Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 192-Ill.).

CHAPITRE XXI

Nous célébrons l’anniversaire de notre délivrance. Les jeux : le tir ; les armes à feu ; l’arc ; la course ; l’équitation ; la fronde à balles ; la natation. — Les courges. — Découverte du ginseng. — Notre métairie ravagée par les singes. — Projets de vengeance.


Un matin, peu de jours après le commencement des pluies, m’étant réveillé plus tôt qu’à l’ordinaire et ne voulant point me lever de peur de troubler le sommeil de ma famille, je m’occupai à faire mentalement le compte exact du temps que nous avions déjà passé dans l’île ; je trouvai, à ma grande surprise, qu’il y aurait juste un an le lendemain. Plein de gratitude envers le Seigneur, je le remerciai des grâces dont il lui avait plu de nous combler pendant ce temps, et je résolus de célébrer d’une manière solennelle l’anniversaire de notre délivrance.

Quand mes enfants furent debout, je les fis travailler plus que de coutume pour établir un ordre parfait dans la maison, et terminer le jour même quelques travaux commencés depuis plus d’une semaine. Après le repas du soir, je parlai ainsi à ma famille :

« Mes chers amis, c’est demain l’anniversaire de notre délivrance ; préparez-vous donc à célébrer ce jour d’une manière solennelle ; que votre mise soit aussi soignée que possible, comme pour un beau dimanche.

jack. — Pourquoi donc, papa, parlez-vous de délivrance ? qui est-ce qui a été délivré ?

fritz. — Monsieur l’étourdi ne se rappelle pas qu’il y a un an nous avons tous failli être engloutis dans la mer, et que Dieu nous a délivrés en nous faisant aborder sur ce rivage ?

jack. — Quant au naufrage, je m’en souviendrai toute ma vie ; mais, pour la délivrance, vaut-elle la peine d’une commémoration si solennelle ? Nous nous sommes sauvés tout simplement, comme d’autres personnes auraient fait à notre place.

moi. — Tu as raison de dire que l’action en elle-même ne mérite guère qu’on en perpétue la mémoire par des solennités ; mais une autre pensée doit t’occuper : sois convaincu que, sans un secours particulier du ciel, nous aurions péri ; c’est donc un devoir de remercier Dieu. Les cœurs reconnaissants n’oublient jamais les bienfaits reçus.

jack. — Papa, vous avez raison.

la mère. — Comment, il y a un an que nous sommes ici ! le temps passe bien vite.

moi. — C’est au travail que nous devons de trouver le temps si court ; la paresse et l’oisiveté font paraître un mois aussi long qu’une année.

la mère. — Tu ne t’es point trompé dans ton calcul ? as-tu regardé ton calendrier ?

moi. — Mon calendrier ne peut plus me servir maintenant. Comme nous avons fait naufrage le 30 janvier, mon calendrier n’a été valable que pour onze mois. Nous ne pourrons pas en acheter un nouveau ici, il faudra trouver un moyen d’y suppléer.

ernest. — Mon père, je me rappelle que Robinson Crusoé indiquait chaque jour écoulé par une entaille faite sur un morceau de bois.

moi. — Oui ; mais, pour s’y reconnaître, il est nécessaire de savoir combien il y a de jours dans chacun des mois et dans l’année entière.

ernest. — Je sais que l’année contient trois cent soixante-cinq jours cinq heures quarante-huit minutes et quarante-cinq secondes.

moi. — Très-bien, mon petit savant ; mais ces cinq heures, ces quarante-huit minutes et ces quarante-cinq secondes ne vous embarrasseront-elles pas dans votre calcul ?

ernest. — Point du tout : on les rassemble tous les quatre ans, ce qui donne à peu près un jour supplémentaire, que l’on ajoute au mois de février, et l’on a une année bissextile.

moi. — Vous êtes digne d’être l’astronome d’une majesté européenne, et vous méritez la présidence du bureau des longitudes.

fritz. — Quant à moi, je ne puis jamais me rappeler exactement le nombre des jours de chaque mois de l’année.

moi. — Tu as sur la main un moyen facile de le savoir.

fritz. — Sur la main ! voilà qui est singulier. Je ne m’en serais jamais douté.

moi. — Ferme la main. Le haut de ton poing montre (sans compter le pouce) quatre petits os saillants et trois enfoncements. Nomme les mois de l’année en commençant par le petites de l’index, auquel tu reviendras après avoir atteint l’os du petit doigt, et tu verras que les mois de janvier, de mars, de mai, de juillet, d’août, d’octobre et de décembre tombent sur les os, et les autres dans les enfoncements ; tout le secret est là : les os marquent les mois de trente et un jours, les enfoncements ceux de trente ; il faut seulement se rappeler que février n’en a que vingt-huit d’ordinaire, et vingt-neuf dans les années bissextiles.

