Le Rival de Sherlock Holmes (Fleischmann)/01

Albin Michel (p. 9-17).


CHAPITRE PREMIER

Où je fis la connaissance de
M. William Hopkins, et de l’esprit mathématique et méthodique de ce gentleman.



Procédons par ordre.

J’aime l’ordre.

Tout bon Américain aime l’ordre.

Je ne dirai cependant point de qui je naquis, où fut mon berceau, quelle fut mon éducation, comment mes goûts se dessinèrent, pourquoi je choisis la carrière que j’exerçai pendant trente-huit ans. Non, je ne dirai point cela, car ce n’est point ma biographie ni mon histoire que je conte ici, mais bien celle de mon estimable ami William Hopkins. En outre, si je m’arrêtais à cela, je perdrais un temps précieux malgré mes loisirs. Un bon Américain ne perd jamais son temps. Times is money. Cette maxime sagement appliquée pendant une laborieuse vie, me donna des rentes légitimement acquises dont je jouis actuellement avec ma conscience calme et paisible.

Donc, il nous faut de l’ordre, de la précision, pour dire logiquement : voilà comment je m’y suis pris.

Vers 1872, je vendis à Toby Tornwald, d’Arkansas, mon bureau d’ingénieur dans la 328e avenue.

Belle affaire, sagement conclue, qui assura ma vieillesse contre les surprises du sort. J’étais solide encore, sain de corps et d’esprit, désireux de me consacrer désormais paisiblement à l’étude des problèmes mécaniques qui me passionnèrent toujours en ma qualité d’ingénieur.

Le marché conclu avec Tornwald, je m’occupai de ma nouvelle installation. Dans la Black-Road, je trouvai un appartement confortable et clair au neuvième étage d’une maison qui en comportait dix-huit. Studio, salles à manger et à coucher, c’était tout ce que je désirais. Je m’installai donc là et huit jours plus tard, j’entreprenais l’important travail sur les turbines électriques et la force motrice de la houille blanche, couronné depuis par l’Institut National de Mécanique Appliquée de Saint-Louis.

Je menais une vie d’un calme méthodique, dînant, soupant, me promenant, travaillant et me couchant à des heures immuablement régulières. J’avais à mon service un boy habile et dévoué. Je vivais heureux. C’est de cette époque que datent les débuts de mes relations avec M. William Hopkins.

Un soir que je terminais un de mes chapitres consacrés aux forces voltaïques, mon groom me porta une carte. Le nom m’était inconnu.

— Faites entrer ce gentleman, dis-je cependant.

Le gentleman entra.

C’était un grand gaillard robuste et droit, rasé avec soin, aux mâchoires carrées et dures annonçant un homme d’une énergie peu commune. J’aime les hommes qui portent leur caractère sur leur visage. Les épaules étaient larges, la poitrine cambrée dans une redingote noire, soignée et confortable, sans luxe, comme sans élégance excessive. Du faux-col bas et net émergeait un cou solide qui supportait une belle tête forte et énergique où des cheveux blanchissaient aux tempes. Les lèvres étaient minces, chose remarquable dans cette face rude.

C’était là l’aspect de l’homme qui s’avançait posément le chapeau à la main. Si je le décris avec un soin si minutieux, c’est que le héros de ces aventures, William Hopkins, mérite d’être figuré exactement aux yeux du lecteur dont il va désormais préoccuper toute l’attention. Qu’on m’excuse donc, car si Paris vaut bien une messe, à ce qu’on prétend, William Hopkins vaut bien dix lignes de description.

Tenant la carte à la main, je lui demandai :

— M. William Hopkins, sans doute ?

— Lui-même, gentleman.

— Fort bien. Veuillez vous asseoir. Je vous écoute.

Ce que M. William Hopkins me dit n’est pas d’une importance capitale pour ce récit, aussi ne m’y arrêterai-je pas. Dans un but pour lequel il me donna une raison pour le moins obscure, il me demanda, puisqu’il me savait ingénieur et que nous étions voisins, divers renseignements techniques sur les travaux des mines, les forages des puits. Je n’eus aucune peine à les lui fournir.

Cette conversation me révéla l’esprit remarquablement mathématique de M. William Hopkins. Plusieurs fois il prévint mes paroles, mes remarques. J’en fus particulièrement étonné.

— Vous lisez donc dans l’esprit des personnes ? lui dis-je, moitié sérieux, moitié plaisant.

— Je ne saurais raisonnablement le prétendre, répondit-il. Cependant, c’est moins difficile certainement que vous vous l’imaginez, gentleman.

— Véritablement ?

— Oui. Ainsi je ne vous dirai pas que vous pensez : que veut faire ce gentleman des renseignements qu’il me demande ? Ce serait trop facile et la question si elle ne vient pas sur vos lèvres, se lit en vos yeux. Aussi n’y a-t-il aucune difficulté à la deviner. Quant au reste, il n’y a qu’à réfléchir méthodiquement, logiquement, mathématiquement, pourrai-je dire.

