Le Rire, le Comique et le Risible dans l'esprit et dans l'art


LE RIRE
le comique et le risible
DANS L’ESPRIT ET DANS L’ART


I. Les Causes du Rire, par M. Léon Dumont ; Paris 1862. — II. Poétique ou Introduction à l’Esthétique, par Jean-Paul F. Richter, traduit de l’allemand et précédé d’un Essai sur Jean-Paul, par MM. Alexandre Büchner et Léon Dumont ; Paris 1862, 2 vol. in-8o. — III. Le sentiment du Gracieux, par M. Léon Dumont ; Paris 1863.


Depuis que les sciences de l’esprit sont entrées résolument dans la route de l’expérience, elles n’ont pas eu à s’en repentir. En suivant cette voie plus modeste, elles sont arrivées à des résultats moins grandioses peut-être, mais aussi moins contestables, ou, pour parler exactement, plus certains. On pourrait énumérer toute une série de vérités qu’elles ont établies si solidement par l’analyse, que la critique, loin de les ébranler, semble au contraire les affermir. D’autre part, sur le terrain de l’observation, elles ont rencontré les sciences physiques et naturelles, et se sont, à quelques égards, entendues avec elles. De ce rapprochement sont nés des travaux d’un genre nouveau et d’un sérieux intérêt, qui ont jeté un jour imprévu sur les plus secrets rapports du corps et de l’âme. Il suffit de rappeler à ce propos les grandes recherches de M. Lélut sur la Physiologie de la Pensée, le livre où M. F. Bouillier traite du Principe vital et de l’Âme pensante, les ouvrages consacrés par M. Albert Lemoine au Sommeil et à l’Aliéné devant la Philosophie, la Morale et la Société[1] ; mais il est évident que ce progrès de la science psychologique n’est pas uniquement dû à l’emploi régulier de la méthode expérimentale : il a aussi sa cause dans une judicieuse division du travail d’investigation qui concentre sur des points particuliers des efforts autrefois disséminés. C’est par l’étude spéciale et approfondie de certaines questions bien définies, c’est-à-dire en multipliant les monographies, que la psychologie a le mieux prouvé sa certitude, sa force, sa fécondité, et qu’elle conquiert sans bruit une influence croissante.

Ainsi, sans s’interdire à jamais ces majestueux et imposans systèmes qui embrassent tous les problèmes et répondent à toutes les questions, la philosophie ferait peut-être bien de se livrer quelque temps encore à des investigations partielles. Un ensemble de monographies psychologiques, circonscrites, il est vrai, mais fondées sur des observations délicates poussées jusqu’aux derniers détails, et aussi complètes que possible dans leurs limites restreintes, préparerait infiniment mieux une synthèse durable que les plus brillantes et même les plus heureuses témérités de l’hypothèse. La matière d’ailleurs ne manquerait pas. Que de points déjà traités par les maîtres ont besoin d’être repris et serrés de plus près ! Que de sujets précédemment rebelles même à de puissantes mains, céderaient au travail passionné de quelque jeune intelligence avide de recherches ! Aussi convient-il que la critique accueille favorablement et discute avec bienveillance de semblables essais, quand ils sont sérieux, afin qu’ils croissent en nombre et en qualité, au réel profit de la science. Voilà pourquoi nous nous proposons d’étudier ici le livre récent de M. Léon Dumont sur les Causes du Rire. De toutes les délicates questions comprises dans cette partie de la psychologie qui a gardé le nom mal fait d’esthétique, la question du rire et de ses causes est sans contredit la plus délicate. Quoique une multitude de penseurs s’en soient occupés, ce phénomène du rire, si fréquent, si quotidien, si vulgaire même, qui manifeste si puissamment l’activité et surtout l’exubérance de la vie, et qui joue un si grand rôle dans certaines œuvres d’art, ce frémissement singulier de l’âme et du corps reste, en partie du moins, enveloppé de mystère. Il serait piquant que le mot de cette énigme psychologique nous fût donné par un jeune philosophe amateur, qui ne se réclame d’aucun maître, d’aucune école, et qui n’a d’autre prétention que d’écouter religieusement la voix des faits. Demandons-lui donc, et quand il ne pourra nous répondre, ou quand ses réponses ne nous satisferont pas, cherchons nous-même ce qui manque aux définitions antérieures du rire ; quelle est la définition du rire en nous-mêmes et du risible dans les objets ; comment s’expliquent tous les phénomènes qui sont comme les analogues ou les annexes du rire, et enfin dans quelle mesure les arts doivent admettre le rire, le risible et le comique.


I.


Comme toutes les questions philosophiques, celle du rire a son histoire à la fois générale et particulière, théorique et anecdotique, qu’il serait injuste de dédaigner. Cette histoire prouve une fois de plus que s’il est rare que l’esprit humain saisisse dans chaque sujet la vérité tout entière, il est rare aussi qu’il la manque entièrement. Aussi les définitions du risible qui ont été successivement présentées depuis Aristote jusqu’à nos jours sont-elles plutôt incomplètes que fausses ou absurdes. Il est même permis d’affirmer qu’il n’en est pas une qui ne contienne un élément de vérité digne d’être recueilli. Celles qui nous sont venues de l’antiquité ont un commun défaut : elles reposent sur une analyse qui tient compte de l’objet risible en lui-même, mais ne s’efforce pas assez de démêler et de décrire les effets produits par l’objet risible sur les diverses facultés de celui qui rit. Cependant l’un des caractères du risible, son caractère le plus général peut-être, y est signalé. On lit au cinquième chapitre de la Poétique d’Aristote les lignes que voici : «.... Le ridicule suppose toujours un certain défaut et une difformité qui n’a rien de douloureux pour celui qui la subit, ni rien de menaçant pour sa vie. C’est ainsi qu’un masque provoque le rire dès qu’on le voit, parce qu’il est laid et défiguré, sans que d’ailleurs ce soit par suite d’une souffrance[2]. » En citant ce passage et en l’examinant, on doit avoir soin de remarquer qu’Aristote ne s’y est pas proposé de donner une définition, encore moins une théorie du risible : il a voulu seulement constater que le ridicule est l’élément essentiel de la comédie, et que le ridicule est toujours en lui-même une sorte de défectuosité, d’irrégularité, d’incorrection, qui reste en deçà de certaines limites. Et cette observation est si exacte, quoique incomplète, qu’elle s’est reproduite constamment dans la plupart des théories ultérieures et qu’on est forcé de la déclarer juste, au moins en ce qu’elle affirme. Cicéron et Quintilien l’ont faussée, le premier en appuyant trop fortement sur les mots laideur et difformité, le second en mêlant au sentiment du risible une idée de blâme qui n’y est pas associée dans la réalité. Ceux-là la fausseraient bien plus gravement encore qui n’entendraient par le mot défaut ou défectuosité qu’un désordre moral, léger il est vrai. Toutefois, en relisant tel de ces auteurs que M. L. Dumont désigne comme n’ayant vu dans le beau que la forme du bien, le jeune esthéticien reconnaîtra que ce même auteur a profondément distingué du beau moral plusieurs autres espèces de beautés, par exemple la beauté physique, la beauté intellectuelle, la beauté des actes non marqués du caractère de moralité. Nous avouons très volontiers que l’idée d’un désordre léger n’épuise pas la notion du risible, et à cet égard nous nous exécutons de bonne grâce ; mais à notre tour nous prenons acte de cet aveu : « que le risible est quelque chose d’irrégulier et d’exceptionnel[3], » et nous ajoutons que, si le risible est si varié dans ses formes, c’est qu’il y a plusieurs sortes de règle ou d’ordre, et qu’une bonne classification des objets risibles a peut-être son meilleur point d’appui dans la distinction des diversités de l’ordre et de la règle.

C’est parce que le risible est toujours quelque chose d’irrégulier ou d’exceptionnel qu’on a été entraîné à le confondre avec ce qui est inattendu, avec ce qui produit tel ou tel contraste, avec le défaut d’harmonie, ou bien même avec l’absurdité. On ne trouvera en effet aucun objet risible qui ne présente, en même temps que la forme de l’irrégularité, l’un pour le moins des caractères que nous venons d’énumérer. Nous ne pensons pas avoir jamais ri d’un objet régulier, habituel, attendu, harmonieux par rapport à lui-même et par rapport au reste, et de plus parfaitement logique et raisonnable. Enfin il n’y a pas moyen de le contester : l’inattendu, ce qui fait contraste tout à coup, ce qui brise subitement l’harmonie existante, et ce qui dément inopinément la raison et la vérité, ce sont là autant de formes de l’exception et de l’irrégularité. Ainsi le risible est irrégulier, et l’irrégulier est un genre qui a ses espèces. Les écrivains qui ont prétendu réduire le genre à l’une de ces espèces se sont trompés ; mais, en reconnaissant et en distinguant tour à tour chacune des espèces du genre, ils ont rendu à la psychologie du risible et du rire un service qui aurait mérité d’être mieux apprécié par ceux qui profitent du résultat de leurs efforts.

C’était donc quelque chose d’avoir éclairé d’une lumière croissante la nature extérieure, ou, comme disent les Allemands, la nature objective du risible. Ce n’était pourtant que la moitié de la tâche à accomplir, car le risible doit son nom tout autant à l’effet qu’il produit sur nous qu’à ce qu’il est en lui-même. Le risible et le rieur sont deux termes d’un même rapport, et ce rapport ne saurait être suffisamment connu de quiconque ignore l’un des deux termes. Or ces deux termes sont connus, au moins confusément, de tout le monde, puisqu’il n’est ici-bas personne qui n’ait ri ou qui, en riant, n’ait eu conscience de son rire. Il en est résulté d’abord que, dès le principe, les théories du risible contenaient une certaine vue des élémens internes ou psychologiques du rire, et réciproquement que les analyses modernes du rire ont presque toutes retenu cette notion de l’irrégularité et du léger désordre qui est au fond des définitions anciennes. Ainsi la difficulté pour les derniers venus n’était pas de saisir dans le mobile phénomène son élément psychologique, mais de faire à cet élément la part qui lui revient. C’est à quoi se sont appliqués des esprits curieux et même de vigoureux génies qui n’ont pas jugé la question du rire indigne de leurs réflexions. Parmi les premiers, la plupart, malgré certaines différences, semblent s’accorder à définir le sentiment du rire : le plaisir momentané que nous fait éprouver la perception d’un rapport d’opposition entre ce qui est et ce qui doit être. Nous voyons dans cette définition la sensibilité figurer sous la forme du plaisir, et l’intelligence sous la forme de la perception d’un rapport. C’est déjà quelque chose. L’illustre auteur de la Critique de la Raison pure, et de la Critique du Jugement, Kant, après avoir analysé le beau, le sublime et leurs effets sur l’âme, n’a pas trouvé au-dessous de lui de rechercher quelle est l’essence psychologique du rire. Dans les deux ou trois pages qu’il y a consacrées, reparaît la conception de l’absurde, si souvent invoquée et encore contestée ; mais Kant y ajoute, comme élément intérieur, une affection de la sensibilité, et essaie d’expliquer l’espèce de satisfaction particulière qui accompagne le rire. Nous ne croyons pas possible d’accorder à ce puissant observateur que le rire soit « une affection qu’on éprouve quand une grande attente se trouve tout à coup anéantie[4]. » Cent fois pour une, nous rions sans rien attendre, et sans que notre attente se réduise à néant. Mais il y a dans l’analyse rapide de Kant une ligne qui enveloppe le germe, plus tard développé par d’autres, de ce que nous oserons nommer la métaphysique du rire : cette ligne indique brièvement que la jouissance du rire tient à ce que le jeu des représentations apportées à l’esprit par l’objet risible « produit un équilibre des forces vitales. » En effet, nous montrerons tout à l’heure comment le rire met en jeu subitement, vivement et facilement, car il exclut tout effort, les énergies diverses de notre vie physique, sensible et intellectuelle.

