ACTE PREMIER.


PREMIER TABLEAU.
LA BRASSERIE.

Une promenade hors des murs de Krokodyne. — Au fond, grande porte — et la ville éclairée par le soleil couchant. — À droite, brasserie à galeries praticables, avec cette enseigne : Au Lion de Hongrie. — Tourelles, bancs, etc. — À gauche, rangée de gros arbres. — Une route.



Scène PREMIÈRE.

TRAUGOTT, Bourgeois, Bourgeoises, Servantes, Garçons de brasserie, etc. (Le spectacle animé d’une porte de ville au coucher du soleil. Les bourgeois vont et viennent avec leurs femmes et leurs filles. Quelques-uns sont assis aux tables de le brasserie. Des jeunes gens suivent les jeunes filles.)
CHŒUR.
LES BOURGEOIS.
––––––Le ciel bleu rougit comme braise !
––––––Le soleil dore l’horizon :
––––––Chaque vitre est une fournaise !
––––––Le beau temps ! la belle saison !
TRAUGOTT, recevant l’argent de l’un de ses clients et saluant.
––––––Ah ! monsieur le référendaire !
LE RÉFÉRENDAIRE.
––––––D’où vient, chose extraordinaire !
––––––Qu’on ne voit pas d’étudiants ?
TRAUGOTT, avec joie.
––––––Patience ! Je les attends !…

(Les mamans écoutent avec inquiétude.)

––––––Premier juillet, jour de semestre,
––––––Ils vont venir, car ce jour-là
––––––C’est une joie à grand orchestre ;
––––––On touche l’argent du papa.
––––––Tenez !… je les entends déjà !

(Tous les consommateurs se lèvent vivement, payent et se sauvent, les mères entraînant leurs filles.)


Scène II.

TRAUGOTT, LADISLAS, Étudiants de tout âge, puis CHRISTIANE et Étudiantes. Ils entrent par le fond.
CHŒUR D’ÉTUDIANTS ET D’ÉTUDIANTES
, les hommes prennent les chopes que leur présentent Traugott et ses garçons.
–––––––Place à nous, bon tavernier !
–––––––Nous voici : bande joyeuse !
–––––––Verse-nous de ton cellier
–––––––La bière la plus mousseuse !
ÉTUDIANTS, seuls.
––––––––C’est un jour de bamboche !…
–––––––––––Nous voici,
–––––––––––Dieu merci,
––––––––De l’argent plein la poche,

(Ils font sonner leurs bourses.)

–––––––––––Du bonheur
–––––––––––Plein le cœur !…
LADISLAS, montrant sa pipe.
––––––Vieille pipe et jeune maîtresse,
–––––––On est heureux avec ça !
–––––Et l’on fera dorer sa jeunesse
–––––––Le plus longtemps qu’on pourra !
TOUS.
–––––––––Et si ça vous choque
–––––––––Ces principes-là…
–––––––––Eh bien, l’on s’en moque
–––––––––Comme de cela !…

(Ils avalent la bière d’une gorgée.)

CHŒUR D’ÉTUDIANTES.
–––––––––O plaisir ! allégresse !
–––––––––––Que ce bruit
–––––––––––Nous séduit !…

(Bruit de l’argent.)

––––––––Chers trésors ! quelle ivresse !
–––––––––––Qu’il est doux
–––––––––––D’être à vous !
CHRISTIANE, frappant sur la bourse que tient Ladislas.
––––––Ah ! pour le cœur d’une maîtresse
–––––––Le plus doux son, le voilà ;
–––––Et l’on fera durer sa tendresse
–––––––Tout le temps qu’il durera.
TOUS.
–––––––––Et si ça vous choque
–––––––––Ces principes-là…
–––––––––Eh bien, l’on s’en moque
–––––––––Comme de cela !…

(Ritournelle de valse. — Les étudiants et les étudiantes disparaissent en valsant.)


Scène III.

FRIDOLIN, déguisé en étudiant, TRUCK, PIPERTRUNCK, LE BARON KOFFRE, costume avec serrures et cadenas à toutes les poches, une petite queue à la perruque, qui s’agite toutes les fois qu’il est en colère, LE COMTE SCHOPP, LE MARÉCHAL TRAC, vêtu en petit-maître très-efféminé, aiguillettes à houppettes, flacons d’essences dans les épaulettes, etc. À leur entrée en scène, ils sont tous enveloppés de leurs manteaux.
FRIDOLIN, s’asseyant à gauche.

Ils s’éloignent ! Tant mieux ! Ma foi, mes amis, je me crois bien déguisé !

TRUCK.

Méconnaissable !

PIPERTRUNCK.

Je défie le plus malin des habitants de Krokodyne de reconnaître sous cet habit d’étudiant notre illustre souverain Fridolin XXIV !

FRIDOLIN.

Alors, mes amis, le moment est venu de vous expliquer le sens de ce déguisement. (Il roule et allume une cigarette.) Vous n’ignorez pas, vous, mes familiers et mes ministres !… (A Koffre.) Vous, baron Koffre !…

KOFFRE, écartant son manteau et tournant les clefs de ses poches.

Grand caissier du royaume.

FRIDOLIN.

Vous, Pipertrunck..

PIPERTRUNCK, même jeu.

Chef de la police et des mystères !…

FRIDOLIN.

Vous, comte Schopp !

SCHOPP, même jeu.
Conseiller privé !…
FRIDOLIN.

Vous, feld-maréchal Trac !

TRAC, même jeu.

Ministre des batailles !

FRIDOLIN.

Et toi, enfin, mon fidèle Truck…

TRUCK, même jeu

Grand nécromancien du palais !…

FRIDOLIN.

Vous n’ignorez pas, dis-je !… que votre monarque, après une jeunesse… (Tous, sans rien dire, lèvent les mains au ciel, riant.) des plus orageuses !… s’est décidé à faire une fin… et à demander au roi de Krackausen, notre voisin, la main de sa fille Cunégonde !… (Riant.) dont je me soucie d’ailleurs comme d’une prune, ne l’ayant jamais vue, selon le royal usage !…

TOUS.

Oui, prince !

FRIDOLIN.

Or, mes amis, c’est tout à l’heure que la princesse nous arrive par ambassadeur, le roi son père m’ayant écrit… (Schopp montre la lettre officielle.) qu’un accès de goutte ne lui permettait pas d’accompagner sa fille !… (Mouvement marqué de tout le conseil qui tousse avec incrédulité. Gaiement.) L’accès de goutte du beau-père !… Nous n’en croyons pas un mot, c’est convenu ! Le roi de Krackausen n’accompagne pas sa fille ! parce qu’il ne peut pas nous apporter l’argent convenu pour sa dot ! Fait d’autant plus grave !… que je ne me marie que pour cette dot-là !… mes folies ayant complètement vidé les caisses de l’État !

KOFFRE.

Et… ajoutons !… et les frais mêmes de la noce n’étant obtenus qu’à crédit ! (La queue de sa perruque se dresse.)

FRIDOLIN, gaiement.

Ainsi, jugez !… J’ai donc pris tout seul une petite résolution sur laquelle je vais vous demander votre avis, suivant l’usage, pour y donner suite, si vous l’approuvez… et dans le cas contraire… pour y persister tout de même. (Le conseil s’incline.) Tout est préparé pour faire à la princesse une réception convenable ! — Entrée solennelle ! — Enthousiasme des habitants !… Grand couvert au palais !… feu d’artifice et bal !… Mais vous savez que l’étiquette, idiote sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, s’oppose formellement à ce que la princesse et moi soyons mis en présence avant le café !…

TRUCK.
Aux liqueurs !… c’est la règle !…
FRIDOLIN, debout.

Voici mon plan ! — J’attends ici la princesse, qui arrive par cette route ! Je l’observe sous le masque de l’incognito !… Ou elle me plaît beaucoup, et je l’épouse… ou elle ne me plaît pas du tout, et nous la renvoyons, séance tenante, à monsieur son père, et voilà le plan !…

TOUS.

Houn !…

SCHOPP.

Très-grave !

FRIDOLIN, gaiement.

Moins que d’épouser sans dot une fille qui ne me convienne pas !

PIPERTRUNCK.

Mais si le papa se fâche !

KOFFRE.

C’est la guerre !…

FRIDOLIN.

Notre ministre des batailles lui répondra !

KOFFRE, avec mépris, montrant Trac qui se mire dans ses bottes, se peigne, etc.

Mosieu !

TRAC.

Plaît-il ?

FRIDOLIN, riant.

Cher baron, votre perruque s’agite !… je connais ça, vous allez vous fâcher !… Je crois, du reste, avoir bien posé la question ! — Quelle que soit votre opinion !… je n’obéis qu’à la mienne !

TOUS, s’inclinant.

Alors !

FRIDOLIN.

Je ne comprends pas le gouvernement autrement. Poli !… mais absolu !… Eh ! garçon, de la bière !


Scène IV.

Les Mêmes, ROBIN-LURON.
ROBIN, entré par la gauche, en jeune étudiant, et leur montrant le table qui vient de se couvrir subitement de verres de bière : saluant gracieusement.
Elle est servie, messieurs !… Et si vous voulez, à titre de camarade ! — me permettre… (Tous se retournent surpris, et se recouvrent vivement de leurs manteaux.)
FRIDOLIN.

