Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 16-30).

CHAPITRE II

Le réveil au chant du coq. — Le déjeuner de homard. — Excursion dans l’île. — Les calebasses. — Les cannes à sucre. — Les singes nous fournissent des noix de coco. — Retour auprès de notre famille. — Joyeux accueil. — Les fromages de Hollande. — Le pingouin rôti à la broche.


Dès l’aube, le chant de nos coqs nous réveilla ; nous délibérâmes, ma femme et moi, sur ce qu’il y avait de plus important à faire ce jour-là. Il fut décidé que j’irais de l’autre côté du ruisseau avec Fritz pour tâcher de découvrir les traces de nos malheureux compagnons et examiner en même temps le pays ; ma femme devait rester avec les enfants. Je la priai donc de nous faire promptement à déjeuner pour que nous pussions partir avant la grande chaleur. Elle me répondit d’un ton triste qu’elle n’avait qu’un peu de soupe à nous offrir. « Mais, lui demandai-je, où donc est le homard de Jack ?

— Réveille Jack ainsi que ses frères, me répliqua-t-elle, et nous saurons à quoi nous en tenir au sujet du homard. En attendant, je vais allumer du feu et faire chauffer de l’eau. »

Les enfants furent bientôt debout, et Ernest, d’ordinaire si paresseux, se leva sans murmurer. Jack alla chercher son homard dans une fente de rocher où il l’avait caché, craignant qu’il ne fût dévoré par les chiens, comme l’agouti. Je lui demandai s’il voudrait bien laisser prendre à son frère aîné un morceau de l’animal pour provision de bouche pendant son voyage. À ce mot de voyage, mes enfants ouvrirent de grands yeux, sautèrent joyeusement et s’écrièrent tous ensemble : « Un voyage ! un voyage ! nous en sommes !

— Pour cette fois, leur dis-je, il faut renoncer à partir avec Fritz et moi. Un voyage fait avec vous et votre mère serait beaucoup trop long ; et puis, comment vous défendriez-vous, en cas de péril ? Restez donc ici. Bill vous gardera et Turc viendra avec nous. »

Jack offrit de bon cœur son homard tout entier à Fritz, quoique Ernest lui fît observer judicieusement que nous aurions sans doute la chance de trouver en route des noix de coco, comme Robinson dans son île.

Fritz apprêta nos armes et garnit nos gibecières de provisions convenables ; quand il vit son fusil brisé la veille par lui dans un mouvement d’aveugle colère, il ne put s’empêcher de rougir et me demanda d’une voix timide à en prendre un autre, ce que je lui accordai ; je lui donnai en plus une paire de pistolets de poche, en gardant une autre paire pour moi et une hache que je passai par le manche à ma ceinture de matelot.

Ma femme nous avertit que le déjeuner était prêt. Le homard, arrangé avec de l’eau et du sel, nous parut coriace et d’un goût peu agréable ; nous en réservâmes quelques morceaux pour notre voyage avec du biscuit et une bouteille d’eau fraîche.

Fritz était impatient de partir avant que la chaleur devînt trop forte. « Il nous reste une chose très-importante à faire, lui dis-je.

— Quoi donc, mon père ? prendre congé de ma mère et de mes frères ?

— Ce n’est point cela seulement, s’écria Ernest ; je devine bien : nous n’avons point encore récité nos prières.

— C’est cela même, répliquai-je : nous nous occupons bien des soins et de la nourriture de notre corps, et nous oublions notre âme. »

Alors Jack se mit à faire le sonneur de cloches en criant : Bom, bom, bidibom, bidibom. Je le blâmai vivement de cette bouffonnerie inconvenante et lui ordonnai de s’éloigner, parce que je ne le trouvais pas digne d’unir ses prières aux nôtres. Alors il s’agenouilla et dit d’une voix émue qu’il demandait pardon de sa faute au bon Dieu et à moi. Je l’embrassai, et nous partîmes après nous être recommandés à la divine providence. La séparation fut douloureuse, et déjà nous étions assez loin que nous entendions encore les tristes adieux de ceux que nous avions quittés.