On peut défier le lecteur étranger aux spéculations d’outre-Rhin de deviner ce que cette question du rire, si épineuse, mais si intéressante et qui réclame tant de clarté, est devenue entre les mains des philosophes et des esthéticiens de l’Allemagne. Loin de nous la pensée de traiter avec dédain des hommes qui ont imprimé à l’intelligence humaine l’un de ses plus amples mouvemens. Néanmoins la justice n’est pas l’aveuglement, et il faudrait être aveugle pour ne pas apercevoir les nuages que l’imagination germanique s’est complu à épaissir autour du phénomène dont il s’agit ici. Le grand et habile organisateur de l’esthétique allemande, Hegel, sans être clair, est encore assez ferme et assez raisonnable dans ses observations sur le risible. « Tout contraste, dit-il, entre le fond et la forme, le but et les moyens, peut être risible. C’est une contradiction par laquelle l’action se détruit elle-même, et le but s’anéantit en se réalisant[5]. » Et plus loin : « Le rire n’est (dans certains cas) qu’une manifestation de la sagesse satisfaite, un signe qui annonce que nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et nous en rendons compte. » Nous ne discuterons pas ces brèves réflexions : il suffit de noter que, si les élémens du rire y sont renfermés, ils y sont tantôt faussés, tantôt obscurcis ; mais que dire de cette définition de Wischer, un des disciples de Hegel : « Le risible, c’est l’idée sortie de sa sphère et confinée dans les limites de la réalité, de telle sorte que la réalité paraisse supérieure à l’idée ? » La fantaisie philosophique et la métaphysique en gaîté atteignent les dernières limites dans ce passage de Zeising cité et traduit par M. Léon Dumont : « Lorsque le dieu suprême vient au rien, il se produit un monde, et quand son image, l’homme, rencontre le rien, il se produit un rire. L’univers est le rire de Dieu, et le rire est l’univers de celui qui rit. Celui qui rit s’élève jusqu’à Dieu ; il devient créateur en petit d’une création gaie, destructeur du rien, contradicteur de la contradiction… C’est alors que l’idée du rien avorte chez lui dans le sentiment du tout, de la liberté illimitée, de la subjectivité qui se sent comme perfection. Dans et avec ce sentiment de la perfection subjective, il s’élance hors du point mathématique, de ce point central de l’objet comique, et ce saut, c’est le rire… » On demandera peut-être de qui ou de quoi M. Zeising se moque dans ce passage, si c’est du lecteur, de la science ou de lui-même. Nous sommes convaincu que l’auteur des Recherches esthétiques ne se moque de rien ni de personne, et qu’il a cru sincèrement être aussi sérieux que profond. Il a suivi, vraisemblablement sans malice, l’habitude que Hegel a signalée et blâmée dans les poètes et artistes de son pays lorsqu’il a dit : « Nous autres Allemands, à l’inverse des Français, nous nous attachons trop exclusivement au fond dans les œuvres d’art ; satisfait de la profondeur de son idée, l’artiste s’inquiète peu du public qui doit se pourvoir lui-même, se mettre l’esprit à la torture et se tirer d’affaire comme il lui plaît et comme il peut. » Ce blâme, les artistes allemands ne l’ont pas seuls encouru, et nous doutons qu’à cet égard Hegel lui-même fut en pleine sûreté de conscience.

La théorie du risible de Jean-Paul Richter, au contraire, nous semble très intelligible, en même temps qu’elle est la plus importante et la plus complète de toutes celles que nous connaissons. Elle est développée dans la Poétique ou Introduction à l’Esthétique du célèbre humoriste, dont MM. Alexandre Büchner et Léon Dumont viennent de publier la traduction en français. Jean-Paul a embrassé tous les élémens de la question. Rien n’a échappé à la vivacité pénétrante de son coup d’œil, ni l’aspect extérieur du risible, ni les mouvemens intellectuels et sensibles qu’il provoque dans notre âme, ni l’ébranlement physique qui en est la conséquence. Son analyse a évidemment servi de modèle et de guide à celle de M. Léon Dumont, son interprète. Prenant d’abord le risible en lui-même, Jean-Paul le définit l’infiniment petit, parce qu’à ses yeux, le risible est le contraire du sublime, c’est-à-dire de l’infiniment grand. Nous ne sommes pas sûr que le risible soit l’infiniment petit ; mais nous sommes certain qu’il n’est pas le contraire du sublime, ni même le contraire du sérieux. Si, de l’avis de tout le monde, le risible a pour caractère et pour essence de produire le rire, — j’entends le véritable rire, — plus fortement et plus infailliblement que quoi que ce soit, le contraire du risible sera sans contredit, non pas simplement ce qui fait pleurer, puisque le rire peut aller jusqu’aux larmes, mais bien ce qui est triste et surtout ce qui est triste jusqu’à faire pleurer. L’absence d’une chose n’en est pas le contraire, et le sérieux n’est que l’absence du risible. Ainsi, par exemple, l’innocence est l’absence du vice, elle n’en est pas le contraire : ce contraire, c’est la vertu. Au reste, Jean-Paul n’insiste pas sur sa première définition du risible. Chemin faisant, il la modifie et ramène l’objet risible à trois élémens : d’abord une absurdité, c’est-à-dire l’entendement d’un individu violant ses propres lois ; puis, en second lieu, l’expression saisissable par nos sens de cette absurdité ; enfin la contradiction entre cette absurdité et les pensées que nous attribuons à l’individu dont l’action est absurde. Quant au plaisir du rire, Jean-Paul n’en parle qu’à propos du comique, et il le fait consister dans « la jouissance ou plutôt l’imagination et la poésie de l’entendement tout à fait affranchi qui s’exerce sur trois chaînes syllogistiques et fleuries, et s’y balance çà et là en dansant. » Il dit aussi que le comique a le charme du vague, et que par là il se rapproche du chatouillement corporel « qui, comme un double son folâtre, s’éteint entre la douleur et le plaisir. » Quoique plus poétiques et plus colorées qu’il ne convient à une analyse scientifique, ces expressions laissent apercevoir quelques-uns des traits du phénomène. De ces traits, il en est un que Jean-Paul n’a trouvé que dans son imagination : ce n’est certes pas l’observation qui lui a appris que nous attribuons à l’objet risible notre âme et notre manière de penser. Une telle attribution n’a jamais lieu. Cette méprise est singulière de la part d’un théoricien qui a si exactement mesuré l’importance, l’influence irrésistible et la rapidité de l’acte intellectuel dans la production du rire, car là est le principal mérite de cette curieuse étude de Jean-Paul.

Nous ne multiplierons pas ces exemples. Ce que nous avons dit a suffi pour montrer l’importance et le caractère des débats scientifiques soulevés par la question du rire. Nous avons tenu surtout à marquer le point où les principales discussions antérieures ont conduit et laissé le problème. À vrai dire, ces discussions ont dégagé et éclairé jusqu’à un certain degré toutes les faces de ce sujet complexe. Les formes mobiles et fuyantes de ce protée psychologique ont été à peu près toutes entrevues au passage et plus ou moins fidèlement esquissées. La tâche des derniers venus était donc d’adopter une méthode large et sévère en même temps, de retrouver par l’analyse toutes les parties du phénomène déjà signalées, et de rétablir entre ces élémens le lien de cause à effet qui les rattache. Bref, il s’agissait moins d’inventer que de vérifier, démontrer et organiser.


II.


Dans l’ordre de ces faits quotidiens que chacun peut atteindre, vérifier, c’est mieux observer ; démontrer, c’est mieux expérimenter et mieux décrire ; organiser, c’est mieux classer sur le sujet qui nous intéresse. Laissons parler l’observation, et complétons au besoin son témoignage par celui de l’expérimentation.

Il y a deux rires, le rire de l’âme et le rire du corps. Le premier est ordinairement suivi du second ; cependant ils sont aussi distincts l’un de l’autre que les larmes sont distinctes de l’affliction, et il n’y a qu’une analyse grossière et superficielle qui se méprenne jusqu’à les confondre. Rien de plus facile que de les produire séparément ou de les isoler lorsqu’ils se présentent réunis, tant il y a de différences dans leurs élémens, et en quelque façon dans leur ressort et dans leur mécanisme. À considérer d’abord le rire corporel, on n’y surprend que des mouvemens purement organiques. Le grand ressort du rire physique, c’est le diaphragme, dont le nom grec n’effraie plus quand on sait qu’il signifie tout bonnement cloison, parce que ce muscle membraneux sépare, comme une cloison, la poitrine de l’abdomen. Quand les poumons sont vides, cette espèce de toile se courbe et se gonfle de bas en haut ; quand l’air remplit les poumons, la cloison mobile s’abaisse, et sa courbure s’aplatit. Aspirez fortement, votre diaphragme descend ; respirez au contraire, votre diaphragme remonte. Le bâillement, le hoquet, le soupir, le sanglot, le rire physique, sont autant de mouvemens divers du diaphragme. Lorsque nous éclatons de rire, le diaphragme est d’abord refoulé sous le poids d’une aspiration prolongée et quelquefois douloureuse ; puis il se détend et sautille en provoquant toute une série d’expirations rapides et saccadées. L’air, chassé hors de la poitrine par ces sautillemens, sort du larynx avec un tremblement qui fait chevroter la voix ; la bouche s’ouvre, les coins des lèvres se relèvent, tous les muscles de la face se dilatent, et le visage s’épanouit.

Or ce qui démontre que ce n’est pas là le rire tout entier et qu’une explication exclusivement physiologique et matérialiste du rire est inadmissible, c’est qu’en l’absence du rire intérieur il y a des moyens variés de produire soit totalement, soit partiellement le phénomène corporel que nous venons de décrire. Que nous y consentions ou non, nous rions lorsqu’on nous chatouille à la région des côtes, sous la paume de la main, sous la plante des pieds. Pour jeter les personnes nerveuses dans un accès de rire convulsif, le chatouillement n’est pas nécessaire : la menace suffit. Les chimistes disent que le protoxyde d’azote, ou gaz hilarant, aspiré par l’homme, excite des sensations délicieuses qui se traduisent en éclats de rire singuliers. On rencontre en Sardaigne une terrible plante, la sardonie, appelée dans la science ranunculus sceleratus, dont les feuilles ressemblent au persil sauvage et contiennent un poison actif qui tue de si étrange sorte que la victime, en mourant, semble éclater de rire. C’est là le véritable rire sardonique qui a transmis son nom à toute espèce de rire amer ou douloureux. Tous ces moyens étant ou trop excitans ou trop dangereux, on peut, pour isoler le rire physique, recourir aux procédés très curieux du docteur Duchenne (de Boulogne). Après de longues recherches, ce savant expérimentateur est parvenu à mettre en mouvement, au moyen de réophores électriques, les muscles les plus délicats du visage humain, et à leur faire exprimer artificiellement les passions diverses de l’âme à leurs différens degrés, sans la participation du principe spirituel. Ce qui donne à ses expériences une portée saisissante, c’est qu’il obtient le rire ou telle autre expression non-seulement du sujet vivant, mais même d’un corps mort, pourvu que celui-ci ait conservé quelque irritabilité. Au contact de l’instrument, à l’ordre du savant physiologiste, l’homme rit, le cadavre rit. Des photographies où le phénomène a été fixé attestent le succès de ces expérimentations, qui intéressent vraiment la psychologie, comme le dit M. Duchenne, puisque, quant à la question qui nous occupe en ce moment et à ne parler que de celle-là, elles sont décisives[6].

