Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 73-80).

CHAPITRE VIII

Nouveau voyage au navire. — Construction d’un radeau. — Pillage du navire. — La tortue. — La boîte de bijoux. — Souhaits de mes enfants. — Projet d’un bassin. — Le manioc. — Comment se prépare l’écaille de la tortue. — Second chargement du traîneau. — Le vin de Canarie.


Au premier chant du coq, je sautai hors de mon hamac, et, avant d’éveiller les enfants, je descendis de l’arbre pour dépouiller le kanguroo, dont nous voulions manger la moitié le jour même et saler le reste. J’arrivai fort à propos : les chiens, qui s’étaient régalés la veille des entrailles de l’animal, s’apprêtaient à recommencer la fête ; déjà ils lui avaient arraché la tête, qu’ils se disputaient à belles dents. Saisissant un bâton, je leur en donnai deux coups vigoureux, et ils s’enfuirent se cacher sous les buissons voisins. Alors je fis mon métier de boucher ; comme je n’étais pas encore très-habile dans la partie, je me couvris tellement du sang de l’animal, que je dus ensuite me laver et changer de vêtements.

Après avoir déjeuné, je dis à Fritz de se rendre à Zeltheim pour préparer le bateau de cuves sur lequel nous devions monter. Je m’aperçus peu après de l’absence de Jack et d’Ernest, et demandai avec inquiétude à ma femme ou ils pouvaient être. Elle me répondit qu’ils étaient sans doute allés arracher des pommes de terre. Il fallut me contenter de cette réponse. Je conseillai à leur mère de les gronder sévèrement à leur retour. Je fus un peu moins inquiet à leur sujet en voyant qu’ils avaient eu soin d’emmener Turc comme compagnon de voyage.

Fritz et moi nous arrivâmes au pont du ruisseau, où nous fûmes fort surpris de rencontrer Jack et Ernest, qui sortirent d’un buisson où ils s’étaient cachés. Peut-être avaient-ils pensé que je leur permettrais de venir avec nous au navire. Leurs espérances furent déçues : j’avais trop de choses à rapporter dans notre bateau de cuves pour le surcharger inutilement ; je leur ordonnai de rejoindre leur mère et de lui dire ce que je n’avais pas eu moi-même le courage de lui apprendre en partant, à savoir : que je resterais deux jours absent.

Je leur fis ramasser du sel pour que leur course ne fût pas inutile. Ils me promirent d’être à Falkenhorst avant midi. À ce propos, je demandai à Fritz de leur laisser sa montre d’argent ; et, pour le décider à cet acte de complaisance, je dus lui donner à entendre que nous en trouverions peut-être une en or sur le navire.

Nous montâmes dans notre bateau, et, poussés par un vent très-favorable, nous arrivâmes promptement au navire. Tout d’abord je m’occupai de chercher des matériaux nécessaires à la construction d’un radeau. Je trouvai douze grandes tonnes qui me parurent très-convenables pour ce travail. Après les avoir vidées, je les attachai ensuite au moyen de clous, de cordes, de planches ; je plaçai dessus une sorte de pont et un rebord tout autour ; j’eus alors un radeau capable de contenir huit fois plus de charge que notre bateau de cuves. Il nous fallut une journée pour faire ce chef-d’œuvre, et c’est à peine si nous eûmes le temps de boire et de manger. Nous étions si fatigués quand vint le soir, qu’il nous aurait été impossible de retourner à terre à force de rames. Décidés à passer la nuit dans le navire, nous choisîmes pour gîte la chambre du capitaine et nous nous endormîmes sur un matelas, qui nous parut d’autant plus moelleux et doux, que depuis longtemps nous ne dormions que dans des hamacs.

Dès notre réveil le chargement du radeau nous occupa. Après avoir enlevé tout ce qui se trouvait dans la chambre que nous avions habitée pendant notre traversée, nous passâmes dans celles des officiers. Quel beau pillage à faire ! Portes, fenêtres, serrures, malles de matelots, tout fut transporté sur le radeau ; parmi les choses les plus précieuses, je citerai les caisses du serrurier, du charpentier ; des petits plants d’arbres fruitiers d’Europe, poirier, pommier, amandier, pêcher, abricotier, châtaignier ; puis des ceps de vigne. Ces plants avaient été soigneusement enveloppés dans la mousse pour le transport. Parlerai-je après cela d’une multitude d’objets d’orfèvrerie, montres d’or et d’argent, bagues, tabatières, colliers, sans compter une somme considérable en doublons et en piastres ? Je préférai, je vous assure, à toutes ces inutilités du luxe européen, les arbres fruitiers, les barres de fer, le plomb, les pierres à aiguiser, les roues de charriot, les instruments d’agriculture, les pioches, les pelles, les socs de charrue, le fil de fer et de cuivre, les sacs de maïs, de pois, de vesce, d’avoine. Les instruments aratoires étaient destinés aux habitants d’une nouvelle colonie. Nous prîmes aussi un moulin à scier démonté, mais dont chaque pièce était numérotée avec soin.

