Pipertrunck lui enlèvent la culotte. Il reste en caleçon.)
Passez-moi cette jambe-ci ! (Vivement.) Prenez garde de déchirer ! (Il fait semblant de lui tendre une jambe de la culotte, et Pipertrunck l’autre.)
Il n’y a pas de danger !
Et boutonnez-moi ça !… là !… (Truck feint de serrer une boucle.)
Euh ? Euh ? Euh ?
Ça ne me gêne pas… non !
Et l’habit ! On le croirait fait pour vous. Tournez-vous ! (Il se tourne.) Parfait ! bonne cambrure !
Ravissant ! ravissant !
C’est fini, alors ?
Ça vous tient trop chaud ?
Au contraire, je ne serais pas fâché de remettre…
Non ! non ! Restez habillé comme ça pour le couronnement !
Comme ça !
Je vous fais cadeau du costume !
Ah ! sire !… Ah ! quelle bonté ! (A part.) Ah ! je vais attraper un de ces rhumes !…
Allez-vous-en maintenant tous. Vite ! vite ! Parce que ça me plaît !
Mais, sire !…
On réplique !…
Non ! non ! (Il les chasse à coups de canne. Toute la cour se sauve en désordre, Koffre en caleçon.)
Tenons-nous à l’écart, et voyons prudemment qui de ces deux rois est le plus fort !
Scène III.
Mais Fridolin ?
Alors, il est en train de faire une sottise ! Trouvons-le ! (Il sort par la gauche avec Rosée et Truck.)
Ah ! ah ! ah ! c’est amusant d’être roi !
Quelle gaieté, cher prince !
Stupide !… (Mouvement de surprise de Cunégonde.) Tandis que tu te gorges de confitures, avorton de roi ! et que tu ne songes qu’à ta toilette, reine sans cervelle, votre ennemi est dans le palais, à vous préparer votre perte !
Le prince !
Il est mort !
Trop vivant ! car il est revenu armé d’un pouvoir plus grand que le mien !
Ah ! je veux m’en aller !
Silence !
J’abdique !
Te tairas-tu, gnome abject ? Qu’il t’aperçoive ! et il n’a qu’un mot à dire pour te renvoyer d’où tu sors !
Oh ! la ! la !
Me séparer de mon Carotte bien-aimé !
Ah ! tu ne le veux pas, n’est-ce pas ?
Jamais !
Eh bien ! il ne tient qu’à toi de réduire notre rival à l’impuissance !
Comment ?
Le voici !… Oh ! la ! la ! (Il se sauve en courant par la droite, s’embarrasse dans son sabre, tombe, se ramasse, et s’enfuit.)
Scène IV.
Personne !… Au moment de franchir le seuil, j’aperçois la princesse à son balcon ! Le moyen de ne pas m’élancer vers elle ! À la faveur de cet anneau, je me change en bel oiseau bleu ! et je vole à sa fenêtre ! Elle achevait sa toilette de noce ! Quelle grâce ! Quelle beauté !… Elle me voit, pousse un cri ! Je tourne le chaton de ma bague, et soudain je suis invisible ! Alors, j’ai pu l’admirer à l’aise ! effleurer ses beaux cheveux, frôler sa petite main ! m’enivrer de sa présence ! Et j’y serais toujours, si elle n’avait pris le parti de descendre ici, (Cherchant.) où je comptais la voir ! et l’adorer encore ! À l’œuvre donc ! Avec cet anneau, je n’ai qu’à vouloir ; elle va paraître, cette ingrate princesse, et se jeter dans mes bras… Mais Quiribibi a raison !… c’est à mon pouvoir seul qu’elle cédera… et ce n’est pas là ce que mon cœur désire !… non !… ce n’est pas ainsi que je veux l’emporter sur mon odieux rival !… Reste donc à mon doigt, bague enchanteresse ! reste impuissante et stérile !… Sachons ce qui se passe dans l’âme de cette femme !… comment elle supportera ma juste colère et mes reproches !… Et s’il faut la punir… il sera temps de recourir à toi !… La voilà !… c’est elle !… courage, mon cœur !…
Scène V.
Fridolin !…
Elle m’a reconnu !…
Vous ! vous, de retour !… ah ! quelle ivresse !…
Ah ! mon prince ! je tremble pour vous !… que de périls vous affrontez !…
Et c’est elle qui me parle ainsi !