La réunion des exemples précédens compose, par rapport à la recherche dont il s’agit, ce que Bacon aurait appelé une table d’absence dans les analogues, c’est-à-dire une série de faits analogues au rire et où manque pourtant le rire de l’âme, qui seul mérite le nom de rire. Pour celui qui expérimente, de tels faits sont d’un grand prix, parce qu’ils désignent tout de suite les élémens que l’investigation doit écarter. Ces faits avaient donc leur place marquée dans une monographie comme celle de M. Dumont, et nous aurions désiré les voir inscrits à côté de quelques autres qui sont importans, mais peut-être moins décisifs. La valeur de ces études spéciales consiste essentiellement à varier l’expérience avec tant d’habile insistance que peu à peu la vérité se dégage du sein des exemples choisis et finisse par sauter aux yeux. Ainsi, après avoir établi que le corps rit souvent, ou plutôt qu’il semble rire, sous l’influence de certains agens extérieurs purement physiques, chimiques ou mécaniques, et à l’exclusion de tout objet risible, il était utile de montrer, comme on l’a fait, qu’il dépend de l’âme soit d’imposer silence au rire corporel, soit de le produire sans motif, comme il arrive à ceux chez lesquels le rire presque continuel est devenu un tic fatigant et ridicule. Cependant il eût fallu ne pas omettre le pouvoir qu’ont les acteurs de simuler les mouvemens, les bruits sonores, les modifications du visage, qui expriment l’état intérieur d’une âme épanouie et riante, et cela lorsque la douleur les accable ou même lorsqu’ils ont la mort dans le cœur. Cette désharmonie entre le dedans et le dehors, les mauvais comédiens la laissent percer et recueillent des sifflets ; les artistes consommés la dissimulent par un effort suprême, et enlèvent les applaudissemens ; mais, visible ou cachée, elle est fréquente, et le rire physiologique s’y montre ce qu’il est, c’est-à-dire un masque mobile et vivant que le personnage prend ou dépose, mais sous lequel l’homme plus d’une fois a pleuré. N’en déplaise à ceux qui l’accusent de se repaître d’abstractions, la science de l’esprit prend son bien partout où elle le trouve : elle distingue l’âme du corps aussi bien dans la damnée créature qui trompe par des larmes feintes celui dont elle se rit en dessous que dans le diplomate à la mine impassible dont le rire muet n’éclate qu’in petto.

Si le rire ne consistait que dans un ensemble de mouvemens organiques, pourquoi les animaux ne riraient-ils pas ? Beaucoup d’espèces animales ont, comme nous, un diaphragme, un appareil respiratoire et vocal, des muscles faciaux souples et mobiles. Pourtant aucun animal ne rit. Aristote, qui constate à deux reprises le fait dans un même chapitre du traité des Parties des animaux, ne l’explique ou n’essaie de l’expliquer que par rapport au rire qu’excite le chatouillement. Cet effet, dit-il, a sa cause dans la délicatesse de la peau de l’homme. Il est regrettable que l’antique fondateur de la psychologie et de la physiologie n’ait pas abordé plus hardiment la difficulté. Il a du moins démêlé le fait, qui reste acquis à la science. Vivès, au XVIe siècle, a cru tenir la raison du phénomène. D’après cet adversaire d’Aristote, seul, entre tous les animaux, l’homme rit, parce que seul il a un visage où s’exprime le rire, tandis que la face des bêtes est immobile. Il y a trois erreurs dans ces trois lignes : d’abord il est inexact que le masque des animaux soit immobile ; puis on ne rit pas seulement du visage, mais aussi de la voix ; enfin, eût-il un visage semblable au nôtre, l’animal ne rirait pas : pour cela, il lui manquerait encore non pas une âme, puisqu’il en a une qui sent, connaît et se souvient, mais une âme douée de la faculté tout à fait éminente de comprendre et de juger le risible. Quelle est donc cette faculté ? Il faut le savoir. Peut-être ceux qui analysent le risible et le rire ne font-ils autre chose qu’étudier par un certain côté l’essence de la raison elle-même.

À l’égard du rire invisible de l’âme ou du risible dans l’esprit, le dernier chercheur qui se soit aventuré sur ces terrains mouvans, M. L. Dumont, se persuade qu’il a rencontré la solution du problème, et l’annonce en ces mots : « Nous pouvons présenter maintenant la véritable définition du risible. » Cette heureuse confiance ne déplaît pas, elle inspire même une bienveillante sympathie. On voudrait partager la sécurité où se repose le jeune esthéticien ; mais dès les premières pages les doutes s’élèvent et l’inquiétude commence. On est surpris de voir paraître tout à coup la solution vers laquelle on espérait être conduit pas à pas. Cette solution, on la considère attentivement, et la surprise redouble. « Le risible, dit M. Dumont, peut être défini : tout objet à l’égard duquel l’esprit se trouve forcé d’affirmer et de nier en même temps la même chose. En d’autres termes, c’est ce qui détermine notre entendement à former simultanément deux rapports contradictoires. » Que l’on définisse d’abord le risible par les effets qu’il produit sur notre âme, rien de plus permis ; c’est même là une marche excellente, puisqu’elle nous mène de ce que nous connaissons le mieux à ce qui nous est moins voisin et moins connu. Cependant, puisqu’on professe avec raison que le risible est non-seulement jugé, mais senti, qu’il agit et sur l’entendement et sur la faculté de jouir, la définition que l’on énonce au début, et à laquelle on restera fidèle jusqu’à la fin de l’ouvrage, devait réfléchir la double puissance du risible, et non le présenter comme un objet qui n’atteint que notre intelligence. Quoi qu’il en soit, l’acte intellectuel est assurément le premier qui s’accomplisse : l’esprit le plus alerte, le plus prompt, le plus agile, a beau avoir des ailes en quelque sorte et saisir au passage l’objet risible, comme l’hirondelle prend en volant l’insecte qui traverse l’air ; il y a un moment, si bref que l’on voudra, où l’on connaît d’abord la chose dont on ne rit qu’ensuite. Rire de ce qu’on ignore absolument est radicalement impossible : on l’avoue en donnant à l’entendement le pas sur la sensibilité. Cette priorité de l’intelligence sera-t-elle maintenue ? Nous verrons bien. Pour le présent, on semble la reconnaître, et c’est un mérite que nous aimons à signaler.

Toutefois ce n’est point assez. Une des nouveautés à introduire dans la monographie du rire et du risible eût été la description exacte du phénomène intellectuel par lequel débute le rieur. Or dire que le risible est ce qui force l’entendement à affirmer les contradictoires, voilà qui est incontestablement nouveau ; mais est-ce exact ? Nous n’hésitons pas à le nier. Pourquoi ? Parce que, ainsi que nous l’avons rappelé déjà, la nature de l’esprit humain s’y refuse, comme le même espace se refuse à contenir deux corps différens au même instant. Affirmer en même temps que le même objet est blanc et noir, rond et carré, vrai et faux, personne ne le peut ni ne le pourra jamais. Pourtant, si Aristote, si Leibnitz et tant d’autres s’étaient trompés, si les exemples que l’on invoque prouvaient que le principe de contradiction est un joug léger que l’esprit humain secoue ou brise quelquefois, il faudrait bien nous rendre à l’évidence. Examinons donc les exemples sur lesquels s’appuie M. Dumont ; d’ailleurs ils sont très simples et faciles à discuter[7]. « Un homme distrait veut sortir d’un salon où il laisse nombreuse compagnie; il se croit à la porte de la rue, et s’écrie : « Le cordon, s’il vous plaît ! » Nous éclatons de rire : que s’est-il passé en nous ? » M. Dumont est convaincu qu’à ce cri, par une erreur rapide comme l’éclair, mais néanmoins réelle, nous avons cru et affirmé que cet homme était devant la porte de la rue, puis que, revenus de cette illusion, nous avons nié ce premier jugement, et qu’ainsi l’élément intellectuel du rire, ou le risible dans l’esprit, c’est une affirmation tout aussitôt niée. L’auteur nous accordera, nous en sommes certain, que former un jugement et le détruire sont deux actes successifs, non deux actes simultanés, et qu’il est obligé, sous peine de se contredire, de modifier gravement les termes de sa définition ; mais il y a plus : qu’il nous permette de lui demander si, lorsque son distrait a crié, en plein salon : « Le cordon, s’il vous plaît ! » il s’est trouvé un seul assistant, nous disons un seul, capable de s’abuser au point de se croire, ne fût-ce qu’une seconde, près de la loge du concierge ? À qui fera-t-on admettre que toutes ces personnes qui ont éclaté de rire ont toutes partagé, ne fût-ce qu’un instant, l’erreur du distrait, que toutes elles ont affirmé instantanément que la porte du salon était celle de la rue, et qu’elles ont ensuite nié leur propre affirmation ? À coup sûr, la compagnie a mentalement nié quelque chose ; mais ce qu’elle a nié, c’est uniquement l’affirmation risible contenue dans le cri qu’elle a entendu. Au lieu d’appartenir à un seul et même sujet, c’est-à-dire au rieur, l’affirmation et la négation sont venues l’une du distrait, l’autre du rieur.

Le second exemple cité par M. Dumont tourne également contre sa théorie, et la renverse au lieu de la soutenir. Un petit homme se baisse en passant sous une porte, et nous rions. « Nous l’avons vu faire un mouvement que font seulement les personnes qui sont de haute stature, et nous ne pouvons nous empêcher de penser tout d’abord que cet homme est grand ; mais en même temps notre attention se porte sur lui, et nous nous apercevons qu’il n’en est rien. Sa taille détruit le jugement que son geste nous avait suggéré. » Eh ! mon Dieu non ! Les choses sont autres, et beaucoup plus simples : avant, pendant et après son passage sous la porte, le petit homme a toujours été petit à nos yeux ; sa taille n’a pas eu à démentir un jugement que nous n’avons pas formé, parce que d’avance elle l’avait rendu impossible. Encore une fois, nous reconnaissons avoir nié une certaine affirmation ; mais cette affirmation n’était pas nôtre. Ce jugement ou plutôt cette espèce de duperie que l’on place au commencement du rire est une addition gratuite ; l’observation n’en retrouve aucune trace, et la théorie ne marche que mieux quand on l’en a débarrassée.

Aussitôt que l’intelligence a connu et jugé l’objet risible, l’âme rit. Ce rire lui est agréable ; c’est pour elle un plaisir, et tout plaisir est une modification de la sensibilité. Ce point n’est pas contesté. Cependant, sur les détails, on est encore assez loin de s’entendre avec soi-même et avec les autres. Les termes les plus clairs s’obscurcissent et changent tout à coup de signification. Après avoir établi que le fait intellectuel est le premier, après avoir affirmé qu’il consiste dans deux jugemens dont l’un détruit l’autre, on se dédit en soutenant que le contraste qui existe entre les deux rapports n’est pas connu, mais qu’il est senti, comme s’il était possible de sentir un rapport avant d’en avoir eu connaissance. Cette erreur en amène une autre. On veut que l’élément principal de toute théorie du rire soit l’étude du sentiment agréable dont le rire est accompagné, tandis que le point capital de toute analyse est évidemment le fait que supposent et d’où dérivent les phénomènes ultérieurs, et que ce fait ici est la conception du risible. On le reconnaît du reste implicitement, puisque l’on explique non point certes la conception par le sentiment, mais tout au contraire le sentiment par le double jugement qui le précède. À cet endroit, et malgré quelques exagérations et quelques méprises, la nouvelle théorie devient juste et assez profonde ; elle se montre manifestement en progrès sur les théories antérieures.