La rivière présentait des deux côtés des bords si escarpés, qu’il nous fallut la remonter longtemps par un passage étroit avant de pouvoir trouver un gué. Enfin, ayant atteint l’autre rive, nous nous mîmes à suivre le rivage de la mer. Tout à coup, derrière nous, dans les hautes herbes, un grand bruit se fit entendre. Je frémis intérieurement en pensant que ce pouvait être un tigre ou une autre bête féroce attirée par notre présence. Fritz, calme, immobile, arma son fusil et attendit… Il fit bien de ne pas lâcher son coup ; il aurait tué… notre pauvre Turc, que nous avions oublié au moment du départ, et qui, maintenant, nous rejoignait. Vous pensez qu’il reçut un bon accueil et force caresses. Je louai Fritz de son sang-froid.

Nous continuâmes notre route, regardant de tous côtés, examinant même le sable du rivage pour voir si nous ne découvririons pas les traces de nos malheureux compagnons ; Fritz voulait tirer quelques coups de fusil pour se faire entendre d’eux, s’ils se trouvaient dans ces parages. Je lui dis : « Ton idée est bonne ; malheureusement tu courrais risque, en même temps, d’être entendu des bêtes féroces et des sauvages, qui viendraient à nous pour nous tuer.

fritz. — Au surplus, mon père, pourquoi courir à la recherche de ces matelots, qui nous ont abandonnés si indignement dans le navire ?

moi. — Pour plusieurs bonnes raisons, mon fils. D’abord il ne faut pas rendre le mal pour le mal ; ensuite, ces hommes nous seraient utiles dans l’île ; enfin, et c’est la raison principale, s’ils ont échappé au naufrage, n’ayant pas emporté, comme nous, beaucoup de choses du navire, ils meurent peut-être de faim !

fritz. — En attendant, nous parcourons inutilement ce rivage, tandis que nous pourrions retourner au navire et sauver notre bétail.

moi. — Quand il se présente simultanément plusieurs devoirs à remplir, on doit commencer par le plus important et le plus noble : or il est plus important et plus noble de chercher à secourir des hommes que de s’occuper d’animaux. D’ailleurs, les animaux ont de la nourriture pour plusieurs jours ; la mer est tranquille, et le navire n’a rien à craindre d’ici à quelque temps. »

Nous continuions à avancer, et bientôt nous arrivâmes à un bois assez étendu. Des arbres touffus, un clair ruisseau, nous invitèrent à nous reposer. Autour de nous volaient toutes sortes d’oiseaux plus remarquables par leur plumage varié que par la beauté de leur chant. Fritz crut voir à travers le feuillage un animal assez semblable à un singe. Turc, par ses signes d’inquiétude, ses aboiements, sa tête levée en l’air, nous confirma dans cette idée. Mon fils courut vers un des plus gros arbres, mais son pied heurta si fort contre un corps rond, qu’il faillit tomber. Il ramassa ce corps rond et me l’apporta pour savoir ce que c’était. Les filaments dont il était entouré le lui avaient d’abord fait prendre pour un nid.

Je lui dis que c’était une noix de coco.

« J’ai lu, cependant, me répondit-il, que certains oiseaux bâtissent des nids de cette forme.

moi. — C’est vrai, mon ami. Mais pourquoi toujours trop te hâter dans tes jugements ? Examine donc les choses avec une plus sérieuse attention. Ce que tu regardes comme des brins d’herbe arrangés par le bec d’un oiseau est un ensemble de fibres végétales ; sous cette enveloppe se trouve la noix, et, dans la noix, le noyau. »

Nous cassâmes la noix ; malheureusement le noyau, dur et desséché, n’était plus mangeable, et Fritz, mécontent, étonné, s’écria : « C’est là ce noyau si délicieux que le savant Ernest nous a tant vanté !

moi. — Allons, pourquoi te moquer de ton frère ? Ce qu’il t’a dit est vrai : quand les noix de coco ne sont pas encore mûres, elles contiennent un lait agréable et rafraîchissant ; mais plus la noix mûrit, plus l’amande devient dure, et le lait contenu intérieurement s’épaissit et se dessèche ; si le terrain sur lequel la noix tombe est favorable, bientôt, par ces trois petits trous que tu remarques près de la queue, sort un germe qui s’implante dans le sol et fait rompre la coque. Tu dois te souvenir d’un phénomène analogue qui se produit pour le noyau de pêche ou d’abricot. Ainsi, dans la nature, tout nous fournit des occasions d’admirer le Créateur. »

