Hetzel (Tome 3p. 123-137).
LETTRE XXXIX


VÉVEY. — CHILLON. — LAUSANNE


Ce que l’auteur cherche dans ses voyages. — Vévey. — L’église. — La vieille femme bedeau. — Deux tombeaux. — Edmond Ludlow. — Andrew Broughton. — David. — Les proscrits. — Comparaison des épitaphes. — Philosophie. — Un troisième tombeau. — L’apothicaire. — Néant des choses humaines proclamé par celui qui a passé sa vie à poursuivre M. de Pourceaugnac. — Le soir. — Souvenirs de jeunesse. — Vaugirard et Meillerie. — Paysage. — Clair de lune. — Histoire. — Traces de tous les peuples en Suisse. — Les grecs. — Les romains. — Les huns. — Les hongrois. — Chillon. — Le château. — Une femme française. — La crypte. — Les trois souterrains. — Détails sinistres. — Le gibet. — Les cachots. — Bonnivard. — La cage donne la même allure au penseur et à la bête fauve. — Touchante et lugubre histoire de Michel Cotié. — Ses dessins sur la muraille. — Impuissance démontrée de saint Christophe. — Nom de lord Byron gravé par lui-même sur un pilier. — Détails. — La voûte devient bleue. — Magnificences secrètes et générosités cachées de la nature. — Les martins-pêcheurs. — Sept colonnes ; sept cellules. — Trois cachots superposés. — Peintures faites par les prisonniers. — Les oubliettes. — Ce qu’on y a trouvé. — La cave comblée. — Permission refusée à lord Byron. — L’auteur descend dans le caveau où lord Byron n’a pas pu entrer. — Ce qu’il y voit. — Le duc Pierre de Savoie. — Encore la destinée des sarcophages. — Le cimetière. — La chapelle. — La chambre des ducs de Savoie. — Intérieur. — Ce qu’en ont fait les gens de Berne. — La fenêtre. — La porte. — Traces de l’assaut. — Quel oiseau passait son bec par le trou qui est au bas de la porte. — La salle de justice. — De quoi elle est meublée aujourd’hui. — La chambre de la torture. — La grosse poutre. — Les trois trous. — Affreux détails. — Une particularité du château de Chillon. — L’auteur démontre que les petits oiseaux n’ont pas la moindre idée de l’invention de l’artillerie. — Ludlow et Bonnivard confrontés. — Lausanne. — Ce que Paris a de plus que Vévey. — Le mauvais goût calviniste. — Lausanne enlaidie par les embellisseurs. — L’hôtel de ville. — Le château des baillis. — La cathédrale. — Vandalisme. — Quelques tombeaux. — Le chevalier de Granson. — Pourquoi les mains coupées. — M. de Rebecque. — Lausanne à vol d’oiseau. — Paysage. — Orage de nuit qui s’annonce. — Retour à Paris.


Vévey, 21 septembre.
A M. LOUIS B.

Je vous écris cette lettre, cher Louis, à peu près au hasard, ne sachant pas où elle vous trouvera, ni même si elle vous trouvera. Où êtes-vous en ce moment ? que faites-vous ? Êtes-vous à Paris ? êtes-vous en Normandie ? Avez-vous l’œil fixé sur les toiles que votre pensée fait rayonner, ou visitez-vous comme moi la galerie de peinture du bon Dieu ? Je ne sais ce que vous faites ; mais je pense à vous, je vous écris, et je vous aime.

Je voyage en ce moment comme l’hirondelle. Je vais devant moi, cherchant le beau temps. Où je vois un coin du ciel bleu, j’accours. Les nuages, les pluies, la bise, l’hiver, viennent derrière moi comme des ennemis qui me poursuivent, et recouvrent les pauvres pays à mesure que je les quitte. Il pleut maintenant à verse sur Strasbourg, que je visitais il y a quinze jours ; sur Zurich, où j’étais la semaine passée ; sur Berne, où j’ai passé hier. Moi, je suis à Vévey, jolie petite ville, blanche, propre, anglaise, confortable, chauffée par les pentes méridionales du mont Chardonne comme par des poêles, et abritée par les Alpes comme par un paravent. J’ai devant moi un ciel d’été, le soleil, des coteaux couverts de vignes mûres, et cette magnifique émeraude du Léman enchâssée dans des montagnes de neige comme dans une orfévrerie d’argent. ― Je vous regrette.

