Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 240-251).

CHAPITRE XXVI

Le boa. — Sa présence nous tient prisonniers dans la grotte. — Première sortie. — Équipée de notre grison. — Il est tué par le serpent. — Victoire complète et chant de triomphe. — Dissertation sur les serpents.

Un soir, nous étions occupés à nos travaux ; Jack et Ernest s’étaient éloignés de quelques pas, quand Fritz, se levant tout à coup, se mit à regarder dans la direction de la rivière, mais plus loin, avec une fixité qui m’étonna.

« Je ne sais ce que je vois, me dit-il, mais il y a là-bas un nuage de poussière qui ne peut être formé que par un animal d’une grande taille et d’une grande force.

— Ma foi, repris-je sans me tourmenter, je ne comprends rien à ce que tu veux dire, car tous nos gros animaux sont à l’écurie.

— Je ne distingue pas encore très-bien ; tantôt je vois comme un mât d’une quinzaine de pieds se dresser sur le sol, puis disparaître pour reparaître plus près. »

Cette description commençait à m’inquiéter. « Rappelle les frères, lui dis-je, je vais chercher la longue-vue. »

Un instant après, toute la famille était rassemblée, et, au moment où je revenais, Fritz me cria :

« Papa, je le vois beaucoup mieux maintenant ; son corps est d’une couleur vert foncé, il semble ramper sur la terre, car je n’aperçois pas de pattes. »

Je braquai ma longue-vue du côté que m’indiqua Fritz ; mais à peine j’eus considéré cet objet étrange, que je m’écriai : « Fuyons, mes enfants, fuyons au plus vit, réfugions-nous au fond de la grotte et ayons soin d’en fermer toutes les entrées !

— Pourquoi ? qu’est-ce ? dirent-ils tous.

moi. — J’ai la certitude que ce qui s’avance vers nous est un serpent gigantesque.

— Eh bien, répliqua Fritz, en ce cas, il faut le combattre !

moi. — Oui ; mais pas en rase campagne. L’écaille du serpent le défend trop bien pour que nous l’atteignions facilement ; mettons-nous en sûreté. »

Cet avis n’était pas celui de mon courageux enfant ; mais le danger que nous courions me paraissait trop grand pour ne pas employer mon autorité à prescrire toutes les mesures de défense qui seraient nécessaires. Je fis, eu conséquence, rentrer tout le monde, barricader solidement la porte et les fenêtres ; tous les fusils furent chargés à balle, et j’en confiai un à ma femme et à François ; car contre un ennemi pareil je sentais que nous n’étions pas trop, même en réunissant toutes nos forces.

Nous pouvions maintenant le distinguer facilement. C’était un boa ; je le craignais du moins, et ce que j’avais lu ou entendu dire de la vigueur prodigieuse de ces animaux ne contribuait pas peu à augmenter mes craintes. Je suivais avec anxiété tous ses mouvements. Il s’avançait justement dans notre direction, tantôt dressant sa tête, d’où sortait une langue fourchue, tantôt glissant sur le sable avec une telle rapidité, qu’il eût été beaucoup trop tard de chercher à lui couper la retraite en enlevant les planches du pont. J’espérais, d’ailleurs, que la rivière lui serait un obstacle et qu’il n’oserait pas s’avancer au delà. Mais mon espoir fut déçu, car bientôt nous le vîmes se diriger vers nous, comme si son instinct l’eût averti qu’il y avait là pour lui une riche proie.

Mes enfants étaient tous à leur poste, le fusil à la main et prêts à faire feu ; mais ils n’avaient pas trop bonne contenance ; et, en vérité, j’excusais bien leur frayeur, puisque moi-même, en considérant le danger que couraient tous les êtres chéris qui composaient ma famille, je ne pouvais m’empêcher de trembler. Fritz était le plus calme de nous tous ; cependant il comprenait combien j’avais eu raison de nous retrancher derrière nos fortifications et d’accumuler tous les moyens de défense possibles.

