Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 102-112).

CHAPITRE XI

Le tétras ou coq de bruyère. — Nouvelle excursion. — Le myrica cerifera. — La colonie d’oiseaux. — Le nid merveilleux. — Le perroquet nouveau. — Quelques mots sur les fourmis. — Les fourmis céphalotes. — Le fourmilier. — Le fourmi-lion. Le caoutchouc. — Les larves comestibles. — Comment les Hottentots font le beurre. — Le charronnage. — Nous plantons des arbres. — Je fais sauter la carcasse du navire.


J’avais laissé une partie de notre vaisselle de calebasses dans le bois. Je résolus d’aller la chercher dès le lendemain. Mon projet était de pousser mon excursion plus loin : je n’en dis rien à ma femme. Je voulais me faire accompagner de Fritz seulement, que j’emmenais de préférence, comme étant plus fort et plus courageux que ses frères. Il fallut remettre à plus tard l’exécution de ce dessein : mon petit François fut pris d’une fièvre qui dura près d’un jour et le mit en danger ; ce fut ensuite le tour de Jack, puis de ma femme, enfin d’Ernest ; heureusement que nous ne fûmes pas tous malades à la fois.

Après notre rétablissement complet, Fritz et moi nous partîmes, accompagnés de Turc, et poussant l’âne devant nous. Arrivés près des chênes sous lesquels nous avions trouvé, quelques jours auparavant, des glands si délicieux, nous vîmes des oiseaux au plumage varié de mille couleurs. Je permis à Fritz de tirer un ou deux coups de fusil, afin d’abattre plusieurs de ces oiseaux, qu’il voulait examiner de plus près. Il eut bientôt tué un geai de Virginie, un ara rouge et une perruche verte et jaune.

Pendant qu’il rechargeait son fusil, nous entendîmes au loin un bruit imitant tour à tour le roulement d’un tambour et les grincements d’une scie qu’on aiguise. Après nous être avancés avec précaution, écartant les branches et les lianes qui nous barraient le passage, nous aperçûmes, sur un tronc d’arbre renversé et à moitié pourri, un magnifique oiseau, gros comme un de nos coqs domestiques. Il avait autour du cou un collet de belles plumes et sur la tête une huppe, la queue étalée en éventail comme celle d’un coq d’Inde ; il s’agitait avec une vitesse extraordinaire et tournait en cercle. Les plumes de son cou et de sa tête se hérissaient ; de minute en minute, un cri aigu s’échappait de son gosier, tandis que de son aile il frappait le tronc de l’arbre ; c’était un bruit sourd qui, de loin, ressemblait assez au roulement du tambour. Une multitude d’oiseaux l’environnaient, les yeux attachés sur lui, et paraissant pleins d’admiration pour ses manières singulières et sa pantomime animée. Fritz, à mon grand regret, ne laissa pas achever la représentation : d’un coup de fusil, il abattit le comédien emplumé et fit fuir les spectateurs consternés.

« Pourquoi, éternel tireur, lui dis-je, veux-tu toujours détruire ? tu ne sentais donc point ce plaisir délicieux que procure l’observation réfléchie de la nature et des êtres vivants ? Tu as tué un tétras ou coq de bruyère au moment où il rassemblait autour de lui les poules de sa cour. »

Fritz, confus et repentant, baissa les yeux. Le mal était fait. Il fallut profiter de sa chasse. Nous ramassâmes donc le coq de bruyère pour le porter à ma femme.

« Je suis d’autant plus fâché, maintenant, dit Fritz, d’avoir tué ce coq, que, si je n’avais pas effrayé les poules, nous aurions pu les prendre vivantes, et de pareilles poules seraient vraiment bien précieuses pour notre basse-cour.

moi. — C’est à quoi je pensais ; mais tout n’est pas perdu. Quand une de nos poules sera prête à couver, nous reviendrons ici avec maître Knips ; tu sais comme il est habile dans la chasse aux œufs ; s’il en trouve, comme je l’espère, nous les donnerons à notre meilleure couveuse, et nous aurons des poussins d’une très-belle race. » Nous ne tardâmes pas à dépasser les goyaves et à retrouver notre traîneau chargé de sa vaisselle de calebasses, le tout dans le meilleur état. Résolus de profiter de ce jour pour faire notre excursion par delà le rocher, nous poussâmes en avant. Après avoir traversé plusieurs champs de pommes de terre et de manioc, plusieurs prairies au milieu desquelles des lièvres ou des agoutis prenaient leurs ébats, nous nous arrêtâmes dans des buissons formés d’arbustes dont les branches étaient chargées de baies de forme singulière et couvertes d’une cire assez épaisse qui s’attacha à nos doigts. Je me rappelai alors qu’il y a en Amérique un arbuste qui produit de la cire, et que les botanistes nomment myrica cerifera ; je crus naturellement que nous venions de le trouver.