Vévey n’a que trois choses, mais ces trois choses sont charmantes : sa propreté, son climat et son église. ― Je devrais me borner à dire la tour de son église ; car l’église elle-même n’a plus rien de remarquable. Elle a subi cette espèce de dévastation soigneuse, méthodique et vernissée que le protestantisme inflige aux églises gothiques. Tout est ratissé, raboté, balayé, défiguré, blanchi, lustré et frotté. C’est un mélange stupide et prétentieux de barbarie et de nettoyage. Plus d’autel, plus de chapelles, plus de reliquaires, plus de figures peintes et sculptées ; une table et des stalles de bois qui encombrent la nef, voilà l’église de Vévey.

Je m’y promenais assez maussadement, escorté de cette vieille femme, toujours la même, qui tient lieu de bedeau aux églises calvinistes, et me cognant les genoux aux bancs de M. le préfet, de M. le juge de paix, de MM. les pasteurs, etc., etc., quand, à côté d’une chapelle condamnée où m’avaient attiré quelques belles vieilles consoles du quatorzième siècle, oubliées là par l’architecte puritain, j’ai aperçu dans un enfoncement obscur une grande lame de marbre noir appliquée au mur. C’est la tombe d’Edmond Ludlow, un des juges de Charles Ier, mort réfugié à Vévey en 1698. Je croyais cette tombe à Lausanne. Comme je me baissais pour ramasser mon crayon tombé à terre, le mot depositorium, gravé sur la dalle, a frappé mes yeux. Je marchais sur une autre tombe, sur un autre régicide, sur un autre proscrit, Andrew Broughton. Andrew Broughton était l’ami de Ludlow. Comme lui il avait tué Charles Ier, comme lui il avait aimé Cromwell, comme lui il avait haï Cromwell, comme lui il dort dans la froide église de Vévey. ― En 1816, David, en fuite comme Ludlow et Broughton, a passé à Vévey. A-t-il visité l’église, je ne sais ; mais les juges de Charles Ier avaient bien des choses à dire au juge de Louis XVI. Ils avaient à lui dire que tout s’écroule, même les fortunes bâties sur un échafaud ; que les révolutions ne sont que des vagues, où il ne faut être ni écume ni fange ; que toute idée révolutionnaire est un outil qui a deux tranchants, l’un avec lequel on coupe, l’autre auquel on se coupe ; que l’exilé qui a fait des exilés, que le proscrit qui a été proscripteur, traînent après eux une mauvaise ombre, une pitié mêlée de colère, le reflet des misères d’autrui flamboyant comme l’épée de l’ange sur leur propre malheur. Ils pouvaient dire aussi à ce grand peintre, ― n’est-ce pas, Louis ? ― que pour le penseur, en un jour de contemplation, il sort de la sérénité du ciel et de l’azur profond du Léman plus d’idées nobles, plus d’idées bienveillantes, plus d’idées utiles à l’humanité, qu’il n’en sort en dix siècles de vingt révolutions comme celles qui ont égorgé Charles Ier et Louis XVI ; et qu’au-dessus des agitations politiques, éternellement au-dessus de ces tempêtes climatériques des nations, dont le flux bourbeux apporte aussi bien Marat que Mirabeau, il y a, pour les grandes âmes, l’art, qui contient l’intelligence de l’homme, et la nature, qui contient l’intelligence de Dieu !

Pendant que je me laissais aller à toutes ces rêvasseries, un rayon du soleil couchant, entré par je ne sais quelle lucarne, et comme dépaysé dans cette église nue et morne, est venu se poser sur les tombes comme la lumière d’un flambeau, et j’ai lu les épitaphes. Ce sont de longues et graves protestations où semble respirer l’âme des deux vieux régicides, hommes intègres, purs et grands d’ailleurs. Tous deux exposent les faits de leur vie et le fait de leur mort sans colère, mais sans concession. Ce sont des phrases rigides et hautaines, dignes en effet d’être dites par le marbre. On sent que tous deux regrettent la patrie. La patrie est toujours belle, même Londres vue du Léman. Mais ce qui m’a frappé, c’est que chacun des deux vieillards a pris une posture différente dans le tombeau. Edmond Ludlow s’est envolé joyeux vers les demeures éternelles, sedes aeternas laetus advolavit, dit l’épitaphe debout contre le mur. Andrew Broughton, fatigué des travaux de la vie, s’est endormi dans le Seigneur, in domino obdormivit, dit l’épitaphe couchée à terre. Ainsi, l’un joyeux, l’autre las. L’un a trouvé des ailes dans le sépulcre, l’autre y a trouvé un oreiller. L’un avait tué un roi et voulait le paradis ; l’autre avait fait la même chose et demandait le repos.

Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu’il y a, dans ces deux petites phrases si courtes, la clef des deux hommes et la nuance des deux convictions ? Ludlow était un penseur ; il avait déjà oublié le roi mort, et ne voyait plus que le peuple émancipé. Broughton était un ouvrier ; il ne songeait plus au peuple, et avait toujours présente à l’esprit cette rude besogne de jeter bas un roi. Ludlow n’avait jamais vu que le but, Broughton que le moyen. Ludlow regardait en avant. Broughton regardait en arrière. L’un est mort ébloui, l’autre harassé.

Comme je quittais ces deux tombes, une troisième épitaphe m’a attiré, longue et solennelle apostrophe au voyageur gravée en or sur marbre noir, comme celle de Ludlow. Mon pauvre Louis, à côté de toute grande chose il y a une parodie. Près des deux régicides il y a un apothicaire. C’est un respectable praticien appelé Laurent Matte, fort honnête et fort charitable homme d’ailleurs, qui, parce qu’il lui est arrivé de faire fortune à Libourne et de se retirer du commerce à Vévey, veut absolument que le passant s’arrête et réfléchisse sur l’inconstance des choses humaines : Morare parumper, qui hac transis, et respice rerum humanarum inconstantiam et ludibrium.

Si jamais tombe emphatique a été ridicule, c’est à coup sûr celle qui coudoie les deux pierres sévères sous lesquelles Ludlow et Broughton gisent avec leurs mains sanglantes.

Le soir, ― c’était hier, ― je me suis promené au bord du lac. J’ai bien pensé à vous, Louis, et à nos douces promenades de 1828, quand nous avions vingt-quatre ans, quand vous faisiez Mazeppa, quand je faisais les Orientales, quand nous nous contentions d’un rayon horizontal du couchant étalé sur Vaugirard. La lune était presque dans son plein. La haute crête de Meillerie, noire au sommet et vaguement modelée à mi-côte, emplissait l’horizon. Au fond, à ma gauche, au-dessous de la lune, les dents d’Oche mordaient un charmant nuage gris perle, et toutes sortes de montagnes fuyaient tumultueusement dans la vapeur. L’admirable clarté de la lune calmait tout ce côté violent du paysage. Je marchais au bord même du flot. C’était la nuit de l’équinoxe. Le lac avait cette agitation fébrile qui, à l’époque des grandes marées, saisit toutes les masses d’eau et les fait frissonner. De petites lames envahissaient par moments le sentier de cailloux où j’étais, et mouillaient la semelle de mes bottes. À l’ouest, vers Genève, le lac, perdu sous les brumes, avait l’aspect d’une énorme ardoise. Des bruits de voix m’arrivaient de la ville, et je voyais sortir du port de Vévey un bateau allant à la pêche. Ces bateaux pêcheurs du Léman ont une forme que le lac leur a donnée. Ils sont munis de deux voiles latines attachées en sens inverse à deux mâts différents, afin de saisir les deux grands vents qui s’engouffrent dans le Léman par ses deux bouts, l’un par Genève, qui vient des plaines, l’autre par Villeneuve, qui vient des montagnes. Au jour, au soleil, le lac est bleu, les voiles sont blanches, et elles donnent à la barque la figure d’une mouche qui courrait sur l’eau, les ailes dressées. La nuit, l’eau est grise et la mouche est noire. Je regardais donc cette gigantesque mouche, qui marchait lentement vers Meillerie, découpant sur la clarté de la lune ses ailes membraneuses et transparentes. Le lac jasait à mes pieds. Il y avait une paix immense dans cette immense nature. C’était grand et c’était doux. Un quart d’heure après, la barque avait disparu, la fièvre du lac s’était calmée, la ville s’était endormie. J’étais seul, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi.

