Le Rhin/XXVII
Étymologie et histoire. — Le blé. — Le vin pied-d’oison. — La
cathédrale. — Quelle pensée y saisit le voyageur. — Détails des
empereurs enterrés à Spire. — Lueurs qui traversent les ténèbres
de l’histoire. — 1693. — 1793. — Souviens-toi de Conrad.
Bords du Neckar, octobre.
Que vous dirai-je de Spire, ou Speyer, comme la nomment les allemands, ou Spira, comme la nommaient les romains ? Neomagus, dit la légende. Augusta Nemetum, dit l’histoire. C’est une ville illustre. César y a campé, Drusus l’a fortifiée, Tacite en a parlé, les huns l’ont brûlée, Constantin l’a rebâtie, Julien l’a agrandie, Dagobert y a fait d’un temple de Mercure un couvent de Saint-Germain. Othon Ier y a donné à la chrétienté le premier tournoi, Conrad Le Salien en a fait la capitale de l’empire, Conrad II en a fait le sépulcre des empereurs. Les templiers, qui y ont laissé une belle ruine, ont rempli là leurs fonctions de sentinelles aux frontières. Tous les torrents d’hommes qui ont dévasté et fécondé l’Europe ont traversé Spire ; pendant les premiers siècles, les vandales et les alemans ( tous les hommes, hommes de toutes races, dit l’étymologie) ; pendant les derniers, les français. Durant le moyen âge, de 1125 à 1422, en trois cents ans, Spire a essuyé onze sièges. Aussi la vieille ville carlovingienne est-elle profondément frappée. Ses privilèges sont tombés, son sang et sa population ont coulé de toutes parts. Elle a eu la chambre impériale dont Wetzlar a hérité, les diètes dont le fantôme est maintenant à Francfort. Elle a eu trente mille habitants, elle n’en a plus que huit mille.
Qui se souvient aujourd’hui du saint évêque Rudiger ? Où coule le ruisseau Spira ? Où est le village Spira ? Qu’a-t-on fait de l’église haute de saint-Jean ? Dans quel état est cette chapelle d’Olivet que les anciens registres appellent l’incomparable ? Qu’est devenue l’admirable tour carrée à tourelles angulaires qui dominait la porte de la route du bac ? Quels vestiges reste-t-il de Saint-Vilduberg ? Où est la maison de la chambre impériale ? Où est l’hôtel des assesseurs-avocats, lesquels, dit une vieille charte, sont faisans et administrans justice au nom de la majesté impériale, des électeurs et autres princes de l’empire, au consistoire publiq de tout l’empire établi par Charles-Le-Quint ? De cette haute juridiction, à laquelle toutes les autres étaient dévolues et ressortissantes en dernier ressort, que reste-t-il ? Rien, pas même le gibet de pierre à quatre piliers dans la prairie qui borde le Rhin. Le soleil seul continue de traiter Spire avec autant de magnificence que si elle était encore la reine des villes impériales. Le blé proverbial de Spire est toujours aussi beau et aussi doré que du temps de Charles-Quint, et l’excellent vin rouge pied-d’oison est toujours digne d’être bu par des princes-évêques en bas écarlates et des électeurs à chapeau d’hermine.
La cathédrale, commencée par Conrad Ier, continuée par Conrad II et Henri III, terminée par Henri IV en 1097, est un des plus superbes édifices qu’ait faits le onzième siècle. Conrad Ier l’avait dédiée, disent les chartes, à la « benoîte vierge Marie ». Elle est aujourd’hui d’une majesté incomparable. Elle a résisté au temps, aux hommes, aux guerres, aux assauts, aux incendies, aux émeutes, aux révolutions, et même aux embellissements des princes-évêques de Spire et Bruchsal. Je l’ai visitée ; je ne vous la détaillerai pas pourtant. Ici, comme dans la maison Ibach, je ne peux pas dire que j’aie vu l’église, tant j’étais absorbé par la pensée qui pour moi la remplissait. Non, je n’ai pas vu l’édifice, j’ai vu cette pensée. Laissez-moi vous la dire. Je ne sais plus rien du reste ; tout a passé devant mes yeux comme une ombre. Cherchez, si vous le voulez, dans les itinéraires et les monographies, la description de la cathédrale de Spire, vous ne l’aurez pas de moi. Quelque chose de plus haut et de plus magnifique encore m’a saisi au milieu de la contemplation de cette sombre architecture. Jusqu’ici j’ai eu bien souvent déjà et j’aurai bien souvent encore l’occasion de vous montrer des églises ; cette fois laissez-moi vous montrer Dieu.
