Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 173-175).

CHAPITRE XVIII

Visite aux plantations. — Le jardin potager. — Le champ de blé. — Chasse au vol avec l’aigle de Fritz. — Le chacal nous prend quelques cailles. — Récolte du maïs. — Projet d’un moulin à eau. — Grande excursion. — Découverte du cotonnier. — Choix d’un lieu pour établir une colonie d’animaux sauvages.

Cette dernière pêche nous donna occasion de regretter bien souvent notre bateau de cuves, si commode pour naviguer près du rivage. Je résolus de me faire une pirogue ; malheureusement il n’y avait point à Zeltheim d’arbre dont le tronc fut assez gros. Je proposai à mes fils d’aller en chercher plus loin, derrière les rochers. Dans cette course, nous avions plusieurs choses importantes à examiner : d’abord nos nouvelles plantations, le jardin potager créé par ma femme ; puis il fallait nous approvisionner de baies de cire, de caoutchouc, de calebasses, etc.

Nos plantations prospéraient à merveille ; le jardin potager attira surtout notre admiration. Nous y trouvâmes toutes sortes de légumes qui nous promettaient à l’avance une riche récolte de pois, de fèves, de haricots ; il y avait aussi des concombres, des melons, des ananas, etc. ; plus loin, nous visitâmes le champ ensemencé par ma femme ; les grains avaient promptement levé ; plus tard, ce champ nous fournit de l’orge, du froment, du seigle, de l’avoine, du millet, des lentilles ; mais, le jour même, je coupai le maïs déjà mûr, parce que les oiseaux l’attaquaient. Nous fîmes sortir à peu de distance de nous une douzaine de grosses outardes et des cailles en grand nombre.

D’abord nous fûmes si troublés, qu’aucun de nous ne pensa au fusil qu’il portait sur le dos ; nous restions là comme pétrifiés d’étonnement ; mais nos chiens s’élancèrent hardiment contre trois ou quatre kanguroos aux longues jambes qui, eux aussi, étaient cachés dans les touffes de blé et se sauvaient en entendant les cris des oiseaux.

Fritz, le grand chasseur, fut le premier à revenir de sa surprise, et, indigné contre lui-même, il voulut réparer son oubli. Il avait, suivant son habitude, son aigle sur sa gibecière ; après lui avoir ôté son capuchon, il lui montra de la main les outardes qui volaient au-dessus de nos têtes, et le lança à leur poursuite. L’oiseau de proie fendit l’air comme une flèche, décrivit quelques cercles et se précipita sur une des outardes, qu’il entraîna à terre avec lui. Fritz, qui suivait tous les mouvements de son aigle, accourut assez à temps pour lui remettre son capuchon et lui arracher la malheureuse poule.

Jack, de son côté, voulant essayer l’habileté de son chacal, le laissa se glisser dans les buissons où s’étaient cachées les cailles ; il ne tarda pas à rapporter à son jeune maître une caille vivante, qu’il tenait par une aile et qu’il se laissa prendre doucement entre les dents ; dix à douze fois il recommença la même manœuvre avec succès ; nous lui en laissâmes manger une pour récompense et une autre à l’aigle. Je reconnus ces cailles, à leur plumage, pour être de l’espèce que Buffon a nommée grosse caille du Mexique. Les blessures de l’outarde ne présentaient point de gravité. Nous nous hâtâmes vers Falkenhorst, où nous devions trouver les choses nécessaires pour panser l’oiseau. C’était un mâle ; je voulus l’élever avec la poule outarde que nous avions déjà dans notre basse-cour. Les gerbes de maïs furent entassées sur la charrette. Dès que nous fûmes arrivés au logis, ma femme mit à la broche quelques-unes des cailles, pendant que j’étais occupé à frictionner le dos de l’oiseau blessé avec mon onguent universel, composé de vin et de beurre ; je l’attachai ensuite dans la basse-cour à côté de sa compagne. Jack avait deux cailles vivantes que je traitai comme le coq outarde.

Le reste de la journée fut employé à séparer les épis de maïs de la paille ; cette dernière nous servit à faire la litière de nos bêtes ; le grain le plus beau fut réservé comme semence.