Oui, c’est moi, qui vous retrouve enfin… et dont le cœur est ivre de joie et d’amour !
Ton amour !
- Vers ce gnome que j’abhorre
- Qui donc fit le premier pas ?
- Toi !…
- Qui fut la première encore
- A s’élancer dans ses bras ?
- Toi !…
- Qui partage ma demeure
- Et les biens qu’il m’a volés ?
- Toi !…
- Enfin qui va tout à l’heure
- L’épouser dans mon palais ?
- Toi !…
- Et c’est toi qui, ce même jour,
- M’oses parler de ton amour !
- Et c’est vous… vous la victime
- Du pouvoir qu’il a sur tous,
- Vous qui me faites un crime
- De le subir, comme vous ?
- De le subir ?
- Ah ! je ne cède
- Qu’au fatal pouvoir qu’il possède !
- Est-ce possible ?
- Il doute encore !
- Tu m’aimerais ?…
- Ah je t’adore !…
- Mon cœur, de lui-même,
- Vole vers le tien.
- Tu m’aimes, je t’aime,
- FRIDOLIN, fasciné.
Le reste n’est rien !
- Son cœur, de lui-même,
- Vole vers le mien.
- Tu m’aimes, je t’aime,
- Le reste n’est rien !…
- Viens, quittons ces lieux,
- Fuyons ce gnome odieux !
- Tu me suivras ?
- Où tu voudras !
- Mon Fridolin, une chaumière
- Et ton amour pour seul trésor.
- Avec toi, plutôt la misère
- Qu’avec un autre un sceptre d’or !
(Faisant le geste d’arracher ses bijoux qu’elle garde.)
- Parures de fête !
- Couronne, bijoux,
- Au vent je vous jette,
- Voici mon époux !
- Mon cœur, de lui-même,
- Vole vers le tien.
- Tu m’aimes, je t’aime,
- Le reste n’est rien !
- Oh ! maintenant ! oh ! je te croi !…
- Viens donc, fuyons !
- Fuir, et pourquoi ?
- Puissance souveraine,
- Et couronne de roi,
- Je puis tout garder, ô ma reine,
- Et le partager avec toi !…
- O joie ! et par quel pouvoir !…
- Silence !… et tu vas le savoir.
(Tirant l’anneau de son doigt et le lui montrant.)
- Cet anneau, cet anneau merveilleux !…
- Si petit, si bizarre et si vieux !
- Cet anneau, cet anneau merveilleux,
- Aux esprits il commande en tous lieux !
- Eh quoi ! vraiment
- Un talisman !…
- Cet anneau, cet anneau merveilleux !…
- Si petit, etc.
(Elle cherche à le prendre.)
- Et dans la main d’une femme ?
- Il n’a plus aucun pouvoir.
- Pour ma part je ne réclame
- Que le plaisir de l’avoir !
(Elle l’arrache.)
- Que dites-vous ?
- Je dis, mon roi,
- Que le talisman est à moi.
- Trahi !
- J’en ai peur.
- Ah ! grand Dieu !
- Tout son amour n’était qu’un jeu !
- Ah ! ah ! ah !
- Perfide ! Parjure !
- Ah ! ah ! ah ! la bonne figure !
- Ah ! le voile se déchire,
- Je vois ma fatale erreur.
- C’est trop peu de te maudire,
- Crains d’exciter ma fureur.
- Je t’aimais jusqu’au délire,
- Je te hais jusqu’à l’horreur.
- Ah ! j’ai bien le droit de rire !
- Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah
- J’ai l’objet que je désire,
- Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
- Sur moi tu n’as plus d’empire,
- Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
- Ah ! c’est trop de perfidie,
- Femme sans cœur et sans foi !
- Sur ton salut, sur ta vie !
- Ce talisman, rends-le moi !
- Cet anneau !
- Non ! non !
- Je le veux !
- Fi donc !
- Misérable !
- Oui-da !
- Crains ma rage !
- Ah ! bah !
- Ah ! le voile se déchire ! etc.
Ah ! je l’aurai de gré ou de force ! (Il s’élance sur elle.)
À moi, Coloquinte !
Scène VI.