« Ramassons une bonne quantité de ces baies, dis-je à Fritz ; nous aurons un présent agréable à faire à ta mère : cette cire nous servira à fabriquer de la bougie. »

Quelques pas plus loin, une nouvelle curiosité attira nos regards : c’étaient des oiseaux, d’un plumage brun, gros comme nos pinsons, et rassemblés autour d’un vaste nid de forme circulaire attaché autour d’un tronc d’arbre, au-dessous de l’endroit où commencent les branches. Imaginez-vous une immense éponge à pores très-larges, placée sous un grand couvercle fait avec des racines, des joncs, de la paille ; sur les côtés, des portes et des fenêtres qui éclairent des petites cellules séparées les unes des autres ; dans chaque cellule se tient une famille de ces oiseaux. J’estimai à environ un mille le nombre des habitants de ce nid.

Pendant que nous examinions cette singulière colonie d’oiseaux, nous vîmes au-dessus du nid un perroquet de la plus petite espèce, à ailes vertes et dorées, qui disputait avec courage l’entrée des nids aux oiseaux dont j’ai parlé d’abord, et qui nous menaçait nous-mêmes quand nous avions l’air de vouloir trop approcher. Fritz, désireux de considérer le nid de plus près, grimpa à l’arbre et mit la main dans un des trous. Il la retira aussitôt en poussant un cri de douleur ; il avait été pincé jusqu’au sang. Cette juste punition de sa curiosité ne le corrigea pas ; il introduisit de nouveau sa main dans le même trou, et prit un oiseau qu’il enferma dans la poche de sa veste, ayant soin de bien la boutonner ; puis il redescendit, mais entouré d’une multitude d’oiseaux sortis des trous, et qui le menaçaient de leurs becs ; je les écartai avec mon mouchoir. Fritz ôta alors son captif de sa poche : c’était un perroquet-moineau à plumes vertes et dorées ; je lui permis de le garder pour ses frères, qui se chargeraient de lui faire une cage et de lui apprendre à parler. Ceci me fit penser que les vrais propriétaires du nid étaient des perroquets de l’espèce de celui de Fritz, et que les autres oiseaux étaient des intrus.

Le nid merveilleux devint naturellement le sujet de notre conversation. « Il y a, dis-je à mon fils, dans chaque classe du règne animal des animaux qui vivent et bâtissent en commun ; cependant je n’ai point encore eu occasion de m’assurer que ces mêmes instincts de société se trouvent chez les amphibies. Mais gardons-nous de poser des bornes aux facultés que Dieu a accordées aux animaux.

fritz. — Il n’y a que les abeilles qui vivent en société.

moi. — Et les guêpes et les fourmis ?

fritz. — Ah ! c’est vrai ; comment puis-je oublier les fourmis, moi qui ai souvent pris tant de plaisir à les observer, à les voir bâtir, apporter des provisions, soigner et défendre leurs larves ?

moi. — Tu as, sans doute, remarqué comme elles exposent leurs œufs au soleil pour les réchauffer ?

fritz. — Ne seriez-vous pas du sentiment des naturalistes qui assurent que ces prétendus œufs sont des chrysalides dans lesquelles les fourmis s’enferment pour opérer leur métamorphose et prendre des ailes, à la manière de beaucoup d’autres insectes ?