De 1024 à 1308, trois siècles durant, la pensée de Conrad II s’est exécutée. Sur dix-huit empereurs qui ont régné dans cet intervalle, neuf ont été enterrés dans la crypte qui est sous la cathédrale de Spire. Quant aux neuf autres, Lothaire II, Frédéric Barberousse, Henri VI, Othon IV, Frédéric II, Conrad IV, Guillaume, Richard De Cornouailles et Alphonse De Castille, la destinée ne leur a pas accordé cette auguste sépulture. Le vent qui souffle sur les hommes à l’heure de leur mort les a portés ailleurs.
De ceux-là, deux seulement, qui n’étaient pas allemands, ont eu leur tombeau dans leur pays natal ; Richard de Cornouailles en Angleterre, Alphonse de Castille en Espagne. Les autres ont été jetés aux quatre points cardinaux ; Lothaire II au monastère de Kœnigslutter, Othon IV à Brunswick, Guillaume à Middelbourg, Henri VI et Frédéric II à Palerme, Conrad IV à Poggi, Barberousse au Cydnus.
Barberousse en particulier, ce grand Barberousse, où est-il ? dans le Cydnus, dit l’histoire ; à Antioche, dit la chronique ; dans la caverne de Kiffhœüser, dit la légende de Wurtemberg ; dans la grotte de Kaiserslautern, dit la légende du Rhin.
Les neuf césars couchés sous les dalles de l’abside de Spire étaient presque tous de glorieux empereurs. C’était le fondateur de la cathédrale, le contemporain de Canut-le-Grand, Conrad II, celui qui divisa la vieille Teutonie en six classes, dites boucliers militaires, Clypei Militares, hiérarchie que bouleversa la bulle d’or, mais que la Pologne adopta et refléta ; si bien que, même dans ces derniers siècles, la constitution républicaine de la Pologne, reproduisant la vieille constitution féodale de l’Allemagne, était comme un miroir qui garderait l’image après que l’objet aurait disparu. C’étaient Henri III, qui proclama et maintint trois ans la paix universelle, préférant à une guerre de peuple à peuple ce duel de roi à roi qu’il offrait à Henri Ier de France ; puis Henri IV, le vainqueur des saxons et le vaincu de Grégoire VII ; Henri V, l’allié de Venise ; Conrad III, l’ami des diètes, qui se qualifiait empereur des romains ; Philippe De Souabe, le redoutable adversaire d’Innocent III. C’était le triomphateur d’Ottocar, l’exterminateur des burgraves, le fondateur de dynasties, le comte père des empereurs, Rodolphe de Habsbourg. C’était Adolphe De Nassau, le vaillant homme tué d’un coup de hache sur le champ de bataille. C’était enfin son ennemi, son compétiteur, son meurtrier, Albert d’Autriche, qui se faisait servir à table par le roi de Bohême, la couronne en tête, qui supprimait les péages, et domptait, la châtaigne de fer au poing, les quatre formidables électeurs du Rhin ; prince démesuré en tout, dans son ambition comme dans sa puissance, auquel Boniface VIII donnait un matin le royaume de France ; si bien que, devant un pareil présent, on ne sait qui l’on doit admirer le plus, du pape qui avait l’audace d’offrir ou de l’empereur qui avait l’audace d’accepter.
Hélas ! Quoi de plus pareil à des rêves que ces grandeurs ? Et comme elles se ressemblent toutes par les misères qui sont au bout ! Albert D’Autriche, à Gellheim, près Mayence, avait tué de sa main son cousin et son empereur, Adolphe De Nassau ; dix ans plus tard Jean De Habsbourg tue, à Vindich-sur-la-Reuss, son oncle et son empereur Albert D’Autriche. Albert qui était borgne et laid, et conseillé, disait Boniface VIII, par une femme au sang de vipère, sanguine viperali, avait été surnommé le Régicide ; Jean fut surnommé le Parricide.
Quoi qu’il en soit, tous ces princes, les bons, les médiocres et les mauvais, enterrés côte à côte, confondaient, pour ainsi dire, la diversité de leurs destinées dans la gloire des armes, propre à quelques-uns, et dans la splendeur de l’empire, commune à tous, et gisaient dans le caveau de Spire, enveloppés de la mystérieuse majesté de la mort. Pour toute l’Allemagne une sorte de superstition nationale environnait ces empereurs endormis. Les peuples, qui ont tous les instincts querelleurs et mutins des enfants, haïssent volontiers la puissance debout et vivante, parce qu’elle est la puissance, parce qu’elle est debout, parce qu’elle est vivante. ceux de Flandre, dit Philippe de Comines, aiment toujours le fils de leur prince ; leur prince, jamais. L’évêque d’Olmutz écrivait au pape Grégoire X : Volunt imperatorem, sed potentiam abhorrent. Mais, dès que la puissance est tombée, on l’aime ; dès qu’elle est vaincue, on l’admire ; dès qu’elle est morte, on la respecte. Rien n’était donc plus grand, plus auguste et plus sacré en Allemagne et en Europe que ces neuf tombes impériales couvertes, comme d’un triple voile, de silence, de nuit et de vénération.