Ah ! monsieur est, comme nous, étudiant ?

ROBIN, gaiement.

En théologie, médecine, jurisprudence et droit canon !… Tout à la fois !

FRIDOLIN.

C’est beaucoup !

RONDEAU.
ROBIN.
––––––Étudiant de cette ville,
––––––Jeune, riche et joli garçon,
––––––J’ai le cœur gai, l’humeur facile,
––––––On m’appelle Robin-Luron.
––––––Demandez le plus raisonnable :
––––––Et nul ne vous dira mon nom !
––––––Si vous parlez du plus aimable,
––––––Ah ! c’est Robin, vous dira-t-on.
––––––J’aime l’étude à la folie,
––––––Et, dans l’ardeur de mes vingt ans,
––––––Toujours et partout j’étudie !…
––––––Ce n’est pas moi qui perds mon temps.
––––––Ainsi j’étudie avec rage
––––––Le canot, l’escrime et le chant !
––––––Le grand art du carambolage…
––––––Et celui de danser gaîment !…
––––––Le pistolet et la manière
––––––De tailler joliment un bac…
––––––L’art de vider trois moss de bière
––––––En fumant dix sous de tabac.
––––––En fait d’amour, je me proclame
––––––Très-érudit, et dès demain,
––––––Sur le chapitre de la femme,
––––––Prêt à passer mon examen.
––––––J’ai, pour savoir comment on aime,
––––––Passé bien des nuits sans dormir.
––––––Le secret de ce grand problème,
––––––J’ai fini par le découvrir…
––––––C’est que la beauté qu’on adore
––––––N’est pas celle qu’on a déjà…
––––––Mais celle qu’on n’a pas encore,
––––––Et qu’on n’aime plus dès qu’on l’a !
––––––Aussi que l’on fonde une chaire
––––––Pour l’enseignement des amours,
––––––Que l’on m’en nomme titulaire,
––––––Et vous verrez quels jolis cours !
––––––Étudiant, moi j’étudie
––––––Tout ce qui peut charmer la vie,
––––––Mais surtout avec frénésie
–––––––––––Nuit et jour
–––––––––––J’étudie
–––––––––––L’amour !
(Schopp s’endort sur sa chaise.)
FRIDOLIN.

Il est charmant ! Touchez là, camarade, et un cigare !… (Il lui présente son porte-cigares.)

ROBIN, riant.

Les cigares du gouvernement, merci !… J’aime mieux ma pipe ! (Mouvement de Pipertrunck réprimé par Fridolin.)

FRIDOLIN, à part.

Au fait ! Je vais le faire jaser ! Je ne serai pas fâché de savoir un peu ce qu’on pense de moi !…

PIPER TRUNCK, à demi-voix, tirant un journal.

De l’adoration ! — Votre Altesse n’a qu’à lire la Gazette officielle

FRIDOLIN, de même, repoussant le journal.

Farceur ! c’est nous qui la rédigeons !… (Haut.) Vous comprenez, mon jeune ami… nous arrivons, et nous ne sommes pas bien au courant… Nous disons donc que le prince Fridolin ?

ROBIN, éclatant de rire.

Oh ! quel sauteur !

TOUS.

Sauteur ! (Koitre, qui boit, manque de s’étrangler. Le prince les arrête d’un geste.)

TRUCK, chantonnant et cherchant à faire des signes à Robin.

Pouh ! pouh ! pouh !… Il fait une chaleur !…

FRIDOLIN, à Robin, riant et regardant Pipertrunck.

Dites donc, l’ami ! si le ministre de la police et des mystères vous entendait !…

ROBIN, riant.

Le gros Pipertrunck !… Jolie, sa police !… Il ne sait même pas ce qui se passe chez sa femme ! (Mouvement de Pipertrunck, que Truck prend à bras-le-corps et emmène au fond.)

FRIDOLIN, riant.

Ah ! oui-da ! voilà ce qu’on pense du gouvernement ?

ROBIN, riant.

Partout !

FRIDOLIN, riant.
Et ça fait… ?
ROBIN, vivement.

Crier !…

FRIDOLIN.

Ah ! l’on dit… ?

ROBIN.

On dit qu’après nous avoir écrasés d’impôts pour payer ses folies !… le prince est réduit à se marier pour payer ses dettes !…

FRIDOLIN, riant.

Eh bien, c’est d’un bon prince qui se sacrifie pour son peuple !

ROBIN.

Oui !… gentil le mariage !… Une princesse élevée à la parisienne qui va nous manger le restant de nos écus !

FRIDOLIN, riant.

Peut-être !

ROBIN, gaiement.

Sans parler du beau-père qui ne peut pas seulement payer la dot !… ah ! ah ! ah !

KOFFRE, dont la queue s’agite avec impatience.

On sait ça aussi !

FRIDOLIN, gaiement, prenant Robin-Luron sous son bras.

Ah çà, vous qui savez tant de choses, l’ami !… savez-vous bien à qui… ?

ROBIN, l’interrompant.

Je parle. — Oh ! parfaitement ! (se dégageant et saluant.) à Son Altesse !

TOUS, saisis et redescendant

Il le sait !…

ROBIN, même jeu.

Escortée de tout son cabinet !

FRIDOLIN.

Quoi, garnement ! tu sais que je n’ai pas d’argent pour mn marier, et tu viens… ?

ROBIN.

Vous en offrir !

FRIDOLIN.

De l’argent !…

ROBIN.

De l’argent !

FRIDOLIN.

À toi ?

ROBIN.
Non ! à vous !
FRIDOLIN, stupéfait.

À moi ?

ROBIN.

Qui dort !

FRIDOLIN.

Où ça ?

ROBIN.

Dans un endroit où personne ne va plus !… Dans le vieux palais !

FRIDOLIN.

Patatras ! Il va tout me faire démolir pour rien, comme les somnambules !…

ROBIN, l’arrêtant.

Pour rien !… J’ai déjà marchand à cent mille florins.

FRIDOLIN, vivement.

Comptant ?

RODIN, tirant sa bourse.

Sur table !…

FRIDOLIN, vivement.

C’est fait !

ROBIN, l’arrêtant.

Sans savoir ce que vous cédez ?

FRIDOLIN.

Bah !… Dans le vieux palais !… un nid de rats !…

ROBIN, même jeu.

C’est pourtant la demeure de vos ancêtres !…

FRIDOLIN, riant.

En poussière, comme leur maison !…

ROBIN, même jeu.

Enfin ce qu’il s’agit de vendre…

FRIDOLIN.

C’est ?…

ROBIN.

Leurs armures !…

FRIDOLIN.

C’est vrai !… Il y a toute une salle d’armures là dedans !…

ROBIN.

Trois siècles d’honneur, de courage et de gloire ! Nous disons donc cent mille !

FRIDOLIN, frappé.

Pas si vite !…

ROBIN, avec espoir.
Vous refusez ?
FRIDOLIN, hésitant.

Dame !… me défaire ainsi de ces précieuses reliques !…

ROBIN ET LES MINISTRES.

Inutiles !…

FRIDOLIN.

Je sais bien… mais…

ROBIN, avec chaleur.

Tandis que l’argent, — l’argent nous manque ! Il en faut pour le bal… Il en faut pour le feu d’artifice !… Et M. le baron vous le dira, — plus de crédit !

FRIDOLIN, hésitant.

Oui ! — mais si je ne me marie pas ?… si la princesse me déplaît ?

ROBIN.

Oh ! ça, vous allez le savoir tout de suite, car la voici !

FRIDOLIN.

La princesse ?

TRUCK.

Sans tambours ni trompettes ?

ROBIN.

Oh ! c’est une fantaisiste aussi, la princesse Cunégonde ! — La même idée lui est venue qu’à Votre Altesse ! — Prendre des renseignements sur son futur mari, et tourner bride, s’ils ne sont pas de son goût !

FRIDOLIN, riant.

Comme on se rencontre !

ROBIN.

Laissant donc son cortége à trois cents pas d’ici, elle arrive, en simple voyageuse.

FRIDOLIN.

Mais comment sait-il tout cela, ce gamin-là ?

ROBIN, riant.

Comme le reste !

TRUCK, redescendant.

Une amazone !… C’est elle, monseigneur !…

FRIDOLIN.

À l’écart, messieurs ! Vite ! (A Robin.) Et toi, mon petit trésorier, ne t’éloigne pas !

ROBIN, prenant le bras de Pipertrunck et l’entraînant vers la droite.
Soyez tranquille, mon prince. — Eh bien ! gros père ! votre police n’est pas encore de la force de la mienne, hein ? (Il l’entraîne avec Truck dans la brasserie.)

Scène V.

CUNÉGONDE, FRIDOLIN, Cunégonde arrive par le gauche, suivie d’une femme de chambre et d’un écuyer. — Grand costume Louis XVI, extravagant.
CUNÉGONDE.

Halte !… Une brasserie !… Très-bien !… Rafraîchissons-nous !

FRIDOLIN, à part.

Quelle toilette !

CUNÉGONDE, à la femme de chambre.