moi. — Je sais que plusieurs naturalistes sont de cet avis ; je n’oserais cependant soutenir qu’ils ont raison. Si les fourmis d’Europe méritent tant d’attention, celles des pays très-chauds de l’Amérique font des travaux bien plus merveilleux encore : il y en a qui se bâtissent de véritables palais de six à huit pieds de hauteur sur autant de largeur, entourés de murs solides, épais, impénétrables à la pluie, avec voûtes, cascades, colonnades, galeries couvertes à l’intérieur ; et cette masse, vidée et nettoyée, sert de four aux naturels de ces contrées. En général, les fourmis sont des animaux nuisibles, vivant de vol et de rapine ; il y a cependant en Amérique une espèce fort utile de ces fourmis appelées fourmis céphalotes ou fourmis de visite qui arrivent en troupes nombreuses tous les trois ans. Elles se répandent dans les maisons et détruisent rats, souris, punaises, et d’autres insectes très-incommodes ; si, au contraire, elles sont forcées, pour une cause quelconque, de se réfugier dans les campagnes, elles occasionnent de grands dégâts, puisqu’elles peuvent, en une seule nuit, dépouiller les arbres de leurs feuilles, qu’elles emmagasinent dans des caves de sept à huit pieds de profondeur, creusées par elles au pied de ces mêmes arbres. À en croire certains voyageurs, plusieurs îles des mers du Sud sont tellement infestées de fourmis, qu’on n’ose plus y aborder. On leur en a laissé une en pleine souveraineté : l’île aux Fourmis.

fritz. — Ne connaît-on pas de moyens assez puissants pour les détruire et arrêter leurs ravages ?

moi. — Les plus sûrs sont l’eau bouillante et le feu. La nature leur a d’ailleurs opposé des ennemis redoutables : le myrmécophage[1] ou fourmilier, quadrupède qui introduit sa longue langue visqueuse et gluante dans les trous des fourmilières, et ne la retire que pour avaler les fourmis qui se posent en grand nombre dessus : le fourmi-lion petit insecte qui creuse dans le sable des entonnoirs où il fait tomber les fourmis, qu’il dévore ensuite. Certaines peuplades sauvages de la Hottentotie les mangent avec délices.

fritz. — Je vous remercie, mon père, des détails que vous m’avez donnés ; me permettez-vous de vous demander quels sont les autres animaux qui vivent en société ?

moi. — D’abord, dans le règne des oiseaux, il y a ceux que nous venons de voir ; mais tu devrais te souvenir de certains quadrupèdes qui vivent de même en société.

fritz. — Vous voulez peut-être parler de l’éléphant ou de la loutre marine ?

moi. — Ce n’est point de ces animaux que je veux parler ; ils aiment la société, sans doute, mais ils ne se bâtissent point de maison commune.

fritz. — J’ai deviné : ce sont les castors ; on dit qu’ils savent changer en partie le cours d’un ruisseau, d’une rivière même, pour se faire des étangs où ils construisent leur cité.

MOI. — N’oublie pas les marmottes de notre cher pays : elles vivent en société et passent l’hiver chaudement dans des trous communs. »

En parlant ainsi nous avancions toujours, et nous arrivâmes devant des massifs d’arbres qui nous étaient inconnus, ressemblant assez, par le port, au figuier sauvage ; leur fruit ovale, d’une chair molle, contenait à l’intérieur des petits grains ; le bois du tronc était écailleux comme une pomme de pin, les feuilles dures et épaisses, et dans les fentes longitudinales des branches nous vîmes une gomme déjà durcie à l’air ; Fritz en détacha plusieurs morceaux avec la lame de son couteau. Il essaya inutilement de les amollir en les réchauffant de son haleine, comme il avait fait souvent pour la gomme des cerisiers ; mais il s’aperçut avec étonnement que celle-ci s’étendait en longueur quand il la tenait par les extrémités et se resserrait d’elle-même, exactement comme la gomme élastique.

« Quelle belle découverte, mon fils ! lui dis-je, c’est le caoutchouc ; il faut que je t’explique comment on le recueille. Les sauvages font des bouteilles de terre de différentes grandeurs qu’ils laissent sécher ; puis ils en recouvrent la surface de cette gomme avant qu’elle se soit durcie, et les suspendent sur un feu modéré qui les sèche et leur donne, par la fumée, une couleur noirâtre ; ensuite ils cassent les bouteilles intérieures qui ont servi de moules, ils en tirent les morceaux par le goulot, et obtiennent ainsi des flacons de gomme à la fois fermes et flexibles.

fritz. — Cette fabrication me semble très-simple ; nous tâcherons de faire des bouteilles de caoutchouc.

moi. — Nous pourrions aussi en faire des souliers et des bottes ; une couche de ce bitume suffira pour rendre imperméables les étoffes de linge, de laine, de soie. »