— Je serais fort curieux de voir le résultat d’une pareille observation basée sur la logique et les chiffres.

— Les chiffres ? observa William Hopkins. Ai-je dit cela ?

— N’est-ce point mathématiquement que vous prétendez lire dans l’esprit ?

— Oui, mais les chiffres n’ont rien à voir dans cela.

— Je ne comprends pas.

— Voici. Aujourd’hui on ne pend plus sur trois lignes de l’écriture de quelqu’un. Il faut mieux ou moins. L’écriture est inutile.

— Pouvez-vous donner un exemple de cela ?

— Parfaitement. Imaginez un crime commis dans une avenue de New-York entre trois et cinq heures de l’après-midi. Imaginez-vous que vous en soyez accusé. On vous arrête. Que faites-vous ?

— J’invoque un alibi.

— Parfaitement. Mais souvent on a contre soi le hasard. Supposez cet alibi impossible à établir et vous voilà dans une situation affreuse dont rien, sinon le hasard encore, peut vous tirer.

— C’est l’exception.

— Il faut dans la vie, compter avec les exceptions. Tout arrive, a dit Shakespeare, et ce crime dont vous êtes innocent, dont aucun alibi vérifié et reconnu exact ne peut vous disculper, ce crime peut vous coûter la vie, l’honneur. Pourtant cet alibi impossible à démontrer, un juge habile et perspicace peut vous le fournir.

— Comment cela

— En vous regardant soigneusement.

— Ah ! oui, je puis avoir des écorchures, des blessures produites par la victime se défendant…

— Oui, mais mieux encore que cette absence de blessures, peut vous donner l’impossible alibi.

— Par quel moyen ?

— Si le juge vous demande : avez-vous changé de chaussures ?

— Plaisantez-vous ?

— Non, gentleman. Veuillez remarquer ceci : Ce crime supposé est commis dans une avenue entre trois et cinq heures. Un juge perspicace aura regardé vos chaussures. Nous sommes en été. Elles ne sont que poussiéreuses. Donc vous n’êtes pas coupable.

Cet extraordinaire langage me rendit muet. Que répondre à cette logique dont le fil conducteur m’échappait, que dis-je, ne m’apparaissait même point ? William Hopkins après avoir, avec un léger sourire, découvrant ses lèvres minces, joui de ma surprise de mon silence et de son triomphe, continua :

— Vous n’ignorez pas que le règlement de la voirie ordonne l’arrosage des avenues de deux heures trois quarts à trois heures. Ce règlement, vous le savez, est soigneusement observé, scrupuleusement exécuté. Donc, si de trois heures à cinq heures vous étiez passé dans l’avenue du crime, vous auriez de la boue à vos chaussures, la boue mettant par cette température, environ deux heures à redevenir poussière.

Je bondis sur ma chaise :

— Gentleman, vous êtes détective ?

— Non, dit doucement William Hopkins, je suis observateur… et j’ai des rentes.

Il me salua légèrement, me dit encore :

— Merci, gentleman, pour les renseignements.

Et il sortit.

Je le laissai partir et me pris à réfléchir calmement aux surprises de cette conversation.

— En vérité, me disais-je, ce n’était guère difficile. Il fallait y penser, voilà tout. Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé, voilà !

Cela me fit admirer davantage la manière méthodique, et je comprenais maintenant, mathématique, du raisonnement de mon étrange visiteur. Basé sur la déduction, une observation constante permettait de réaliser ce prodige extraordinaire constituant pour un détective la plus puissante des armes. Malheureusement la police s’attache trop à ce qui est, sans se préoccuper de ce qui peut être, elle s’attarde au possible en négligeant l’impossible. De là tant de crimes restés mystérieux, inconnus, impunis.

— Et cet Hopkins n’est pas détective, me dis-je, quel dommage !

Je l’admirais, en effet, profondément.

Cependant l’esprit de contradiction que chacun de nous possède, cet esprit qui fait qu’on ne prend jamais le roi aux échecs, me porta à penser que ce que William Hopkins avait inventé n’étant qu’un conte, la solution était facile. Il en va autrement dans la vie. S’il se trouvait en présence d’un véritable mystère, d’un crime réel, comment le solutionnerait-il, comment opérerait-il pour arriver à la manifestation de la vérité ? Raisonner est beau, assurément, agir est mieux. Échafauder une histoire, en combiner les péripéties et la dénouer au gré de son plaisir, qu’est-ce que cela prouve ?

C’est ainsi qu’insensiblement aussi bien qu’involontairement je diminuais dans mon admiration les mérites de William Hopkins au soir de notre première rencontre à propos de ces renseignements techniques.

Plus tard, et le lecteur le remarquera sans peine, au cours de ce récit, mon sentiment à l’égard de mon visiteur devait considérablement changer.

« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie », est-il dit quelquefois, mais l’adage peut s’appliquer aussi aux premières impressions et je renonce à dire combien de fois chez moi, elles ont varié.