Glycérine ! Tenez-vous à l’écart jusqu’à nouvel ordre ! (A elle-même, après un coup d’œil à Fridolin.) Un gentil garçon ! voilà mon affaire !

FRIDOLIN.

Elle m’a distingué !

CUNÉGONDE.

C’est délicat ! Il s’agit d’entamer la conversation avec… (Elle décrit du geste des circonlocutions… Subitement et avec aplomb.) Hé, monsieur !

FRIDOLIN.

Mademoiselle !… (Se reprenant.) ou madame !

CUNÉGONDE.

Mademoiselle.

FRIDOLIN.

Tant mieux ! (Gaiement.) Il y a plus de promesses !

CUNÉGONDE, souriant avec satisfaction, à part.

De l’esprit ! Je tombe bien.

FRIDOLIN, à part.

Pas bégueule… déjà ! j’aime assez ça !

CUNÉGONDE.

Vous êtes de la localité ? étudiant ?

FRIDOLIN.

Vous offrirai-je quelque chose ?

CUNÉGONDE.

C’est que vous allez me trouver un peu risquée !

FRIDOLIN.

Non !

CUNÉGONDE.

Bah ! Dites que si ! — Ça ne me déplaît pas !

FRIDOLIN, riant.
Alors, si ! — Une glace, un sorbet.
CUNÉGONDE.

Plutôt un bock !

FRIDOLIN, criant.

Garçon ! Deux bocks !

CUNÉGONDE, s’asseyant à gauche, à ta table.

Alors, puisque vous êtes d’ici, vous connaissez le prince Fridolin ?

FRIDOLIN.

Si je le connais ! Ah ! le charmant jeune homme ! simple, cordial, généreux ! affable, libéral ! bon garçon !

CUNÉGONDE.

Et… pas trop chipotier sur la dépense ?

FRIDOLIN, assis.

Lui !… Un prodigue !

CUNÉGONDE.

Bon ! ça !…

FRIDOLIN, avec sentiment.

Ah ! c’est un homme qui rendra sa femme bien heureuse !…

CUNÉGONDE.

C’est qu’il va épouser une de mes bonnes amies !…

FRIDOLIN.

La princesse ?

CUNÉGONDE.

Cunégonde !… oui ; alors, par intérêt pour elle ! Je m’informe !…

FRIDOLIN.

Très-bien !…

CUNÉGONDE.

D’autant qu’entre nous, il a fait un peu ses farces, votre prince !

FRIDOLIN.

Oh ! si vous écoutez les cancans !…

CUNÉGONDE.

Non !… non !… papa me l’a dit !…

FRIDOLIN.

Ah ! si c’est monsieur votre père !…

CUNÉGONDE.

Mais ça m’est égal !… Pour elle !… J’aime autant un homme qui a vécu !

FRIDOLIN.

Ah !…

CUNÉGONDE.
Oui !… Je me suis informée !… Ils valent mieux comme ça !…
FRIDOLIN, riant.

Alors !

CUNÉGONDE.

D’ailleurs, s’il s’est amusé, entre nous, il a joliment bien fait !

FRIDOLIN.

N’est-ce pas ?

CUNÉGONDE.

Et, à sa place, c’est moi qui en ferais autant !

FRIDOLIN, saisi.

Ah !…

CUNÉGONDE.

Malheureusement on est femme ! ce qui vous condamne à des vertus !…

FRIDOLIN.

Dame !…

CUNÉGONDE.

Au moins apparentes !…

FRIDOLIN.

Plaît-il ?

CUNÉGONDE.

Il chante ?

FRIDOLIN.

Comme un démon !

CUNÉGONDE.

Et portant l’uniforme ?

FRIDOLIN.

Comme un dieu !… Depuis le berceau, il ne fait que ça !…

CUNÉGONDE, se levant.

Allons ! je suis contente !… mon amie fera une bonne affaire !

FRIDOLIN, de même.

Je vous en réponds !… Et si, de son côté, le caractère !…

CUNÉGONDE.
Oh ! ça !… une perle !… une nature riche, étoffée !… un peu de nerfs quelquefois !
FRIDOLIN.

Tant mieux ; on en joue ensemble !…

CUNÉGONDE.

Mais un goût, des toilettes

FRIDOLIN.

Bravo !

CUNÉGONDE.

Enfin une vraie femme !

FRIDOLIN.

Comme vous ?

CUNÉGONDE, riant.

Exactement !… c’est moi !…

FRIDOLIN, jouant la surprise.

La princesse !…

CUNÉGONDE.

Cunégonde !…

FRIDOLIN.

Ah ! princesse, que d’excuses !… et moi qui allais vous offrir une cigarette !

CUNÉGONDE, riant.

Faites !

FRIDOLIN.

Votre Altesse fumerait aussi ?

CUNÉGONDE.

Je ne fais que ça depuis ma sortie du couvent !

FRIDOLIN.

Votre Altesse sort du couvent ?…

CUNÉGONDE.

Eh ! oui !

FRIDOLIN.

Eh bien ! vrai ! je ne l’aurais jamais cru

RONDEAU.
CUNÉGONDE.
–––––––Fruit des vieilles habitudes,
–––––––On m’avait mise au couvent,
–––––––Mais son programme d’études
–––––––N’est plus dans le mouvement !…
–––––––Quand j’en sortis, j’étais mince,
–––––––Pâle, et bébête surtout…
–––––––Et je sentais ma province !…
–––––––Et je rougissais de tout !…
–––––––Mon père, en homme pratique,
–––––––Se disait avec raison :
––––––– « Ventrebleu ! ma fille unique
––––––– « Est un véritable oison !
––––––– « Partons, dit-il, cela presse !… »
–––––––Et pour Paris on partit !
–––––––Seul endroit où la jeunesse
–––––––Se fait le cœur et l’esprit !
–––––––Des meilleures couturières
–––––––J’appris à me costumer,
–––––––Un professeur de manières
–––––––S’offrit à me transformer.
–––––––Et, fidèle à sa méthode,
–––––––Mon cher papa me montra
–––––––Les casinos à la mode
–––––––Et le bal de l’Opéra.
–––––––Il me fit voir les actrices
–––––––Dans des maillots très-collants
–––––––Et manger des écrevisses
–––––––Dans les fameux restaurants !
–––––––Il me fit voir, belle ou laide,
–––––––Chaque cocotte en public,
–––––––Enfin tout ce qui possède
–––––––Du chien, du turf et du chic !
–––––––Le résultat fut splendide !
–––––––Dès la fin du premier mois
–––––––La pensionnaire timide
–––––––Courait à cheval au bois !
–––––––J’étais faite à tout entendre,
–––––––Et mon cœur faisait tic tac,
–––––––Quand quelqu’un osait me prendre
–––––––Pour une dame du lac.
–––––––Il fallait voir, sur ma trace,
–––––––Tous les hommes le matin,
–––––––Quand j’écrivais sur la glace
–––––––Mon nom avec le patin ;
–––––––Ou bien à la Grenouillère,
–––––––En costume très-léger,
–––––––Quand j’y montrais la manière
–––––––Dont la femme doit nager.
–––––––Dans les bals de ministères,
–––––––Aux courses de Chantilly,
–––––––Et dans ma loge, aux premières,
–––––––Quel succès j’ai recueilli !
–––––––Bref, quand je suis revenue
–––––––Dans les États de papa,
–––––––J’avais dépouillé la grue
–––––––Et j’étais… ce que voilà !
–––––––Morale pour les familles :
–––––––Bonne gens de tous pays,
–––––––Voulez-vous former vos filles,
–––––––Envoyez-les à Paris !
FRIDOLIN, à part.

Décidément, elle est adorable ! Bah ! je me risque !… J’épouse ! (Un coureur. — Deux trompettes et pages au fond.)

CUNÉGONDE.

Voici mon cortége !… Allons ! maintenant en route ! — Bien décidément j’entre dans la ville !

FRIDOLIN.

Votre Altesse se rend au palais ?…

CUNÉGONDE.

N’aurai-je pas le plaisir de vous y revoir, monsieur l’étudiant ?

FRIDOLIN.

Oh ! sûrement, princesse. Il y a bal ce soir…

CUNÉGONDE.

Et demain, et après-demain ! toujours !

FRIDOLIN.

Sans doute !

CUNÉGONDE.

Car voilà comme je comprends qu’on gouverne, moi !… par les fêtes !…

FRIDOLIN.

Les festins !…

CUNÉGONDE.

Les concerts !

FRIDOLIN.

Les spectacles !

CUNÉGONDE.

Et si avec ça le peuple n’est pas heureux… ma foi… je ne sais pas ce qu’il demande !

(Pendant ce temps, entrée de l’ambassadeur, des seigneurs, etc., du cortége, des bourgeois, étudiants, soldats, etc.)

Scène VI.

Les Mêmes, L’AMBASSADEUR DE FRIDOLIN, Suite de la Princesse, Peuple, etc., PIPERTRUNCK.
L’AMBASSADEUR
, montrant à la princesse son cheval qu’on lui amène.

Princesse !…

CUNÉGONDE, gracieusement à Fridelin,

Monsieur !… Messieurs !… Je suis à vous !

FRIDOLIN, s’inclinant.