Fritz était enchanté de sa découverte et se croyait déjà, en imagination, chaussé d’une paire de bottes de nouvelle fabrication. Nous ne tardâmes pas à atteindre le bois des cocotiers, qui nous fournirent des noix rafraîchissantes ; je fis remarquer à mon fils un palmier sagou ou sagoutier, renversé à terre par un coup de vent. Son tronc est rempli d’une moelle délicieuse dans laquelle vivent ces larves renommées aux Indes orientales comme un mets excellent. Fritz ayant allumé du feu avec quelques branches d’arbres, je fis cuire une douzaine de ces larves embrochées dans une baguette ; le sel que nous avions emporté pour assaisonner nos pommes de terre nous servit à saupoudrer ce rôti improvisé. Je puis assurer aux gourmands de l’Europe qu’ils ne se repentiraient point de venir aux Indes, ne fut-ce que pour se régaler d’un morceau si délicat ; jamais je n’avais rien mangé d’aussi bon ; mon fils fut de mon avis.

Après ce singulier repas, nous coupâmes un gros paquet de cannes à sucre, nous attelâmes enfin au traîneau le baudet, qui faisait la grimace en regardant sa charge de calebasses et de cannes, et nous revînmes à Falkenhorst.

Vous pouvez vous imaginer quel bon accueil on nous fit ainsi qu’au perroquet vert, qui fut donné au petit François. Ma femme fut surtout contente de la découverte de l’arbre à cire et du caoutchouc.

Après le dîner on se coucha à l’heure ordinaire.

Dès le lendemain matin, cédant aux instantes prières de ma femme, il fallut me mettre à fabriquer des bougies.

J’aurais désiré avoir un peu de graisse de mouton à mêler à la cire de mes baies pour les rendre plus blanches ; je dus m’en passer, et me contentai de faire fondre mes baies dans une chaudière d’eau posée sur un feu modéré ; ma femme préparait les mèches avec du fil de toile à voile ; j’enlevai avec soin la matière huileuse et verdâtre qui ne tarda pas à flotter à la surface de l’eau, et la versai doucement dans un autre vase. Quand j’eus une quantité suffisante de cette cire liquide, je trempai dedans mes mèches, que je suspendis ensuite à des branches d’arbres, pour les reprendre dès qu’elles étaient sèches, et les tremper de nouveau jusqu’à ce qu’elles eussent la grosseur convenable. Elles furent ensuite placées dans un endroit frais où elles durcirent en peu de temps ; le soir même, j’en essayai une : sa lumière, je l’avoue, n’était ni très-pure ni très-vive, mais enfin c’était de la lumière. Je reçus des félicitations de ma femme, qui se réjouissait de pouvoir, dorénavant, prolonger ses soirées. Ce succès lui ayant donné une haute idée de mon habileté, elle me pria de lui faire un ustensile de ménage appelé baratte dans lequel on bat le beurre : elle regrettait beaucoup de ne pouvoir employer la crème de son lait. Je me rappelai alors le procédé des Hottentots et je l’employai ; seulement, au lieu de peau de mouton, je me servis d’une grande calebasse : je la remplis de crème et la fermai hermétiquement ; ensuite, l’ayant placée sur une large toile à voile, dont chacun de mes fils tenait un coin, à un signal donné, ils la secouèrent en mesure ; au bout d’une heure, une motte de beurre s’était formée dans la calebasse.