Fritz trouva encore des harpons, un beau filet et un dévidoir à cordage, comme ceux dont se servent les baleiniers. Il me demanda la permission d’attacher ce filet à la proue de notre radeau pour le tenir tout prêt en cas que quelque gros poisson se rencontrât sur notre route. Ce ne fut pas sans peine ni sans crainte d’accident que nous nous dirigeâmes vers la côte avec nos deux embarcations. Un bon vent enflait notre voile. Fritz, assis à l’avant, aperçut, à une distance assez éloignée, une masse considérable à la surface de la mer. Je regardai avec ma lunette, et je reconnus que c’était une tortue endormie au soleil, et qui ne remarquait même pas notre approche.

Fritz me pria de cingler du côté de cet animal, afin de l’examiner de plus près. Croyant que c’était par une simple envie de curiosité, j’y consens ; mais, tout à coup, le radeau reçoit une violente secousse et j’entends le sifflement du dévidoir. Fritz avait lancé son harpon et atteint la tortue, qui, maintenant blessée, prenait la fuite, entraînant avec elle le harpon avec la corde auquel il était attaché et le radeau. Remorqués par la tortue, nous voguions avec rapidité vers la côte, droit dans la direction de Falkenhorst. Quand nous eûmes abordé, je tuai la tortue avec ma hache. Fritz, fier de sa capture, tira un coup de fusil qui fit accourir vers nous mes enfants et ma femme. Que de questions, et, en même temps, que de compliments, que de félicitations nous furent adressés ! Cependant ma femme ne put s’empêcher de me faire quelques doux reproches sur ma longue absence.

L’histoire de la tortue fut écoutée avec beaucoup d’intérêt ; on s’étonna que Fritz eût atteint avec tant de précision le cou de l’animal, qui, durant son sommeil, est hors de son écaille. En se retirant, elle avait enfoncé elle-même plus profondément le harpon sous sa dure enveloppe.

Ma femme et deux enfants allèrent chercher le traîneau et les bêtes de trait à Falkenhorst, pendant que Fritz et moi nous assujettissions aussi solidement que possible nos bateaux sur le rivage, nous servant, à défaut d’ancres, de deux grosses masses de plomb autour desquelles nous attachâmes de fortes cordes ; j’espérais ainsi n’avoir rien à craindre de la marée.

Le traîneau arriva pendant que nous nous livrions à ce travail ; nous mîmes dessus les matelas, la toile et la tortue, qui pesait au moins trois quintaux ; nos forces réunies suffirent à peine à la soulever de terre, et nous pensâmes que c’était une charge assez lourde pour nos bêtes. Nous nous dirigeâmes vers Falkenhorst ; et, le long du chemin, il nous fallut répondre aux mille questions qui nous étaient adressées relativement aux trouvailles faites par nous sur le navire. Fritz avait déjà dit un mot de la cassette aux bijoux ; chacun partageait à l’avance le trésor.

« Papa, me demanda Ernest, voudrez-vous nous laisser ouvrir la cassette ? Aurai-je ma montre ?

jack. — Avec une montre, je désirerais encore une tabatière.

le petit françois. — Je retiens une bourse pleine de pièces d’or. moi. — Très-bien, mes enfants ; Jack veut sans doute avoir une tabatière pour priser sans tabac ; François pense à semer des louis.

jack. — Ce n’est point pour y mettre du tabac que je désire une tabatière ; mais je veux m’en servir pour renfermer des graines de toutes formes et de toutes couleurs que je trouve dans les buissons, et des scarabées, des mouches, des chenilles, que je vois sur les herbes vertes, sur les fleurs et sur le sable.

le petit françois. — Mon argent me servira à acheter des gâteaux de miel, qui seront bien plus tendres que le biscuit que maman nous donne. À la foire prochaine, quand les marchands viendront, j’en ferai provision pour tout le monde.

moi. — Si tu attends à la foire prochaine, tu cours risque d’attendre fort longtemps. Quant au miel, les mouches qui t’ont si bien piqué à la figure, il y a quelques jours, sauront t’en fournir, si tu peux découvrir leurs rayons. »

En causant ainsi, nous arrivâmes à notre demeure. Immédiatement je séparai à coups de hache l’écaille de la tortue, ayant soin de choisir l’endroit où les cartilages relient ensemble l’écaille du dessus, ou carapace, à celle du dessous, ou plastron. Je découpai ensuite de gros morceaux de chair, que je posai sur le plastron, comme sur un plat, et ma femme fut très-surprise quand je lui dis qu’il n’y avait qu’à faire rôtir le tout sans autre assaisonnement que du sel.

« Tu me laisseras au moins, me répondit-elle, ôter cette partie verdâtre qui pend de tous côtés et qui me semble assez dégoûtante.

moi. — Non, ma chère amie : ce vert est la graisse même de la tortue ; cependant, si tu trouves qu’il y en a trop, mets-en à part pour faire de la soupe, et abandonne aux chiens la tête, les pattes et les entrailles ; nous salerons le reste de la bête pour le conserver avec soin.

— Oh ! papa, s’écria Jack, veuillez, je vous prie, me donner l’écaille !