Nous continuâmes à marcher à travers des lianes et d’autres plantes grimpantes entrelacées aux arbres et qui nous barraient le passage ; il fallait nous frayer un chemin à coups de hache. Nous atteignîmes une clairière où Fritz remarqua avec surprise des arbres qui, au lieu de porter leurs fruits sur leurs branches, les portaient sur leur tronc. Ayant détaché un de ces fruits, il lui trouva assez de ressemblance avec une courge.

« C’est, en effet, une courge, lui dis-je ; la coque de ce fruit sert à faire des assiettes, des écuelles, des verres et d’autres ustensiles ; l’arbre qui donne ces courges s’appelle calebassier. Devines-tu pourquoi ces fruits sont attachés au tronc au lieu de l’être aux branches ?

fritz. — Les branches seraient trop faibles pour supporter le poids de ces courges.

moi. — Très-bien. Tu trouves la vraie raison.

fritz. — Ces courges sont-elles bonnes à manger ?

moi. — Oui, mais leur goût n’est pas des plus agréables. Les sauvages estiment surtout la courge pour les usages dont je t’ai parlé ; de plus, elle leur sert à faire cuire leurs aliments.

fritz. — Mais cette coque doit brûler sur le feu !

moi. — Je ne te dis pas que cette coque puisse aller au feu.

fritz. — Comment fait-on cuire des aliments sans feu ?

moi. — Il est vrai qu’on ne saurait se passer de feu pour la cuisson des aliments. Écoute-moi. Les sauvages commencent par faire rougir au feu des pierres grosses comme un œuf, puis ils les jettent une à une dans la calebasse pleine d’eau ; de cette manière, le liquide arrive peu à peu au degré de chaleur nécessaire pour cuire soit la viande, soit le poisson, soit les légumes. Façonnons chacun une de ces calebasses, que nous rapporterons à ta mère. »

Fritz essaya de se servir de son couteau, mais il ne fit rien de bon. Pour moi, je serrai fortement la calebasse par le milieu, au moyen d’une corde, et, de cette manière, je la coupai en deux parties parfaitement égales, formant chacune deux écuelles.

« Tiens ! dit Fritz, comment cette idée vous est-elle venue, papa ?

moi. — J’ai lu dans des livres de voyages que les sauvages se servent de cordes pour couper beaucoup d’objets. Je me suis souvenu de cela à propos. Maintenant veux-tu savoir comment on fait des bouteilles ou des flacons ? On entoure la courge, pendant qu’elle est jeune, avec des bandes de toile ou d’écorce ; la partie comprimée reste étroite, tandis que la partie libre arrive à son développement naturel. »

Nous coupâmes encore plusieurs calebasses, et, avant de repartir, les ayant remplies de sable fin, nous les laissâmes sécher au soleil.

Après quelques heures de marche, nous atteignîmes le sommet d’une colline élevée d’où nos yeux embrassèrent un immense horizon. La lunette d’approche ne nous fit découvrir aucun de nos compagnons, ni rien qui prouvât que cette île fut habitée. Pour consolation, la nature étalait devant nous ses pompes et sa magnificence : vertes prairies, beaux arbres, doux et suaves parfums répandus dans l’air, ciel bleu et transparent au-dessus de nos têtes ; à nos pieds, golfe arrondi renfermant une mer calme et paisible, toute brillante de la lumière du soleil, qui se mirait dans ses ondes. Ce spectacle admirable ne m’empêchait point de gémir intérieurement sur le sort de nos malheureux compagnons. « Eh bien, dis-je à Fritz, Dieu veut, sans doute, que nous vivions ici solitaires. Tu vois le pays qu’il nous faudra habiter jusqu’à l’heure de notre délivrance, si cette heure doit venir. Soumettons-nous à la Providence ; tirons le meilleur parti possible de notre position présente.