Tu es en mon pouvoir, prince trop crédule !… Va donc sous terre, et tombe !… (Cri de Rosée-du-Soir.)
Où il me plaira…
À l’aide !… (Carotte fait une cabriole de satisfaction.)
Encore toi !… maudit génie !…
Sauvé !…
Victoire !… (Ils sortent.)
Une campagne magnifique, toute de feuilles et de fleurs. — Au fond, un chemin descend du fond du théâtre à gauche, jusqu’au milieu de la scène.
Scène PREMIÈRE.
(Le petit peloton de soie entre, en se déroulant parla gauche, puis Rosée-du-Soir parait, le suivant avec crainte.)
Où suis-je ?… Voilà des heures et des heures que le peloton de soie roule devant moi ! Et la force m’abandonne ! (Avec joie.) Il s’arrête !… Je dois m’arrêter aussi !… Hélas ! Sans toi, cher talisman, que serais-je devenu ?… Mais où m’as-tu conduite ?… Et pour le salut de celui que j’aime… qui trouverai-je dans cette campagne ?
Moi !…
Robin !…
As-tu pensé, pauvre enfant, que je t’abandonnerais ainsi ?
Oh ! non ! bon génie ! jamais !…
Lui, peut-être !… Il mérite si peu ce que l’on fait pour lui !
Ah ! pardonnez-lui !
Ne parlons pas de moi, bon génie !… mais de lui seul !… Où est-il ?
Ici, chez les Fourmis !… où il s’est, grâce à moi, arrêté dans sa chute !
Je veux le voir ! (Entrent des fourmis.)
Rien de plus facile ! (A la brigadière des fourmis.) Vous avez un homme prisonnier, depuis hier ?
Deux ?
C’est que Truck est avec lui !
Nous allons les voir ?
Tout de suite ! — Tenez, les voici !…
Déjà ?
À la vapeur !… Tout serait comme ça chez nous !
Scène II.
(Ils arrivent par la gauche, en terrassiers, poussant des brouettes pleines, la pelle sur le dos. Truck, endormi tout en marchant.)
Ah ! mon prince !
Toi ! et Robin ! (Il laisse sa brouette et court à eux.)
Les amis !
Eh ! oui !
Toujours fidèles ! malgré tout !… Ah ! que vous êtes bons ! et que je vous aime !
À lui, à lui, tout ça à lui !
Il y a peut-être un autre moyen de vaincre notre ennemi ?
Lequel ?
Aucune main humaine n’a pouvoir sur lui ; mais j’ai mon idée. Vous le verrez, mon prince. (A la fourmi.) Ma mie, la Coloquinte est-elle toujours aussi mal qu’autrefois avec les Abeilles ?
Plus que jamais ! La mauvaise bête ! Elle a fait exiler de ce pays toutes les ruches, et c’est une guerre à mort à présent !
Bon ! les Abeilles seront pour nous !
Vous tombez bien ! c’est aujourd’hui la fête du printemps, et tous les insectes, amis et ennemis, se réunissent pour fraterniser ensemble. Notre fourmilière va s’y rendre. Venez et je vous présente à la reine des Abeilles qui vous servira volontiers contre Coloquinte !
Très-bien ! Nous profiterons de sa voiture ailée pour retourner lestement à Krokodyne.
Et quand ?
Tout de suite ! J’entends déjà les tambours. Le cortège n’est pas loin ! (Sonnerie de la trompe.) Stop au travail ! (L’appel se répète au loin.) Et en avant la première brigade ! Pour la fête !
En avant !
Scène III.
(Les Fourmis se rangent de chaque côté de la scène ; le cortége des Insectes paraît au fond, à gauche, sur la route, et descend sur la scène, dans l’ordre suivant : D’abord les Fourmis amazones.)
- Rangeant la foule qui regarde :
- Voici venir leur avant-garde !
- Joli sapeur ! de chaque belle,
- Toujours vainqueur, tu prends le cœur !
- Et la beauté la plus rebelle…
(Mouvement avec la hache.)
- Quand parait le sapeur, a peur !
(Derrière les sapeurs, le tambour-major et les tambours, représentés par des cousins et suivis de grillons qui jouent du fifre.)