Pour bien saisir notre situation, il faut se rappeler que notre grotte était surmontée d’un colombier, entourée d’un treillage de branches assez serrées pour empêcher de voir du dehors ce qui y était renfermé, mais pas assez pour que l’on ne pût observer du dedans : en agrandissant une des ouvertures, nous avions fait passer nos canons de fusil et nous nous tenions là comme à l’affût.

À mesure que le serpent s’approchait davantage, il semblait plus indécis sur la marche à suivre. Avait-il senti le voisinage de l’homme, et son instinct l’avertissait-il qu’il y avait là un danger inconnu, ou bien cherchait-il à distinguer plus nettement l’endroit où il pourrait trouver un passage ? Je ne le sais. Quoi qu’il en soit, après quelques minutes d’hésitation, il vint s’étendre à trente pas environ en face de notre demeure.

À ce moment, Ernest, plus par peur que pour commencer l’attaque, laissa partir la détente de son fusil, et, en entendant ce faux signal, Jack, François et ma femme elle-même firent aussi feu bravement. Mais les quatre coups semblèrent perdus, car le reptile se releva avec une vivacité qui témoignait trop bien qu’il n’était pas blessé. Fritz et moi lui lâchâmes alors nos deux coups de fusil, sans être plus heureux, soit que nous eussions mal ajusté, soit que l’écaille dont il était revêtu le mît à l’abri de nos balles.

En entendant cette seconde décharge, le serpent poussa un sifflement aigu, et, prenant sa course avec une rapidité extrême, il se glissa dans le marais des Canards, où il ne tarda pas à disparaitre au milieu des roseaux.

À cette fuite précipitée de notre ennemi, chacun poussa une exclamation joyeuse, et nous nous mîmes à en parler, comme si tout péril eût été passé. Mes enfants soutenaient avoir bien visé, et assuraient que l’écaille seule du serpent l’avait préservé de leurs balles. Malgré leurs assurances, l’ennemi était sain et sauf, et le danger était toujours là près de nous. Nous nous accordions tous sur les proportions monstrueuses de ce boa, qui en faisaient l’adversaire le plus redoutable que nous eussions eu encore à combattre. Il devait avoir de trente à quarante pieds de longueur sur un diamètre de deux pieds et demi. Contre lui, ce n’était pas trop de toutes nos forces réunies, et encore avions-nous besoin de prendre les précautions les plus minutieuses pour ne pas compromettre la sûreté de l’un de nous. Aussi donnai-je des ordres sévères et précis pour que personne ne dépassât le seuil de la grotte sans mon autorisation expresse, me réservant moi-même de me soumettre à cette consigne, hormis les cas d’absolue nécessité. Puis je barricadai avec plus de soin que d’habitude la porte de l’hésitation, et, pensant que la nuit peut-être nous porterait conseil, j’engageai chacun à se retirer et à chercher dans le sommeil le repos des fatigues de la journée.

Le voisinage du boa nous tint pendant trois jours dans la plus complète réclusion ; il fallait un besoin urgent pour que moi-même je sortisse un instant, et encore avais-je soin de ne jamais m’approcher du marais, ne faisant que juste le nombre de pas nécessaires.

Du reste, aucune nouvelle apparition n’était survenue, et nous aurions pu supposer que l’ennemi avait quitté sa retraite, si nos oies et nos canards ne nous eussent pas avertis de sa présence. Je remarquai effectivement une perturbation complète dans leurs habitudes : le soir, au lieu de se réfugier comme autrefois dans les roseaux ou sur le bord de la baie, nous les Voyions planer pendant quelques instants au-dessus du marais, en donnant des marques de leur effroi, puis prendre leur vol et ne s’arrêter qu’à l’île des Requins.