Ceux qui, en philosophie, énumèrent les phénomènes partiels compris dans un phénomène total décrivent la vie de l’âme sans l’expliquer. Ceux qui disent comment chaque phénomène engendre le suivant, et qui donnent la raison de cette génération, expliquent en même temps qu’ils décrivent. Quelle que soit la prodigieuse rapidité avec laquelle le plaisir, dans le rire, succède à la conception du risible, le rire est une conception avant d’être un plaisir. Quand on a noté ces deux faits dans l’ordre où ils se produisent, on a brièvement décrit le rire ; on ne l’a pas expliqué. Reste alors, pour que la tâche soit achevée, à mettre en lumière le lien qui rattache l’acte intellectuel à l’émotion agréable. Une exacte théorie de la sensibilité résoudrait la difficulté, pourvu toutefois que cette théorie sût pénétrer jusqu’à la racine même de nos plaisirs. Or cette théorie existe ; et celui qui l’a fondée, c’est encore cet Aristote que l’on est sûr d’apercevoir devant soi dans toutes les voies de la recherche philosophique. Omise dans le Traité de l’Âme, l’analyse du plaisir et de la peine occupe dans la Morale à Nicomaque une place considérable, et l’essence des deux phénomènes y est déterminée en traits auxquels la science moderne n’a ajouté que peu de chose. La vie, y est-il dit, est une sorte d’acte, et chacun agit dans les choses et pour les choses qu’il aime le plus. Le plaisir complète les actes, et par suite il complète la vie que tous les êtres désirent conserver, et c’est là ce qui les justifie de chercher le plaisir, puisque pour chacun d’eux le plaisir complète la vie que tous ils aiment avec ardeur. Aristote a dit encore, de ce ton simple et mâle qu’il ne quitte presque jamais : « Peut-être même les actes de chacune de nos facultés devant se développer sans entraves, le bonheur doit-il être nécessairement l’acte de toutes nos facultés réunies, ou du moins l’acte de l’une d’entre elles, et cette activité est pour l’homme le plus désirable des biens, du moment que rien ne la gêne, ni ne l’arrête. Or voilà précisément le plaisir[8]. « Il y a de grandes clartés dans ces quelques lignes. Nous aimons à vivre ; vivre, c’est développer nos facultés sans gêne, sans entrave, par conséquent sans effort. Développer ainsi nos puissances librement, sans lutte, c’est le plaisir. Le plaisir a donc sa cause dans la vive conscience d’une existence active et facile. Parvenus à cette profondeur, nous avons touché la raison dernière du fait, et l’analyse n’aurait plus rien à nous apprendre. M. Hamilton a reprit cette admirable doctrine du plaisir : il l’a encore éclaircie et développée ; mais un autre, peut-être avant d’avoir lu Aristote, s’était rencontré avec lui sur ce point : cet autre, c’est Jouffroy, dont il convenait à un psychologue français de ne pas oublier ici le nom. La seconde leçon du Cours de droit naturel présente, avec cette lucidité que Jouffroy répandait sur toutes les questions, l’explication du plaisir par l’exercice facile, naturel et libre de nos facultés, et celle de la peine par l’effort qu’exigent nos tendances pour arriver à se satisfaire lorsqu’un obstacle les arrête. Sous une autre forme, c’est toujours la doctrine de la Morale à Nicomaque : le bonheur consiste à être, à vivre, et le plaisir de vivre est d’autant plus doux que nos énergies naturelles jouent avec une liberté plus entière et une plus grande facilité. Là était le secret du plaisir que nous cause le rire, et M. Léon Dumont a eu raison d’étudier le phénomène par ce côté, qui est le bon.

Ce qu’il pense de très bonne foi y avoir découvert est ingénieux, spécieux, habilement exposé. De plus sa solution étant la première qui ait été méthodiquement proposée dans notre pays, beaucoup d’esprits inclineront naturellement à l’admettre ; mais la critique doit-elle ou non la laisser passer ? Que l’on en juge. « La connaissance d’un objet (risible), dit-il, donne d’abord à notre entendement une certaine impulsion, et stimule son activité dans une certaine direction ; mais immédiatement une impulsion contraire lui vient d’une autre qualité de ce même objet, et imprime à cette activité, avec une assez forte secousse, la direction contraire : telle est la série de phénomènes que cause en nous la présence d’un objet risible, et l’ensemble des modifications de la sensibilité qui accompagnent ce procédé constitue le sentiment du rire. Une sorte de choc, l’excitation de l’entendement à un double exercice de son énergie relativement à un seul objet, et une certaine variété dans cette activité, tels sont les élémens de ce sentiment… L’objet risible imprime à cette énergie une intensité extraordinaire et exceptionnelle… Il ne s’agit plus d’un minimum, mais d’un maximum d’intensité. Ce redoublement d’énergie est accompagné d’un double sentiment agréable et par conséquent d’une somme double de plaisir. » Voilà qui n’est ni commun, ni superficiel, ni dépourvu d’une certaine clarté. Pourtant le faux s’y mêle au vrai de façon à surprendre l’attention la plus exercée. Tout le système repose sur un premier fait que nous avons démontré être absolument chimérique. Ce fait, c’est l’adhésion, aussi rapide qu’on voudra, de notre raison à la sottise, à la niaiserie, à la distraction qui provoque notre rire. Encore un coup, la bêtise d’un niais qui fait l’homme d’esprit nous saute aux yeux tout de suite, et tout de suite nous l’affirmons ; et si, comme on le prétend, nous avons commencé par être dupes, revenus de notre erreur, nous ne rions pas : loin de là, il nous déplaît fort d’avoir été pris au piège. Dans ce dernier cas, nous nions certainement notre affirmation première; mais aussi nous nous sentons dupés, et ce sentiment désagréable, bien loin de surexciter notre énergie intellectuelle jusqu’à son plus haut degré d’intensité, l’arrête, la glace. Nous demeurons penauds et interdits ; nous craignons d’être ridicules, et en fait ne serait-ce pas l’être tant soit peu que de prendre un nain pour un géant par cela seul qu’il a baissé la tête en passant sous une porte ? Ainsi il faut choisir : ou la première affirmation n’est pas, et alors le rire n’a pas sa cause dans le prompt démenti que le rieur se donne à lui-même, ou cette première affirmation est réelle, et si elle l’est, la négation qui la détruit anéantit toute possibilité de rire.

Que l’on tourne et retourne le phénomène du rire de toutes les manières, jamais on ne réussira à prouver qu’il consiste dans une réaction de l’esprit du rieur contre lui-même, cette réaction ne fût-elle qu’instantanée. D’ailleurs elle ne saurait être suivie d’une nouvelle action amenant une nouvelle réaction ; la première réaction paralyserait l’énergie de l’âme, et le phénomène cesserait. Dans le rire, nous n’allons pas de nous à nous-mêmes, mais, ce qui est fort différent, nous oscillons de nous-mêmes à l’objet et réciproquement. On ne se fait pas rire soi-même. Le rire est un épanouissement, une explosion essentiellement expansive, et dont la cause nous est extérieure. Jean-Paul l’a finement indiqué dans une page piquante où il constate ce détail curieux et significatif : que si nous sommes à un faible degré complices de celui qui nous chatouille, aussitôt la vivacité du chatouillement s’émousse. « Nous ne sentons, dit-il, qu’à moitié le chatouillement sous l’aisselle ou sous le pied quand il est produit avec notre consentement par un doigt étranger ; quant à notre doigt, il n’y produit rien de semblable. » Le spirituel humoriste a touché juste. Il aurait dû marquer davantage le trait qui rattache son observation à la théorie du rire psychologique. Ce trait, c’est que de même que, pour nous chatouiller, il faut une main étrangère et libre de toute direction de notre part, de même aussi, pour nous imprimer la secousse du rire intérieur, il faut un objet extérieur, ou pris pour tel, et qui agisse sur nous sans notre participation. Il est bien entendu que nous percevons l’objet risible et que même nous y devenons attentifs : autrement il nous serait inconnu ; mais cette perception, même attentive, n’est pas le jugement parasite qu’on voudrait greffer sur le phénomène et qui doit en être retranché.

Débarrassée de cette malencontreuse surcharge, la théorie se relève ; elle marche régulièrement, et il devient plus aisé de l’entendre et de la suivre. Se sentir vivre sans souffrance est agréable à l’homme. Agir, c’est vivre ; se sentir agir librement, fortement, est un plaisir. Quand on est en pleine vigueur, chasser, nager, monter à cheval, se livrer à la gymnastique sont autant de plaisirs qui consistent à se sentir vivre largement et puissamment dans sa personne physique. De même, quand on a acquis l’habitude de penser et d’écrire, être en veine, écrire de verve, ce sont de vrais et vifs plaisirs, parce que nous y puisons la pleine conscience de l’existence intellectuelle. Sommes-nous affaiblis par la maladie et incapables de marcher, mais néanmoins convalescens et avides de jouir quelque peu de la vie, le médecin nous prescrit ce qu’il nomme le mouvement passif, c’est-à-dire la promenade en chaise, en voiture ou en bateau, parce que être mû, même sans se mouvoir soi-même, c’est encore agir, par conséquent se sentir être et en goûter la joie. Et que notre existence même heureuse, même active, même occupée, s’écoule uniformément dans l’ornière quotidienne, exempte de soucis et d’efforts, mais aussi dénuée de variété et d’accidens, nous ne tarderons pas à la trouver fade : bien plus, la conscience de ce bonheur trop calme s’endormira graduellement, et notre vie ne sera plus qu’une langueur mortelle, à moins que quelque épreuve salutaire vienne nous rendre par la douleur le sentiment de nous-mêmes. Ainsi la vie, pour se faire sentir et goûter, doit ressembler non à un lac ou à un marais, mais à un fleuve, même à un torrent. Peut-être est-elle moins heureuse, mais plus aimable et plus piquante, lorsque, par momens, elle se contente d’imiter les allures d’un petit ruisseau qui va sautillant et gazouillant parmi les cailloux, tournant à droite, revenant à gauche, et ne cessant de babiller et bondir que lorsqu’il est enfin tombé dans la rivière qui l’attend. Tels nous sommes quand nous rions. Notre raison allait son train régulier et ordinaire ; soudain l’objet risible se jette au-devant d’elle. Suivra-t-elle l’objet risible ? reviendra-t-elle sur ses pas ? Ni l’un, ni l’autre. Elle continuera son chemin, mais non du même pas. En d’autres termes, voici, sauf erreur, ce qui a lieu. L’objet risible, apparaissant brusquement, tente de séduire la raison et de l’entraîner avec lui. Pour la mieux attirer, il revêt les apparences qu’elle aime : il se dit beau, ou vrai, ou bon, ou correct, ou simplement ordinaire ; bref, il feint d’être dans l’ordre ou affirme naïvement y être. Or en réalité, sans tomber tout à fait dans le désordre et l’irrégularité, il y est sensiblement. De prime abord, la raison le constate, et tout aussitôt l’objet risible, au lieu de l’attirer comme un aimant, la repousse, non violemment, mais d’une poussée prompte, vive, irrésistible, dans les voies où elle se plaît naturellement. Ainsi la raison, sous l’influence du risible, agit promptement, vivement, sans travail, sans effort et précisément dans le sens qui est le sien, toutes façons d’agir qui nous sont très agréables, parce que nous y puisons le sentiment de la vie coulant librement à flots pressés et rapides. Tous ces effets, produits à la première aperception du risible, se reproduisent autant de fois que nous l’apercevons de nouveau ou seulement que nous y pensons, jusqu’au moment où, connu à fond, percé à jour, épuisé, il cesse d’agir, à titre de contraire et d’excitant, sur la raison, qui ne l’entend plus, ne le voit plus ou le dédaigne. Au total : action subite, spontanée, merveilleusement facile, de la raison niant ce qui lui est opposé, et du même coup affirmant avec une triomphante certitude ce qui lui est conforme ; plaisir piquant et itératif de se sentir vivre sainement, régulièrement par l’intelligence, beaucoup en peu de temps, et cela sans peiner, sans réfléchir, que dis-je ? sans s’en être mêlé, au coin de son feu, dans une stalle au théâtre, dans la rue en passant, voilà, selon nous, les phénomènes intérieurs dont le rire physique n’est que le retentissement dans l’organisme ; les voilà dans l’ordre où ils se succèdent et dans leur rapport de cause à effet.