Mes enfants s’exercèrent à compter les mois de cette manière ; je leur recommandai, en outre, d’avoir chacun un morceau de bois pour marquer les jours, leur annonçant que, de temps en temps, nous comparerions les tailles ensemble, pour être sûrs de ne point nous tromper.

Ma femme me reprocha gracieusement de ne l’avoir pas avertie à l’avance du fameux anniversaire, pour qu’elle pût nous préparer un petit festin. « Ah ! ah ! lui dis-je, je vois que tu veux rester fidèle aux usages de notre patrie, où il n’y a point de fête complète sans régal. Mais dans notre solitude nous n’avons guère le temps de nous livrer aux plaisirs de la table.

ma femme. — Permets-moi de contribuer pour quelque chose à l’agrément de la fête ; suivons les usages de tous les peuples, qui accompagnent de festins même leurs solennités religieuses : une bonne nourriture prise modérément réjouit le cœur de l’homme. »

Je dis à ma femme que je la laissais libre de faire ce qu’elle jugerait convenable. Elle se rendit dans sa cuisine.

Mes enfants et moi nous nous couchâmes. Je les entendis se demander tout bas l’un à l’autre quels préparatifs j’avais pu faire pour la fête ; je ne jugeai point à propos de les instruire à ce sujet ; mais leurs chuchotements et leurs suppositions aidèrent à fixer mes idées encore indécises.

Le jour commençait à peine à poindre lorsque nous fûmes réveillés par un coup de canon dont le son venait du rivage. Plein d’inquiétude, je me levai précipitamment, et je n’étais qu’à moitié habillé quand Fritz et Jack entrèrent tout joyeux dans ma chambre. Je soupçonnai alors que mes fils pouvaient bien m’ avoir ménagé cette surprise, qui, du reste, ne m’était point agréable ; Fritz lut sur ma figure l’expression du mécontentement et s’excusa d’avoir, sans ma permission, salué par un coup de canon l’aurore de cet anniversaire.

« Il faut convenir pourtant, dit Jack, que ce coup-là vaut bien la peine qu’on en parle ; a-t-il ronflé ! nous n’avons pas craint de vider nos cornets à poudre.

moi. — Je vous pardonne pour cette fois, mais je vous défends, à l’avenir, de gaspiller ainsi nos provisions de guerre : un jour viendra, peut-être, où nous donnerions la moitié de tout ce que nous possédons pour une seule charge de poudre. »

Après le déjeuner, je lus à mes enfants quelques-uns des principaux passages de mon journal pour leur rafraîchir ta mémoire sur les circonstances où la divine providence s’était montrée si bienveillante pour nous : à cette occasion, je leur citai plusieurs versets des psaumes. La lecture fut terminée par le chant de pieux cantiques ; puis je laissai ma femme se livrer aux soins du ménage, et mes enfants s’occuper de différents travaux domestiques.

Le dîner fut digne d’un prince, et surtout d’un prince régnant sur une île déserte : un potage au riz, deux oies dorées par la flamme, un plat d’écrevisses, un autre de tortue bouillie et assaisonnée avec soin, une crème au suc, des fruits délicieux, en firent les frais ; et, sans notre vaisselle de calebasse, un peu rustique, nous aurions pu nous croire chez un des premiers restaurateurs d’une grande ville d’Europe.

Après le repas, je dis à mes enfants : « Maintenant il s’agit de se divertir. Depuis une année, vous vous exercez chaque jour au maniement des armes, à la course, aux exercices gymnastiques de toutes sortes ; je désire voir lequel de vous a fait le plus de progrès en ces choses. Votre mère et moi nous serons juges du camp ; le vainqueur recevra une récompense proportionnée à nos richesses. » Puis, me tournant du côté de la mare où barbotaient les oies et les canards, « Trompettes, m’écriai-je, sonnez l’entrée en lice de ces valeureux champions ! »

Je prononçai ces mots d’une voix si forte et je les accompagnai d’un mouvement de bras si extraordinaire, que les musiciens emplumés, obéissant à moi, leur chef d’orchestre, poussèrent des clameurs sauvages qui excitèrent le rire de mes enfants.