Je songeais à mes deux régicides, qui prennent, eux aussi, leur part de ce sommeil et de ce repos de toutes choses dans ce beau lieu. Je m’abîmais dans la contemplation de ce lac que Dieu a rempli de sa paix et que les hommes ont rempli de leurs guerres. C’est un triste privilège des lieux les plus charmants d’attirer les invasions et les avalanches. Les hommes sont comme la neige, ils fondent et se précipitent dans les vallées éclairées par le soleil. Toute cette ravissante côte basse du Léman a été, depuis trois mille ans, sans cesse dévastée par des passants armés qui venaient, chose étrange, du midi aussi bien que du nord. Les romains y ont trouvé la trace des grecs ; les allemands y ont trouvé la trace des arabes. La tour de Glérolle a été bâtie par les romains contre les huns. Neuf cents ans plus tard, la tour de goure a été bâtie par les vaudois contre les hongrois. L’une garde Vévey ; l’autre protège Lausanne. En feuilletant, l’autre jour, dans la bibliothèque de Bâle, un assez curieux exemplaire des Commentaires de César, je suis tombé sur un passage où César dit qu’on trouva dans le camp des helvétiens des tablettes écrites en caractères grecs, et j’en ai pris note : repertae sunt tabulae litteris graecis confectae. (de Bell gall, XL, I.)

Les romains ont laissé à ce délicieux pays deux ou trois tours de guerre, des tombeaux, entre autres la sombre et touchante épitaphe de Julia Alpinula, des armes, des bornes milliaires, la grande voie militaire qui balafre ces admirables vallées depuis le Valais jusqu’à Avenches, par Vévey et Attalins, et dont on découvre encore çà et là quelques arrachements. Les grecs lui ont laissé des processions-pantomimes qui rappellent les théories, et où il y a des jeunes filles couronnées de lierre qu’on traîne sur des chars. Ils lui ont laissé aussi les koraules de la Gruyère, ces danses que leur nom explique, et χορὸς et αύλὴ. Ainsi des forteresses, des sépulcres, une épitaphe qui est une élégie, une route stratégique, voilà l’empreinte de Rome ; des processions qui semblent ordonnées par Thespis et une danse au son de la flûte, voilà la trace de la Grèce.

Ce matin je suis allé à Chillon par un admirable soleil. Le chemin court entre les vignes au bord du lac. Le vent faisait du Léman une immense moire bleue ; les voiles blanches étincelaient. Au bas de la route, les mouettes s’accostaient gracieusement sur des roches à fleur d’eau. Vers Genève l’horizon imitait l’océan.

Chillon est un bloc de tours posé sur un bloc de rochers. Tout le château est du douzième et du treizième siècle, à l’exception de quelques boiseries, portes, tables, plafonds, etc., qui sont du seizième. Il sert aujourd’hui d’arsenal et de poudrière au canton de Vaud. La bouche des canons touche l’embrasure des catapultes.

C’est une femme française qui fait faire aux visiteurs la promenade du château avec beaucoup de bonne grâce et d’intelligence.

La crypte, qui est au niveau des eaux du lac, se partage en trois souterrains principaux. Le premier, qui est ajusté comme une serrure à l’entrée des deux autres, était la salle des gardes. C’est une vaste nef formée de deux voûtes ogives juxtaposées dont les retombées s’appuient, au milieu de la salle, sur une rangée de piliers qui la traverse. Le second souterrain, plus petit, se divise en deux chambres fort sombres. La première était un cachot, la deuxième est un lieu sinistre. Dans la première, on entrevoit un grand lit de pierre creusé dans le roc vif ; dans la seconde, entre deux énormes piliers carrés dont l’un est le mur même, on distingue confusément, après une station de quelques minutes dans cette cave, un madrier scellé transversalement par les deux bouts dans le granit brut, et dont l’arête supérieure présente des façons de dents de scie, comme si elle avait été usée et entaillée profondément et à différents endroits par une corde ou par une chaîne qu’on y aurait nouée. Au milieu de cette traverse il y a un trou carré qui laisse passer le jour, si l’on peut appeler jour la lueur blafarde et terreuse qui s’accroche çà et là aux angles de la voûte. Ce vague et horrible appareil est un gibet. Ces entailles ont été faites en effet par des chaînes patibulaires. Ce trou laissait passer la corde d’en-cas. Les deux échelles du patient et du bourreau, qui étaient appliquées aux deux piliers vis-à-vis l’une de l’autre, ont disparu. En face du gibet, il y avait dans la muraille un pertuis par où l’on jetait le cadavre au lac. Ce pertuis a été muré et s’est changé en une niche basse pleine de ténèbres qui fait une tache noire au pied du mur. À deux pas de cette niche aboutit l’escalier à vis de la chambre de justice avec sa massive porte de chêne à peine équarrie.

