Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 319-330).

CHAPITRE XXXII

Je fais de la porcelaine. — Nous empaillons le vautour et le condor. — Les yeux artificiels. — Construction d’un caïak ou canot groenlandais. — Fritz en fait heureusement l’essai. — Quelques petites excursions.


Pendant toutes ces occupations, la saison des pluies était venue, et si je ne l’ai pas fait remarquer, c’est que vraiment son arrivée passa presque inaperçue pour nous, tant nous étions occupés avec ardeur à nos travaux divers. Du reste, nous étions loin d’avoir terminé tout ce que je voulais faire. Mes essais me réussissaient si bien, que j’étais encouragé à en tenter d’autres.

Je n’avais qu’une petite provision de terre de porcelaine, et je ne pouvais l’augmenter avant l’été suivant ; toutefois je résolus de l’utiliser. Je transformai donc notre grotte à sel en atelier de potier ; quelques tables et quelques planches en formaient le seul ameublement. Du reste, j’avais besoin de peu de choses en plus : ma roue de potier était toute trouvée, c’était celle d’un des canons du navire ; au-dessus, je plaçai une sorte de roue de travail sur laquelle on pouvait confectionner sans peine des vases de forme simple et régulière ; car on pense bien que nous n’avions pas la prétention d’élever nos productions à la hauteur d’œuvres d’art.

Pour commencer, je fabriquai quelques jattes destinées par notre ménagère à recueillir le lait : les calebasses ne le conservaient, trouvait-elle, ni assez frais, ni assez pur. Je mêlai à la terre un peu de talc que j’avais trouvé près de la grotte des Ours, et ce mélange donna à la porcelaine un brillant et une solidité qui firent que nos tasses, quoique bien simples de forme, avaient une blancheur qui plaisait à l’œil.

Parmi les richesses que nous avions retirées du navire se trouvait une petite caisse contenant des verroteries destinées aux échanges avec les sauvages. Je pris quelques-unes de ces perles, mi-parties noires mi-parties jaunes. Je les broyai avec un marteau, et, une fois en poudre, j’en fis une espèce de vernis. Ces paillettes, s’incrustant dans la porcelaine, donnèrent à nos produits un brillant qui leur manquait. Je continuai mes essais et les perfectionnai encore en prenant des perles plus fines et en mélangeant les couleurs. Mais le feu brisa plusieurs de mes échantillons ; cependant je parvins à confectionner cinq ou six tasses à thé avec leurs soucoupes, une douzaine d’assiettes et un sucrier. La terre de porcelaine me manqua pour continuer. Du reste, bien que je n’aie décrit qu’en quelques mots ces préparations, elles ne laissèrent pas de me prendre beaucoup de temps : d’abord il m’avait fallu confectionner des moules en bois, et j’avais mis à cela tout mon talent de tourneur à contribution, afin de donner au vase une fonne plus élégante ; il fallut m’y reprendre à plusieurs fois pour arriver à un résultat réellement satisfaisant. Comme les enfants voulaient quelques enjolivements, j’avais dessiné sur les assiettes et les tasses une guirlande de feuilles et de fruits que François s’était chargé de colorier. La couleur semblait bien un peu pâle à côté du brillant de l’assiette, mais ce simple dessin contribuait pourtant à relever le fond ; d’ailleurs, nous n’avions pas la pensée d’essayer de rivaliser avec les merveilles qui sortent des manufactures de Sèvres ou de Saxe. Quand bien même nous eussions eu à notre disposition les ressources qu’offrent les pays civilisés, nous étions des ouvriers trop novices pour produire rien de parfait.

De tous ces travaux je tirai cependant une instruction morale pour mes enfants ; je leur rappelai, d’abord, qu’avec du travail et de la persévérance l’homme intelligent peut arriver à mener à bonne fin toutes ses entreprises ; puis je leur montrai combien une occupation continuelle fait paraître le temps moins long, et comment les journées s’écoulent ainsi presque sans que l’on ait conscience de leur durée. « Aimez le travail, leur disais-je, car sans lui l’ennui viendrait bientôt vous assaillir, et vous ne pourriez lui résister dans cette île, qui ne vous offre d’autres distractions que celles que vous créera votre industrie. »