Je décidai qu’il fallait commencer par le tir au fusil, pour laisser à la digestion le temps de se faire. Une planche, à laquelle je donnai assez grossièrement la forme d’un kanguroo, servit de but, et fut placée à cent pas de l’entrée de la grotte au milieu d’un buisson épais.

Jack et Fritz me demandèrent pourquoi je n’avais pas représenté de préférence un homme, auquel ils auraient pris, disaient-ils, tant de plaisir à casser la tête, ou les bras, ou les jambes : cela aurait ressemblé davantage à un combat véritable.

« Mes amis, leur répondis-je, je ne veux point vous habituer aux idées de carnage. La guerre d’homme à homme ne doit point faire naître des idées de jeux et de divertissements ; c’est toujours un grand mal et très-souvent un grand crime. D’ailleurs, si vous réussissez à abattre une pièce de gibier, vous saurez bien tuer un ennemi en cas de légitime défense. »

Fritz commença l’exercice du tir : il atteignit deux fois de suite la tête du kanguroo ; Ernest le perça au milieu du corps ; Jack, par un hasard ou une adresse extraordinaires, abattit net l’oreille de l’animal. Je diminuai l’espace et fis répéter la même épreuve au pistolet. L’avantage resta finalement à Fritz. Les enfants chargèrent ensuite leur fusil avec de la cendrée et visèrent sur un oiseau en écorce que j’avais jeté en l’air aussi haut que possible ; Ernest le cribla, tandis que ses frères ne l’atteignirent pas. Puis vint le tour des arcs ; et, pour montrer l’importance que j’attachais à cette arme, je déclarai que le prix du tir serait donné au meilleur coup de flèche. Mes trois aînés se montrèrent très-habiles, et le petit François lui-même ne tira pas trop mal. Les succès de mes archers me furent très-agréables : dès lors, je me promis bien de ne pas leur laisser jeter la poudre au vent, et de les obliger à se servir plus souvent de l’arc, qu’ils semblaient un peu trop regarder comme une arme indigne d’eux.

Après le tir, on passa à l’exercice de la course. J’avais plusieurs fois calculé à peu près ce qu’il fallait de temps pour aller de Zeltheim à Falkenhorst ; je préférai donc faire parcourir cet espace à mes enfants pour essayer leur agilité. Je leur dis que le premier qui arriverait à l’arbre devrait prendre sur la table placée entre les racines mon couteau de poche que j’y avais oublié. Au premier coup que je frappai dans mes mains, ils s’élancèrent avec rapidité, surtout Fritz et Jack ; je remarquai que le prudent Ernest partit plus doucement, les coudes serrés au corps, sans se balancer d’aucun côté. Quand il vit ses frères déjà presque hors d’haleine, épuisés, ralentissant le pas, il augmenta de vitesse.

Trois quarts d’heure après, j’aperçus maître Jack de l’autre côté du pont ; il était monté sur son buffle et derrière lui galopaient librement l’onagre et l’âne. « Oh ! oh ! lui dis-je dès qu’il fut à portée de la voix, nous trichons, mon petit écuyer : je voulais juger de la rapidité de vos jambes ; pour votre buffle, je sais qu’il court très-vite.

jack. — Mon père, je m’avoue vaincu, deux fois vaincu ; quand j’ai vu que j’étais arrivé le dernier à Falkenhorst, je me suis dit sagement : Jack, ménage-toi ; pourquoi tant fatiguer tes pauvres jambes ? Tu seras le dernier en revenant comme en allant. On aura besoin des montures pour d’autres exercices ; il faut donc les amener à Zeltheim. »

Jack achevait de parler quand Fritz se présenta à l’entrée de la grotte, couvert de sueur et tout haletant ; à quinze pas derrière lui venait Ernest, qui, de cette distance, me montra le couteau, preuve de sa victoire. Je les laissai se reposer quelque temps, et quand ils furent en état de parler : « Comment ce fait-il, dis-je, qu’Ernest, arrivé le premier à Falkenhorst, se soit laissé devancer au retour par son frère ?