La troisième salle ressemble à la première ; seulement elle est beaucoup plus obscure. Les meurtrières ont été comblées et se sont transformées en soupiraux. Dans chaque entre-colonnement il y avait un cachot. On a jeté bas les cloisons, et les compartiments qu’avaient remplis tant de misères diverses pendant trois siècles se sont effacés. C’est le cinquième de ces compartiments que Bonivard a rendu célèbre. Il ne reste plus de son cachot que le pilier, de la chaîne de ses pieds qu’un anneau scellé dans ce même pilier, de la chaîne de son cou qu’un trou dans la pierre. L’anneau de cette chaîne a été arraché. Je suis resté longtemps comme rivé moi-même à ce pilier, autour duquel ce libre penseur a tourné pendant six ans comme une bête fauve. Il ne pouvait se coucher ― sur le roc ― qu’à grand’peine et sans pouvoir allonger ses membres. Il n’avait en effet d’autres distractions que les distractions des bêtes fauves renfermées. Il usait le bas du pilier avec son talon. J’ai mis ma main dans le trou qu’il a fait ainsi. Et il marquait, en l’usant de même avec le pied, la saillie de granit où sa chaîne lui permettait d’atteindre. Pour tout horizon il avait la hideuse muraille de roc vif opposée au mur qui trempe dans le lac. ― Voilà dans quelles cages on mettait la pensée en 1530.

Le premier des cinq compartiments ne m’a pas moins intéressé que le cinquième. Dans le cachot de Bonivard il y a eu l’intelligence, dans celui-ci il y a eu le dévouement. Un jeune homme de Genève, nommé Michel Cotié, avait pour le prieur de Saint-Victor un attachement mêlé d’admiration. Quand il sut Bonivard à Chillon, il voulut le sauver. Il connaissait le château de Chillon pour y avoir servi ; il s’y introduisit de nouveau et s’y fit donner je ne sais quelle besogne domestique. Quelque imprudence le trahit ; il fut pris essayant de communiquer avec Bonivard. On le traita en espion et on le mit dans un cachot (le premier à droite en entrant). On l’aurait bien pendu, mais le duc de Savoie voulait des aveux qui compromissent Bonivard. Cotié résista vaillamment à la torture. Une nuit, il tenta de s’échapper ; il scia sa chaîne et perça son mur avec un clou, il grimpa jusqu’à un des soupiraux et arracha une barre de fer. Là il se crut sauvé. La nuit était très noire ; il se jeta dans le lac ; il n’avait séjourné au château que l’été, et il avait remarqué que l’eau du lac montait à quelques pieds au-dessous des soupiraux ; mais c’était l’hiver ; en hiver, il n’y a plus de fontes de neige, l’eau du lac baisse et laisse à découvert les rochers dans lesquels est enraciné Chillon ; il ne les vit pas et s’y brisa. ― Voilà l’histoire de Cotié.

Rien ne reste de lui que quelques dessins charbonnés sur le mur. Ce sont des figures demi-nature qui ne manquent pas d’un certain style ; un Christ en croix presque effacé, une sainte à genoux avec sa légende autour de sa tête en caractères gothiques, un Saint-Christophe (que j’ai copié ; vous savez ma manie) et un Saint-Joseph. L’aventure de Cotié dément, à mon grand regret, la tradition Christofori faciem, etc. Son saint Christophe ne l’a pas sauvé de mort violente.

Le soupirail par où Michel Cotié s’est précipité fait face au troisième pilier. C’est sur ce pilier que Byron a écrit son nom avec un vieux poinçon à manche d’ivoire, trouvé, en 1536, dans la chambre du duc de Savoie, par les bernois qui délivrèrent Bonivard. Ce nom Byron, gravé sur la colonne de granit en grandes lettres un peu inclinées, jette un rayonnement étrange dans le cachot.

