Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
IV
Où il est traité des diverses qualités propres aux diverses ambassades
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Pécopin était un gentilhomme de renommée, de race, d’esprit et de mine. Une fois introduit à la cour du pfalzgraf et installé dans son nouveau fief, il plut à ce point au palatin que ce digne prince lui dit un jour : Ami, j’envoie une ambassade à mon cousin de Bourgogne, et je t’ai choisi pour ambassadeur, à cause de ta gentille renommée. Pécopin dut faire ce que voulait son prince. Arrivé à Dijon, il se fit si bien distinguer par sa belle parole que le duc lui dit un soir, après avoir vidé trois larges verres de vin de Bacharach : — Sire Pécopin, vous êtes notre ami ; j’ai quelque démêlé de bec avec monseigneur le roi de France, et le comte palatin permet que je vous envoie près du roi, car je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre grande race. — Pécopin se rendit à Paris. Le roi le goûta fort, et le prenant à part un matin : — Pardieu, chevalier Pécopin, lui dit-il, puisque le palatin vous a prêté au bourguignon pour le service de la Bourgogne, le bourguignon vous prêtera bien au roi de France pour le service de la chrétienté. J’ai besoin d’un très noble seigneur qui aille faire certaines remontrances de ma part au miramolin des maures en Espagne, et je vous ai choisi pour ambassadeur, à cause de votre bel esprit. — On peut refuser son vote à l’empereur, on peut refuser sa femme au pape ; on ne refuse rien au roi de France. Pécopin fit route pour l’Espagne. À Grenade le miramolin l’accueillit à merveille et l’invita aux zambras de I’Alhambra. Ce n’était chaque jour que fêtes, courses de cannes et de lances et chasses au faucon, et Pécopin y prenait part en grand jouteur et en grand chasseur qu’il était. En sa qualité de moricaud, le miramolin avait de bons lanerets, d’excellents sacrets et d’admirables tuniciens, et il y eut à ces chasses les plus belles volées imaginables. Cependant Pécopin n’oublia pas de faire les affaires du roi de France. Quand la négociation fut terminée, le chevalier se présenta chez le sultan pour lui faire ses adieux. — Je reçois vos adieux, sire chrétien, dit le miramolin, car vous allez en effet partir tout de suite pour Bagdad. — Pour Bagdag ! s’écria Pécopin. — Oui, chevalier, reprit le prince maure ; car je ne puis signer le traité avec le roi de Paris sans le consentement du calife de Bagdad, qui est commandeur des croyants ; il me faut envoyer quelqu’un de considérable auprès du calife, et je vous ai choisi pour ambassadeur à cause de votre bonne mine. Quand on est chez les maures, on va où veulent les maures. Ce sont des chiens et des infidèles. Pécopin alla à Bagdad. Là il eut une aventure. Un jour qu’il passait sous les murs du sérail, la sultane favorite le vit, et comme il était beau, triste et fier, elle se prit d’amour pour lui. Elle lui envoya une esclave noire qui parla au chevalier dans le jardin de la ville à côté d’un grand tilleul microphyila qu’on y voit encore, et qui lui remit un talisman en disant : Ceci vient d’une princesse qui vous aime et que vous ne verrez jamais. Gardez ce talisman. Tant que vous le porterez sur vous, vous serez jeune. Quand vous serez en danger de mort, touchez-le, et il vous sauvera. — Pécopin à tout hasard accepta le talisman, qui était une fort belle turquoise incrustée de caractères inconnus. Il l’attacha à sa chaîne de cou.

— Maintenant, monseigneur, ajouta l’esclave en le quittant, prenez garde à ceci : tant que vous aurez cette turquoise à votre cou, vous ne vieillirez pas d’un jour ; si vous la perdez, vous vieillirez en une minute de toutes les années que vous aurez laissées derrière vous. Adieu, beau giaour ! — Cela dit, la négresse s’en alla. Cependant le calife avait vu l’esclave de la sultane accoster le chevalier chrétien. Ce calife était fort jaloux et un peu magicien. Il convia Pécopin à une fête, et, la nuit venue, il conduisit le chevalier sur une haute tour. Pécopin, sans y prendre garde, s’était avancé fort près du parapet, qui était très bas, et le calife lui parla ainsi : — Chevalier, le comte palatin t’a envoyé au duc de Bourgogne à cause de ta noble renommée, le duc de Bourgogne t’a envoyé au roi de France à cause de ta grande race, le roi de France t’a envoyé au miramolin de Grenade à cause de ton bel esprit, le miramolin de Grenade t’a envoyé au calife de Bagdad à cause de ta bonne mine ; moi, à cause de ta noble renommée, de ta grande race, de ton bel esprit et de ta bonne mine, je t’envoie au diable. — En prononçant ce dernier mot, le calife poussa violemment Pécopin, qui perdit l’équilibre et tomba du haut de la tour.

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