ernest. — J’ai devancé mon frère, parce qu’au lieu de partir comme lui avec une aveugle impétuosité, j’ai su me ménager et augmenter de vitesse graduellement ; quand je l’ai vu ralentir, je me suis élancé de toutes mes forces. Fritz a fait comme moi au retour ; il a même eu soin de tenir sa bouche fermée pour retenir mieux son haleine. Ne vous étonnez donc pas qu’il ait repris alors l’avantage que lui donnent ses jambes plus longues que les miennes.

moi. — Je vous loue d’avoir tous deux fait preuve d’agilité et de raisonnement. Vous avez parcouru le trajet indiqué en moins de temps que je ne croyais : il me faut, en marchant un très-bon pas, trente-cinq minutes pour me rendre d’ici à Falkenhorst, et vous n’en avez employé que cinquante pour l’aller et le retour.

jack. — Et maintenant, mon père, allons-nous grimper aux arbres et faire de l’équitation ? Il est temps que je rétablisse ma réputation un peu compromise. »

Mes quatre fils montèrent aux arbres avec une rapidité vraiment incroyable : on aurait dit de vrais écureuils ; je dis mes quatre fils, car le petit François voulut aussi être de la partie. Jack l’emporta sur ses frères. La course à cheval lui fournit un autre triomphe : non-seulement il monta son buffle sans selle et sans étrier, mais, lui abandonnant même la bride sur le cou, le lançant au galop, il se tint droit sur son dos, comme le plus habile écuyer d’un cirque. Je lui défendis ces tours de force dangereux qui, sans utilité, l’exposeraient à se casser bras et jambes.

François parut ensuite, monté fièrement sur son jeune taureau, qu’il conduisait avec deux ficelles passées dans l’anneau du nez et servant de guides : « Permettez-moi, messieurs mes frères, dit-il, d’entrer à mon tour en lice pour vous faire voir mes petits talents et surtout ceux de mon taureau Vaillant ; peut-être mériterons-nous vos éloges. »

Après avoir prononcé ces mots d’un ton grave et sérieux, il nous fit un salut, et lança son taureau au grand galop.

Jack, voyant le taureau décrire des cercles comme au manège, s’arrêter au mot halte ! plier les genoux comme un chameau au mot à bas ! caracoler enfin comme un cheval de parade, ne put s’empêcher de dire : « Cher François, si tu étais plus âgé, tu l’emporterais même sur moi ; que mes éloges bien sincères te dédommagent d’une lutte pour laquelle tu ne saurais espérer le prix. »

Erest demanda comment son frère était parvenu à apprendre au taureau à s’agenouiller.

« Maman et moi nous avons fait comme les Arabes, dit François : d’abord nous lui avons mis sur le dos un morceau de toile à voile, dont les deux pans, formant poche et remplis de pierres, traînaient à terre ; ce qui forçait le taureau à se tenir courbé. Nous lui donnions à manger pendant qu’il gardait cette position. Après l’anneau, c’est ce moyen qui nous a le mieux réussi pour le rendre obéissant.

jack. — Veux-tu que nous fassions un échange, mon bon petit François ? Je te donne mon buffle pour ton taureau ; tu n’y perdras pas, car mon buffle est plus gros que ton veau.

françois. — Tu crois donc que j’estime beaucoup quelques livres de plus de chair et d’os ? Je garde mon taureau. »

Après le manège commença l’exercice de la fronde à balles, où mes enfants ne se distinguèrent pas autant que dans les jeux précédents. Jack et Ernest furent cependant moins maladroits que leur aîné. Pour leur donner de l’émulation, je leur promis que nous ferions dans les savanes une chasse aux gazelles et aux antilopes aussitôt qu’ils seraient plus habiles à manier la fronde. La fête se termina par la natation, où Fritz l’emporta sur ses rivaux. Il nageait comme un poisson. Ernest montra un peu de timidité ; Jack alla trop vite ; quant à François, je prédis qu’il deviendrait un jour un excellent nageur.

Nos jeux se terminèrent avec le jour, et nous revînmes à la grotte, où ma femme nous avait précédés. Elle siégeait comme une reine magnifique sur un trône improvisé par elle. Ce trône était un tonneau recouvert de tapis et de morceaux de toile à voile ; ses quatre fils se rangèrent avec gravité autour d’elle. Jack sonna une joyeuse fanfare en embouchant son poing en guise de trompette. À chaque prix qu’elle donnait, ma femme ajoutait un éloge, un encouragement, un doux sourire et une aimable caresse.