Ramenée à ces termes, la théorie qu’on nous propose semblera, nous l’espérons, assez voisine de la vérité ; mais on remarquera que, sous cette autre forme, il n’y est plus question d’un premier jugement porté, puis retiré par l’esprit, et qu’en outre la nature extérieure et propre du risible y joue un rôle que M. Dumont ne lui a pas attribué. Ce rôle du risible une fois admis, le rire se distingue nettement de ce qui lui ressemble sans être la même chose que lui. Et d’abord on ne peut le confondre avec le sourire. Dans l’âme, le sourire n’est qu’un doux épanouissement causé par quelque sentiment agréable ou sympathique ; sur le visage, c’est une dilatation sereine et paisible que n’accompagnent ni les soubresauts du diaphragme, ni les saccades sonores de la voix, ni une dénégation de la raison en présence de quelque légère violation de la règle. On dira qu’il y a un sourire malin, un sourire amer, un sourire de pitié : sans doute ; mais nul de ces sourires ne peut se ramener au rire lui-même, lequel jaillit de source, pur de toute malignité comme de toute compassion, et aussi de cette joie que nous cause l’infériorité ou le mauvais succès d’autrui. La raillerie non plus n’est pas le rire : elle cherche à exciter le rire aux dépens de sa victime ; mais ordinairement elle est froide et ne rit pas ; mêlée de dépit, de colère, de haine même, elle part plus souvent d’un cœur blessé qui se venge ou d’un mauvais cœur qui veut nuire que d’une âme tout entière au plaisir de se dilater et de se sentir vivre. Le rire recueille l’action du risible, mais ne crée pas cette action. La raillerie, même la moins offensive, cherche les élémens du risible, les réunit et en compose ce mélange mordant qui est le ridicule. L’ironie ne diffère pas essentiellement de la raillerie : elle n’en est que le plus haut degré et la forme achevée. La raillerie peut être fine, l’ironie ne peut se passer de l’être. Elle exige le plus ferme bon sens, une âme fière, un esprit délié, une parole incisive. Il ne faut pas moins en effet pour se rabaisser soi-même de façon à se grandir, ou pour grandir les autres de façon à les rabaisser. Il ne faut pas moins pour savoir mentir de telle sorte que personne ne soit trompé, excepté celui qu’on bafoue, et que tout le monde rie, excepté celui dont on rit. Supposez au contraire que l’ironique mensonge soit un instant accepté comme vrai par ceux dont le rôle est de rire, le rire éclatera peut-être encore, mais trop tard, comme une arme qui fait long feu.

L’ironie est-elle identique au fond avec ce que l’école romantique et les esthéticiens modernes ont appelé l’humour ? L’humour lui-même n’est-il que la verve comique ? À ces mots différens doivent correspondre des idées distinctes, et la psychologie du rire nous apprendra sans doute quelles sont ces idées. De tous les phénomènes qui ont quelque affinité avec le risible, le rire et la faculté d’exciter le rire, nous n’en connaissons pas qui résiste autant à une définition que l’humour. Nous avons cru longtemps que la difficulté que nous éprouvions à démêler les divers élémens de cette disposition singulière de l’âme venait de notre tempérament français ; mais, en lisant et relisant ce qu’en ont écrit les esthéticiens étrangers, nous nous sommes assuré que l’humour n’est pas plus docile à l’analyse de nos voisins qu’à la nôtre. L’humour est certainement une disposition morale et intellectuelle particulière à certains hommes, puisqu’il a conquis dans l’art et dans la science une place que personne ne lui conteste ; mais, par une destinée assez bizarre, l’humour a surtout grandi en Angleterre : c’est en Allemagne qu’on l’a le plus étudié, et nous penchons à croire que si jamais sa nature se laisse voir clairement, c’est que quelque main française l’aura débarrassé des brumes qui l’entourent. Jusqu’à présent, et même après l’ingénieux travail de M. Dumont, l’humour reste flottant, mobile, presque insaisissable. Quelques traits cependant en ont été aperçus, et notre prétention se borne ici à les recueillir, sans nous flatter de les réunir en un tout homogène et distinct. Hegel, dans son Esthétique, a consacré à l’humour un chapitre de quatre ou cinq pages dont voici les premières lignes : « Dans l’humour, c’est la personne de l’artiste qui se met elle-même en scène tout entière dans ce qu’elle a de superficiel à la fois et de profond, de sorte qu’il s’agit essentiellement de la valeur spirituelle de cette personnalité. » Et non-seulement la personne de l’artiste se met en scène, mais elle refoule, écarte, supprime tout ce qui paraît avoir une valeur objective et fixe, ou, pour parler à la française, tout caractère général, toute forme permanente des choses et de l’humanité, de telle sorte que le rôle principal, sinon unique, appartienne à l’artiste ou à l’écrivain lui-même, représenté par ses idées propres, par ses éclairs d’imagination, par des conceptions individuelles et frappantes. Cependant l’humour qui n’admet aucune vérité générale ou qui ne finit pas par conduire l’esprit à quelque idée substantielle et vraie n’est, d’après Hegel, que le langage indéchiffrable d’une fantaisie sans frein. Plus l’humour est fantasque, plus l’imagination qui lui obéit est capricieuse, plus aussi les particularités qu’il accumule doivent s’éclairer du rayon lumineux de la raison générale. Ce qui résulte de ces brèves considérations de Hegel, c’est que l’humour dans l’art est principalement le libre jeu d’une imagination individuelle qui n’écoute qu’elle-même, se moque des autres et d’elle-même à l’occasion, et, sauf quelques vérités communes qui l’aident à se faire comprendre, n’exprime guère que ses conceptions.

Il est évident que celui qui pousse l’audace ou l’indépendance de l’esprit jusqu’à écrire à peu près tout ce que lui suggère sa fantaisie et sur lui-même et sur autrui n’estime guère l’humanité, ou plutôt la méprise. Jean-Paul considère donc le mépris universel comme un élément de l’humour et l’Hamlet de Shakspeare comme le type de ces fous mélancoliques dont se servent les poètes humoristiques « pour précipiter l’humanité du haut de la roche Tarpéienne. » Ainsi la mélancolie, cette humeur noire, cette humeur dénigrante, cette mauvaise humeur contre soi-même et contre les autres, est l’aigre levain qui fermente au fond de l’humour et qui lui a donné son nom ; mais ce que l’humour ajoute à la mélancolie, c’est la plaisanterie. « En somme, dit M. Dumont, l’humour, dans son sens le plus strict, est une cause de plaisanterie. C’est la mélancolie d’une âme supérieure à qui il arrive de plaisanter, » et, dirons-nous, de plaisanter sur ce qui l’attriste. Le trait humoristique lancé par une grande intelligence désenchantée nous fait sourire ; mais ce sourire n’est pas sans quelque tristesse, et une certaine amertume en est comme la marque d’origine. Il n’est pas nécessaire cependant que l’intelligence soit grande pour exciter ce rire amer : c’est assez que la plaisanterie porte sur quelque misère profonde de notre nature. On connaît cette locution d’atelier : manger l’herbe par les racines. Ce jeu d’esprit sur la mort fait toujours rire ; mais aussitôt qu’on a ri, on se sent le cœur oppressé par cette farce lugubre. Nul autre langage ne nous a mieux fait entrevoir la nature de l’humour, si ce n’est pourtant la terrible plaisanterie d’Hamlet dans le cimetière.

Tels sont les caractères généralement attribués à l’humour triste qui seul peut-être mérite le nom d’humour. Que cette verve bizarre, capricieuse, méprisante, sombre, faisant courir le sourire sur les lèvres, puis sur tout le corps je ne sais quel frisson, ait été le privilège de certains hommes de génie, il n’y a pas moyen de le nier ; pourquoi donc n’a-t-on pas su la distinguer jusqu’ici ni de l’ironie ni de la puissance comique ? Serait-ce parce que l’humour est une espèce d’ironie ? Sans doute ; mais cette espèce d’ironie a, selon la remarque de Jean-Paul, une portée plus grande que toute autre : elle est universelle. D’autre part, nous voyons Hegel, Jean-Paul, et après eux la plupart des esthéticiens allemands prendre l’humour pour le comique, et réciproquement. Ceux qui blâment en France cette confusion, et qui nous semblent en avoir le droit, auraient bien dû la rendre désormais impossible par quelques distinctions approfondies. Ils ont du moins convenablement séparé le comique du risible. Il faut se hâter de les en remercier dans un temps où des auteurs fort applaudis s’imaginent qu’il y a une comédie de mots qui peut remplacer, par quelques poignées de sel gaulois ou autre, la peinture des mœurs et des caractères. « Le comique, disent les critiques qui pensent, le comique est quelque chose de permanent, de continu, d’essentiel ; il appartient à l’ensemble d’une œuvre, à la totalité d’un caractère ; c’est une qualité constante plutôt qu’un acte. Le risible est au contraire quelque chose de momentané, de passager, d’accidentel ; c’est la qualité d’une action particulière, d’un trait, d’une parole, d’un geste. » Ces observations sont de toute justesse ; mais il n’est pas inutile de les compléter en disant que la confusion du risible et du comique n’est pas toujours une simple erreur d’esthétique. Plus d’un instinct médiocrement élevé y trouve son compte. Pour les auteurs, le risible est plus facile à trouver que le comique. Combien peu de comiques en effet dans chaque littérature, et au contraire quelle multitude d’amuseurs à la plume leste et féconde en saillies ! Pour les spectateurs, le risible est plus aisément et plus promptement saisi que le comique. D’ailleurs, si le rire prolongé rassasie l’esprit et fatigue le corps, pris à petite dose, il procure une distraction immédiate, une sorte d’activité passive qui ne coûte nul effort, et qui par conséquent repose, comme l’avoue quelque part M. Dumont après l’avoir nié ailleurs. C’est une espèce de second dessert que vont chercher au théâtre les natures paresseuses, ou sensuelles, ou brisées par les occupations quotidiennes, ou accablées d’un ennui journalier. Au contraire, le vrai comique, qui n’éclate pas sans cesse en fusées risibles, qui ne réveille pas assez les nerfs engourdis, qui n’aiguillonne pas assez fréquemment la torpeur et la somnolence, le vrai comique, tout clair et jaillissant qu’il soit, a besoin qu’on s’y rende attentif, qu’on l’écoute et qu’on le suive dans ses développemens variés. Le vrai comique ne chatouille pas les sens ; il s’adresse à l’intelligence, et les auditeurs qui ne cherchent que le risible sont des intelligences qui ont abdiqué. Enfin le vrai comique est hardi ; il touche à certaines parties qu’irrite le moindre contact. Le risible, plus indulgent, ne cherche querelle à personne ; bon vivant, joyeux compagnon, il prend pour lui toute la peine, il chasse nos soucis, et sa complaisance ira, s’il le faut, jusqu’à étouffer sous le bruit de sa voix et des grelots de sa marotte les importunes réclamations de la conscience. Comment s’étonner après cela qu’il ait peu à peu usurpé la place, la popularité, si ancienne pourtant, et même le nom du comique ?