Ces travaux n’étaient rien en comparaison de celui dont je vais entretenir maintenant le lecteur : j’avais apporté du navire quelques roues de canon ; après des peines infinies, après des essais inutiles, j’arrivai enfin à faire une machine lourde et informe, ressemblant plus ou moins à un char, et qui fut placée sur deux roues ; ensuite je construisis un tombereau du même genre. Pendant que je me livrais avec persévérance à mes travaux de charronnage, travaux bien neufs pour moi, mes enfants plantèrent nos arbres fruitiers en deux allées droites, depuis notre pont jusqu’à Falkenhorst ; les ceps de vigne furent placés à l’ombre des arbres touffus, dont le feuillage les défendrait des trop grandes ardeurs du soleil. À Zeltheim, sol aride et sec, ils plantèrent des orangers, des citronniers, des pistachiers, des pamplemousses, des amandiers, des mûriers, des grenadiers, des goyaviers ; ces arbres, dont plusieurs étaient fort serrés les uns contre les autres, devaient plus tard former un rempart végétal autour de Zeltheim, tandis que des avancements naturels de terrains, des saillies de rocher, étaient déjà de vrais bastions, propres, en cas d’attaque, à porter nos canons pris au navire et nos armes à feu ; au bord de la mer, près de notre abordage ordinaire, je plantai moi-même quelques pieds de cèdre. Ces travaux, rudes et fatigants, prirent plus de six semaines de notre temps. Ils développèrent les forces physiques de mes fils ; mais ils usèrent tellement leurs vêtements, qu’il fallut songer à retourner au navire pour en trouver d’autres dans les malles des officiers et dans les coffres des matelots. De plus, je le dis en toute humilité, nos chars, dont j’étais quelque peu fier, avaient plus d’un défaut : les roues tournaient mal et en produisant un bruit aigu dont nos oreilles étaient arrachées ; ma femme regrettait le beurre que j’employais à graisser les essieux ; l’âne et la vache ne parvenaient que difficilement à les traîner. Pour avoir du goudron ou de la graisse, nous devions donc encore recourir aux provisions du navire.

Le premier jour de calme, nous exécutâmes notre projet. La carcasse du navire avait souffert beaucoup et les vagues l’avaient disjointe en plusieurs endroits. Alors, sans scrupule, nous fîmes main basse sur tout ce que nous pensions pouvoir nous être utile : tonnes de goudron, caisses d’habits, portes, fenêtres, serrures, ferrailles de toutes sortes, munitions de guerre, et même petits canons. Pour les gros, il nous fut impossible même de les remuer, et cependant nous ne voulions pas les abandonner, pas plus que trois ou quatre énormes chaudières de cuivre destinées à une raffinerie de sucre. Après avoir fait je ne sais combien de voyages pour emporter les objets cités plus haut, nous attachâmes aux pièces de gros-calibre et aux chaudières plusieurs tonneaux vides, enduits de goudron, hermétiquement bouchés, et qui devaient les soutenir à la surface de l’eau ; puis un baril de poudre fut placé dans la quille du bâtiment, avec un bout de mèche assez long pour pouvoir durer au moins trois ou quatre heures ; j’y mis le feu, et nous nous éloignâmes en toute hâte, nous dirigeant vers la baie du Salut. Outre les canons et les chaudières, je comptais bien que la marée et le vent jetteraient sur notre rivage des poutres, des charpentes et des planches, dont, plus tard, nous pourrions nous servir pour nous bâtir une case.

Ma femme venait de nous servir à souper sur un petit cap avancé d’où l’on apercevait le navire, quand, tout à coup, une terrible explosion retentit, et une colonne de feu s’éleva dans les airs : le navire était détruit : ce navire sur lequel nous avions quitté l’Europe pour venir dans des contrées lointaines et inconnues. Nous ne pûmes nous défendre de tristes pensées ; et les enfants, qui, d’abord, s’étaient promis de la joie de ce spectacle, ne surent que pleurer au souvenir de notre chère patrie.

Le lendemain, nous étions levés avant le jour ; nous nous mîmes en mer. De tous côtés flottaient pêle-mêle, ballottés par les vagues, au milieu des écueils, les débris du navire, parmi lesquels surnageaient, soutenus par les tonnes vides, trois gros canons et les chaudières ; nous les amarrâmes à notre pinasse, au moyen de longs cordages.

Arrivés à terre, la première chose que nous fîmes fut de couvrir soigneusement nos canons avec des planches et des toiles goudronnées ; les chaudières nous servirent à abriter nos tonneaux de poudre, que nous avions eu soin déjà de porter assez loin de Zeltheim, dans les rochers.

En venant visiter notre magasin de poudre, ma femme découvrit, du côté du ruisseau, dans un buisson, une charmante famille de poussins, que deux de nos canes et une oie menaient à l’eau. Nous leur donnâmes à pleines mains des miettes de pain de manioc et des morceaux de biscuit. La vue de ces poussins fit naître en nous un si vif désir de retourner à Falkenhorst pour soigner notre basse-cour, que notre départ fut fixé au lendemain.



  1. De deux mots grecs qui signifient mangeur de fourmis.