Fritz reçut, pour prix du tir et de la nage, un beau fusil anglais à deux coups, et un couteau de chasse convoité par lui depuis longtemps déjà.

Ernest eut, comme vainqueur à la course, une montre d’or semblable à celle de Fritz.

On donna à Jack, pour prix d’équitation, une cravache anglaise et une paire d’éperons.

François reçut, comme encouragement, une paire d’étriers et un long fouet en peau de rhinocéros du Cap.

Ces récompenses distribuées, j’offris, à mon tour, un prix à la bonne mère de famille. C’était un nécessaire, contenant tous les objets utiles à une femme : dé, aiguilles, épingles, étui, ciseaux, couteau, dévidoir en acier, etc., etc.

Ma femme me remercia pour ce cadeau auquel elle était loin de s’attendre : j’avais caché jusqu’alors ce nécessaire avec grand soin pour lui ménager une petite surprise.

Des vivats retentirent dans l’air ; nos enfants aidèrent leur mère à descendre de son trône, l’embrassèrent et la couvrirent de caresses ; nous rentrâmes dans nos chambres après avoir récité pieusement, comme à l’ordinaire, notre prière du soir. Un doux sommeil répara les forces de mes fils.

Peu de temps après cette fête, je me rappelai que nous approchions de l’époque où, l’année précédente, les ortolans, les grives et les geais nous avaient fourni une chasse si abondante ; il ne fallait point négliger une ressource si utile. Nous interrompîmes donc nos travaux de construction, repris avec activité depuis le retour de la belle saison, et nous préparâmes tout pour notre expédition ; seulement je ne voulais pas dépenser autant de poudre que par le passé, et je cherchais même le moyen de prendre beaucoup d’oiseaux sans brûler une amorce. Je me souvins fort à propos que les habitants des îles Pelew composent avec du caoutchouc durci dans l’huile une sorte de glu très-tenace avec laquelle ils prennent des paons et des coqs d’Inde. Jack et Fritz reçurent donc l’ordre de se rendre aux arbres à résine élastique. Nous avions eu soin, dans une de nos dernières excursions, de faire à une douzaine de ces arbres plusieurs fentes profondes pour faciliter la sortie du liquide visqueux. Des feuilles épaisses, placées en petits toits, défendaient les fentes contre les ardeurs du soleil. Mes deux fils venaient de partir, montés chacun sur leur bête, emportant avec eux des calebasses, et suivis de leurs chiens, quand ma femme me dit :

« Que je suis étourdie ! j’ai donné à mes enfants une grande calebasse qu’on ne peut tenir qu’à deux mains ou porter sur la tête ; ils perdront la moitié de leur résine avant d’avoir fait cent pas.

moi. — Ne t’inquiète pas trop à ce sujet, ma chère amie : ils chercheront quelque expédient pour se tirer d’embarras. Mais quels vases plus commodes aurais-tu pu leur donner ?

ma femme. — J’aurais dû aller voir si elles étaient mûres. Peut-être ne sont-elles pas seulement encore levées.

moi. — Elles ? elles ? je ne comprends pas ce que tu dis.

ma femme. — Eh bien, viens avec moi. Tu verras qu’à la place des pommes de terre arrachées par nous pour la provision d’hiver j’ai planté quelques graines de courges d’Europe, surtout de celles dont les pèlerins et les soldats se font des gourdes de voyage.

moi. — Puissent-elles avoir réussi ! quel trésor pour nous ! Allons au champ de pommes de terre ; il n’est pas loin : la course ne peut point te fatiguer. »

Arrivés à la plantation, nous trouvâmes bon nombre de courges, les unes déjà mûres, plusieurs déjà gâtées, enfin une trentaine d’autres encore vertes. Nous choisîmes les meilleures. De retour à la maison, je fis à l’endroit où la queue s’attache au fruit un petit trou rond par lequel sortirent les semences et la chair réduites en morceaux. Nous rinçâmes les courges avec du petit plomb et des cailloux pointus. Les plus petites firent des tasses et des soucoupes ; je façonnai les plus grandes en entonnoirs et en autres ustensiles du même genre. Ce travail, interrompu par le dîner, nous occupa jusqu’au soir. Mes deux messagers arrivèrent ; je leur demandai s’ils avaient fait bonne récolte.