Princesse !…

CUNÉGONDE, à part, à cheval.

Il est très-bien !

FRIDOLIN, à part.

Elle est exquise ! (La princesse monte à cheval. — Sons de trompettes, tambours. — Elle entre dans la ville avec toute sa suite.)

CHŒUR.
ENSEMBLE.
BOURGEOIS.
–––––––––Entrez, ô princesse !
–––––––––Dans notre cité !
–––––––––Gloire à la jeunesse !
–––––––––Gloire à la beauté !
ÉTUDIANTS.
–––––––––Vous charmez, princesse,
–––––––––L’université !
–––––––––Vive la jeunesse !
–––––––––Vive la beauté !…

Scène VII.

FRIDOLIN, PIPERTRUNCK, ROBIN-LURON, TRUCK, KOFFRE, TRAC, SCHOPP, Étudiants, Étudiantes.
FRIDOLIN, aux ministres.

Adorable !…

LES MINISTRES.

Exquise !…

ROBIN.
Alors décidément ?…
FRIDOLIN, avec chaleur.

J’épouse !

ROBIN.

Et les armures ?

FRIDOLIN.

Vendues !

ROBIN.

Sans savoir ce qu’elles valent ?

FRIDOLIN.

C’est juste… Allons les voir !

ROBIN.

Maintenant ?

FRIDOLIN.

Parbleu !

TRAC.

Sans peur ?

FRIDOLIN.

De quoi ?

TRAC, tremblant.

C’est que ce vieux château n’a pas très-bonne renommée… Il s’y passe des choses, la nuit…

FRIDOLIN, riant.

Bon ! de la diablerie ! (A Truck.) Arrive ici, grand nécromancien du palais !… Ton opinion sur la sorcellerie ?…

TRUCK.

Ça n’existe pas !

FRIDOLIN, riant.

Alors depuis quarante ans qu’on te donne trente mille francs par an pour en faire, qu’est-ce que tu fais ?…

TRUCK.

Je fais de la photographie.

PIPERTRUNCK.

Pourtant tout le monde vous dira que la salle des armures s’éclaire parfois, la nuit, d’une façon surprenante !

TRUCK, riant.

La lune !

TRAC, tremblant.

Que l’on y entend des bruits !…

TRUCK, riant.

Le vent !

KOFFRE.
Et que le dernier étage de la grosse tour est occupé par certaine sorcière !…
TRUCK, éclatant de rire.

Allons donc !… J’attendais la sorcière !… Je me disais : Comment ! il n’y aura pas aussi une petite sorcière ?…

FRIDOLIN.

Sorcière ou non, allons voir !

TRAC, effrayé.

Sans escorte ?

ROBIN.

J’ai la mienne.

FRIDOLIN.

Qui ça ?

ROBIN.

Mes camarades !

PIPERTRUNCK, effrayé.

Les étudiants !…

FRIDOLIN.

Eh ! mais, il a raison ! Ce sera très-gai !… Avec tout ce monde !…

PIPERTRUNCK.

Votre Altesse se commettrait ?

FRIDOLIN.

Bah !… j’enterre ma vie de garçon ! appelle-les !

ROFFRE, revient, et remonte en courant vers les étudiants.

Mais la princesse qui attend ?

FRIDOLIN, riant.

Aux liqueurs seulement ! Pipertrunck, Trac et Schopp iront la recevoir. Et nous quatre, au vieux palais !

TRAC, à part.

Je respire !…

ROBIN, d’en haut.

Les dames en sont-elles ?

FRIDOLIN.

Je crois bien ! (Robin descend avec tous les étudiants.)

FRIDOLIN.

Messieurs de l’université !… Je vous salue !

TOUS, surpris et saluant.

Le prince !

FRIDOLIN.

À titre de nouveau camarade, messieurs, je vous dois ma bienvenue, et je vous invite tous à prendre avec moi le punch au vieux palais ! — Est-ce dit ?…

TOUS, saluant.
Vive monseigneur !
LADISLAS.

À quelle heure ?

FRIDOLIN.

Tout de suite !

LADISLAS.

Bravo !

ROBIN.

Je cours en avant préparer le local ! (On entend au loin la retraite : la nuit est venue. Bourgeois, soldats, etc., commencent à rentrer dans la ville.)

FRIDOLIN.

C’est cela !… Et nous, mes amis !… en route !

AIR.
–––––––––Amis ! la retraite
–––––––––Retentit là-bas !
–––––––––La lune discrète
–––––––––Rit à nos ébats !
–––––––––Le bras à vos belles
–––––––––Puis un roulement…
–––––––––Et tous, avec elles,
–––––––––En route, gaîment !
TOUS.
–––––––––Le bras à nos belles !
–––––––––Puis un roulement…
–––––––––Et tous, avec elles,
–––––––––En route, gaîment !

(Ils se mettent en ligne et imitent, les une le grand roulement de tambours, les autres le son des trompettes du départ, de la retraite, — puis deux par deux se mettent en marche. — Le prince donnant le bras à une grisette, Truck à deux autres et Pipertrunck id.)

PIPERTRUNCK, levant les mains au ciel.

Non ! non ! non ! nous ne serons jamais un gouvernement sérieux !…

TOUS, en marche, avec accompagnement de tambours et de clairons.
––––––––––C’est la retraite
–––––––––Et la fin du jour,
––––––––––Sonnez, trompette,
–––––––––Et battez, tambour !

(Ils entrent dans la ville. — Truck, Koffre et Schopp sortent par un autre côté.)


DEUXIÈME TABLEAU.
ROSÉE-DU-SOIR.

Le grenier de la sorcière Coloquinte dans la grande tour du vieux palais. — À gauche, une porte et une cheminée. — Au fond, porte d’entrée. — À droite, pan coupé dont la plus grande partie est occupée par une large fenêtre à moitié ruinée, comme le reste, et toute garnie de feuilles et de fleurs. — Au plafond, aux murs, des herbes sèches suspendues. — Des citrouilles, des concombres, des coloquintes.



Scène PREMIÈRE.

(Rosée-du-Soir endormie ; elle est assise dans un grand fauteuil, près de la fenêtre… Devant elle une tapisserie commencée sur un métier, et une petite table couverte de pelotons de soie. La clarté de la lune glisse par la fenêtre et éclaire doucement tout ce petit tableau.)

ROSÉE-DU-SOIR, rêvant tout haut.
––––––Le voilà… c’est lui !… qu’il est beau !
––––––Il me sourit avec tendresse…
––––––Il met à mon doigt son anneau !
––––––O mon prince !… à moi ! quelle ivresse !…

(Se réveillant subitement.)

––Hélas ! ce n’est qu’un songe !… Il me fuit et me laisse…
––Seule avec mon amour… seule avec ma tristesse !

(Regardant la fenêtre.)

AIR.
––––––Petites fleurs que j’ai vu naître
––––––Et qui charmez mon triste ennui,
––––––Parfum de fleurs je voudrais être,
––––––Pour m’envoler auprès de lui !…
––––––Doux rossignol, sous ma fenêtre,
––––––Tu chantes quand le jour a fui.
––––––Petit oiseau je voudrais être,
––––––Pour voltiger autour de lui !…

Mon Dieu ! Je m’abandonne encore à mes fatales rêveries ! et cette tapisserie n’avance pas… et la vieille sorcière qui me tient si cruellement emprisonnée va me maltraiter comme toujours !… Elle m’a tant commandé d’avoir terminé ce bouquet de fleurs aujourd’hui !… Et il me faudra bien encore tout un grand mois avant que tout soit fini ! (Elle relève le métier, on voit la tapisserie à peine commencée.) Et plus de lumière !… que celle de la lune ! Je travaille pourtant depuis l’aurore, et je me suis endormie de fatigue !… Mon Dieu, qu’ai-je fait au ciel pour qu’il m’abandonne ainsi aux méchancetés de cette vilaine femme ?… Hélas ! quelque bon génie ne prendra-t-il pas pitié de moi et ne viendra-t-il pas me délivrer !… (La porte s’ouvre.) Quelqu’un ! c’est elle !… vite à l’ouvrage !… (Elle se rassied et se met vivement au travail.)


Scène II.

ROSÉE-DU-SOIR, ROBIN-LURON.
ROBIN-LURON, derrière son fauteuil.

Bonjour, mademoiselle !

ROSÉE-DU-SOIR, debout et s’éloignant de lui avec effroi.

Un homme !

ROBIN.

N’ayez pas peur !… Je me suis égaré dans les corridors de cette vieille tour, et de porte en porte… !

ROSÉE-DU-SOIR, toute tremblante.

Mais, monsieur, comment avez-vous pu ouvrir celle-ci qui est toujours fermée à double tour, de peur que je ne sorte ?

ROBIN, gaiement.

Oh ! nous autres étudiants, nous avons pour ouvrir les portes des moyens bien extraordinaires… et pour les fermer aussi ! (Il souffle. La porte se referme et l’on entend la clef tourner deux fois dans la serrure.) Tenez !

ROSÉE-DU-SOIR, effrayée.

Ah ! monsieur, prenez garde ! C’est ici la demeure d’une bien vilaine femme !… Si elle vous surprend avec moi !…

ROBIN.