fritz. — Je ne m’afflige point de nous voir seuls dans ce pays. Pourquoi regretterions-nous les gens du navire ?

moi. — Ne parle pas ainsi, enfant ; les gens du navire, à qui tu reproches de nous avoir abandonnés, sont dignes de notre compassion. »

De la colline, nous descendîmes vers un bois de palmiers ; mais, avant d’y arriver, il nous fallut passer à travers un champ de roseaux si fortement entrelacés, qu’ils gênaient beaucoup notre marche. Nous avancions avec précaution de peur de rencontrer quelque reptile. Turc nous précédait. Je coupai un de ces roseaux pour m’en servir, en cas de besoin, contre les serpents ; ce ne fut pas sans étonnement que je vis tomber un jus épais de mon roseau. Je goûtai ce jus : c’était le jus de la canne à sucre. Je ne voulus pas faire savoir sur-le-champ mon heureuse découverte à Fritz ; je lui dis seulement de couper lui-même un des roseaux, ce qu’il fit, sans se douter de rien. Mais, quand il vit ses mains toutes poissées, il humecta ses lèvres du jus qui sortait par les deux extrémités de la canne et s’écria plein de joie : « Papa ! papa ! des cannes à sucre ! quel régal pour maman et mes frères quand je vais leur en rapporter ! »

Il suça avidement plusieurs tiges de cannes à sucre, et je fus obligé de le gronder de sa gourmandise.

« J’étais si altéré, dit-il, et ce jus est si rafraîchissant ! moi. — Tu t’excuses précisément à la manière des ivrognes, qui boivent avec excès sous prétexte qu’ils ont soif et qu’ils trouvent le vin bon ; c’est ainsi qu’ils dépensent tout leur argent et perdent la raison et la santé.

fritz. — Puis-je prendre quelques-unes de ces cannes pour ma mère et mes frères ?

moi. — Oui. Mais prends-en seulement autant que tes forces te permettront d’en porter ; ne fais pas un dégât inutile des biens que Dieu t’offre. »

Nonobstant mon avis, ayant coupé une douzaine des plus grosses cannes, il les dépouilla de leurs feuilles, les attacha en faisceau et les mit sous son bras. C’était encore un fardeau assez lourd. Nous arrivâmes enfin au bois de palmiers, où nous fîmes halte pour prendre un léger repos. Tout à coup un grand nombre de singes, effrayés par notre présence et par les aboiements de Turc, sautèrent d’arbre en arbre autour de nous, faisant d’horribles grimaces, poussant des cris aigus et sauvages. Déjà Fritz les ajustait pour les tirer ; je détournai le canon de son fusil. « Pourquoi, lui dis-je, veux-tu tuer ces pauvres bêtes ?

fritz. — Les singes sont des animaux malfaisants. Regardez comme ils nous menacent. Oh ! s’ils pouvaient nous mettre en pièces, ils le feraient volontiers.

moi. — Ils ont bien raison d’être fâchés contre nous : nous avons troublé leur solitude et envahi leur domaine. Souviens-toi, mon fils, que tant qu’une bête ne nous nuit pas et que sa mort n’est pas utile à la conservation de notre vie, nous n’avons pas le droit de la tuer, ni même de la tourmenter pour satisfaire un caprice ou une vengeance insensés et cruels.

fritz. — Mais, enfin, un singe, c’est aussi une pièce de gibier.

moi. — Pauvre gibier ! Tiens, laissons-leur la vie et qu’ils nous donnent des noix de coco.

moi. — Comment ?

moi. — Regarde ; seulement gare à ta tête ! »

Je pris des pierres, que je lançai contre les singes plutôt pour les mettre en colère que pour les blesser : à peine pouvais-je atteindre à la moitié de la hauteur des palmiers sur lesquels ils étaient. Cependant ils entrèrent en fureur et résolurent de nous rendre la pareille. Les voilà donc qui arrachent des noix et nous les jettent. Nous étions heureusement bien cachés. Nous eûmes bientôt autour de nous une grande quantité de noix dont nous bûmes le lait et que nous ouvrîmes ensuite avec la hache. Ce lait ne nous sembla pas d’un goût très-agréable, mais nous désaltéra. La crème qui s’attache intérieurement à la coque nous parut bien meilleure, surtout mêlée au jus de nos cannes. Maître Turc ne pouvait guère aimer ces friandises : il eut, pour sa part, le reste du homard et un morceau de biscuit un peu dur ; il acheva d’apaiser sa faim en broyant quelques débris de cannes et de noix de coco.