Mais la raison n’a point légitimé cette usurpation : elle maintient que la matière du comique, ce n’est pas le risible, mais le ridicule. Quand on emploie indifféremment ces deux termes, on ignore ou l’on oublie que le premier signifie tout simplement ce qui fait rire, tandis que le second désigne ce qui mérite d’être puni par les risées. En présence du risible, la raison se borne à goûter le plaisir d’agir vite et sans effort dans son propre sens, sous la pression d’une pointe légère qui l’aiguillonne à petits coups répétés. Le ridicule provoque deux sortes de rires, l’un qui n’est que goûté, l’autre qui est infligé à un travers, à un défaut ou à un vice, à titre d’humiliation méritée, par la raison jugeant et punissant au nom des lois de la logique, du goût ou de la conscience. Le risible éveille et stimule la raison ; le comique fait davantage, il l’exerce et la fortifie ; il l’instruit en lui montrant les dangers qu’elle court lorsqu’au lieu d’observer franchement les règles du grand jeu de la vie, elle s’abaisse jusqu’à tricher. Le comique est semblable à l’ombre savante qui, dans les tableaux de clair-obscur, décuple l’éclat de la lumière : le cadre est couvert presque tout entier de teintes foncées, un point seulement en est vivement éclairé ; mais c’est de ce point que le regard est frappé, c’est de ce rayon unique que se souvient la mémoire. Pour faire passer à travers les ombres de la comédie ce rayon qui vient de la beauté même, ou de la vérité, ou du bien, un amuseur n’est pas l’homme qu’il faut : un poète en est seul capable, parce que, seul, le poète est inspiré. Le risible n’est pas inspirateur ; le ridicule l’est pour les grands esprits, dont l’œil pénétrant voit dans toutes les négations de la sottise quelque affirmation de la raison. Au fond, le poète comique, quoique par un procédé indirect, affirme l’ordre éternel aussi haut que personne. Or l’affirmation est la fécondité même. Aussi le comique est-il fécond : pour une part considérable, il fait dans la vie ou contribue à faire des esprits sensés ; dans l’art, il suscite des chefs-d’œuvre. Mais quels sont les arts qui l’admettent, et dans quelle mesure l’admettent-ils ?


III.


Une réponse à peu près complète à ces deux questions fournirait la matière d’un assez long chapitre d’esthétique ; elle dépendrait à la fois et de la façon dont on comprendrait l’art et de l’idée qu’on se serait formée du rire, du risible, du comique et de tous les phénomènes analogues. Cette réponse, M. Léon Dumont a essayé de la donner ; mais, quoique cette partie de son ouvrage renferme bon nombre d’observations fines et justes, on regrettera, nous le craignons, qu’elle soit brève au point de ressembler plutôt à un programme qu’à une discussion, et que les faits qu’on y rencontre ne soient pas suffisamment rattachés à l’essence même de chaque art particulier. Ces pages si courtes ne nous apprennent pas pourquoi certains arts ont le privilège exclusif de traduire le risible ou d’exciter le rire. On s’en étonne moins quand on remarque en un endroit que l’auteur attribue la question du rire non à l’esthétique, mais à ce qu’il appelle la science de la sensibilité. Toutefois il est plus que difficile de lui concéder ce point. Si tous les phénomènes qui comprennent un élément sensible doivent être renvoyés à une science de la sensibilité, cette science absorbera non-seulement la théorie du rire, mais aussi celles de tous les sentimens que font naître en nous le beau, le sublime, le joli, le laid, et l’esthétique tout entière ira se fondre dans le chapitre de psychologie relatif à la faculté de sentir. Le jeune esthéticien serait assurément le premier à déplorer cette destruction d’une science, nouvelle à certains égards, mais qui a conquis son domaine propre, et qui ne permettra pas aisément que d’autres études s’en partagent les lambeaux. Sans renier la science de l’âme, qui est sa mère, et en reconnaissant qu’elle lui doit tout, l’esthétique entend vivre d’une vie séparée et personnelle, et elle prouverait au besoin qu’elle en a la force et le droit ; du moins se croit-elle en mesure de revendiquer comme siennes toutes les questions qui se lient à celle du rire, et voici en quels termes elle pourrait les réclamer. L’art est l’expression de la belle nature au moyen des formes qui l’interprètent le mieux. Le beau est donc le principal, sinon l’unique objet de l’art. Or le risible, le ridicule, le comique, sont incontestablement la négation partielle d’une des espèces de la beauté, que la beauté niée soit intellectuelle, ou morale, ou seulement physique. Comment l’art, qui se propose d’exprimer le beau, accueillerait-il ces négations de son objet propre ? Tel est le problème. Et quelle science le résoudra, si l’esthétique en est incapable ? Aussi le prend-elle à sa charge, et elle répond que le risible et le ridicule doivent entrer dans les œuvres d’art, parce qu’ils donnent du relief, de la saillie au beau lui-même et dans la proportion où ils lui rendent cet office ; de plus, elle s’applique à déterminer cette proportion, et enfin elle assigne à chaque art le degré de risible ou de ridicule qu’il est susceptible de rendre, en calculant l’étendue de ses forces expressives. Un rapide examen des différens arts à ces divers points de vue nous montrera que telle est la méthode applicable à ce problème, et que c’est à la science du beau de le résoudre.

Nous ne pensons pas qu’il se rencontre un seul architecte qui, avec les seules ressources de son art, entreprenne jamais d’exprimer le rire, ou le risible, ou le comique. La solidité, l’équilibre, l’harmonieuse variété ou la richesse de la matière inerte, et indirectement les habitudes ou le genre de vie de l’hôte du monument ou de la maison, voilà le cercle que les forces expressives de l’architecture ne sauraient dépasser. Cet art, qui ne parle qu’aux yeux, a besoin, pour exprimer le rire, des traits de la figure humaine : or, ces traits et cette figure, il doit les emprunter à un art voisin, la sculpture. Quant à ceux qui disent parfois que l’architecture d’une maison est riante, ils attachent à ce mot un sens d’agrément ou de gaîté, et savent de reste que l’architecture ne rit pas. Encore moins par elle-même et par elle seule produira-t-elle l’impression et le sentiment du risible. Le style rococo, dans ses plus baroques fantaisies, est bizarre, capricieux, contourné, mais il n’est pas risible. Au vrai, dès qu’une œuvre d’architecture fait rire ou seulement sourire, il est certain que l’art y a enfreint quelqu’une de ses règles fondamentales, que l’incorrection s’y est glissée, que le plan était mauvais, ou que l’exécution en a été manquée. Et dans ce cas le rire, loin d’être un effet préparé et souhaité par l’artiste, est la punition de son incapacité. Jamais, dans l’architecture, l’incorrection ne sert à rehausser la beauté par une sorte de contraste. Parmi ces lignes symétriques et harmonieuses, sur ces façades étendues, toute irrégularité admise comme repoussoir s’aperçoit trop et acquiert une valeur désastreuse. Les architectes les plus médiocres savent cela : aussi lorsque des constructions voisines ou la nature du terrain leur imposent quelque irrégularité inévitable, ils ont des expédiens tout prêts pour masquer ou dissimuler la fâcheuse dissonance. Quant au comique qui est l’expression plus ou moins développée d’un ridicule, c’est-à-dire d’un caractère en dehors de la règle, comment l’architecture l’exprimerait-elle, puisque, réduite à son propre langage, elle ne sait même pas dire qu’elle l’abrite ?

À l’égard du rire, du risible et du comique, la sculpture est beaucoup plus puissante que l’art de bâtir. Il lui est donné de représenter le corps humain sous cette forme à trois dimensions dont l’aspect est saisissant. Muette, il est vrai, et immobile, la statue ne fait pas retentir la note éclatante du rire, et sa poitrine ne vibre pas ; mais ses lèvres s’entr’ouvrent, ses dents brillent, ses narines se dilatent, ses yeux se voilent à demi, elle sourit. La matière que la sculpture emploie, marbre ou bronze, or ou argent, n’ayant qu’une couleur, atténue doucement ce sourire, toujours trop visible dans la peinture, où le brillant émail des dents tranche sur le vermillon des lèvres ou sur les teintes brunes de la barbe. Et pourtant cette atténuation, à ce qu’il semble, ne suffisait pas aux sculpteurs grecs, qui contenaient, modéraient le sourire de leurs statues, comme le prouvent le Faune à la flûte et Silène tenant Bacchus enfant dans ses bras, tant ils craignaient de trop agiter les lignes du visage. Les modernes sont plus hardis, peut-être parce que nos sens moins délicats demandent à être plus vivement frappés. Au reste, il n’y a pas à s’en plaindre quand cette hardiesse produit l’Improvisateur napolitain de M. Duret ou l’Enfance de Bacchus de M. Perraud, cette œuvre exquise qui a été l’honneur de notre dernier salon de sculpture. Silène et ses aventures attestent que la statuaire antique se permettait aussi le risible, et même un peu plus. Le développement dans la durée d’un caractère comique est en dehors des moyens de cet art concis, qui doit produire sur le spectateur une impression instantanée. Toutefois le bas-relief permet la représentation en termes succincts de telle scène où quelque personnage connu expie dans une situation plus ou moins ridicule ses travers ou ses excès. Nous avons sous les yeux le moulage d’une patère antique trouvée il y a cinq ou six ans, à Athènes : on y voit Bacchus, en costume de femme, chancelant sous le poids de l’ivresse et soutenu par Silène et par une bacchante. Pour les dévots du paganisme, ce n’était sans doute qu’une image religieuse ; mais les sceptiques du temps d’Euripide y trouvaient probablement, comme nous-mêmes, un trait comique à l’adresse du dieu puni par où il aimait à pécher. La charge moderne nous a quelquefois régalés de morceaux vraiment comiques. Elle ne se borne pas à rendre la ressemblance plus frappante par l’exagération des lignes principales : elle signale aussi avec malice les manies, les défauts, les faiblesses des hommes célèbres ; mais le rire, le risible et le comique en sculpture imposent trop de sacrifices à la beauté. Minerve rejeta loin d’elle, dit-on, la flûte qui aurait déformé ses lèvres sérieuses. Périclès, au rapport de Plutarque, n’avait jamais ri. Le Jupiter Olympien de Phidias ne souriait qu’à peine. Des Vénus que le temps a laissé parvenir jusqu’à nous, aucune ne rit. La grande beauté garde un visage calme, et la sculpture est l’art de la grande beauté. Cela, bien entendu, ne regarde pas la sculpture de portraits, qui nous doit la physionomie habituelle et caractéristique du modèle. Rabelais souriait d’un large et franc sourire : un buste sérieux de Rabelais serait un contre-sens.