La vieille !… Oh ! une ancienne connaissance !…

ROSÉE-DU-SOIR.

Ah !

ROBIN.

La plus méchante pécore !

ROSÉE-DU-SOIR.

Oh ! oui ! bien méchante !

ROBIN.
Vous en savez quelque chose, pauvre enfant !… Elle vous tient depuis si longtemps enfermée dans cette chambre, à broder des fleurs qu’elle vend très-cher aux dames de la ville !
ROSÉE-DU-SOIR.

Vous savez cela ?

ROBIN.

Nous autres étudiants, nous sommes si curieux !

ROSÉE-DU-SOIR.

Hélas ! oui, il y a six ans que je n’ai franchi le seuil de cette porte !

ROBIN.

Vous qui habitiez, petite fille, un si beau palais, où vous couriez en liberté dans de si beaux jardins !…

ROSÉE-DU-SOIR, vivement.

Ah ! n’est-ce pas ? C’est vrai !

ROBIN.

Sans doute !

ROSÉE-DU-SOIR.

Ah ! ce que vous me dites là ! j’en ai bien le souvenir ; mais si confus !… Au delà de ces six dernières années, il y a sur ma vie comme un grand nuage !… Ce palais, ces jardins, oui… je les revois, mais comme en rêve ! Et je vois aussi une foule de belles dames et de riches seigneurs empressés à me servir : puis, tout change et devient noir !… noir !… Cette vieille femme m’emporte dans ses bras, malgré mes cris !… m’endort avec je ne sais quel philtre qui éteint ma mémoire ! Et je me retrouve ici, seule en face de ce métier !… sans autres amis que ces quelques fleurs… que les oiseaux qui viennent becqueter les restes de mon pain… et ce rayon de la lune qui console parfois la tristesse de mes longues nuits !…

ROBIN.

Heureusement que cette fenêtre donne sur les jardins de la nouvelle Résidence, et que malgré les grilles il y a là pour vos yeux quelque distraction ! Par exemple… quand le pince Fridolin s’y promène !…

ROSÉE-DU-SOIR, tressaillant.

Le prince !…

ROBIN.

Oui ! ne rougissez pas, chère demoiselle ! Il n’y a point de mal à cela !…

ROSÉE-DU-SOIR, effrayée.

Mais, monsieur… comment savez-vous ?

ROBIN, riant.

Oh ! nous autres étudiants, nous sommes si malins !

ROSÉE-DU-SOIR.
Monsieur, allez-vous-en !… Vous me faites peur !…
ROBIN, doucement et tendrement.

Peur, de moi ?

ROSÉE-DU-SOIR.

Non !… votre parole est bien douce ! Pardonnez-moi !…Mais la vieille n’aurait qu’à venir !… Et je cause, et mon ouvrage ne se fait pas !

ROBIN.

La tapisserie ! mais c’est fini !

ROSÉE-DU-SOIR.

Le bouquet, hélas ! non, pas encore !

ROBIN.

Mais si !

ROSÉE-DU-SOIR.

Voyez ! (Elle regarde le métier, toute la tapisserie est terminée.) Ah !

ROBIN.

Que vous disais-je ?

ROSÉE-DU-SOIR, toute tremblante.

Comment cela se peut-il ?

ROBIN.

Vous l’aurez achevée en dormant !

ROSÉE-DU-SOIR.

Mais non ! Tout à l’heure encore ! (Effrayée.) Monsieur ! monsieur, qui êtes-vous ?…

ROBIN.

Un ami ! chère enfant ! Mais nous n’avons pas de temps à perdre ! — L’affreuse vieille va venir et vous maltraiter à son ordinaire ! Un peu de patience ! C’est la fin !

ROSÉE-DU-SOIR.

Ah ! Dieu vous entende !

ROBIN.

Pour cela, il suffit d’exécuter de point en point ce que je vais vous dire : (Il prend un peloton de soie d’or dans la corbeille.) Prenez ce petit peloton de soie, et écoutez-moi bien !

DUETTO.
ROBIN.
I.
––––––––––Quand cette vieille
––––––––––Qui vous surveille
––––––Aura quitté ce lieu maudit,
––––––––––Quand de sa marche
––––––––––Sur chaque marche
––––––Vous entendrez mourir le bruit…
––––––––––Prenez, ma chère,
––––––––––Posez à terre
––––––Ce peloton de fil doré,
––––––––––Puis à voix haute
––––––––––Dites sans faute
––––––Ces douze mots, nombre sacré
––––––––Roule ! roule ! roule !
––––––––––Petite boule !
––––––––Boule où Dieu t’envoie,
––––––––Peloton de soie !
ENSEMBLE.
ROBIN ET ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––Roule ! roule ! roule ! etc.
ROBIN.
II.
––––––––––La boule écoute,
––––––––––Se met en route,
––––––Puis s’envole et vous la suivez !…
––––––––––Le toit se lève,
––––––––––Et le mur crève,
––––––Le fil d’or passe, et vous passez !…
––––––––––Grille ni porte
––––––––––N’est assez forte
––––––Pour arrêter son libre essor ;
––––––––––Où qu’il vous mène
––––––––––Et vous entraîne.
––––––Suivez toujours !… dites encor
––––––––Roule ! roule ! roule !
––––––––––Petite boule !
––––––––Roule où Dieu t’envoie,
––––––––Peloton de soie !…
ENSEMBLE.
ROBIN ET ROSÉE-DU-SOIR.
––––––––Roule ! roule ! roule ! etc.
ROSÉE-DU-SOIR.

Mais au moins, dites-moi… !

ROBIN.

C’est elle !… Pas un mot !… (Il se tient à l’écart.)


Scène III.

ROSÉE-DU-SOIR, ROBIN-LURON, COLOQUINTE.
COLOQUINTE, entrant sans voir Robin-Luron ; elle est courbée sous un paquet d’herbes et appuyée sur une béquille. — Elle jette son paquet.

C’est cela ! Encore debout ! Paresseuse ! au lieu de travailler ! (En se retournant furieuse, elle aperçoit Robin.) Un homme avec vous !… Sortez !… sortez ?… malheureuse !… à votre soupente !… (Robin fait signe à Rosée de ne pas s’inquiéter. — Rosée sort par la gauche. — Avec fureur.) Sortirez-vous !…


Scène IV.

ROBIN-LURON, COLOQUINTE.
COLOQUINTE, revenant à Robin-Luron, d’un air menaçant.

Et vous, qui osez pénétrer chez moi !… causons maintenant !…

ROBIN, railleur, à califourchon sur une chaise.

C’est ça !… causons ?…

COLOQUINTE, levant sa béquille.

Insolent !… (Une rose tombe de la béquille aux pieds de Robin qui la ramasse.) Qui êtes-vous ?

ROBIN, riant et sentant les fleurs.

Ça, c’est gentil de recevoir un vieil ami avec une rose Merci, Coloquinte ! (Il lève sa casquette d’étudiant.)

COLOQUINTE.

Robin-Luron un bon génie !… chez moi !…

ROBIN.

Toujours rageuse donc ? Fi ! Coloquinte, défaites-vous de ces manières qui sentent la vieille sorcellerie d’une lieue, et mettez-vous au ton du jour, ma chère… Parlons affaires tranquillement, que diable l Et soyons pratiques !

COLOQUINTE.

Alors ! que viens-tu faire ici ?

ROBIN.

Tu t’en doutes bien, ma douce amie !… m’opposer à tes méchants desseins !

COLOQUINTE.

En vérité !

ROBIN.

Oh ! je connais bien ton jeu !… Tu es l’ennemie jurée de la famille souveraine de Krokodyne !… Il y a quelque dix ans, ma belle amie, il vous en coûta fort cher pour avoir outrepassé votre pouvoir, en vous acharnant injustement sur le père de notre Fridolin actuel !… À ma demande, l’assemblée des génies vous priva de votre baguette, et vous condamna à dix années d’impuissance complète !… Trop heureuse depuis ce temps d’avoir pu voler, en vraie bohémienne que vous êtes, la fille du palatin de Moravie ! cette pauvre petite Rosée-du-Soir ! et de l’avoir condamnée à vous faire vivre du travail de ses mains ! (Il montre la tapisserie.) Ah ! il ne vous faut qu’une petite princesse pour gagne-pain !… vous allez bien !…

COLOQUINTE.

Oui-da !…

ROBIN, se levant.

Or donc ! posons les choses !… Rien ne vaut les situations franches !… Cette nuit, tes dix années de punition expirent, et avec ta baguette magique tu retrouves ta jeunesse et ton pouvoir.

COLOQUINTE.

Oh ! oui !… enfin !…

ROBIN.

Or, tu n’as qu’un rêve, c’est de punir le Fridolin présent des désagréments que tu dois à son père !… Tu te dis : — C’est un garnement !… Il est paresseux, léger, libertin !… J’ai prise sur lui par ses vices !… À la première faute il m’appartient !… Et je me venge !…

COLOQUINTE.

Et cette faute… tu espères l’en garantir ?…

ROBIN.

Eh bien, voilà ce qui te trompe !… Pas du tout !

COLOQUINTE.

Pas du tout !

ROBIN.

Au contraire !… Je compte même l’aider à la commettre !…

COLOQUINTE.