La journée s’avançait. Je pris quelques cocos intacts et les liai par les queues ; Fritz ramassa ses cannes et nous partîmes pour regagner notre habitation.

Fritz ne tarda pas à se plaindre de la pesanteur de son fardeau, qu’il mettait tantôt sur une épaule, tantôt sur une autre, tantôt sous le bras droit, tantôt sous le bras gauche ; puis il s’arrêtait et poussait de profonds soupirs. « Non, s’écria-t-il enfin, je n’aurais jamais pensé qu’une douzaine de cannes à sucre fût si lourde à porter ; je laisserais là le paquet si je ne désirais pas tant faire goûter de ce jus délicieux à ma mère et à mes frères.

— Patience et courage, mon enfant, lui dis-je ; souviens-toi du panier de pains que portait Ésope : c’était d’abord un fardeau fort lourd et qui devint petit à petit plus léger ; il en arrivera de même pour tes cannes : nous en sucerons plus d’une durant la route qui nous reste à faire. Donne-m’en d’abord une pour me servir de soutien, mets-en une à ta main, et attache les autres en sautoir sur ton dos avec ton fusil. Il faut, dans la position où nous sommes, remédier aux difficultés et aux inconvénients par la réflexion. »

Fritz s’aperçut que je suçais de temps à autre le suc de ma canne, tandis que lui suçait la sienne en vain ; rien ou presque rien n’arrivait à ses lèvres. Je lui dis alors de faire un trou au-dessus du premier anneau. Il m’obéit, et aussitôt il pompa le suc délicieux. Ayant fini de sucer mon bâton, je lui en demandai un autre. « Oh ! papa, me répondit-il en riant, si nous continuons ainsi, je crains bien de ne pas rapporter grand’chose à la maison.

moi. — Ne le regrette pas trop : les cannes coupées et transportées ainsi par un soleil brûlant ne peuvent conserver longtemps leur jus. Tâchons seulement de garder quelques morceaux intacts ; nous retrouverons toujours bien le champ qui produit les cannes.

fritz. — Si le sucre nous manque, au moins j’aurai à offrir du lait de coco enfermé dans mon flacon de fer-blanc : ce sera encore un grand régal pour nos amis.

moi. — Peut-être tes espérances seront-elles encore déçues de ce côté ; si tu n’allais plus trouver que du vinaigre au lieu de lait doux ! Le jus de coco, hors de la noix, s’altère très-vite.

fritz. — J’en serais désolé. Voyons que je le goûte. »

Il tira le bouchon, et la liqueur sortit du vase, mousseuse comme du vin de Champagne.

« Eh bien, ma prédiction commence à se réaliser.

fritz. — Oui, mais mon lait n’est point du vinaigre, il a plutôt le goût d’un vin doux et agréable. Buvez-en.

moi. — C’est le premier degré de fermentation, et, comme la chaleur est bien forte, il faut craindre que ton vin ne devienne du vinaigre, et même, ensuite, de l’eau puante et sale. Buvons donc sans scrupule chacun un peu de ton lait de coco pendant qu’il est bon. À ta santé et à celle de notre famille ! »

Fortifiés par ce breuvage, nous nous remîmes gaiement en route. Bientôt nous eûmes atteint le petit bois où nous avions fait halte le matin ; nous ramassâmes notre vaisselle de calebasse laissée sur le sable. Nous sortions du bois quand tout à coup Turc bondit comme un furieux sur une troupe de singes que nous n’avions pas vus d’abord et qui ne nous avaient point remarqués eux-mêmes ; il saisit une guenon restée en arrière et occupée à caresser son petit. Vainement Fritz, perdant son chapeau et tout son bagage, courut pour l’arracher au chien : quand il arriva, la pauvre bête était étranglée, et son petit, caché dans les hautes herbes à quelques pas de là, regardait Turc en grinçant des dents. Alors je vis une scène comique et divertissante.

