Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Le Roy Candaule et le Maître en Droit

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 269-279).


VIII. — LE ROY CANDAULE
ET LE MAÎTRE EN DROIT.


Force gens ont esté l’instrument de leur mal ;
Candaule en est un témoignage.
Ce Roy fut en sotise un trés-grand personnage ;
Il fit pour Gygés son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.

Vous voyez, luy dit-il, le visage charmant
Et les traits délicats dont la Reyne est pourveüe ;
Je vous jure ma foy que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix, et passe infiniment ;
Ce n’est rien qui ne l’a veüe
Toute nüe.
Je vous la veux monstrer sans qu’elle en sçache rien,
Car j’en sçais un trés bon moyen ;
Mais à condition… vous m’entendez fort bien
Sans que j’en dise davantage ;
Gygés, il vous faut estre sage ;
Point de ridicule desir :
Je ne prendrois pas de plaisir
Aux vœux impertinents qu’une amour sotte et vaine
Vous feroit faire pour la Reyne,
Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant
Comme un beau marbre seulement.
Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée,
Que mesme le souhait ne peut aller plus loin.
Dedans le bain je l’ay laissée,
Vous estes connoisseur ; venez estre témoin
De ma felicité suprême.
Ils vont : Gygés admire. Admirer c’est trop peu :
Son étonnement est extrême.
Ce doux objet joüa son jeu.
Gygés en fut émeu, quelque effort qu’il pust faire.
Il auroit voulu se taire,
Et ne point témoigner ce qu’il avoit senti ;
Mais son silence eust fait soupçonner du mystere :
L’exageration fut le meilleur parti.
Il s’en tint donc pour averti[1] ;
Et, sans faire le fin, le froid, ny le modeste,
Chaque poinct, chaque article, eut son fait, fut loüé.
Dieux, disoit-il au Roy, quelle felicité !
Le beau corps ! le beau cuir ! ô ciel ! et tout le reste !

De ce gaillard entretien
La Reyne n’entendit rien ;
Elle l’eust pris pour outrage :
Car en ce siecle ignorant
Le beau sexe estoit sauvage.
Il ne l’est plus maintenant ;
Et des loüanges, pareilles
De nos Dames d’apresent
N’écorchent point les oreilles.
Nostre examinateur soupiroit dans sa peau ;
L’émotion croissoit, tant tout luy sembloit beau.
Le Prince, s’en doutant, l’emmena ; mais son ame
Emporta cent traits de flame :
Chaque endroit lança le sien ;
Helas ! fuir n’y sert de rien ;
Tourmens d’amour font si bien
Qu’ils sont toûjours de la suite.
Prés du prince, Gygés eut assez de conduite ;
Mais de sa passion la Reyne s’apperceut.
Elle sceut
L’origine du mal ; le Roy, prétendant rire,
S’avisa de luy tout dire.
Ignorant ! sçavoit-il point
Qu’une Reyne sur ce poinct
N’ose entendre raillerie ?
Et supposé qu’en son cœur
Cela luy plaise, elle rie,
Il luy faut, pour son honneur,
Contrefaire la furie.
Celle-cy le fut vrayment,
Et reserva dans soy-mesme
De quelque vengeance extréme
Le desir trés-vehement.
Je voudrois pour un moment,
Lecteur, que tu fusses femme :
Tu ne sçaurois autrement
Concevoir jusqu’où la Dame
Porta son secret dépit.