J’avais mis de côté quelques boules de terre de porcelaine, et mes enfants me demandaient à quoi je les destinais. « C’est pour faire les yeux de notre condor et de notre vautour. Avez-vous donc oublié qu’ils ne sont encore qu’à moitié empaillés ? Il faut achever ce travail. » En conséquence, je fis amollir les peaux en les plongeant dans de l’eau tiède, et je saupoudrai l’intérieur de gomme d’euphorbe afin de détruire les insectes ou leurs œufs. Je pris ensuite de l’écorce semblable à celle qui nous avait servi à la fabrication de la chaloupe, et je la collai, en ayant soin de lui donner la forme du corps des deux oiseaux : cela m’était facile, car, en les vidant peu à peu, j’avais pris leurs dimensions. Des petites baguettes formèrent les pattes, et un fil d’archal passant tout le long des ailes suffit à les maintenir dans leur direction. Nous donnâmes à nos oiseaux la pose qui nous sembla la plus naturelle, puis nous nous occupâmes de leurs yeux. C’était, en effet, la partie la plus délicate du travail, et nous la réservions pour la fin. Je fis des petites boules de porcelaine de la grosseur voulue, je les vernis au moyen de la colle de poisson et de ma poudre de verre, et, une fois le globe obtenu, je peignis avec soin la prunelle en essayant de me rapprocher le plus possible des teintes naturelles. Quand les yeux furent placés, ils donnèrent à l’oiseau un air vivant qui prouvait suffisamment que notre tentative avait heureusement réussi. C’était, du reste, sans contredit, le meilleur échantillon de notre talent qui fût dans tout notre musée.

J’utilisai également les œufs d’autruche qui n’étaient pas éclos. Je leur adaptai des pieds du plus beau bois que je pus trouver, et que j’avais tournés avec le plus de soin possible. Les uns devaient nous servir de verres, les autres de vases à fleurs. C’était notre luxe, et même je comptais, si j’en avais le loisir, les enrichir de sculptures et de moulures.

Ces travaux m’avaient pris beaucoup de temps ; mais les enfants avaient bien moins de besogne que moi. Cependant nous n’étions encore qu’au milieu de la saison des pluies, et il était urgent de leur créer une occupation si je ne voulais pas que l’ennui s’emparât d’eux et qu’avec l’inaction germassent dans leur esprit les mauvaises pensées que l’oisiveté entraîne toujours après elle. Ernest se tirait d’affaire avec ses livres, mais mes autres enfants avaient besoin d’un travail manuel qui occupât leur corps pendant une partie de la journée ; leur activité ne pouvait s’accommoder d’une journée entière passée à l’étude. Fritz vint heuresement me proposer, de lui-même, de les employer à la fabrication d’un canot groënlandais.

« Nous avons sur terre, me dit-il, outre nos courriers ordinaires, un courrier extraordinaire, l’autruche, qui peut nous faire parcourir, avec la plus grande rapidité, toute l’étendue de nos domaines. Il nous faudrait quelque chose d’analogue sur mer. La chaloupe et la pirogue sont nos embarcations habituelles, ne pourrions-nous pas avoir un petit canot léger et rapide qui glisserait sur l’eau aussi vite que l’autruche sur la terre, qui, à un moment donné, pourrait nous transporter sur un point quelconque de la côte avec presque autant de promptitude que la pensée ? Les Groënlandais n’ont-ils pas quelque chose dans ce genre-là ? Et nous, hommes civilisés, devons-nous être embarrassés pour faire ce que font ces peuples sauvages ? »

J’approuvai fortement Fritz, et je fis, sans tarder, sa proposition à mes enfants. Elle fut accueillie par tous avec des cris d’enthousiasme, et Ernest ayant dit qu’une embarcation de cette sorte s’appelait un caïak, chacun se mit à crier : « Oui, oui, un caïak, papa, faisons un caïak. » Leur mère, effrayée de la description qu’Ernest lui faisait de ce genre de canot, ne voulut pas consentir à ce que ses enfants s’exposassent jamais sur la mer dans un si frêle bâtiment ; mais nos instances réunies et la promesse d’agir toujours avec la plus grande prudence et de ne monter dans cet esquif que munis d’un appareil de natation lui arrachèrent, non pas un consentement formel, mais un assentiment tacite que chacun de nous interpréta en faveur de ses désirs. Nous nous mîmes donc à l’œuvre avec ardeur, afin d’avoir achevé avant le retour du beau temps au moins la carcasse de notre canot ; du reste, je pensai bien plus à suivre mes propres inspirations qu’à consulter mes souvenirs ; je ne doutais pas que nous ne pussions arriver à mieux faire que les habitants du Groënland.