Toi ?…

ROBIN.

Cela t’étonne, mais je n’ai pas de secrets pour mes amis !… Ce malheureux prince est pétri d’idées fausses et de mauvaises habitudes !… fruit de la stupide éducation qu’il a reçue… Il n’est pas possible de gouverner plus mal, de s’entourer de plus d’imbéciles, et d’avoir sur les devoirs de sa profession des idées plus saugrenues que les siennes !… Bref ! c’est une éducation à refaire !… Je m’en charge !…

COLOQUINTE.

Ah !…

ROBIN.
Car, avec tous ses défauts, c’est un excellent cœur et je l’aime !… mais il a besoin de manger un peu de vache enragée !… L’école des rois !… c’est l’exil !… Enfin, tu veux le détrôner pour son mal Je veux le détrôner pour son bien !… Et sur ceci du moins nous voilà d’accord !…
COLOQUINTE.

Oui !… mais le moyen ?

ROBIN.

Tu sais la prédiction !… Ce pays-ci changera de maître le jour où les armures du vieux palais…

COLOQUINTE.

Je la connais !

ROBIN.

Eh bien ! vois comme je suis gentil pour toi ! J’y travaille !

COLOQUINTE.

Comment ?

ROBIN.

En ce moment, et grâce à moi, le prince est dans la salle des armures à se griser de punch avec toute une bande d’étudiants, et ils en font tant et tant… que les armures ont déjà trois fois frémi !… Tiens, écoute !…

CHŒUR, dans la coulisse.
––––Vous insultez dans vos folles ivresses,
––––Vils avortons !… la cendre des héros,
––––Tremblez de voir nos ombres vengeresses
––––Se ranimer pour vous broyer les os !

(On entend un frémissement d’armures.)

COLOQUINTE, avec joie.

Merci !

ROBIN.

Quant au successeur ?…

COLOQUINTE.

Je l’ai !

ROBIN.

Déjà ?

COLOQUINTE.

Ou du moins je l’aurai, dès que ma baguette me sera rendue… dans une heure !

ROBIN.

Et, sans indiscrétion, ce nouveau monarque ?…

COLOQUINTE.

Tu le verras ; mais ce qui est convenu…

ROBIN.

Est convenu !… Ta partie est belle, comme tu vois ! Et maintenant, dame Coloquinte !… mes très-humbles salutations !…

COLOQUINTE.
Au revoir, drôle !
ROBIN.

Encore de mauvaises façons ! Reprenez donc, ma mie, cette rose qui souffre de n’être pas à votre bonnet ! (Il lui jette le bouquet de roses à son bonnet, qui se change en petits balais.)

COLOQUINTE, se voyant dans un miroir.

Ah ! garnement !

ROBIN, sortant en riant.

Adieu ! la vieille !


Scène V.

COLOQUINTE, ROSÉE-DU-SOIR.
COLOQUINTE.

Ah ! scélérat ! va ! (A Rosée qui vient timidement en se garant d’elle.) Quant à vous, qui recevez des jeunes gens quand je n’y suis pas, vous ne souperez pas, pour vous apprendre !… Bonne nuit, drôlesse !… Et bon appétit !… (Elle sort, en ricanant, et ferme la porte avec violence, et l’on entend les deux tours de clef qu’elle donne.)


Scène VI.

ROSÉE-DU-SOIR, seule.

Oh ! méchante ! méchante femme !… Mais je ne te crains plus !… J’ai mon peloton de soie !… Un génie, dit-elle !… Oh ! oui, c’est un bon génie qui me protége !… Je l’entends encore… Prends ce peloton, pose-le à terre, et va où il te conduira !… Essayons donc !… (Elle pose le peloton de soie à terre. — Reprise du motif du duo. — La pelote roule jusqu’à la fenêtre grillée, qui se transforme en une porte ouverte sur un berceau éclairé toujours par la lune.) Une porte !… un berceau qui descend au jardin !… Ah ! le bon génie a dit vrai !… Je suis libre !

REPRISE DE L’AIR.
––––––––Roule ! roule ! roule !
––––––––––Petite boule !
––––––––Roule où Dieu t’envoie,
––––––––Peloton de soie !

(Elle sort. — Le décor change.)


TROISIÈME TABLEAU.
LE ROI CAROTTE.

Les jardins de la Résidence. — Décor de fête, splendidement illuminé. — À gauche, premier plan, tribune des musiciens, et au-dessous grand buffet couvert d’aiguières, de hanaps, de bassins, de fleurs, de fruits, etc. — À droite, un trône, des sièges, des banquettes. — Au fond, large escalier qui donne accès à une terrasse. — Sur cette terrasse des portiques de treillages décorés de fleurs et illuminés. — Au fond, à droite, le palais neuf dont toutes les fenêtres sont éclairées. — À gauche, le vieux palais en ruines, tout noir.



Scène PREMIÈRE.

CUNÉGONDE, LE BARON KOFFRE et LA BARONNE KOFFRE, LE FELD-MARÉCHAL et LA FELD-MARÉCHALE, LE COMTE SCHOPP et LA COMTESSE SCHOPP, LE CHAMBELLAN PSITT, MADAME PIPERTRUNCK, L’AMBASSADEUR, Courtisans, Dames de la Cour, Dames de la suite de Cunégonde, Officiers, Pages, Valets, Musiciens, etc.

(Toute la cour défile devant la princesse, et chacun en passant fait la révérence. Fanfare des musiciens.)

CHŒUR.
––––––––––Jour d’allégresse !
––––––––––Nous voici tous,
––––––––––Belle princesse,
––––––––––A vos genoux !…

(Le musique continue.)

PSITT, annonçant à mesure.

Monsieur le grand caissier, baron Koffre ! et madame la baronne Koffre, grande caissière ! (Révérences. Fanfares.) Monsieur et madame la feld-maréchale Trac, ministre des batailles !… (Révérences. Fanfares.) Monsieur le comte Schopp, conseiller privé et madame la comtesse Schopp ! (Révérences. Fanfares.) Madame Pipertrunck ! sans son époux !… (Révérences. Fanfares.) (La Baronne, la Feld-Maréchale, la Comtesse et madame Pipertrunck se réunissent sur le devant, à gauche. — Reprise du Chœur.)

LA BARONNE, avec jalousie.
Elle est laide !
LA FELD-MARÉCHALE, de même.

Elle est gauche !

LA COMTESSE, de même.

Bête !

MADAME PIPERTRUNCK, de même.

Et fagotée !

KOFFRE, pendant que le défilé continue, à Trac.

Et le prince qui n’arrive pas ! Comprenez-vous ça ?

TRAC, tranquillement.

C’est très-inquiétant.

CUNÉGONDE, agacée.

Assez ! — ça a l’air d’une distribution de prix, c’est agaçant ! (Tout s’arrête. Elle descend.) Avec tout ça, on me montre tout le monde, excepté le prince !

KOFFRE.

Sérénissime Altesse, l’étiquette exige qu’il ne vous présente ses hommages qu’avec le café !

CUNÉGONDE.

Alors servez-moi le café. Et s’il n’est pas plus chaud que votre monarque !

PSITT, se courbant, et bas à Koffre.

Il n’y a plus à reculer ! (Haut.) Le café de Son Altesse !

CUNÉGONDE.

Et du curaçao !

PSITT.

Le curaçao de Son Altesse !

CUNÉGONDE, à part.

Ce que je donnerais pour fumer une cigarette ! (A Koffre.) C’est égal !… que le prince se fasse attendre… je trouve ça d’un roide !…

TRAC, se courbant devant elle et s’éventant avec son mouchoir.

Princesse !… L’usage !

CUNÉGONDE, va pour s’asseoir et trouve Schopp assoupi sur le siège préparé à droite pour elle.

Eh ! monsieur, là ! le petit vieux ! (Elle lui tape sur les doigts avec son éventail.)

KOFFRE, à demi-voix, effrayé.

Princesse ! c’est le conseiller privé ! (Psitt réveille Schopp.)

CUNÉGONDE.

Privé ! de quoi ?

KOFFRE.

De tout !

PSITT, KOFFRE, TRAC.
Hé ! comte ! (Ils le soulèvent.)
SCHOPP.

Hein ! Ah ! oui ! pardon ! (Il remonte et va s’asseoir sur le trône où il se rendort. Un page apporte un plateau, un autre porte une serviette.)

LA FELD-MARÉCHALE, posant la tasse de café sur le plateau, avec une révérence.

Princesse !

LA BARONNE KOFFRE, versant le café.

Permettez-nous de vous offrir…

LA COMTESSE, tenant le sucrier. Avec du sucre !

CUNÉGONDE, l’arrêtant du geste.

Non ! non ! pas de sucre !

MADAME PIPERTRUNCK, versant du curaçao.

Et du curaçao !

CUNÉGONDE.

Merci !

TOUT LES QUATRE, en avant, ensemble, à demi-voix, en achevant leur salutation.

Puissent-ils t’empoisonner !

CUNÉGONDE, à Koffre, en versant le curaçao dans le café.

Elles sont bien aimables. Mais, maintenant, écoutez bien ceci ! Je vous déclare que si, à la première gorgée, votre prince n’a pas paru ! je flanque tout là ! v’lan ! et je retourne chez papa !