Chaque jour augmentait nos embarras. Quel parti prendre, en effet ? Nos provisions n’avaient point été faites comme pour l’hiver, en sorte que nous n’avions des vivres qu’en assez petite quantité ; encore quelque temps, et il nous faudrait absolument sortir. Mais alors comment nous mettre à l’abri d’une attaque si dangereuse en rase campagne ? Marcher droit à l’ennemi eût été une tentative bien hasardeuse, qui eût pu coûter la vie à l’un de nous. Nos chiens étaient impuissants contre un tel adversaire. Exposer nos montures était un sacrifice en pure perte. Tout se réunissait donc pour rendre notre situation plus triste, lorsque nous en fûmes tirés par un coup de tête de notre vieux grison, qui, en cette circonstance, nous rendit, quoique bien à son insu, un service analogue à celui que Rome dut jadis aux oies du Capitole.

Notre fourrage était épuisé ; il fallait cependant nourrir nos bêtes : la vache, par exemple, dont le lait nous était alors d’autant plus précieux, n’avait plus rien à manger. Dans cette alternative, je crus que le mieux à faire était de les laisser paître dans la campagne, en ayant soin de les conduire de l’autre côté de la rivière. Mais, comme le passage ordinaire par le pont aurait pu éveiller l’attention du boa, je décidai que nous prendrions par le gué, à l’endroit où nous avions traversé pour la première fois.

Voici quel était notre ordre de marche : Fritz, très-courageux, et le plus alerte de nous tous, devait former l’avant-garde, monté sur l’onagre ; nos bêtes venaient ensuite ; et, placé sur le flanc de la colonne, je veillais à ce qu’aucune d’elles ne s’écartât des rangs. Mon fils aîné devait fuir précipitamment vers Falkenhorst à la moindre apparence de danger. Les autres enfants et leur mère restaient dans le colombier pour servir de vigie et signaler la présence de l’ennemi par une décharge générale, qui aurait pour effet, je l’espérais du moins, de le forcer à regagner son lit de roseaux. Quant à moi, je comptais me placer sur un rocher assez élevé, d’où l’on découvrait toute la baie, pour reconnaître exactement la position respective de chacun ; de là je pouvais, d’ailleurs, gagner facilement la grotte en cas d’attaque.

Tout étant bien convenu d’avance, je fis charger les armes à balle, et nous commençâmes à organiser la nouvelle caravane ; mais (fut-ce un hasard malheureux ou un effet providentiel de la bonté divine, Dieu seul, qui sait tout, peut le savoir), mais, dis-je, il y eut un peu de confusion au moment du départ, et ma femme ouvrit trop tôt la porte qui retenait nos animaux captifs. Notre vieux grison, qui depuis trois jours était resté enseveli dans l’obscurité de son étable, n’eut pas plutôt aperçu la verdure et le soleil, qu’une ardeur extraordinaire s’empara de lui. Certes, je n’aurais pas cru qu’il fût capable d’une pareille agilité. Il se précipita dans la campagne en dressant fièrement la tête et faisant retentir son hennissement en signe de triomphe. Fritz voulait s’élancer après lui ; je le lui défendis expressément : l’âne avait déjà atteint le milieu de l’espace qui nous séparait du pont, et il était à craindre que les manifestations joyeuses du baudet n’éveillassent l’attention de notre terrible ennemi. Toutefois je ne négligeai rien pour ramener le fugitif, mais nos appels réitérés furent en pure perte. L’air et la liberté l’avaient enivré, et il caracolait avec une sorte de satisfaction qui nous semblait de mauvais augure pour sa docilité.

Tout à coup je vois le marais s’agiter, la tête du boa apparaît au-dessus des roseaux, et bientôt l’énorme reptile, tendant sa langue fourchue, s’élance comme une flèche vers sa proie. En un instant il eut atteint notre pauvre âne, que sa fuite trop tardive ne pouvait soustraire à son sort ; en un instant il l’eut enlacé de ses anneaux et jeté à terre.