Pour les quilles, je pris les fanons de baleine les plus grands et les plus forts que je trouvai, je les attachai deux à deux et les joignis ensuite au groupe des deux autres par les deux extrémités ; la courbure naturellement arquée de ces fanons me donnait ainsi deux quilles qui s’emboîtaient l’une dans l’autre. Le tout fut enduit de résine, comme nous avions déjà fait pour calfeutrer notre chaloupe. La longueur totale était d’environ douze pieds. Au-dessous, je fis deux entailles auxquelles j’adaptai de petites roulettes destinées à rendre le transport du caïak sur terre beaucoup plus facile. Je réunis les deux arcs par des bambous qui formaient comme les barreaux de cette échelle, dont les bras étaient recourbés. J’attachai fortement les deux bouts des arcs qui se rejoignaient, en formant aux deux extrémités comme deux petites cornes ; entre ces deux cornes j’élevai un troisième fanon perpendiculaire, destiné à rattacher les côtés élevés du caïak ; je réunis aussi les quilles par une bande de cuivre, à laquelle j’attachai un anneau de fer pour permettre d’amarrer facilement par l’avant ou l’arrière à volonté. Les bambous fendus me servirent de côtes dans le sens de la longueur, excepté à la partie la plus élevée, où je mis un roseau tel que nous en trouvions dans notre marais des Canards. Avec ces roseaux je confectionnai encore les côtes courbées dans le sens de la hauteur, la flexibilité du jonc me permettant de leur donner l’inclinaison voulue. Un pont ou tillac recouvrait toute la surface supérieure, à l’exception d’une ouverture circulaire destinée au rameur. J’entourai cette ouverture du bois le plus flexible et le plus léger, et je ne donnai au diamètre que juste la dimension nécessaire pour que le corsage de natation pût s’adapter hermétiquement, en sorte que l’homme semblât ne faire qu’un avec son canot. Le rameur devait être ou accroupi, ou à genoux, ou les jambes étendues ; comme ces positions étaient trop fatigantes et gênaient trop les mouvements, j’ajoutai un petit escabeau sur lequel il pouvait s’asseoir et se reposer. C’était, sans contredit, un perfectionnement important apporté à la méthode groënlandaise.

J’avais ainsi la carcasse de mon canot. Je voulus d’abord essayer sa solidité et sa légèreté : je trouvai l’une et l’autre au-dessus de toute attente. Ainsi, l’ayant lancé sur un terrain pierreux, il rebondit avec l’élasticité d’un ballon, et ensuite l’ayant plongé dans la mer, il surnageait tellement, qu’une charge même assez lourde le fit à peine tirer un pouce d’eau. Nous ne l’achevâmes pas immédiatement ; mais, comme j’ai commencé cette description, je veux la poursuivre jusqu’au bout.

Nous calfeutrâmes d’abord toutes les fentes, principalement le fond, avec du liège et du goudron. Puis nous étendîmes à l’intérieur et à l’extérieur des peaux de chiens de mer préparées par les procédés ordinaires, c’est-à-dire d’abord enlevées d’un seul morceau, en les tirant par-dessus la tête de l’animal, puis nettoyées avec de la cendre, raclées avec un couteau, trempées dans du vinaigre et séchées au soleil, enfin enduites de résine fondue, qui les rendit à la fois souples et imperméables. Avec ces peaux nous tapissâmes d’abord l’intérieur, puis nous étendîmes avec soin les plus grandes et les plus fortes à l’extérieur, cousant solidement les endroits où elles se rejoignaient avec une alêne de cordonnier et des fanons pris à la queue de la baleine. Aux deux extrémités nous coupâmes ce qui dépassait, et une couture solide vint réunir les deux fragments. Pour que l’eau ne pénétrât pas, nous versâmes sur la couture de la résine fondue.