« Mon père, me dit Fritz, que ferons-nous de ce grain quand il sera battu et vanné ? Comment le moudre ?

moi. — Tu as donc oublié que nous avons rapporté du navire un moulin à bras ?

fritz. — Non, mon père. Je crains seulement que cette machine ne soit trop frêle, trop sujette à se déranger. Pourquoi ne ferions-nous pas un moulin à eau avec une meule de grès, comme ceux de notre pays ? Nous ne manquerons pas de chutes d’eau pour mettre la roue en mouvement.

moi. — C’est une chose bien difficile que de construire un pareil moulin ; je crois que nous n’aurons ni les forces ni l’habileté nécessaires pour faire seulement la roue. Du reste, mon ami, je suis content de voir que tu réfléchis sérieusement. Mûrissons cette idée-là ; nous tâcherons de la mettre à exécution quand nous aurons assez de grains à moudre pour qu’un moulin nous devienne indispensable. »

Le lendemain, dès l’aube, nous partîmes pour une nouvelle excursion ; nous emportions sur notre charrette une douzaine de poules, un jeune coq, des canards, quatre petits porcs, deux brebis, deux béliers, deux chèvres et deux boucs. Mon intention était de les établir en colonie, et de les laisser se nourrir en liberté et se multiplier dans la campagne ; si cet essai était heureux, nous nous déchargions de l’entretien de ces animaux et nous les rendions indigènes dans l’île. Nous avions aussi notre tente de campagne et une échelle de corde. L’âne, la vache, le buffle, étaient attelés au char ; Fritz, sur son onagre, caracolait en avant et nous indiquait le chemin le moins difficile.

Cette fois, je voulais explorer toute la contrée située en droite ligne entre Falkenhorst et la plaine des Buffles. C’était, à proprement parler, tout notre domaine. Nous eûmes, comme à l’ordinaire, assez de peine à nous avancer au milieu des hautes herbes, des lianes, des broussailles : souvent il nous fallut employer la hache pour nous frayer un passage. En taillant ainsi à droite et à gauche, je découvris quelques racines dont la courbure naturelle était à peu près celle des bois de selles et des jougs dont on se sert pour les bêtes de trait ; je coupais quelques-unes de ces racines et les jetai dans mon char.

Après avoir traversé un ou deux petits bois assez touffus, nous arrivâmes dans une plaine couverte d’arbustes qui, de loi, à notre grand étonnement, nous parurent chargés de flocons de neige. François, du haut de la charrette où nous l’avions mis, les aperçut le premier. « De la neige ! de la neige ! s’écria-t-il. Quel plaisir ! nous pourrons donc faire de belles boules ! enfin nous aurons un hiver à neige et non pas toujours cette maudite pluie ! »

Ces exclamations de François me firent beaucoup rire ; je savais qu’il ne pouvait tomber de la neige dans un pays si chaud, et je pensais que ces flocons blancs étaient tout simplement du coton. Fritz, qui avait pris les devants pour s’en assurer, me rapporta une poignée de bourre que je reconnus immédiatement pour la bourre du cotonnier. Cet arbuste est un des dons les plus précieux que le ciel ait fait à l’homme : il lui fournit les vêtements et une couche ; on le trouve dans la plupart des îles de es parages, et j’avais été surpris de ne l’avoir pas encore vu dans la nôtre. Les capsules, crevées de tous côtés, laissent échapper cette bourre, que le vent emporte çà et là ; aussi nous en voyions partout, en l’air, sur les branches, au pied des arbres.

Cette découverte causa une joie bruyante et générale. François seul regrettait bien un peu ses boules de neige ; pour le consoler, sa mère lui promit des chemises neuves et une jolie blouse.

Nous ramassâmes autant de coton que nos sacs vides en purent contenir, et ma femme cueillit des graines pour les semer à Falkenhorst et à Zeltheim.

Après une halte d’une heure, on se remit en route dans la direction du bois des Calebassiers ; je pensais trouver là un endroit convenable pour l’établissement de ma colonie, au bas d’une colline, entre la plaine des cotonniers et les arbres à courges. Je prévoyais qu’il nous faudrait souvent revenir dans ces lieux pour avoir des ustensiles de ménage, et du coton pour nos vêtements.

En moins d’une demi-heure nous atteignîmes la colline ; autour de nous s’étendait une forêt d’arbres assez hauts et touffus, qui mettaient les environs à l’abri des vents impétueux ; à nos pieds une plaine verdoyante, arrosée par un limpide ruisseau ; avantages bons à considérer pour nous-mêmes et pour nos bêtes. Il fut décidé à l’unanimité que je devais fonder la métairie dans cet endroit. La tente fut dressée ; on fit un foyer avec des pierres plates ; ma femme s’occupa du dîner, tandis que mes fils nettoyaient le coton : ils le remettaient ensuite dans les sacs, qui, cette nuit-là, furent nos oreillers et nos matelas. Pour moi, je parcourus les alentours pour m’assurer de la sûreté et de la salubrité de lieu et pour chercher le gros tronc d’arbre dont j’avais besoin pour ma pirogue ; je n’en trouvai aucun qui pût me convenir : ils étaient tous trop minces pour donner une profondeur suffisante ou pour fournir un morceau d’écorce assez grand et assez large. Après le repas du soir, chacun se coucha ; nous dormîmes paisiblement sous la garde de nos dogues vigilants et intrépides.