- Tapons, tapons, comme des sourds,
- Tapons, tapons sur nos tambours !…
- Réveillons
- Tous nos cris !
- Gais grillons !
- Gais cricris !
(Quand les tambours sont arrivés à l’avant-scène, la musique qui est derrière donne le signal de commencer, par le coup de grosse caisse, les tambours achèvent leur roulement, en défilant, et découvrent la musique qui entame son air en descendant la scène. — Cette musique est toute composée de moucherons de toutes sortes et de toutes couleurs ayant, qui leurs trompes en forme de cornet à pistons, de cor, d’ophicléide, qui des fleurs dont les calices forment des chapeaux chinois, des cornemuses, etc., qui des cymbales sous les bras ou des tambourins sur le flanc, qu’ils frappent en marchant : le tout constitue une sorte de musique militaire.)
- L’air vif du matin nous met en goguette…
- En avant cornet, flûte et clarinette !…
(Derrière la musique, tout un état-major de scarabées et d’insectes de diverses espèces. — Très-brillant.)
- Pour luire au soleil… tout chamarré d’or…
- Le plus bel état… c’est l’état-major !
(Puis les charpentiers représentés par les insectes qui percent le bois, etc. Ils sont armés de scies, de rabots, de varlopes, etc., et s’accompagnent, en marchant, avec leurs outils. Ils sont habillés en compagnons du tour de France, avec rubans sur la tête, cannes, ceintures, et chantent une chanson de compagnonnage.)
- Les compagnons tous à la ronde
- S’en vont partout et n’importe où !…
- Trac ! trac ! trac ! on fait dans le monde,
- A force de coups, son petit trou !…
- Bons bourgeois, à tête folle,
- Qu’on nous ramène à l’école,
- Car, ma foi, plus nous allons,
- Moins sages nous nous montrons !
(Des cigales, vécues en bohémiennes, avec des tambours de basque, des guitares, des cymbales.)
- Nous chantons, cigales,
- Au bord des chemins,
- Au son des cymbales
- Et des tambourins !
(Les papillons de toutes couleurs, en gandins, suivis de petites bêtes à bon Dieu, pour pages, et les papillonnes en cocodettes, avec de petites cantharides qui leur tiennent la queue de leurs robes et leurs parasols.)
- Nous sommes trop beaux pour rien faire,
- Si ce n’est de vivre fort bien.
- Et nous sommes, nous, au contraire,
- Trop belles pour n’en faire rien.
- Notre métier, c’est de leur plaire.
- Oui, leur métier, c’est de nous plaire.
- Et l’on s’en acquitte fort bien.
- Mais on ne leur plaît pas pour rien.
- Nous sommes trop beaux pour rien faire… etc.
- Et nous sommes… etc.
(Viennent ensuite les danseuses représentées par les demoiselles ou libellules et les sauterelles.)
- Frêles demoiselles, ouvrez
- Vos ailes aux reflets nacrés.
- Verte sauterelle, bondis,
- Ma belle, dans les prés fleuris.
(Les chevaliers, représentés par les scarabées et les carabes, les cerfs-volants, etc., couverts d’armures éclatantes et de casques terribles.)
- Des paladins suivons les traces !…
- Mais nous cuisons sous nos cuirasses !…
- Gros et gras, dodus et fleuris.
- Gloria !… gloria nobis !…
- Et dans la nuit, toujours blottis !…
- Gloria !… gloria nobis !…
(Après le grand-prêtre, le défilé guerrier de toute la ruche. — D’abord les tambours et les clairons, représentés par des frelons.)
- Battez, tambours, sonnez, clairons !…
- Voici venir nos escadrons !…
- Gardes du corps, troupe farouche !…
- Malheur, malheur à qui nous touche !…
(Entrée des abeilles. — Tout l’essaim des ouvrières défile sur deux colonnes, — une procession, en jetant des fleurs devant la reine. Elles ont sur le dos de petites hottes d’or toutes pleines de bouquets. — La reine des abeilles paraît sur un char ailé, où elle fait monter avec elle Rosée-du-Soir, Robin, Fridolin et Truck. — Les tambours battent et leu clairons sonnent aux champs.)
- Vous tous qui créez des merveilles,
- Travailleurs des bois et des champs,
- Voici la reine des abeilles,
- Voici la reine du printemps !…