Par la façon merveilleuse dont elle a traité le sourire non-seulement dans le portrait, mais aussi dans les sujets les plus nobles et les plus religieux, la peinture a démontré que cette expression du visage humain lui appartient à tous les titres. Au moyen de la lumière et de l’ombre, en éclairant et en voilant le regard, elle a rendu toutes les nuances, toutes les grâces, toutes les séductions du sourire. Elle peut, quand il lui plaît, faire de ce sourire tantôt un lien entre la figure peinte et le spectateur, tantôt une chaîne magnétique qui réunit de nombreux personnages et confond leurs âmes dans un seul et même sentiment. Ceux qui ont contemplé, ne fût-ce qu’une fois, le sourire fascinateur de la Mona Lisa sont ensuite comme hantés par le fantôme de cette charmeresse. Dans la Sainte Famille du même Léonard de Vinci, le sourire va de saint Anne à la Vierge, de la Vierge à l’enfant Jésus, et, quoique trop humain peut-être, il communique à ces visages une singulière expression de mutuelle tendresse. L’authenticité de ce tableau a été contestée par plusieurs critiques ; mais à qui persuadera-t-on que le sourire léger et suave de ces saintes femmes ait été saisi et fixé par une autre main que par celle de l’auteur de la Mona Lisa ? Quant aux vierges de Raphaël, elles n’ont pas ces lèvres épanouies, sérieuses, graves, tristes même parfois, elles laissent le sourire à l’enfant Jésus ou au petit saint Jean. Dans le tableau appelé la Perle, dans la Sainte Famille du Louvre, dans la composition nommée la Vierge au voile ou le Sommeil de Jésus, les bouches enfantines s’entr’ouvrent, fraîches comme des fleurs ; mais le rire éclatant, le rire à gorge déployée, ce n’est pas dans cet ordre de chefs-d’œuvre qu’il faut aller le chercher. Ce gros rire, en effet, suppose ou une gaîté exubérante et un peu triviale, ou la présence dans le tableau même de quelque objet risible qui l’explique et le justifie ; or la gaîté surexcitée et le risible font aussitôt déchoir la dignité de l’art. Les kermesses de l’école hollandaise avec leurs danses, leurs festins, et tout ce qui s’ensuit, appartiennent à l’art plutôt par le talent du peintre et par l’expression puissante d’une vitalité vigoureuse dans les personnages, que par l’éclat pur de la beauté. Nous concevons qu’on les aime et même qu’on les admire : cependant si le choix du sujet, si l’élévation de la pensée et la noblesse de l’inspiration, ne sont pas de vains mots, il n’est que juste de ne pas accorder à Téniers la même admiration qu’à Michel-Ange. Aussi les peintres ne s’y méprennent-ils pas. Lorsqu’ils ambitionnent le succès difficile et durable, sans rester invariablement et éternellement sérieux, ils s’arrêtent au sourire. Ce n’est certes pas qu’il faille porter la pruderie à l’excès, ni interdire absolument le risible et le comique à la peinture ; mais la critique ne saurait être trop sévère à l’égard de ce que nous nommerons la caricature peinte. C’est ici une question de tact et de mesure. La mesure est indiquée par la nature même de l’art de peindre, qui est un art plastique, et qui, à ce titre, n’est pas reçu à se passer de la beauté ou à ne la considérer que comme un accessoire. La caricature a sa province, qu’elle y reste ; elle a le crayon, qu’elle s’y tienne. Un croquis léger qui s’ébauche en quelques traits spirituels, qui ne sollicite qu’une attention passagère, qui n’a d’autre but que de signaler et de livrer à la moquerie le ridicule de l’heure présente, peut user de la laideur et même en abuser : c’est son arme et sa force. Le caricaturiste peut être un grand artiste ; mais ce n’est pas l’art qu’il sert, c’est une opinion, ou un parti, ou simplement la cause du bon sens : ses obligations à l’égard du beau sont donc petites ou nulles. Il n’en est pas de même du peintre qui, en tant que peintre, sollicite nos suffrages et compte même sur notre admiration. Plus il aura soigné sa caricature, plus il l’aura caressée de son meilleur pinceau et éclairée des tons les plus vifs, plus l’impression du laid nous restera dans la mémoire, à moins que cette laideur ne soit placée là qu’afin de repousser et de faire valoir quelque autre figure vraiment belle ; mais dans ce cas l’artiste aura employé le gros rire et le risible sans s’y asservir, et sera resté dans les conditions naturelles de son art.

Même en supposant que le peintre pût mettre sur la figure humaine, sans la faire grimacer, tout ce que le rire a de visible, il demeurerait néanmoins impuissant à rendre cette espèce de trille dont la voix du rieur frappe nos oreilles. Il semble tout d’abord que la musique ait le pouvoir d’aller jusque-là ; pourtant il n’en est rien. Aucun art n’imite servilement la nature, et la musique moins qu’aucun autre. Qu’on veuille bien y songer : jamais la musique ne se sert de la voix humaine sans la modifier : le chant n’est pas notre voix naturelle, c’est notre voix agrandie et réglée, rendue plus puissante et plus ordonnée, c’est-à-dire (que le mot plaise ou non) idéalisée. Bien que nous l’ayons honoré tout à l’heure du nom de trille, le rire vocal n’est pas ni musical le moins du monde. Pour l’introduire dans une phrase musicale, il faudrait l’adoucir, le moduler, le discipliner : dès lors ce ne serait plus le rire, dont la spontanéité irrégulière est un des caractères saillans : ce serait un pauvre rire bien joli, mais bien abâtardi, qui se confondrait avec une de ces cadences quelconques dont les compositeurs ne sont que trop prodigues. Quant au risible, on ne comprend pas du tout comment un musicien, fût-ce Mozart ou Rossini, parviendrait à l’exprimer. Le risible, on s’en souvient, est un objet irrégulier, incorrect, imprévu, bizarre, qui nous excite à affirmer vivement la régularité, la raison, l’ordre naturel ou simplement habituel qu’il semble nier. Au fond, le risible est une négation qui provoque de notre part une affirmation. Telle étant la chose risible, elle échappe absolument aux forces expressives de la musique. Celle-ci ne peut exprimer qu’un nombre limité de sentimens primitifs et vagues, et en les exprimant elle les provoque dans notre âme. Mais rien n’est plus déterminé en soi-même, rien n’est plus précis que l’objet risible et que l’acte intellectuel qu’il nous entraîne à accomplir. Tout ce que la musique peut interpréter de l’objet risible, c’est la vertu qu’il a de nous agiter agréablement. Lors donc qu’elle veut exprimer quelque chose du risible, elle se fait aimable, joyeuse, sémillante, j’ai presque dit souriante, je n’ai pas dit riante ; mais une musique risible n’existe pas, ou n’existe que comme musique ridicule. Or, quand elle a le malheur de le devenir, c’est sans intention assurément et en dépit de l’art, ainsi que M. Dumont l’a fort bien remarqué.

Cependant il y a des opéras-comiques : n’y a-t-il donc pas une musique, sinon risible, au moins comique ? Pour répondre de notre mieux à cette question, nous rappellerons l’effet que le comique produit sur notre âme. Cet effet est double : le comique étant un caractère en dehors de la règle et trouvant dans ses travers mêmes la punition qu’il mérite, nous jugeons qu’il est justement puni, et nous jouissons à la fois et du plaisir de le juger et de celui de le voir pris dans son propre piège. Ainsi le comique agit sur notre intelligence, qu’il excite, et sur notre sensibilité, qu’il réjouit. Exciter notre intelligence à la façon du comique, c’est-à-dire d’un caractère qui se développe et se fait condamner, la musique ne le peut pas plus que traduire une page de Descartes ; mais nous égayer et réjouir, ou, si l’on aime mieux, être divertissante et réjouissante comme l’est le comique et au même degré, chanter et jouer de façon à toucher notre sensibilité comme l’émeut le comique, pour cela la musique le peut, elle le fait ; bien plus, elle y excelle. Mais faire cela, ce n’est en aucune sorte ni rire, ni provoquer le rire, car, répétons-le, l’essence du comique n’est pas de nous faire éclater de rire, et d’ailleurs la musique n’en a pas le pouvoir. Lors donc que l’on parle du rire qui naît sur nos lèvres à l’audition de la musique vraiment comique, c’est du mot sourire que l’on devrait se servir. En ces termes et sous ces réserves, il y a certainement une musique comique, et le lecteur nomme ici de lui-même en première ligne les Noces, le Mariage secret, le Barbier de Séville. Néanmoins l’expression de comique, quand il s’agit de musique, ne signifie que gaîté, agrément, vivacité pétillante de la voix et des sons de l’orchestre en parfait rapport avec une pièce, des situations et des caractères comiques. Sur ce point, l’auteur d’une Philosophie du rire, le savant et spirituel critique qui plus d’une fois a heureusement appliqué, dans la Revue, sa théorie aux œuvres musicales, serait certainement du même avis que nous. Veut-on d’ailleurs vérifier nos assertions ? L’expérience est facile et a lieu chaque jour : que l’on prenne la scène la plus comique du plus comique de tous les opéras, du Barbier de Séville, et qu’on en joue la musique au piano, dans un salon ; on ne fera éprouver à l’assistance que l’impression de la gaîté et non celle du comique, à moins que l’assistance ait vu la pièce au théâtre et retrouve le comique dans ses souvenirs. Soumettez à la même épreuve la musique d’un ballet très comique ; vous aboutirez à un résultat semblable. Le son musical est modulé, il n’est pas articulé comme la parole ; inarticulé, il reflétera éternellement la joie et la douleur avec leurs nuances infinies, jamais il n’exprimera une idée : or, sans idée niée d’une part, affirmée de l’autre, il n’y a plus d’élément comique.

L’élément comique a son expression vivante, complète, agrandie même, dans le genre de poésie auquel il a donné son nom. À l’égard du rire, du risible et du comique, la comédie a plus de puissance expressive que tous les autres arts réunis, parce qu’elle les emploie tous, et qu’à leurs ressources combinées elle ajoute l’instrument sans pareil de la poésie en général, la parole, à laquelle elle imprime une forme particulière. Comme la statue, l’acteur rit ; mais son rire est celui-là même de la vie : il a le mouvement, le souffle, la voix, le visage, le regard. Mieux qu’en peinture, ce rire peut éclater dans toute sa force, parce qu’il n’est que passager, tandis que sur la toile il reste fixe, immobile, d’une immobilité que sa nature n’admet pas. Comme la musique joyeuse, la comédie nous égaie ; mais, au lieu d’une gaîté vague, sans cause connue, sans objet déterminé, la comédie nous met en présence de l’être ou de la chose risible : non-seulement elle nous fait ou rire, ou simplement sourire, mais elle nous apprend pourquoi et de quoi. Elle se meut dans le temps ; elle dispose de l’espace : dans ce temps et dans cet espace, elle développe ses caractères, les oppose les uns aux autres, et sans prêcher, sans déclamer, par le seul conflit du bon sens et du ridicule, elle nous donne, en nous divertissant, la leçon de la vie. Cependant, il importe de le remarquer, son but n’est de célébrer ni la grandeur héroïque, ni les grands crimes expiés par de plus grandes infortunes : la comédie se tient dans une région moyenne, à cet endroit où la faiblesse humaine s’arrête dans le ridicule, et mérite, non le malheur, mais la risée et les sifflets. De là toutes les différences qui séparent la comédie des autres genres de poésie ; de là aussi, pour qui sait voir et comprendre, la juste mesure dans laquelle la comédie elle-même admet le comique, son élément essentiel, et le risible, cet élément plus accidentel.