— À moi ! à moi ! » dirent les autres.

Je leur expliquai qu’elle appartenait de droit à Fritz ; cependant je demandai à chacun d’eux ce qu’il voudrait faire de cette écaille si désirée.

« J’en ferais, dit Ernest, un solide bouclier pour me garantir contre les attaques des bêtes et des sauvages.

jack. — J’en ferais un joli petit bateau qui me servirait à transporter par eau, en remontant le ruisseau, nos pommes de terre et d’autres fruits. Ainsi je n’aurais plus la peine de me fatiguer sous la charge.

le petit françois. — Je me bâtirais une cabane, et l’écaille de la tortue me servirait à en faire le toit.

fritz. — Je la placerais en terre, auprès de notre maison, pour qu’elle servît d’une sorte de bassin où ma mère aurait toujours de l’eau en réserve.

moi. — Bravo ! honneur à toi ! Ton invention est bonne. Dès que nous aurons de la terre glaise, je me charge d’exécuter ton dessein.

jack. — Je fournirai la terre glaise, dont j’ai une provision sous les racines d’un arbre voisin.

moi. — Où donc as-tu trouvé cette terre glaise ?

ma femme. — Ce matin, sur une colline voisine, d’où il est revenu tellement sale, qu’il m’a fallu laver tous ses vêtements.

jack. — Si j’avais trop craint de me salir, maman, je n’aurais pas découvert cette couche de terre qui nous sera d’une grande utilité. En remontant le ruisseau, jusqu’à la colline, où il forme de jolies cascades, je suis arrivé à une pente très-inclinée et si glissante, que je suis tombé ; j’ai voulu examiner la cause de mon accident, et je n’ai pas tardé à reconnaître que j’avais marché sur la terre glaise. J’en ai fait quelques grosses boules, que j’ai mises en dépôt sous les racines d’un arbre.

ernest. — Quand le bassin sera posé, je mettrai dedans des racines fort sèches que j’ai trouvées, et qui me semblent être des raves ou de gros radis ; j’ai vu notre cochon en manger avec avidité ; mais, par prudence, je me suis abstenu d’en goûter ; c’est lui qui, en fouillant la terre, me les a fait découvrir.

moi. — Montre-les-moi ! Excellente découverte ! Ces racines, si je ne me trompe, sont des racines appelées manioc, dont on fait, aux Indes orientales, une sorte de pain ou de gâteau très-estimé, connu sous le nom de cassave ; mais il faut d’abord préparer avec soin les racines ; autrement, leur usage pourrait être dangereux. Nous tenterons cette préparation. »

Quand notre traîneau fut déchargé, je retournai au rivage avec mes fils pour exécuter un second voyage avant la nuit, pendant que ma femme et le petit François resteraient à nous préparer à souper, l’appétit ne devant pas nous manquer après une journée aussi fatigante.

Chemin faisant, Fritz me demanda si ce n’était point avec l’écaille de tortue que l’on fabriquait tant d’objets précieux, boîtes et autres bijoux, et si ce n’était pas dommage de l’employer à faire notre bassin.

« D’abord, lui répondis-je, dans la position où nous nous trouvons, l’utile doit passer avant tout. Du reste, cette tortue, si bonne à manger, n’est pas de celles dont l’écaille est si précieuse ; et, par contre, la tortue qui fournit la belle écaille ne se mange pas. La dernière espèce s’appelle caret ; notre tortue est une tortue franche. C’est par le moyen du feu que l’on détache la partie voûtée de l’écaille de la tortue caret, écaille si brillante, si belle à la vue. Avec les rognures fondues, on a une écaille de seconde qualité et très-cassante. »

Arrivés au radeau, nous chargeâmes tout ce que l’âne et la vache pouvaient traîner : deux caisses de nos effets, dont l’une contenait des livres et une Bible, des roues de char, le moulin à bras et une grande quantité d’autres choses de moindre importance.

Dès que nous fûmes de retour à Falkenhorst, ma femme m’appela à l’écart et me dit d’un air gracieux :

« Je veux, moi aussi, te faire une surprise à laquelle tu ne l’attends guère. »

Elle me mena dans un massif d’arbres, où je vis un petit tonneau à moitié enfoncé en terre et couvert de grandes branches et de rameaux verts. Elle en tira la cannelle et remplit une noix de coco d’un liquide que je reconnus, avec étonnement, pour un excellent vin de Canarie.

« Où donc as-tu trouvé cela, ma chère amie ? lui dis-je.

— Au bord de la mer, me répondit-elle ; et les enfants l’ont transporté ici sur le traîneau. Ernest a fabriqué une cannelle avec une branche de roseau. »

j’appelai mes enfants et leur fis boire à chacun un peu de ce vin, qu’ils déclarèrent excellent ; ils m’en redemandèrent avec avidité ; craignant qu’il ne les enivrât, je les écartai promptement du tonneau.

Quand nos matelas eurent été montés dans l’arbre à l’aide d’une poulie, nous nous mîmes à table. La prière dite, chacun alla se coucher.