Il était midi, j’étais encore dans la crypte, je dessinais le saint Christophe ; ― je lève les yeux par hasard, la voûte était bleue. ― Le phénomène de la grotte d’azur s’accomplit dans le souterrain de Chillon, et le lac de Genève n’y réussit pas moins bien que la Méditerranée. Vous le voyez, Louis, la nature n’oublie personne ; elle n’oubliait pas Bonivard dans sa basse-fosse. À midi, elle changeait le souterrain en palais ; elle tendait toute la voûte de cette splendide moire bleue dont je vous parlais tout à l’heure, et le Léman plafonnait le cachot.

Et puis elle envoyait au prisonnier des martins-pêcheurs qui venaient rire et jouer dans son soupirail. ― Les ducs de Savoie ont disparu du château de Chillon, les martins-pêcheurs l’habitent toujours. L’affreuse crypte ne leur fait pas peur ; on dirait qu’ils la croient bâtie pour eux ; ils entrent hardiment par les meurtrières, et s’y abritent, tantôt du soleil, tantôt de l’orage.

Il y a sept colonnes dans la crypte, il y avait sept cachots. Les gens de Berne y trouvèrent six prisonniers, parmi lesquels Bonivard, et les délivrèrent tous, excepté un meurtrier nommé Albrignan, qu’ils pendirent à la traverse de la chambre noire. C’est la dernière fois que ce gibet a servi.

Chaque tour de Chillon pourrait raconter de sombres aventures. Dans l’une, on m’a montré trois cachots superposés ; on entre dans celui du haut par une porte, dans les deux autres par une dalle qu’on soulevait et qu’on laissait retomber sur le prisonnier. Le cachot d’en bas recevait un peu de lumière par une lucarne ; le cachot intermédiaire n’avait ni air ni jour. Il y a quinze mois, on y est descendu avec des cordes, et l’on a trouvé sur le pavé un lit de paille fine où la place d’un corps était encore marquée, et çà et là des ossements humains. Le cachot supérieur est orné de ces lugubres peintures de prisonnier qui semblent faites avec du sang. Ce sont des arabesques, des fleurs, des blasons, un palais à fronton brisé dans le style de la renaissance. ― Par la lucarne, le prisonnier pouvait voir un peu de feuilles et d’herbe dans le fossé.

Dans une autre tour, après quelques pas sur un plancher vermoulu qui menace ruine et où il est défendu de marcher, j’ai aperçu par un trou carré un abîme creusé dans la masse même de la tour ; ce sont les oubliettes. Elles ont quatre-vingt-onze pieds de profondeur, et le fond en était hérissé de couteaux. On y a trouvé un squelette disloqué et une vieille couverture en poil de chèvre rayée de gris et de noir, qu’on a jetée dans un coin, et sur laquelle j’avais les pieds, tandis que je regardais dans le gouffre.

Dans une autre tour il y avait une cave comblée. Lord Byron, en 1816, demanda la permission d’y faire des fouilles. On la lui refusa sous je ne sais quels prétextes d’architecte. Depuis on a déblayé le caveau. J’y suis descendu. C’est là qu’était la sépulture du duc Pierre De Savoie, qui fut un des grands hommes de son temps, et qu’on avait surnommé le petit Charlemagne (deux mots mal accouplés, soit dit en passant). L’an 1268, le duc Pierre fut descendu en grande pompe dans ce caveau. Aujourd’hui le tombeau et le duc, tout a disparu. J’ai vu la vieille porte pourrie du caveau, sans gonds et sans serrure, appuyée au mur sous le hangar d’une cour voisine ; et il ne reste plus rien du grand duc Pierre que l’empreinte carrée du chevet de son sarcophage, arraché de la muraille par les bernois.

Cette cour voisine était elle-même un cimetière où plusieurs grands seigneurs savoyards avaient des tombes. Il n’y a plus maintenant qu’un peu d’herbe et un vieux lierre mort autour d’une vieille poutre déchaussée.