Ma femme, à cette vue, poussa un cri de terreur ; mes enfants voulaient faire une décharge générale pour éloigner le monstre et sauver notre vieux serviteur : « À quoi bon ! repris-je, vous voyez que le serpent est trop acharné sur sa victime pour que nous puissions parvenir à la lui faire abandonner, et, à la distance où nous sommes, n’est-il pas à l’abri de nos balles ? Mieux vaut rester ici tranquilles, nous sommes en sûreté pour le moment : peut-être une diversion de notre part n’aboutirait-elle qu’à attirer le danger sur une tête plus précieuse, sans aucun résultat avantageux. Si le boa cherche à avaler sa proie, nous trouverons sans doute un moment plus favorable pour nous délivrer à jamais de lui.

— Mais, reprit Jack, comment pourra-t-il avaler l’âne ? Il est trop gros pour une seule bouchée, et les serpents n’ont pas de dents pour mâcher la nourriture, je crois.

— En effet, repris-je ; aussi sont-ils obligés de l’engloutir toute à la fois, après l’avoir préparée comme une sorte de bouillie. D’ailleurs, est-ce donc plus affreux que de la déchirer et de la mettre en lambeaux, comme font les lions ou les tigres ? Non, seulement cela nous semble plus monstrueux et plus effrayant, car ce qui nous frappe surtout, c’est la vue de la force prodigieuse qu’il faut à un pareil animal pour préparer ainsi sa pâture. Quand il a saisi sa proie, il la broie avec ses anneaux, et, lorsque le poil, la peau, la chair et les os sont réunis en une seule pâte, il l’enduit d’une sorte de bave gluante qui facilite l’ingurgitation ; enfin il l’avale. ».

Malgré mes explications, mes enfants ne pouvaient croire à ce que je leur disais de la manière dont se nourrit le boa : il leur paraissait impossible que la croupe et le dos de l’âne, par exemple, pussent passer à travers son gosier. Je leur dis de remarquer cependant avec quelle force le monstre enlaçait sa victime, je tâchai de leur faire comprendre qu’il pouvait ainsi la façonner à la mesure de son gosier. D’ailleurs, ma leçon théorique devenait inutile, car nous avions sous les yeux une démonstration pratique. Ma femme ne put supporter plus longtemps cet affreux spectacle, et se retira dans le fond de la grotte avec François.

Je fus bien aise de les voir rentrer tous deux, car, dans le fait, ce que nous voyions était hideux. Ainsi que je l’avais expliqué à mes enfants, d’après mes souvenirs d’histoire naturelle, le boa roula sa queue autour d’un rocher voisin, pour se donner plus de force sans doute et finir dans une dernière étreinte les convulsions de sa victime à l’agonie. En vain celle-ci tenta un suprême effort, elle succomba bientôt sous son redoutable adversaire, qui la tenait de tous les côtés, serrant sa tête et bouchant ses naseaux avec sa gueule entr’ouverte ; un spasme moins violent que les autres agita l’âne, puis les pieds de devant se détendirent, et il retomba allongé sur le sable, sans mouvement et sans vie. Le boa commença immédiatement à broyer les chairs et les os, en sorte que bientôt l’âne n’eut plus conservé de sa forme que la tête ; le reste n’était plus qu’une masse sans couleurs distinctes, toute tachée de sang. Après ce premier travail, le serpent quitta sa proie, et, se promenant tout autour, il se mit à lécher les plaies, soit pour s’abreuver du sang de sa victime, soit plutôt pour enduire tout son corps de la bave qui coulait de sa gueule ; puis il arrangea les pieds, ramenant ceux de devant près de la tête, et allongeant ceux de derrière de manière qu’ils fussent dans le prolongement du corps de l’animal ; lui-même, enfin, s’étendant horizontalement sur le sol, ouvrit ses mâchoires d’une manière effrayante et se mit à engloutir sa proie en la prenant par la queue.