KOFFRE, effrayé.

Oh ! princesse !

CUNÉGONDE.

Non ! on ne fait pas poser une femme comme ça !… Je commence ! Une !… deux !… (Elle va pour boire.)

UN HÉRAUT D’ARMES
, au fond, d’une voix éclatante.

Le prince ! (Les tambours battent aux champs.)

KOFFRE, TRAC ET PSITT.

Ah !

CUNÉGONDE.

Il était temps ! (Elle fait tourner son sucre et avale son café d’un trait.)


Scène II.

Les Mêmes, FRIDOLIN, en beau costume de noce, derrière lui TRUC et PIPERTRUNCK, en habits de fête également.
FRIDOLIN, dégringolant l’escalier.
Je suis un peu en retard.
TRUC ET PIPERTRUNCK, tout rouges, de même, s’essuyant le front.

Nous sommes en retard !

FRIDOLIN, arrivé à la princesse, met un genou en terre.

Princesse !

CUNÉGONDE, sans le regarder, froidement.

Ah ! vous vous faites désirer, prince

FRIDOLIN.

Moins que vous à mon cœur, princesse !

CUNÉGONDE, se retournant.

L’étudiant ! C’était vous ? Tiens, c’est gentil, ça ! (Elle lui tend la main.)

FRIDOLIN.

Alors vous pardonnez ?

CUNÉGONDE.

Mais tiendrez-vous tout ce que vous avez promis ?

FRIDOLIN.

Tout !

CUNÉGONDE.

Un joli costume ?

FRIDOLIN.

Le voici !

CUNÉGONDE.

Pas mal, oui ! — une voix angélique ?

FRIDOLIN.

Faut-il chanter ?

CUNÉGONDE.

Attendez ! — Il est convenu aussi que vous dansez !

FRIDOLIN.

Comme un dieu !

CUNÉGONDE.

Sûr ?

FRIDOLIN.

Jugez-en tout de suite.

CUNÉGONDE.

Eh bien ! va pour tout de suite ! Voilà une heure que je m’ennuie assez !… Un tour de valse !

FRIDOLIN.

Psitt ! le signal de la danse !

FINAL.
(L’orchestre prélude, tout le monde se met en place pour danser. — Musique bizarre, tous s’arrêtent surpris.)
FRIDOLIN, étonné.
––Quel bruit !… ami Robin ! qui nous vient de la sorte ?
ROBIN, au haut de l’escalier.
––––Un étranger suivi de son escorte
––––De courtisans, de pages, de valets !
FRIDOLIN, surpris.
––––––Un étranger dans mon palais !…
–––––––Avec des courtisans, des pages, des valets !…

(Le cortége de Carotte commence à paraître sur la terrasse.)

CHŒUR, les regardant venir.
–––––––Ah ! les drôles de costumes !…
–––––––Ils ont tous l’air de légumes !
–––––––Sans doute ils sortent du bal.
–––––––Sommes-nous en carnaval ?…

Scène III.

Les Précédents, LE ROI CAROTTE et sa cour. (Le cortége du roi Carotte. — Navets, betteraves, radis noirs, radis roses, — défilé sur la terrasse supérieure. — Le roi Carotte paraît à son tour. — Tous éclatent de rire à sa vue.)
FRIDOLIN, riant.
––––––La bonne mine que voilà !
–––––––––Hé ! l’homme, holà !
–––––––––Sachons un peu comme
–––––––––––On vous nomme !
CAROTTE, fièrement.
––On me nomme le Roi !…
TOUS, surpris.
––On me nomme le Roi !… Le Roi ?…
CAROTTE.
––On me nomme le Roi !… Le Roi ?… Le roi Carotte !…
ROBIN, à part.
––––––C’est notre rival !… et voilà
––––––Pour qui la sorcière complote !
FRIDOLIN, riant.
––––––Ah ! quel joli roi ça fait là !
––––––Il est bien haut comme une botte ! } bis
––––––Quel joli roi ! (ter)
FRIDOLIN ET LE CHŒUR.
––––––Ah ! qu’il est laid, quel avorton !
––––––Qu’il est mal fait ! qu’il est bouffon !
––––––Qu’il est affreux et mal bâti !
––––––Qu’il est bancal et rabougri !…

(Coloquinte paraît à droite, rajeunie, au-dessus du trône, dans la draperie, et sans être vue de personne étend sa baguette. — Les dames reçoivent comme une secousse électrique et courent toutes vers l’escalier où elles se rangent sur deux files, en admirant Carotte qui commence à descendre, et à qui elles font mille grâces, auxquelles il répond en les saluant et en leur baisant les mains d’une façon comique.)

LES DAMES.
––––––Ah ! qu’il est bien ! qu’il est mignon !
––––––Qu’il a bon air, bonne façon !
––––––Qu’il est gentil ! qu’il est poli !
––––––Qu’il est charmant ! qu’il est joli !
FRIDOLIN, stupéfait, à Cunégonde.
––––––––Joli, lui ! lui ! joli ?…
CUNÉGONDE ET FRIDOLIN,
––––––Ah ! qu’il est laid ! quel avorton !

(La sorcière étend sa baguette vers Cunégonde, elle reçoit la secousse comme les autres, et, changeant aussitôt de ton, s’élance au-devant de Carotte.)

CUNÉGONDE, avec admiration, écartant toutes les autres femmes pour voir Carotte de plus près et se faire voir de lui.
––––––Ah ! qu’il est bien ! qu’il est mignon !
––––––Qu’il a bon air ! bonne façon ! etc., etc.
FRIDOLIN, ahuri.
––––––––Elle aussi ! — elle l’admire.
––––––Suis-je endormi ? Suis-je en délire ?

(A Carotte, qui a descendu toute la scène, avec humeur et mépris.)

––––––Par la mort-Dieu ! mon petit roi !
––––––Où logez-vous, veuillez le dire ?
CAROTTE.
––––––Je vous l’ai déjà dit, je croi !
FRIDOLIN.
––––––––––Parlez !
TOUS.
––––––––––Parlez ! Parlez !
CAROTTE.
––––––––Je suis le roi Carotte,
–––––––––––Sapristi,
––––––––––Malheur à qui
–––––––––––S’y frotte !
I.
–––––––––––Je suis gnome
––––––––––Et souverain,
–––––––––––Mon royaume
––––––––––Est souterrain !
–––––––––––En sourdine
––––––––––Avec les rats,
–––––––––––Je chemine
–––––––––––Sous vos pas !
–––––––Car je suis l’homme-racine !…
––––––––Je règne et je domine
––––––––Sur les nains des vergers !
––––––––Et ceux des potagers !
––––––––Ce n’est qu’à la nuit sombre
––––––––Que je sors de mon trou !
––––––––Toi, qui me vois dans l’ombre
––––––––Me glisser n’importe où !…
––––––––––Le roi Carotte
–––––––––––Qui trotte
––––––––Peut te tordre le cou !
CAROTTE.
––––––––Je suis le roi Carotte, etc.
LE CHŒUR.
ENSEMBLE.
––––––––C’est lui le roi Carotte, etc.
CAROTTE.
–––––––––––Sur la terre,
––––––––––Heureux séjour,
–––––––––––J’aime à faire
––––––––––Un petit tour…
–––––––––––J’ai la ruse
–––––––––––Pour duper…
–––––––––––Je m’amuse
––––––––––A vous tromper !
–––––––Oui, je fais naître vos songes,
––––––––Je souffle les mensonges
––––––––Qui se disent partout,
––––––––Chez les femmes surtout !…
––––––––C’est moi seul qui les pousse
––––––––A teindre leurs cheveux
––––––––De cette couleur rousse

(Il montre sa chevelure.)

––––––––Dont je suis glorieux !
––––––––––Toute cocotte
––––––––––Teinte en carotte
––––––––Par là charme vos yeux !
–––––––Oui, par là charme vos yeux !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
––––––––Je suis le roi Carotte.
–––––––––Sapristi, etc., etc.
CUNÉGONDE, avec empressement, lui montrant un siège que l’on a préparé à gauche pour lui.
––––––Daignez accepter une chaise…
––––––Mon prince, et mettez-vous à l’aise.
CAROTTE, s’asseyant.
––––Ah ! qu’il est bon de sortir de sa cave
––––––Et de s’étirer au grand air !…

(Il s’étire et bâille bruyamment. — Tout le monde se tourne vers Fridolin, comme si c’était lui qui eût bâillé.)

CUNÉGONDE, avec sévérité.
––––––Prince !…
FRIDOLIN, surpris.
––––––Prince !… Plaît-il ?
CUNÉGONDE.
––––––Prince !… Plaît-il ? Pour un margrave
––––––Vous vous oubliez, mon très-cher !
SCHOPP, ROBIN, TRAC, KOFFRE, PIFERTRUNCK
, riant.
––––––Et Votre Altesse, franchement,
––––––Pouvait bâiller plus doucement !
FRIDOLIN, stupéfait.
––––––Comment ! comment ! c’est lui qui bâille
––––––––Et c’est moi que l’on raille…
CUNÉGONDE, à Carotte, toujoars assis.
––––––Ah ! mon Dieu, qu’il est bien ainsi !
CAROTTE, montrant son bonnet.
––––––Merci, je garde ma calotte,
––––––Car le grand air m’aura saisi…

(Il fait le geste de mettre le doigt dans son nez.)