Je n’ai pu visiter la chapelle, qui est pleine de gargousses. La chambre des ducs est au-dessus du caveau sépulcral. Les bernois en avaient mutilé les lambris, et en avaient fait un corps de garde. La fumée des pipes a noirci le plafond de bois à caissons fleurdelysés et à nervures semées de croix d’argent. L’ours de Berne est peint sur la cheminée. L’écusson de Savoie est gratté. On montre un trou dans le mur, où, dit-on, il y avait un trésor, et d’où les gens de Berne ont tiré avec de grands cris de joie les belles orfévreries de M. de Savoie. Le fait est que tous ces merveilleux vases de Benvenuto et de Colomb ont dû faire un admirable effet en roulant pêle-mêle dans un corps de garde. Vous voyez d’ici le tableau. Si vous le faisiez, Louis, il serait ravissant. ― La chambre était ornée d’une belle châsse peinte à fresque dont on voit encore quelques jambes et quelques bras. La fenêtre est une croisée du quinzième siècle assez finement sculptée au dehors.

La porte de cette chambre ducale a été arrachée après l’assaut. On me l’a montrée dans une grande salle voisine, où il y a, par parenthèse, quelques tables curieuses et une belle cheminée. C’est une porte de chêne massif doublée avec des cuirasses aplaties sur l’enclume. Vers le bas de la porte est une ouverture ronde à biseau par laquelle passait le bec d’un fauconneau. Une balle bernoise a profondément troué l’armature de fer, et s’est arrêtée dans le chêne. En mettant le doigt dans le trou on sent la balle.

La salle de justice est voisine de la chambre ducale. Figurez-vous une magnifique nef, plafonnée à caissons, chauffée par une cheminée immense, égayée par dix ou douze fenêtres ogives trilobées du treizième siècle, et meublée aujourd’hui de canons, ce qui ne la dépare pas. Toutes les salles voisines sont pleines de boulets, de bombes, d’obusiers et de canons, dont quelques-uns ont encore la belle forme monstrueuse des derniers siècles. On entrevoit par les portes entre-bâillées ces formidables bouches de cuivre qui reluisent dans l’ombre.

Au bout de la salle de justice est la chambre de torture. À quelques pieds au-dessous du plafond, une grosse poutre la traverse de part en part. J’ai vu dans cette poutre les trois trous par où passait la corde de l’estrapade.

Cette solive s’appuie sur un pilier de bois couronné d’un charmant chapiteau du quatorzième siècle, qui a été peint et doré. Le bas du pilier, auquel on attachait le patient, est déchiré par des brûlures noires et profondes. Les instruments de torture, en se promenant sur l’homme, rencontraient le bois de temps en temps. De là ces hideuses cicatrices. La chambre est éclairée par une belle fenêtre ogive qu’emplit un paysage éblouissant.

Une chose remarquable, c’est que le château de Chillon, quoique entouré d’eau, est préservé de toute humidité, à tel point qu’on en laisse les fenêtres ouvertes hiver comme été. Au printemps, les petits oiseaux viennent faire leur nid dans la bouche des obusiers.

Après une visite de trois heures j’ai quitté Chillon, et rentré à Vévey, je suis allé revoir Ludlow dans son église. C’est avec un grand sens, selon moi, que la providence a rapproché la tombe de Ludlow du cachot de Bonivard. Un fil mystérieux, qui traverse les événements de deux siècles, lie ces deux hommes. Bonivard et Ludlow avaient la même pensée, l’émancipation de l’esprit et du peuple. La réforme de Luther, à laquelle coopérait Bonivard, est devenue en cent trente ans la révolution de Cromwell, dans laquelle trempait Ludlow. Ce que Bonivard voulait pour Genève, Ludlow le voulait pour Londres. Seulement, Bonivard, c’est l’idée persécutée ; Ludlow c’est l’idée persécutrice ; ce que le duc de Savoie avait fait à Bonivard, Ludlow l’a rendu avec usure à Charles Ier. L’histoire de la pensée humaine est pleine de ces retours surprenants. Donc, et c’est ici que se clôt le magnifique syllogisme de la providence, près de la prison de Bonivard il fallait le sépulcre de Ludlow.


Lausanne, 22 septembre, 10 heures du soir.

C’est à Lausanne, cher Louis, que j’achève cette interminable lettre. Un vent glacial me vient par ma fenêtre ; mais je la laisse ouverte pour l’amour du lac, que je vois presque entier d’ici. Chose bizarre, Vévey est la ville la plus chaude de la Suisse, Lausanne en est la plus froide. Quatre lieues séparent Lausanne de Vévey ; la Provence touche la Sibérie.