Le tillac fut à son tour revêtu, comme le reste, de peaux de chiens de mer, également cousues et calfeutrées avec de la poix résineuse ; elles se rattachaient, du reste, facilement au roseau, qui, je l’ai dit, formait le contour supérieur, et que j’avais laissé entier pour obtenir un petit rebord. La place du rameur était non pas au milieu, mais à l’arrière, car j’espérais utiliser l’avant, en mettant plus tard un mât et une voile. Pour le moment, nous devions diriger l’esquif avec deux rames plus longues que d ordinaire, faites avec du bambou. À leur extrémité, je plaçai une vessie pleine d’air qui servirait de contre-poids dans le cas où l’eau, soulevant le caïak, menacerait de le renverser.

Notre canot était terminé. Fritz en réclama la possession, comme en ayant le premier donné l’idée. Du reste, il la méritait à tous égards, au titre du plus hardi et meilleur nageur de nous tous. Ernest et Jack n’élevèrent donc aucune prétention à un bien qui, jusqu’à présent, leur semblait devoir procurer plus de dangers que de plaisirs. Mais moi, d’un autre côté, je ne voulais pas que Fritz fît l’essai de son nouvel esquif, sans être muni d’un véritable corset de natation. Les ceintures de liège ne suffisaient pas, car l’eau, pouvant pénétrer par l’ouverture du caïak, l’aurait fait enfoncer et avec lui le rameur prisonnier dans son trou. Je mis alors la bonne volonté de notre ménagère à contribution, et, d’après mes indications, elle exécuta un appareil complet. Voici de quoi il se composait : d’abord d’un corset fait avec les boyaux de chiens de mer, ouvert seulement au haut et au bas, en sorte qu’on le passait par-dessus la tête, les bras levés en l’air ; il s’adaptait à la poitrine et se fixait à la ceinture du pantalon. Ce corset fut recouvert d’une seconde peau, beaucoup plus large, qui s’attachait aux épaules, aux hanches et au cou. Il y avait un rebord dans le bas, qui venait s’emboîter par-dessus le rebord de l’ouverture du caïak, de manière que le rameur et le bateau ne fissent plus qu’un, comme je l’ai dit plus haut. L’eau ne pouvait donc pas pénétrer par l’ouverture, et, comme toutes les coutures avaient été faites avec soin, et de plus enduites de résine, il se formait entre les deux peaux un gonflement provenant de l’air insufflé par un petit tuyau de bambou muni d’un bouchon. Le rameur pouvait donc alors se gonfler comme un ballon ; et, quand bien même l’esquif eût coulé à fond, il serait resté *à la surface en vertu de la pesanteur spécifique.

Tous ces travaux nous occupèrent pendant la mauvaise saison, et peut-être cet hiver, plus rempli que les autres, nous sembla-t-il plus court. Dès que le beau temps revint, on essaya le premier corset de natation, destiné à Fritz. On ne peut se faire une idée de la singulière physionomie que donnait à ce cher enfant la triple bosse formée par l’air insufflé. Cela ne l’empêcha pas de marcher gravement vers la mer ; et, choisissant un endroit où la profondeur allait en augmentant peu à peu, il s’avança dans l’eau comme s’il eût continué de marcher sur le sable. Bientôt il eut perdu pied, mais il n’enfonça pas pour cela plus haut que les hanches, et il continua sa marche absolument comme auparavant ; un instant après, nous le vîmes aborder à l’île du Requin, ou il se secoua comme un canard qui sort de l’eau, et nous fit signe de venir le rejoindre. Bientôt, nous fûmes tous dans la chaloupe, et nous lui apportâmes nos félicitations pour la manière dont il s’était tiré de ce premier essai.

Avant de quitter l’île, nous allâmes voir ce qu’était devenu le squelette de la baleine, et, tout en marchant, je mâchai quelques-unes des algues que les lapins semblaient trouver si fort à leur gré. La plupart avaient une odeur de vase assez prononcée, quelques-unes cependant étaient légèrement sucrées et rappelaient un peu le goût parfumé de la violette.

À la place où était autrefois la baleine, nous ne trouvâmes plus qu’un amas d’os ; mais le soleil les avait si bien séchés et blanchis, qu’ils étaient propres à toute espèce d’usage sans qu’on eût à craindre leur mauvaise odeur. Je m’attachai de préférence aux vertèbres, dont l’ouverture naturelle pouvait m’être très-utile. J’en fis mettre sur le rivage une douzaine, et, pour les emporter, je les enfilai dans une forte corde attachée à l’arrière de la chaloupe, en sorte que, la marée montante les mettant à flot, nous n’eûmes plus qu’à les remorquer jusqu’à Felsheim.