En effet, puisque la matière de la comédie n’est pas l’idéal, mais une réalité presque ordinaire, quoique épurée, au moins dans les formes qui la traduisent, les actions d’éclat, les coups de tonnerre de l’adversité n’y seraient pas à leur place ; mais il ne faudrait pas se persuader non plus qu’elle doive être comique du premier mot au dernier, sans la moindre interruption. Ce serait une image bien infidèle de la vie ordinaire que celle où tous les caractères représentés marcheraient à côté du bon sens, de la vérité et de la règle. Il y a plus, loin de délasser et divertir, la comédie ainsi comprise causerait la plus insupportable fatigue. Chose singulière et qui ressemble à un paradoxe, l’âme supporte mieux la continuité de la tristesse que celle de la joie. Voilà ce qu’il est urgent de dire à nos amuseurs modernes, ou plutôt ce n’est pas nous qui le leur dirons, ce sont les génies mêmes de la scène comique. Certes, s’il est un poète qui ait usé et abusé du rire, du risible, du comique, de la bouffonnerie grossière et du mot ordurier, c’est Aristophane. Il ne s’est rien refusé, il n’a rien ménagé; il s’est rendu trop souvent illisible et intraduisible, et quelque sincère admiration que l’on éprouve pour un génie de cette vigueur, de cette abondance et, par momens, de cette grâce et de cette pureté, on est contraint de déplorer le cynisme où trop souvent il s’est complu. Pourtant, comme il connaissait les règles de son art et cette âme humaine qu’il voulait charmer et séduire tout en la châtiant, il fait trêve parfois, il change de ton, et un lyrisme doux, suave, sympathique, noble même, interrompt le courant de sa verve comique et berce délicieusement l’esprit, sauf à le rejeter bientôt, par un coup de sifflet, en pleine comédie. Voici par exemple le chant harmonieux et grave adressé aux spectateurs par les Oiseaux dans la comédie de ce nom :

Humains, faibles humains, errant dans la nuit sombre,

Race sans consistance, espèce de limon,
Plus légers que la feuille et plus frêles que l’ombre,
Créatures d’un jour, sans ailes et sans nom,
Mortels infortunés qu’on appelle des hommes
Et qui ne ressemblez qu’aux songes passagers,
Écoutez ce discours, apprenez qui nous sommes :
Immortels, éternels, à la terre étrangers,
Libres enfans des airs, toujours beaux de jeunesse
Sur l’immense infini fixant toujours les yeux.
Nous vous révélerons la céleste sagesse,
L’essence des oiseaux, l’origine des dieux,
La coupe d’où les eaux s’épanchent en rivières,
Le Chaos et l’Érèbe, abîmes inconnus,
Et quand nous vous aurons dévoilé ces mystères,

Mortels,… envoyez-nous promener Prodicus[9].

De tels passages, et ils ne manquent pas, nous montrent que le grand comique se gardait bien de surmener les Athéniens et de les soumettre à l’épreuve, aussi périlleuse pour lui que pour eux, d’un rire sans repos. Comme Aristophane, Shakspeare avait à son instrument des cordes diverses qu’il savait faire résonner tour à tour. Mieux peut-être encore que l’auteur des Nuées, des Acharniens, des Chevaliers, il a connu le secret de tempérer et même de suspendre l’effet trop actif du comique; il a mêlé plus d’une fois la sensibilité à l’ironie et l’amour au scepticisme. Qu’on se rappelle seulement les deux charmantes figures de Rosalinde et de Béatrix, qui se moquent si bien de l’amour jusqu’au moment où elles y cèdent et en souffrent. Molière n’avait pas, comme Aristophane, le chœur antique des Nuées ou des Oiseaux à qui prêter le langage de la sagesse, ou les accens d’une brillante poésie lyrique ; il n’avait pas non plus ces personnages humoristiques, nombreux dans les comédies de Shakspeare, mais dont la raison trop fantasque n’eût pas été goûtée de notre esprit gaulois. En revanche, il avait ce bon sens vigoureux, robuste et infaillible qui, sous diverses figures, donne chez lui la réplique à la sottise, et de temps en temps la réduit au silence. D’ailleurs ses personnages déraisonnables ne sont pas toujours risibles, témoin Tartufe, dont le caractère odieux tournerait au tragique, si Molière ne l’arrêtait un peu brusquement en chemin ; témoin le misanthrope, dont on ne sourit qu’à peine de peur que la raillerie destinée à l’homme bizarre et insociable n’atteigne en même temps l’âme honnête et pure qui inspire la sympathie et presque le respect. N’est-il pas très remarquable que les deux chefs-d’œuvre de Molière soient précisément celles de toutes ses pièces où le comique a le moins de saillie et d’où le risible est presque absent ? Regnard serait plus près de Molière, son maître et son modèle, si sa gaîté consentait parfois à s’interrompre, et si son rire à outrance n’excluait pas toute pitié. Un autre comique de sa trempe, un autre rieur de bonne race, Beaumarchais, s’est montré plus habile et poète à un plus haut degré, lorsqu’à tous les fous de sa Folle Journée il a opposé la figure noble, triste et sympathique de la comtesse Almaviva.

Si la comédie, qui a pour substance le comique accumulé et concentré, s’abstient cependant de l’employer sans mesure, et ne produit des chefs-d’œuvre qu’au prix de cette sobriété, parce que la vie, dont elle est l’expression épurée, n’est jamais exclusivement comique, même alors qu’elle l’est le plus, à plus forte raison les genres littéraires que les exigences dramatiques ne dominent pas doivent-ils épargner au lecteur l’aspect trop fréquent du ridicule et la secousse trop répétée du rire. Plus l’œuvre est longue, plus cet abus serait insupportable. Pour ne parler que du roman, qui est devenu le délassement nécessaire de notre siècle affairé et enfiévré, le jour où la plaisanterie l’envahira, sa décadence sera prochaine. Cinq cents pages de scènes ridicules, de caractères risibles, de bons mots et de saillies, c’est infiniment plus que les forces humaines ne peuvent porter. Et pourtant cela s’est vu peut-être il n’y a pas longtemps. Qu’on n’objecte pas l’exemple de Rabelais, ni celui de Voltaire. Rabelais est un pamphlétaire de génie qui attaque une société tout entière, et qui, pour mener à fin cette guerre contre des abus crians et tenaces, a besoin de se couvrir des formes comiques et grotesques comme d’un rempart. Ainsi abrité, il fusille sans relâche la fausse science, la fausse éducation, l’hypocrisie, l’injustice. Il n’aurait pu les attaquer autrement avec le même succès. Encore a-t-il senti que l’âme de son lecteur demandait quelque diversion et quelque relâche ; il a voulu le reposer çà et là de la fatigue du rire, et il s’est fait de temps en temps raisonnable, judicieux, attendri, pathétique même. Nous pourrions montrer de même que les romans de Voltaire, qui sont aussi des pamphlets, et des pamphlets d’une rare puissance, ne se réduisent certes pas à un ricanement perpétuel ; mais le simple roman de mœurs, qui n’est ni le pamphlet, ni la satire, et qui n’est écrit ni par Rabelais ni par Voltaire, comprend bien mal ses intérêts intellectuels (je ne parle pas des autres) et nos jouissances, lorsqu’il semble se donner pour unique tâche d’agiter par le rire notre système nerveux. Ce sera certainement l’une des gloires de notre siècle d’avoir élevé le roman à la hauteur des plus immortels chefs-d’œuvre. Aucun autre temps n’a rien produit de comparable à ces livres toujours jeunes qui ont pour titre Valentine, Mauprat, la Mare au Diable, Jean de La Roche, le Marquis de Villemer. Qu’on nous dise si le comique et le risible y abondent, et si, plus abondans, ils en eussent accru le charme et la valeur!

Encore un coup, il ne s’agit pas d’exclure le risible, ni même le comique, de la littérature en général et du roman en particulier, mais de ne les y introduire que dans l’exacte mesure. Cette exacte mesure, qui donc la marquera ? Le vrai génie et le vrai talent la trouveront d’eux-mêmes. Si, par une fatalité quelconque, ils en venaient à ne la plus apercevoir, et si la critique avait à la retrouver pour eux, celle-ci devrait la chercher où elle est, c’est-à-dire d’une part dans la connaissance du but de l’art, de l’autre dans la nature même du risible et du comique. Redisons-le en terminant : le risible en lui-même, et pris indépendamment du comique, qui est le développement d’un caractère, le risible excite la raison et l’amuse, mais sans la fortifier, et souvent même il n’éveille en nous aucune des idées supérieures qui sont les objets principaux et les régulateurs de l’intelligence. Ainsi, séparé du comique, le risible n’a pas avec le beau et avec l’art de relation nécessaire, d’où il résulte qu’il n’entre pas à titre d’élément nécessaire dans toute œuvre d’art. Aussi voit-on de vrais artistes qui s’en passent, et des gens qui manient habilement le risible sans que la Muse les ait jamais touchés. Que ceux-ci nous amusent, si cette fonction leur plaît, nous nous laisserons faire, et nous leur en aurons la reconnaissance qui convient ; mais cette gratitude n’ira pas jusqu’à les mettre à un rang qui n’est pas le leur. Le rang qu’ils ambitionnent est à un autre prix et suppose d’autres puissances. Les grands comiques ont de fermes convictions. C’est parce qu’ils croient fortement au vrai, au juste, au beau, que la violation de ces lois intelligibles leur est comme une injure personnelle. C’est parce qu’ils aiment l’ordre moral plus qu’eux-mêmes qu’ils en poursuivent et punissent la négation, même partielle, comme une atteinte à la raison, qu’ils la couvrent de ridicule, et qu’ils réussissent à la faire siffler. Imaginez un homme de génie qui ne croie à rien, et tâchez de concevoir comment cette intelligence que rien n’attache, que rien ne transporte, que rien n’indigne, pourrait devenir un grand poète comique. De quoi donc rire et de quoi faire rire, quand on estime tout à l’égal de rien ? De même le comique n’est bien saisi et goûté que par des spectateurs qui pensent quelque chose, et par exemple autre chose qu’Harpagon, Tartufe, Arnolphe et leurs pareils. Il faut que leur esprit ferme et sain vibre au contact du ridicule comme la corde bien tendue d’un instrument vibre et résonne quand elle est mordue par l’archet. Cependant, toutes ces conditions fussent-elles remplies de part et d’autre, deux choses seraient encore nécessaires pour susciter ou ramener dans une société la grande comédie : le génie, qui vient de Dieu, et la liberté, sans laquelle le vol captif et abaissé du génie ne fait plus que raser la terre.

Les considérations auxquelles le sujet de cette étude nous a naturellement conduit témoignent que la question du rire n’est ni frivole, ni rebattue, ni oiseuse. Il n’y manque aucun des caractères propres aux questions philosophiques, et parmi celles-ci, aux questions esthétiques. Ce problème a attiré l’attention des plus grands penseurs. La solution n’en peut être trouvée, même incomplètement, que par ceux qui appliquent l’observation scientifique à la nature de l’âme humaine, et jusqu’à un certain point à la constitution de notre corps, ainsi qu’aux rapports qui unissent l’organisme au principe pensant. Il faut même, si l’on veut traiter le problème dans toute son étendue, poursuivre dans les arts les diverses expressions du phénomène du rire. Il a peut-être suffi de discuter un ouvrage touchant à un ordre de questions si délicates pour montrer que ces recherches attrayantes et utiles auraient pour résultat, si elles étaient poursuivies, d’élargir à la fois les sources de la psychologie et celles de la critique d’art.

Charles Lévêque.

  1. Voyez sur le livre de M. Bouillier la Revue du 15 août 1862, et sur l’ouvrage relatif au Sommeil la Revue du 15 avril 1858.
  2. Voyez la traduction de M. J. Barthélemy Saint-Hilaire.
  3. Des Causes du Rire, p. 87.
  4. Voyez la traduction de la Critique du Jugement, par M. J. Barni.
  5. Esthétique de Hegel, traduct. de M. Ch. Bénard, t. V, p. 157-158.
  6. Voyez l’ouvrage du docteur Duchenne (de Boulogne) intitulé Mécanisme de la Physionomie humaine, ou Analyse électro-physiologique de l’expression des passions.
  7. Ces exemples seront même trouvés peut-être par trop simples. Nous avons cru devoir les reproduire, parce que l’auteur des Causes du Rire les a pris pour base de son analyse, et afin de présenter exactement, et jusque dans sa forme extérieure, l’opinion que nous allons combattre.
  8. Voyez la traduction de la Morale d’Aristote, par M. J. Barthélemy Saint-Hilaire.
  9. Nous citons la traduction de M. Eugène Fallex, qui a mis en vers avec un rare bonheur un grand nombre de Scènes d’Aristophane et le Plutus tout entier (2 volumes in-18, 2e édition, 1863).