Chaque fois que la gueule s’ouvrait, nous voyions une partie de l’animal disparaître dans le gosier du reptile ; un instant de repos suivait pour donner le temps à la déglutition de s’achever ; quelquefois le repos était plus considérable et accompagné de mouvements du gosier, comme si quelque os mal broyé se fût arrêté dans la gueule ; mais alors la bave devenait plus abondante, et bientôt le boa continuait son horrible festin. Enfin, de notre pauvre grison, à peine restait-il la tête, qui sortait pendante en dehors de la gueule du monstre, comme s’il n’avait pu la broyer assez pour l’avaler. À ce moment la digestion s’opérait sans doute. car le boa sembla plongé dans une torpeur complète, sans aucun mouvement qui révélât son existence.

L’opération avait duré cinq heures, depuis sept heures du matin jusqu’à midi ; j’en avais suivi toutes les phases avec anxiété ; le moment favorable pour l’attaque me sembla arrivé enfin. Je m’élançai le premier en criant aux armes. Fritz était à mes côtés, Jack nous suivait, mais à quelques pas derrière, et, certes, sa frayeur me paraissait bien naturelle.

Quant à Ernest, il montra plus de prudence encore, il ne quitta pas l’abri du rocher. François et ma femme étaient toujours dans l’intérieur de la grotte.

À mesure que j’approchais, je reconnus la vérité de mes conjectures : c’était bien là le véritable boa, le roi des serpents, le plus terrible et le plus dangereux, au dire de tous les naturalistes. Il restait immobile devant moi, et sans ses deux yeux, qui brillaient ardents et enflammés, on eût pu le croire mort.

Quand je fus à une vingtaine, de pas, je lui lâchai mon coup de fusil dans la tête ; Fritz imita mon exemple, et les deux balles portèrent en plein sur le crâne de l’animal. Le corps resta immobile, mais la queue s’agita avec une sorte de rapidité convulsive ; je m’avançai plus près encore, toujours accompagné de mon fils aîné, et nous déchargeâmes presque à bout portant nos pistolets sur la tête du monstre, qui ne donna plus signe de vie. Jack nous avait rejoints ; il voulut prendre part à notre triomphe, et vint à son tour, faire feu sur le ventre de l’animal. Mais, à cette dernière décharge, le reptile sembla éprouver une nouvelle sensation, sa queue s’agita et vint heurter le petit imprudent, qui fut renversé à terre. Jack se releva avec rapidité et je me mis en défense immédiatement, mais le boa resta sans mouvement.

Tous, alors, nous poussâmes des cris de victoire qui ramenèrent immédiatement auprès de nous Ernest, François et ma femme. Celle-ci nous reprocha notre joie féroce, disant que des cannibales n’eussent pas poussé des cris plus violents ; mais je lui répondis que le danger dont nous étions délivrés était trop grand pour qu’on pût nous faire un crime de manifester notre allégresse d’une manière un peu bruyante.

« C’est vrai, ajouta Fritz, car depuis quelques jours je ne respirais plus ; il me serait impossible, je crois, de m’habituer à une vie de captivité ; mais je ne dois pas oublier que c’est notre pauvre grison qui a souffert pour nous tous, et qui a été immolé comme une victime expiatoire.

— Voilà comment va le monde, ajouta Ernest : souvent les objets les plus simples, les animaux les plus humbles, sont ceux qui rendent le plus de services. »

Chacun donna son tribut de regret au baudet mort. Ma femme surtout déplorait le sort cruel de son fidèle serviteur. Mais, comme toutes les plaintes à ce sujet ne pouvaient remédier à rien, et que, d’ailleurs, notre pauvre grison, déjà bien vieux, était, de tous nos animaux domestiques, celui qui nous eût été le moins utile par la suite, je coupai court à ces lamentations en faisant remarquer que nous devions, au contraire, remercier Dieu, qui avait ainsi pourvu au salut commun par un sacrifice pénible, il est vrai, mais bien moins douloureux que ceux que nous aurions pu redouter.

« Maintenant, ajoutai-je, que ferons-nous du boa ?

— C’est dommage qu’on ne puisse pas le manger, répondit François : nous aurions là au moins de la viande pour quinze jours ! »

Tous mes enfants se récrièrent : manger du serpent leur semblait le comble de l’atrocité, et un vif sentiment de dégoût se manifestait chez eux tous.