Ces vertèbres devaient me servir à confectionner cinq ou six foulons que je tenais à achever avant l’époque de nos récoltes. Rien n’était plus pénible pour nous que d’être obligés de piler dans des mortiers le grain que nous retirions des épis : cette opération prenait beaucoup de temps, et notre fatigue n’était pas suffisamment récompensée par les résultats obtenus. Mais, pour fabriquer ces foulons, j’avais besoin de plusieurs autres matériaux qui me manquaient, d’abord des blocs de bois nombreux et épais pour la confection desquels il me fallait chercher un arbre suffisamment gros.

Un matin, je vis les enfants, armés de souricières, s’échapper, sans rien dire, de l’habitation. Je pensai qu’ils allaient tenter une chasse aux rats dans les environs, et je résolus de profiter de leur absence pour faire, de mon côté, une excursion solitaire jusqu’à l’Écluse, où je devais prendre en même temps de la terre glaise qui me manquait. Ma femme me laissa partir sans objection, d’autant mieux qu’elle me dit avoir vu Ernest, que je croyais avec ses frères, s’enfermer dans la bibliothèque, afin d’y travailler tranquillement. J’attelai donc au traîneau le buffle de Jack, que celui-ci dédaignait pour son autruche, et je me fis accompagner de mes deux chiens.

Après avoir passé par le pont de la Famille, je me dirigeais vers la partie de la forêt la plus voisine, lorsque je crus remarquer que nos plantations de manioc et de pommes de terre offraient l’aspect d’un défrichement singulier. D’abord, je pensai que peut-être mes enfants les avaient bêchées et sarclées, par ordre de leur mère ; mais, à mesure que je m’approchai, je reconnus qu’au lieu d’un défrichement j’avais un bouleversement complet. Le désordre était au comble : les tiges, à moitié arrachées ou brisées, gisaient de tous les côtés. Je ne savais qui accuser de ces ravages, mais un examen plus attentif me convainquit qu’une bande de cochons avait passé par là. Maintenant étaient-ce des cochons sauvages, ou les petits de notre truie ? Je résolus de m’en assurer sans délai, et pour cela je suivis les traces encore récentes du passage de ces animaux.

J’arrivai ainsi jusqu’à l’ancien champ placé près de Falkenhorst : mêmes ravages ; mais je ne voyais pas un seul cochon, ce qui me fit supposer que leur troupe était peu nombreuse. Tout à coup les chiens se mettent à aboyer et s’élancent vers un taillis assez fourré. Je les suis, et je vois notre vieille truie, revenue à peu près à l’état sauvage, entourée d’une bande de petits marcassins qui devaient provenir d’une seconde portée ; à ses côtés était le pourceau que nous avions laissé vivre pour multiplier l’espèce. Il était devenu un porc d’une grosseur raisonnable. La truie et lui tenaient les chiens en respect en grognant et montrant les dents.

La vue de tout le mal que nous causaient ces animaux, et cela sans nécessité, puisqu’ils pouvaient trouver une abondante nourriture sans envahir nos champs, m’avait réellement irrité, en sorte que je ne sus pas réprimer un premier moment de colère et que je fis feu de mes deux coups de fusil sur la troupe que j’avais devant moi. Trois marcassins tombèrent, et le reste s’enfuit en grognant derrière les broussailles. Je coupai tout de suite les têtes des victimes, pour faciliter l’écoulement du sang ; rappelant alors les chiens, je les laissai s’en abreuver, et je plaçai dans le traîneau les trois cochons décapités. Je n’étais pas content de moi-même ; car je sentais bien que j’avais cédé à un mouvement de colère. Nous n’avions nul besoin de viande en ce moment à la maison, et les deux coups de fusil que j’avais tirés étaient réellement deux coups perdus.

Je continuai cependant ma marche, et je ne tardai pas à trouver l’arbre qu’il me fallait. Il avait deux pieds de diamètre à sa base ; je lui fis une marque comme les bûcherons, et j’allai quelques pas plus loin prendre de la terre glaise. Quand tout fut terminé, je repris la route de l’habitation, où j’arrivai encore avant les enfants, bien qu’ayant dépassé l’heure du dîner.