« Excellente récolte ! répondit Fritz, et, de plus, bien des découvertes : voici d’abord une grue, puis des racines de singes, sans compter cette pleine calebasse de caoutchouc.

jack. — Voici une seconde calebasse remplie de la même racine ; je vous apporte de plus une marmotte, un lapin de rocher ; voici de l’anis avec feuilles, graines et racines ; enfin j’ai rempli cette petite calebasse de térébenthine.

moi. — Je vous félicite pour le riche butin que vous nous apportez : mais toi, Fritz, qu’entends-tu par tes racines de singes ? sont-elles bonnes à manger ?

fritz. — J*’ai donné ce nom à mes racines par reconnaissance pour messieurs les singes, qui me les ont fait découvrir. J’en vis quelques-uns, avant d’arriver à Waldegg, très-occupés à fouiller la terre dans un coin du bois, et à en arracher des racines. Jack et moi, nous nous demandions s’il ne fallait pas leur tirer quelques coups de fusil ; mais, nous rappelant votre recommandation de ménager la poudre, nous leur envoyâmes Turc, qui les mit en fuite. Ils se sauvèrent sans songer à emporter leurs racines. D’abord nous crûmes n’avoir trouvé que des raves, des navets, ou des carottes ; leur odeur douce et aromatique nous décida à les goûter. Leur saveur nous parut très-agréable, quoique légèrement amère. Du reste, les voici, jugez-en vous-même.

moi. — Je n’ose pas me prononcer d’une manière positive, cependant il me semble que ces racines sont celles qu’on estime si fort en Chine, et que l’on nomme ginseng.

fritz. — Et pourquoi cette plante est-elle si précieuse ?

moi. — Le ginseng est regardé dans le Céleste Empire non-seulement comme très-sain et très-fortifiant, mais même comme une sorte de panacée universelle contre tous les maux ; on lui accorde même la propriété de prolonger la vie humaine. L’empereur se réserve le monopole du ginseng, et les champs où on le cultive sont gardés nuit et jour par des fonctionnaires particuliers. Il paraîtrait que les Américains sont parvenus à se procurer quelques pieds de ginseng, et qu’ils le cultivent maintenant avec succès en Pensylvanie.

fritz. — Après avoir ramassé nos racines de singes, nous nous dirigeâmes vers Waldegg. Mais quel spectacle de désolation s’offrit à nos regards ! Tout était brisé, renversé ; les poules couraient çà et là ; les moutons, les chèvres, erraient à l’aventure ; le coton de nos matelas et le fourrage étaient mêlés au fumier de l’écurie.

moi. — Et quels sont, suivant vous, les auteurs de tous ces méfaits ?

jack. — Les singes ; peut-être les mêmes que ceux que nous avons trouvés fouillant la terre pour arracher les racines. Si j’avais su alors dans quel état ils ont mis notre métairie, je les aurais troublés d’une bien autre manière.

moi. — Il faudra empêcher le brigandage des singes ; cette fois-ci nous leur devons quelque reconnaissance pour les racines qu’ils nous ont procurées.

fritz. — Elles sont bien meilleures cuites que crues ; nous en avons mis quelques-unes sur des charbons ardents pour les manger comme assaisonnement avec deux pigeons tués par nous une heure avant. Pendant que nous prenions notre repas, nous vîmes une troupe bruyante d’oiseaux de passage traverser les airs ; au dire de Jack, c’étaient des oies ou des cigognes. Ils s’abattirent dans notre rizière ; mais il me fut impossible de tuer un seul de ces oiseaux à coups de fusil : ils avaient placé de tous côtés des avant-postes ou des sentinelles qui avertirent la troupe de notre approche ; je lançai alors mon aigle à leur poursuite, il revint avec un de ces oiseaux tout sanglant : c’était une grue. »

Au souper, le soir même, nous mangeâmes des racines de ginseng, les unes bouillies, les autres cuites sur le gril ; elles nous semblèrent très-bonnes des deux manières ; mais, comme je craignais que ce mets ne fût trop échauffant, j’en interdis l’usage journalier ; ma femme nous servit aussi un peu de l’anis rapporté par Jack.
Plusieurs pigeons se prirent à la glu et tombèrent à nos pieds.