Qui rompit ce silence ? Qui troubla cette nuit ? Qui profana cette vénération ? Ecoutez.
En 1693, Louis XIV envoya brusquement dans le palatinat une armée commandée par des hommes dont on peut lire encore les noms dans la gazette des entresols du Louvre : ARMEE D’ALLEMAGNE, 11 avril. ― Maréchal de Boufflers, maréchal duc de Lorges, maréchal de Choiseul. ― Lieutenants généraux : marquis de Chamilly, marquis de la Feuillée, marquis d’Uxelles, milord Mountcassel, marquis de Revel, sieur de La Bretesche, marquis de Villars, Sieur de Mélac. ― Maréchaux de camp : duc de la Ferté, Sieur De Barbezières, comte de Bourg, marquis d’Alègre, marquis de Vaubecourt, comte de Saint-Fremond.
La civilisation alors commençait à couvrir partout la barbarie ; mais la couche était peu épaisse encore. à la moindre secousse, à la première guerre, elle se brisait, et la barbarie, trouvant un passage, se répandait de toutes parts. C’est ce qui arriva dans la guerre du Palatinat.
L’armée du grand roi entra dans Spire. Tout y était fermé, les maisons, l’église, les tombeaux. Les soldats ouvrirent les portes des maisons, ouvrirent les portes de l’église, et brisèrent la pierre des tombeaux.
Ils violèrent la famille, ils violèrent la religion,
ils violèrent la mort.
Les deux premiers crimes étaient presque des crimes ordinaires. La guerre, dans ces temps que nous admirons trop quelquefois, y accoutumait les hommes. Le dernier était un attentat monstrueux.
La mort fut violée, et avec la mort, chose qu’on n’avait pas vue encore, la majesté royale, et avec la majesté royale toute l’histoire d’un grand peuple, tout le passé d’un grand empire. Les soldats fouillèrent les cercueils, arrachèrent les suaires, volèrent à des squelettes, majestés endormies, leurs sceptres d’or, leurs couronnes de pierreries, leurs anneaux qui avaient scellé la paix et la guerre, leurs bannières d’investiture, hastas vexilliferas. Ils vendirent à des juifs ce que des papes avaient béni. Ils brocantèrent cette pourpre en haillons et ces grandeurs couvertes de cendres. Ils trièrent avec soin l’or, les diamants et les perles ; et, quand il n’y eut plus rien de précieux dans ces sépulcres, quand il n’y eut plus que de la poussière, ils balayèrent pêle-mêle dans un trou ces ossements qui avaient été des empereurs. Des caporaux ivres roulèrent avec le pied dans une fosse commune les crânes de neuf césars.
Voilà ce que fit Louis XIV en 1693. Juste cent ans après, en 1793, voici ce que fit Dieu.
Il y avait en France un tombeau royal comme il y avait un ossuaire impérial en Allemagne. Un jour, jour fatal où toute la barbarie de dix siècles reparut à la surface de la civilisation et la submergea, des hordes hideuses, horribles, armées, qui apportaient la guerre, non plus à un roi, mais à tous les rois, non plus à une cathédrale, mais à toute religion, non plus à une ville ou à un état, mais à tout le passé du genre humain ; des hordes effrayantes, dis-je, sanglantes, déguenillées, féroces, se ruèrent sur l’antique sépulture des rois de France. Ces hommes, que rien n’arrêta dans leur œuvre redoutable, venaient aussi pour briser des tombes, déchirer des linceuls et profaner des ossements. Étranges et mystérieux ouvriers, ils venaient mettre de la poussière en poussière. écoutez ceci : ― le premier spectre qu’ils éveillèrent, le premier roi qu’ils arrachèrent brutalement du cercueil, comme on secoue un valet qui a trop longtemps dormi, le premier squelette qu’ils saisirent dans sa robe de pourpre pour le jeter au charnier, ce fut Louis XIV.
O représailles de la destinée ! 1693, 1793 ! équation sinistre ! admirez cette précision formidable ! Au bout d’un siècle pour nous, au bout d’une heure pour l’éternel, ce que Louis Xiv avait fait à Spire aux empereurs d’Allemagne, Dieu le lui rend à Saint-Denis.
Chose qu’il faut noter encore, le fondateur de la cathédrale de Spire, le plus ancien de ces vieux princes germaniques, Conrad II, avant d’être empereur d’Allemagne, avait été duc de la France rhénane. Ce duc de France fut outragé par un roi de France. Châtiment ! châtiment ! Si Louis XIV, dans ses campagnes d’Allemagne, avait passé à Otterberg, où j’étais il y a un mois, il aurait vu là, comme à Spire, une admirable cathédrale bâtie aussi par Conrad II, et cela peut-être n’eût pas été inutile au grand roi ; car sur le portail principal de la sombre église il aurait pu lire cet avertissement mélancolique et sévère qu’on y lit encore aujourd’hui :