Un mortel eust le crédit
De voir de si belles choses,
A tous mortels lettres clauses !
Tels dons estoient pour des Dieux,
Pour des Roys, voulois-je dire ;
L’un et l’autre y vient de cire,
Je ne sçais quel est le mieux.
Ces pensées incitoient la Reine à la vengeance.
Honte, despit, courroux, son cœur employa tout ;
Amour mesme, dit-on, fut de l’intelligence :
Dequoy ne vient-il point à bout ?
Gygés estoit bien fait ; on l’excusa sans peine :
Sur le monstreur d’appas tomba route la hayne.
Il estoit mari, c’est son mal ;
Et les gens de ce caractere
Ne sçauroient en aucune affaire
Commettre de peché qui ne soit capital.
Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ?
Voila le Roy haï, voila Gygés aymé,
Voila tout fait et tout formé
Un époux du grand catalogue ;
Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant.
La sotise du Prince estoit d’un tel mérite,
Qu’il fut fait in petto confrere de Vulcan ;
De là jusqu’au bonnet la distance est petite.
Cela n’estoit que bien, mais la parque maudite
Fut aussi de l’intrigue, et, sans-perdre de temps,
Le pauvre Roy par nos amans
Fut deputé vers le Cocite ;
On le fit trop boire d’un coup :
Quelquefois, helas ! c’est beaucoup.
Bien tost un certain breuvage
Luy fit voir le noir rivage,
Tandis qu’aux yeux de Gygés
S’étaloient de blancs objets :
Car, fust-ce amour, fust-ce rage,
Bien-tost la Revne le mit
Sur le thrône et dans son lit.

Mon dessein n’étoit pas d’étendre cette histoire :
On la sçavoit assez ; mais je me sçais bon gré,
Car l’exemple a trés-bien quadré ;
Mon texte y va tout droit : mesme j’ay peine à croire
Que le Docteur en loix dont je vais discourir
Puisse mieux que Candaule à mon but concourir.
Rome, pour ce coup cy, me fournira la Scene ;
Rome, non celle-la que les mœurs du vieux temps
Rendoient triste, severe, incommode aux galants,
Et de sottes femelles pleine ;
Mais Rome d’aujourd’huy, séjour charmant et beau,
Où l’on suit un train plus nouveau.
Le plaisir est la seule affaire
Dont se piquent ses habitans :
Qui n’auroit que vingt ou trente ans,
Ce seroit un voyage à faire.
Rome donc eut naguere un maistre dans cét art
Qui du tien et du mien tire son origine ;
Homme qui hors de là faisoit le gouguenard ;
Tout passoit par son étamine :
Aux dépends du tiers et du quart
Il se divertissoit. Avint que le légiste,
Parmi ses éco[iers, dont il avoit toûjours
Longue liste,
Eut un François, moins propre à faire en droit un cours
Qu’en Amours.
Le Docteur, un beau jour, le voyant sombre et triste,
Luy dit : Nôtre feal, vous voila de relais,
Car vous avez la mine, estant hors de l’école,
De ne lire jamais
Bartole.
Que ne vous poussez-vous ? Un François estre ainsi
Sans intrigue et sans amourettes !
Vous avez des talens ; nous avons des coquettes,
Non pas pour une, Dieu merci.
L’étudiant reprit : Je suis nouveau dans Rome ;
Et puis, hors les beautez qui font plaisir aux gens
Pour la somme,

Je ne vois pas que les galans
Trouvent icy beaucoup à faire.
Toute maison est monastere :
Double porte, verroux, une matrone austere,
Un mary, des Argus. Qu’irais-je, à vostre avis,
Chercher en de pareils logis ?
Prendre la lune aux dents seroit moins difficile.
Ha ! ha ! la lune aux dents ! repartit le Docteur ;
Vous nous faites beaucoup d’honneur.
J’ay pitié des gens nœufs comme vous. Nostre Ville
Ne vous est pas connuë, en tant que je puis voir.
Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’avantures ?
Sçachez que nous avons icy des creatures
Qui feront leurs maris cocus
Sur la moustache des Argus.
La chose est chez nous trés commune.
Témoignez seulement que vous cherchez fortune ;
Placez-vous dans l’Église auprés du benistier ;
Presentez sur le doigt aux Dames l’eau sacrée ;
C’est d’amourettes les prier.
Si l’air du suppliant à quelque Dame agrée,
Celle-là, sçachant son métier,
Vous envoyra faire un message.
Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu
Qui ne fust connu que de Dieu :
Une vieille viendra, qui, faite au badinage,
Vous sçaura mesnager un secret entretien.
Ne vous embarrassez de rien.
De rien ; c’est un peu trop, j’excepte quelque chose :
Il est bon de vous dire en passant, nostre ami,
Qu’à Rome il faut agir en galand et demi.
En France on peut conter des fleurettes, l’on cause ;
Icy tous les momens sont chers et préieux :
Romaines vont au but. L’autre reprit : Tant mieux.
Sans estre gascon je puis dire
Que je suis un merveilleux sire.
Peut-estre ne l’estoit-il point :