Le petit singe s’élança sur l’épaule de Fritz et s’accrocha si bien dans ses cheveux frisés, que ni cris, ni menaces, ni secousses, ne purent lui faire lâcher prise ; du reste, je savais que cet animal n’était point dangereux ; je rassurai donc mon fils, qui ne laissait pas d’avoir un peu peur. « Eh bien, lui dis-je en riant, ce singe qui vient de perdre sa mère te choisit pour son père nourricier. Pauvre orphelin ! il ne saurait guère par lui-même comment subsister ; d’un autre côté, une bouche de plus à nourrir est beaucoup pour nous.

— Oh ! papa, répondit Fritz, veuillez me permettre de garder cet animal ; j’en aurai soin, et peut-être un jour nous dédommagera-t-il de nos peines en nous aidant par son instinct à découvrir de bons fruits. »

Je consentis à sa demande. Pendant ce temps Turc achevait de dévorer la guenon, et l’effroi du petit singe fut extrême quand il vit revenir notre chien avec la gueule encore pleine de sang ; il se réfugia dans les bras de mon fils et cacha sa tête dans ses vêtements. À la fin, Fritz, fatigué de le porter ainsi, se tourna du côté de Turc. « Allons ! lui dit-il, pour expier ce que tu as fait, je veux mettre le singe sur ton dos. »

Il l’attacha en effet sur le dos de Turc, qui d’abord fut assez mécontent de servir de monture au singe. Nos caresses et nos menaces le décidèrent à obéir. Le singe ne tarda pas à se tenir très-tranquille, tout en grimaçant de plus fort en plus fort.

« On nous prendrait, dis-je alors à Fritz, pour des gens qui mènent des bêtes curieuses à la foire. Que de cris de joie, que de bruyantes acclamations vont nous accueillir à notre retour !

fritz. — Jack surtout sera content, lui qui sait si bien faire des grimaces ! Il va trouver dans ce singe un parfait modèle à imiter et même à surpasser.

moi. — Mon enfant, sois un peu plus charitable envers tes frères. Pourquoi donc vois-tu si clair dans les défauts des autres, au lieu de suivre l’exemple de ton excellente mère, qui cherche toujours à les dissimuler ? Prends garde : cette habitude de critique et de raillerie pourrait avoir, plus tard, de funestes conséquences. »

Fritz promit de profiter à l’avenir de mon observation. Nous avancions toujours en causant, et ainsi nous arrivâmes à notre ruisseau. Bill nous salua de ses joyeux aboiements, auxquels Turc répondit aussitôt et avec tant de force, que le cavalier-singe, tout effrayé, sauta de dessus son dos sur l’épaule de Fritz, qu’il ne voulut plus quitter ; pour Turc, il prit les devants et nous annonça à la famille, qui vint à notre rencontre. Nous nous embrassâmes tous. « Un singe ! un singe ! criaient les trois enfants ; un singe en vie ! quel bonheur !

— Il a une mine bien drôle et bien laide, dit le petit François. Et ces roseaux ! et ces boules ! »

Quand le tumulte fut calmé : « Mes chers amis, dis-je. Dieu a béni notre voyage, et la seule chose que nous regrettions est de n’avoir pas vu la moindre trace de nos malheureux compagnons.

— Sachons nous conformer à la volonté de Dieu, répondit ma pauvre femme. Je l’ai prié avec ferveur pendant votre absence, qui m’a paru bien longue. Parlez-nous de votre excursion. Donnez-nous vos fardeaux ; nous ne sommes point fatigués, puisque nous n’avons presque rien fait de la journée.

Les enfants s’empressèrent autour de nous : Jack prit mon fusil, Ernest les noix de coco, le petit François les calebasses, ma femme ma gibecière.

Fritz distribua à ses frères les cannes à sucre, remit le singe sur le dos de Turc, et pria Ernest de se charger de son fusil. Celui-ci, malgré sa paresse, prit l’arme, mais ma femme ne tarda pas à l’entendre se plaindre de son lourd fardeau ; elle lui ôta donc les noix de coco.