L’année donne en moyenne, à Paris, cent cinquante et un jours de pluie ; à Vévey, cinquante-six. Prenez cela comme vous voudrez, et ouvrez votre parapluie.

Lausanne n’a pas un monument que le mauvais goût puritain n’ait gâté. Toutes les délicieuses fontaines du quinzième siècle ont été remplacées par d’affreux cippes de granit, bêtes et laids comme des cippes qu’ils sont. L’Hôtel-de-Ville a son beffroi, son toit et ses gargouilles de fer brodé, découpé et peint ; mais les fenêtres et les portes ont été fâcheusement retouchées. Le vieux château des baillis, cube de pierre rehaussé par des mâchicoulis en briques, avec quatre tourelles aux quatre angles, est d’une fort belle masse ; mais toutes les baies ont été refaites ; les contrevents verts de Jean-Jacques se sont stupidement cramponnés aux vénérables croisées à croix de Guillaume De Challant. La cathédrale est un noble édifice du treizième et du quatorzième siècle ; mais presque toutes les figures ont été soigneusement amputées ; mais il n’y a plus un tableau ; mais il n’y a plus une verrière ; mais elle est badigeonnée en gris de papier à sucre ; mais ils ont pauvrement remis à neuf la flèche du clocher de la croisée, et ils ont posé sur le clocher du portail le bonnet pointu du magicien Rothomago. Cependant il y a encore de superbes statues sous le portail méridional, et, à quelques figurines près, on a laissé intacte la belle porte flamboyante de M. de Montfaucon, le dernier évêque qu’ait eu Lausanne. Dans l’intérieur, je me trompais, il reste un vitrail, celui de la rosace. Ils ont respecté aussi un charmant banc d’œuvre de la transition, mêlé de gothique fleuri et de renaissance, don de ce même M. de Montfaucon, un grand nombre de chapiteaux romans, d’une complication exquise, et quelques tombeaux admirables, entre autres celui du chevalier de Granson, qui est couché sur sa tombe, les mains coupées, ayant été vaincu dans un duel. Au-dessous du chevalier, vêtu de sa chemise de fer, j’ai remarqué la pierre mortuaire de M. de Rebecque, aïeul de Benjamin Constant.

Quand je suis sorti de l’église, la nuit tombait, et j’ai encore pensé à vous, mon grand peintre. Lausanne est un bloc de maisons pittoresques, répandu sur deux ou trois collines, qui partent du même nœud central, et coiffé de la cathédrale comme d’une tiare. J’étais sur l’esplanade de l’église, devant le portail, et pour ainsi dire sur la tête de la ville. Je voyais le lac au-dessus des toits, les montagnes au-dessus du lac, les nuages au-dessus des montagnes, et les étoiles au-dessus des nuages. C’était comme un escalier où ma pensée montait de marche en marche et s’agrandissait à chaque degré. Vous avez remarqué comme moi que, le soir, les nuées refroidies s’allongent, s’aplatissent et prennent des formes de crocodiles. Un de ces grands crocodiles noirs nageait lentement dans l’air, vers l’ouest ; sa queue obstruait un porche lumineux bâti par les nuages au couchant ; une pluie tombait de son ventre sur Genève ensevelie dans les brumes ; deux ou trois étoiles éblouissantes sortaient de sa gueule comme des étincelles. Au-dessous de lui, le lac, sombre et métallique, se répandait dans les terres comme une flaque de plomb fondu. Quelques fumées rampaient sur les toits de la ville. Au midi, l’horizon était horrible. On n’entrevoyait que les larges bases des montagnes enfouies sous une monstrueuse excroissance de vapeurs. Il y aura une tempête cette nuit.

Je rentre et je vous écris. J’aimerais bien mieux vous serrer la main et vous parler. Je tâche que ma lettre soit une sorte de fenêtre par laquelle vous puissiez voir ce que je vois.

Adieu, Louis, à bientôt. Vous savez comme je suis à vous ; soyez à moi de votre côté.

Vous faites de belles choses, j’en suis sûr ; moi, j’en pense de bonnes, et elles sont pour vous ; car vous êtes au premier rang de ceux que j’aime. Vous le savez bien, n’est-ce pas ?

Je serai à Paris dans dix jours.