« Voilà encore un préjugé, leur dis-je. Pourquoi ne mangerait-on pas la chair du serpent ? Beaucoup de peuples sauvages le font, et moi, je vous l’avoue, j’aimerais beaucoup mieux cette nourriture que la perspective de mourir de faim.

— Mais, demanda ma femme, vous parlez de manger ce serpent ; n’est-il pas venimeux ?

— D’abord, repris-je, le boa n’est nullement venimeux, et, quand il le serait, je ne trouverais pas là une raison pour que sa chair fût malsaine ; car l’on mange sans danger celle du serpent à sonnettes, dont la morsure est la plus terrible de toutes, et souvent aussi les sauvages se nourrissent de gibier abattu avec des flèches empoisonnées. »

La conversation tomba alors sur les serpents en général, et Fritz me demanda le moyen de reconnaître ceux qui sont venimeux de ceux qui ne le sont pas.

« La différence, répondis-je, est dans les mâchoires : les serpents venimeux ont deux dents très-aiguës disposées en forme de crochets, qui percent facilement tout ce qu’elles atteignent. Ces dents sont creuses, et un canal intérieur correspond à une petite vessie située au-dessous de l’œil. La moindre pression fait crever la vessie, et le venin s’écoule par le canal dans la plaie.

— Quels sont donc les serpents qui habitent les pays chauds ? demanda ma femme.

— D’abord le boa, surnommé constrictor par les naturalistes, parce qu’il broie ses aliments avant de les avaler. C’est un des plus dangereux animaux qui existent, à cause de sa force et de sa voracité extraordinaires.

Outre le boa, nous avons encore à craindre le serpent à sonnettes, à cause du danger de sa morsure, qui est excessivement venimeuse. Mais heureusement cet animal n’attaque presque jamais lui-même, et ce n’est que pour se défendre qu’il fait usage des armes terribles dont la nature l’a pourvu. Son nom lui vient d’un système d’anneaux qui terminent sa queue : tous les ans, les serpents changent de peau ; cette mue ne s’opère pas complètement chez le serpent à sonnettes ; il reste une sorte de membrane sèche qui, roulée en cône, produit un petit bruit analogue à une sonnerie.

— Ne sont-ce pas le serpent à sonnettes et le serpent à lunettes, reprit Ernest, que les jongleurs américains dressent à danser en mesure au son d’un instrument de musique ?

— Danser ! reprit Jack, comment veux-tu que l’on danse sans pieds ? Voilà une absurdité !

— C’est toi, mon petit étourdi, répliquai-je, qui maintenant dis une véritable sottise : de ce qu’une chose nous semble extraordinaire, il n’en résulte pas qu’elle soit absurde. Oui, les jongleurs indiens habituent les serpents à se soulever avec un mouvement cadencé qui suit parfaitement la mesure de la musique.

— Mais, reprit Ernest, j’ai lu aussi que le serpent à sonnettes avait la faculté d’attirer sa proie par une sorte de fascination. Que doit-on penser de cela ?

— Le fait me semble possible. Cette fascination n’est autre chose que la terreur qui paralyse tous les mouvements chez la victime. Ne savez-vous pas que, chez certaines natures impressionnables, la vue seule d’un abîme produit un tel étourdissement, que l’on se sent comme précipité par une force irrésistible ? Le phénomène de la fascination est, sans doute, quelque chose d’analogue.

fritz. — Mais, avec tout cela, nous n’avons pas encore décidé ce que nous ferions du boa. Mon avis est d’essayer de l’empailler.

— Oh ! oui, dit Jack, et nous le placerons en épouvantail devant la porte de l’habitation pour qu’il fasse fuir toutes les bêtes féroces.

moi. — Et, en même temps, il fera peur à toute notre basse-cour et à nos animaux domestiques. Non, non, il vaut mieux le garder dans notre musée. »

Cet avis obtint l’assentiment de tous, et je remis à plus tard le soin de cette opération.