« Ah ! dit Fritz, si Ernest savait ce que contiennent ces grosses bourres couvertes de filasse, il ne les céderait pas : ce sont de vraies noix de coco ; des noix si chères à monsieur le naturaliste.

— Comment ! comment ! des noix de coco ! s’écria Ernest ; ma mère, rendez-les-moi, je les porterai sans être fatigué, et, s’il le faut, je laisserai là ce lourd bâton, qui, sans doute, n’est bon à rien.

— Si tu fais cela, dit Fritz, tu le regretteras beaucoup ; sache que ce bâton est une canne à sucre. Je veux vous apprendre à tous comment on tire un jus délicieux de ce roseau. »

Mes enfants furent émerveillés, et ma femme elle-même éprouva un grand plaisir en voyant qu’elle aurait du sucre pour son ménage. Je lui expliquai nos découvertes de la journée et lui remis nos assiettes et nos plats de calebasse.

Quand nous fûmes arrivés à l’endroit qui marquait la place de notre cuisine, nous eûmes une agréable surprise en voyant rôtir autour d’un bon feu des poissons et une oie, tandis qu’une marmite placée au-dessus de la flamme laissait échapper l’odeur d’un bon bouillon. Non loin de l’âtre, dans un tonneau sauvé du naufrage, étaient d’excellents fromages de Hollande entourés de cercles de plomb.

« Ma chère amie, dis-je alors, nous ferons honneur à ton souper, car nous avons grand’faim. Mais vraiment tu as été trop bonne de tuer une oie pour fêter notre retour. Je crois qu’il faut laisser ces animaux vivre et se multiplier.

— Rassure-toi, me répliqua ma femme, ce rôti n’a pas été pris dans notre basse-cour ; c’est la chasse d’Ernest ; il donne à cet animal un nom assez étrange, mais il déclare que la chair est bonne à manger.

ernest. — Je crois, mon père, que c’est une espèce de manchot regardé avec raison comme très-stupide : j’ai pu le tuer d’un coup de bâton.

moi. — Comment avait-il les pieds et le bec ?

ernest. — Les pieds garnis de membranes, comme les oiseaux aquatiques ; le bec long, aplati, et légèrement recourbé à l’extrémité. J’ai mis en réserve la tête et le cou pour que vous puissiez juger vous-même la chose.

moi. — Tu vois, mon fils, combien les systèmes raisonnables sont bons à étudier, pour les sciences naturelles : avec ces quelques caractères tu peux désigner les genres et les espèces. »

Ma femme nous interrompit alors et nous fit ouvrir les cocos, dont nous mangeâmes tous, ainsi que le singe. Quoique les poissons fussent un peu secs et le pingouin assez fade, il fallut s’en contenter. On nous raconta comment Jack et le petit François avaient été à la pêche le long de la levée.

Notre repas terminé, comme la nuit approchait, nous ne tardâmes pas à aller nous mettre au lit. Nos poules et nos oies, etc., etc., nous avaient déjà avertis qu’il était l’heure du repos. Le petit singe se cacha entre les bras de Jack et de Fritz, qui le couvrirent de mousse contre le froid. Moi-même, heureux d’être au milieu de mes chers enfants, je ne tardai pas à m’endormir. Tout à coup nos chiens, mis en sentinelles au dehors de la tente, poussèrent de longs hurlements. Je me levai ; Fritz et ma femme, armés comme moi d’un fusil, m’accompagnèrent hors de la tente. À la clarté de la lune, nous vîmes douze chacals qui se battaient contre Bill et contre Turc. Nos braves dogues avaient mis trois adversaires hors de combat, mais ils auraient succombé sous le nombre, quand nous accourûmes à leur secours ; deux coups de fusil mirent les chacals en fuite ; nos chiens arrêtèrent deux fuyards, qu’ils dévorèrent.

Rien ne troubla plus notre sommeil ; nous nous réveillâmes sains et dispos. Il s’agissait de savoir à quoi nous passerions le nouveau jour qui commençait.