––––––Et la dedans ça me picote !

(Même jeu. — Tout le monde regarde le prince.)

CUNÉGONDE, à demi-voix, à Fridolin.
–––––––Ah ! prince, on va vous voir !… (bis)
––––––Prenez au moins votre mouchoir !…
TOUS, lui tendant leurs mouchoirs.
––––––––––Notre mouchoir !
FRIDOLIN.
––––––––Encor !… Encor !… Dieu m’aide !
––––––––––Je deviens fou !…
CAROTTE.
–––––––––––Ah ! princesse !
–––––––––––Ah ! déesse !…
––––––Mon cœur voudrait vous dire…

(Il éternue.)

––––––Mon cœur voudrait vous dire… Atchou !
(Tout le monde se tourne vers Fridolin.)
LES DAMES.
–––––––Oh ! c’est fort !
TOUT LE CHŒUR.
–––––––Oh ! c’est fort ! C’est vif !
ROBIN, ROFFRE, SCHOPP, TRUCK, PIPERTRUNCK, TRAC
, au prince.
–––––––Oh ! c’est fort ! C’est vif ! C’est roide !
FRIDOLIN.
–––––––––––Eh bien ! quoi !
––––Il éternue et l’on s’en prend à moi ! (bis)
CAROTTE, à Cunégonde, en montrant le prince.
––––––Il est bien enrhumé, ma foi ! (bis)

(Même jeu.)

––––––Atchou !
CUNÉGONDE.
––––––Atchou ! Encore !
CAROTTE.
––––––Atchou ! Encore ! Atchou !
KOFFRE.
––––––Atchou ! Encore ! Atchou ! C’est fort !
CAROTTE.
––––––––Atchou !
LES COURTISANS.
––––––––Atchou ! C’est roide !
CAROTTE.
––––––––Atchou ! C’est roide ! Atchou !
PIPERTRUNCK.
––––––––––C’est vif !
CAROTTE.
––––––––––C’est vif ! Atchou !
TOUS.
––Ah ! prince !
FRIDOLIN, ahuri.
––Ah ! prince ! Il éternue et l’on s’en prend à moi !

(Pendant ce temps, Carotte boit successivement tous les verres de punch de deux plateaux qu’on lui présente.)

CUNÉGONDE, à Fridolin.
–––––––A la boisson l’on se livre,
–––––––Et voilà comme on est gris.
FRIDOLIN.
–––––––Moi gris ?… insolents, téméraires !
–––––––––––Vous mentez !
TOUS, se précipitant vers lui comme s’il eût tout bu, et qu’on voulût l’empêcher de continuer.
–––––––Prince ! arrêtez ! arrêtez !…
–––––––Vous avez bu tous les verres !
(On lui montre les verres vides, tandis que Carotte se frotte le ventre.)
FRIDOLIN.
–––––––––Moi ? moi ? j’ai bu tout ?
TOUS.
––––––––––––Tout ! tout !
FRIDOLIN.
––––––––––Je suis à bout !
––––––––––Je perds la tête !
––––C’est lui qui boit, et c’est moi qu’on arrête ! (bis)
TOUS.
––––––––––Vous êtes ivre !
––––––––––Vous êtes gris !
–––––––––Gris ! gris ! gris ! gris ! gris !
–––––––Beaucoup plus qu’il n’est permis !
FRIDOLIN, hors de lui.
–––––––Mais non, non, non, rage et colère !…
––––Je veux danser pour prouver le contraire !
–––––––En avant les violons !
–––––––Votre main, princesse, allons !

(Il lui prend la main. — Mouvement de tous pour danser. — L’orchestre entame une valse.)

CHŒUR.
––––––––––En place ! en place !
––––––––––C’est le signal !
––––––––––Que chacun fasse
––––––––––Honneur au bal !

(Valse. — Carotte, qui a invité madame Pipertrunck, s’élance avec elle et s’étale tout de son long à terre. Cri général : tout s’arrête, et l’on se précipite vers Fridolin comme s’il était tombé, tandis que Carotte reste à terre. — Koffre et Pipertrunck prennent le bras de Fridolin, comme pour le relever, tandis que Trac lui essuie les genoux avec son mouchoir.)

KOFFRE.
–––––––––––Votre Altesse
––––––––Aura fait un faux pas.
TOUS.
–––––––––––Un faux pas !
PIPERTRUNCK.
–––––––––––Votre Altesse
–––––––––Veut-elle mon bras ?
TOUS.
–––––––––––Oui, son bras.
SCHOPP, TRAC, TRUCK.
–––––––––––Votre Altesse
––––––––A sans doute glissé !
TOUS.
–––––––––––Oui, glissé !
ROBIN.
–––––––––––Son Altesse
–––––––––Ne s’est rien cassé ?
TOUS.
–––––––––––Rien cassé ?
CHŒUR.
–––––––––––Votre Altesse
––––––––Aura fait un faux pas !
–––––––––––Son Altesse
–––––––––S’est démis le bras !
–––––––––––Son Altesse
––––––––A sans doute glissé !
–––––––––––Son Altesse
–––––––––Ne s’est rien cassé ?…
––––––––––––Rien !…
FRIDOLIN, ahuri.
––––––––––Ah ! c’est un rêve !
––––C’est lui qui tombe ! et c’est moi qu’on relève !
CUNÉGONDE.
––––––––––C’était fatal !
––––––––––C’était prévu !
––––––––––Vient-on au bal
––––––––––Quand on a bu !
CAROTTE.
––––––Il est gris, il faut le coucher !
FRIDOLIN, furieux.
––––––––––Affreux légume,
–––––––––Je vais t’éplucher !

(Il tire l’épée.)

TOUS, reculant.
––––––––––Son œil s’allume !
–––––––––––Il est fou !
CUNÉGONDE.
–––––––––––Il est ivre !
CAROTTE.
–––––––––––Il est soûl !…
FRIDOLIN, levant le sabre.
––––––––––Tiens, misérable !…

(Une betterave de la garde de Carotte se jette au-devant du coup, le sabre la coupe en deux et deux petites betteraves dansent devant Fridolin qui recule effrayé.)

FRIDOLIN.
–––––––––––C’est le diable !…
TOUS, se groupant à gauche autour de Carotte.
–––––––––––Il radote !…
–––––––––––C’est la fin !…
–––––––––A bas Fridolin !…
––––––––Vive le roi Carotte !…
–––––––––A bas Fridolin !…
FRIDOLIN, à droite ; il n’a plus auprès de lui que Robin et Truck qui cherchent à le calmer.
––––––––––Ah ! quel outrage !
––––––––––Je sens mon cœur
––––––––––Ivre de rage
––––––––––Et de fureur !
––––––––––Peuple en démence !
––––––––––Peuple d’ingrats,
––––––––––Crains ma vengeance !

(Il s’élance. — Carotte disparaît dans les jupes des femmes.)

––––––––––A moi ! soldats !…

(Tous les soldats courent se ranger autour de Carotte.)

ROBIN, au prince.
–––––––––Avec nous, personne.
–––––––––Fuyons, c’est le mieux !
FRIDOLIN.
–––––––––Moi, que j’abandonne
–––––––––À ce gnome affreux
–––––––––Palais et couronne
––––––––––De mes aieux !

(Le vieux château s’illumine subitement, et l’on entend la marche des armures.)

TOUS.
––Écoutez ! Écoutez !… un bruit de fer résonne…
–––––––Il approche de ces lieux !…

(Toutes les armures apparaissent au haut du grand escalier.)

(Avec effroi.)

Voyez !…

LES ARMURES.
––––Oses-tu bien invoquer tes ancêtres,
––––Roi sans vertu, qui les bravais jadis !
––––Fuis ce palais, qui va changer de maîtres
––––––Et porte ailleurs tes pas maudits !
FRIDOLIN, désespéré.
––––––Plutôt perdre à l’instant la vie !…
––––––––––––Démons !
ROBIN, lui arrachant l’arme.
––––––––––Pas de folie
––––––––––Et décampons !
TOUS, tirant l’épée.
––––––––Mort ! mort à Fridolin,
––––––––Mort au prince Fridolin !…

(Ils marchent sur lui menaçants.)

LES ARMURES ET LE CHŒUR.
––––Oses-tu bien invoquer tes ancêtres, etc., etc.

(Robin les arrête en décrivant vivement un cercle à terre avec l’épée. Tous se retournent vers Carotte qui, debout sur le trône, descend tout glorieux pour recevoir leurs hommages.)

CAROTTE ET LE CHŒUR.
––––––––Vive le roi Carotte
–––––––––––Sapristi !
––––––––Malheur à qui s’y frotte
TOUS.
––––––––Vive le roi Carotte ! etc.

(Tout s’éclaire d’une lueur carotte. — Rollin et Truck entralnent Fridolin par la droite. Cunégonde se jette dans les bras de Carotte, tandis que l’on acclame le gnome et que les ministres se prosternent à ses pieds.)