Tout homme est gascon sur ce poinct.
Les avis du Docteur furent bons : le jeune homme
Se campe en une Église où venoit tous les jours
La fleur et l’élite de Rome,
Des Graces, des Venus, avec un grand concours
D’amours :
C’est à dire, en chrestien, beaucoup d’Anges femelles :
Sous leurs voiles brilloient des yeux pleins d’eteincelles.
Benistier, le lieu saint n’estoit pas sans cela :
Nostre homme en choisit un chanceux pour ce poinct là ;
A chaque objet qui passe adoucit ses prunelles ;
Reverences, le drosle en faisoit des plus belles,
Des plus dévotes : cependant
Il offroit l’eau lustrale. Un Ange, entre les autres,
En prit de bonne grace. Alors l’étudiant
Dit en son cœur : Elle est des nôtres.
Il retourne au logis : vieille vient ; rendez-vous :
D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.
Il s’y fit nombre de folies.
La Dame estoit des plus jolies,
Le passe temps fut des plus doux.
Il le conte au Docteur. Discretion françoise
Est chose outre nature et d’un trop grand-effort.
Dissimuler un tel transport,
Cela sent son humeur bourgeoise.
Du fruit de ses conseils le Docteur s’applaudit,
Rit en Jurisconsulte, et des maris se raille.
Pauvres gens qui n’ont pas l’esprit
De garder du loup leur oüaille !
Un berger en a cent ; des hommes ne sçauront
Garder la seule qu’ils auront !
Bien luy sembloit ce soin chose un peu malaisée,
Mais non pas impossible ; et, sans qu’il eust cent yeux,
Il défioit, graces aux Cieux,
Sa femme, encor que trés rusée.
A ce discours, ami Lecteur,
Vous ne croiriez jamais, sans avoir quelque honte,
Que l’heroïne de ce conte

Fust propre femme du Docteur :
Elle l’estoit pourtant. Le pis fut que mon homme,
En s’informant de tout, et des si, et des cas,
Et comme elle estoit faite, et quels secrets appas,
Vid que c’estoit sa femme en somme.
Un seul poinct l’arrestoit ; c’estoit certain talent
Qu’avoit en sa moitié trouvé l’étudiant,
Et que pour le marl n’avoit pas la donzelle.
A ce signe, ce n’est pas elle,
Disoit en soy le pauvre Epoux ;
Mais les autres poincts y sont tous ;
C’est elle. Mais ma femme au logis est resveuse,
Et celle-cy paroist causeuse
Et d’un agreable entetien ;
Assurément c’en est une autre :
Mais du reste il n’y manque rien ;
Taille, visage, traits, mesme poil ; c’est la nostre.
Aprés avoir bien dit tout bas,
Ce l’est, et puis, ce ne l’est pas,
Force fut qu’au premier en demeurast le sire.
Je laisse à penser son courroux,
Sa fureur, afin de mieux dire.
Vous vous estes donnez un second rendez-vous ?
Poursuivit-il. Ouy, reprit nostre apôtre ;
Elle et moy n’avons eu garde de l’oublier,
Nous trouvans trop bien du premier
Pour n’en pas mesnager un autre,
Trés résolus tous deux de ne nous rien devoir.
La résolution, dit le Docteur, est belle.
Je sçaurois volontiers quelle est cette donzelle.
L’écolier repartit : Je ne l’ay pu sçavoir ;
Mais qu’importe ? Il suffit que je sois contant d’elle.
Dés à présent je vous réponds
Que l’Epoux de la Dame a toutes ses façons :
Si quelqu’une manquoit, nous la luy donnerons
Demain, en tel endroit, à telle heure, sans faute.
On doit m’attendre entre deux draps,
Champ de bataille propre à de pareils combats.

Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute :
Le logis est propre et paré.
On m’a fait à l’abord traverser un passage
Où jamais le jour n’est entré ;
Mais aussi-tost aprés, la vieille du message
M’a conduit en des lieux où loge, en bonne foy,
Tout ce qu’amour a de délices :
On peut s’en rapporter à moy.
A ce discours jugez quels estoient les supplices
Qu’enduroit le Docteur. Il forme le dessein
De s’en aller le lendemain
Au lieu de l’écolier, et, sous ce personnage,
Convaincre sa moitié, luy faire un vasselage
Dont il fust à jamais parlé.
N’en déplaise au nouveau confrere,
Il n’estoit pas bien conseillé ;
Mieux valoit pour le coup se taire,
Sauf d’apporter en temps et lieu
Remede au cas, moyennant Dieu.
Quand les épouses font un récipiendaire
Au benoist estat de cocu,
S’il en peut sortir franc, c’est à luy beaucoup faire ;
Mais, quand il est déja receu,
Une façon de plus ne fait rien à l’affaire.
Le Docteur raisonna d’autre sorte, et fit tant
Qu’il ne fit rien qui vaille. Il crut qu’en prévenant
Son Parrein en cocüage,
Il feroit tour d’homme sage :
Son Parrein, cela s’entend,
Pourveu que sous ce galant
Il eust fait aprentissage ;
Chose dont, à bon droit, le Lecteur peut douter.
Quoy qu’il en soit, l’Epoux ne manque pas d’aller
Au logis de l’Avanture,
Croyant que l’allée obscure,
Son silence, et le soin de ce cacher le nez,
Sans qu’il fust reconnu, le feroient introduire
En ces lieux si fortunez ;

Mais, par malheur, la vieille avoit pour se conduire
Une lanterne sourde ; et, plus fine cent fois,
Que le plus fin Docteur en loix,
Elle reconnut l’homme, et sans estre surprise,
Elle luy dit : Attendez là ;
Je vais trouver Madame Elise.
Il la faut avertir : je n’ose sans cela
Vous mener dans sa chambre ; et puis vous devez estre
En autre habit pour l’aller voir :
C’est à dire, en un mot, qu’il n’en faut point avoir.
Madame attend au lit. A ces mots nôtre Maistre,
Poussé dans quelque bouge, y voit d’abord parestre
Tout un deshabillé, des mules, un peignoir,
Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme,
Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome ;
Le tout propre, arrangé, de mesme qu’on eust fait
Si l’on eust attendu le Cardinal préfet.
Le Docteur se dépoüille ; et cette gouvernante
Revient, et par la main le conduit en des lieux
Où nostre homme, privé de l’usage des yeux,
Va d’une façon chancelante.
Aprés ces détours ténebreux,
La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire
En un fort mal plaisant endroit,
Quoy que ce fust son propre Empire :
C’estoit en l’Ecole de droit.
En l’Ecole de droit ! Là mesme. Le pauvre homme
Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison,
Pensa tomber en pamoison.
Le conte en courut par tout Rome.
Les écoliers alors attendoient leur regent :
Cela seul acheva sa mauvaise fortune.
Grand éclat de risée et grand chuchillement,
Universel étonnement.
Est-il fou ? qu’est-ce là ? vient-il de voir quelqu’une ?
Ce ne fut pas le tout ; sa femme se plaignit.
Procés. La parenté se joint en cause, et dit
Que du Docteur venoit tout le mauvais mesnage ;

Que cét homme estoit fou, que sa femme estoit sage.
On fit casser le mariage ;
Et puis la Dame se rendit
Belle et bonne Religieuse.
A Saint-Croissant en Vavoureuse.
Un Prélat luy donna l’habit.


  1. Edition de Gaspard Migeon, 1675 :
    Il s’en tient donc pour averti.