Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
XVII
Les bagatelles de la porte
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Pécopin haussa les épaules. — Bauldour est vivante, Bauldour est libre, pensa-t-il, et Bauldour m’aime ! Que puis-je craindre ? Il y avait hier au soir avant que je rencontrasse ce démon cinq ans précisément que j’e l’avais quittée. Eh bien, il y aura cinq ans et un jour ! je vais la revoir plus belle que jamais. La femme, c’est le beau sexe ; et vingt ans, c’est le bel âge.

Dans ces temps de fidélités robustes, on ne s’étonnait pas de cinq ans.

Tout en monologuant de la sorte, il approchait du château et il reconnaissait avec joie chaque bossage du portail, chaque dent de la herse et chaque clou du pont-levis. Il se sentait heureux et bienvenu. Le seuil de la maison qui nous a vus enfants sourit en nous revoyant hommes comme le visage satisfait d’une mère.

Comme il traversait le pont, i] remarqua près de la troisième arche un fort beau chêne dont la tête dépassait de très haut le parapet. C’est singulier, se dit-il, il n’y avait point d’arbre là. Puis il se souvint que deux ou trois semaines avant le jour où il avait rencontré la chasse du palatin, il avait joué avec Bauldour au jeu des glands et des osselets, en s’accoudant au parapet du pont, et que, précisément à cet endroit, il avait laissé tomber un gland dans le fossé. — Diable ! pensa-t-il, le gland s’est fait chêne en cinq ans. Voilà un bon terrain.

Quatre oiseaux perchés dans ce chêne y jasaient à qui mieux mieux, c’étaient un geai, un merle, une pie et un corbeau. Pécopin y fit à peine attention, non plus qu’à un pigeon qui roucoulait dans un colombier et à une poule qui gloussait dans la basse-cour. Il ne songeait qu’à Bauldour et il se hâtait.

Le soleil étant sur l’horizon, les valets de conciergerie venaient de baisser le pont-levis. Au moment où Pécopin entra sous la porte il entendit derrière lui un éclat de rire qui semblait venir de très loin, quoique parfaitement distinct et fort prolongé. Il regarda partout au-dehors et ne vit personne. C’était le diable qui riait dans sa caverne.

Il y avait sous la voûte un réservoir d’eau que l’ombre et la réverbération changeaient en miroir. Le chevalier s’y pencha. Après les fatigues de ce long voyage qui lui avait à peine laissé sur le corps quelques haillons, surtout après les secousses de cette nuit de chasse surnaturelle, il s’attendait à avoir effroi de lui-même. Pas du tout. Était-ce vertu du talisman que lui avait donné la sultane, était-ce effet de l’élixir que le diable lui avait fait boire, il était plus charmant, plus frais, plus jeune et plus reposé que jamais. Ce qui l’étonna surtout, ce fut de se voir couvert de vêtements tout neufs et très magnifiques. Les idées étaient tellement brouillées dans son cerveau qu’il ne put se rappeler à quel instant de la nuit on l’avait équipé de la sorte. Il était fort beau ainsi. Il avait l’habit d’un prince et l’air d’un génie.

Tandis qu’il se mirait, un peu surpris, mais fort satisfait et se trouvant à son goût, il entendit un second éclat de rire plus joyeux encore que le premier. Il se retourna et ne vit personne. C’était le diable qui riait dans sa caverne.

Il traversa la cour d’honneur. Les hommes d’armes se penchèrent aux créneaux des murailles ; aucun ne le reconnut et il n’en reconnut aucun. Les servantes à jupons courts qui battaient le linge au bord des lavoirs se retournèrent ; aucune ne le reconnut, et il n’en reconnut aucune. Mais il avait si bonne figure qu’on le laissa passer. Grande mine suppose grand nom.

Il savait son chemin et se dirigea vers la petite tourelle-escalier qui conduisait à la chambre de Bauldour. Tout en franchissant la cour, il lui sembla que les façades du château étaient un peu bien assombries et ridées, et que les lierres qui étaient aux murailles du nord s’étaient démesurément épaissis, et que les vignes qui étaient aux murailles du midi avaient singulièrement grossi. Mais un cœur amoureux s’émerveille-t-il pour quelques pierres noires et quelques feuilles de plus ou de moins ?

Quand il arriva à la tourelle, il eut quelque peine à en reconnaître la porte. La voûte de cet escalier était une voûte-quartier-de-vis suspendue en tour ronde, et au moment où Pécopin était parti du pays, le père de Bauldour venait d’en faire reconstruire l’entrée à neuf avec du beau grès blanc de Heidelberg. Or cette entrée, qui, selon le calcul de Pécopin, était bâtie depuis cinq ans à peine, était maintenant fort brunie et toute refendue et rongée par les herbes, et elle abritait sous sa voussure trois ou quatre nids d’hirondelles. Mais un cœur amoureux s’étonne-t-il pour quelques nids d’hirondelles ?

Si les éclairs avaient coutume de monter les escaliers, je leur comparerais Pécopin. En un clin d’œil il fut au cinquième étage, devant la porte du retrait de Bauldour. Cette porte-là du moins n’était ni noircie ni changée ; elle était toujours propre, gaie, nette et sans tache, avec ses ferrures luisantes comme l’argent, avec les nœuds de son bois clairs comme la prunelle d’une belle fille, et l’on voyait que c’était bien cette même porte virginale que la jeune châtelaine n’avait jamais manqué de faire laver par ses femmes chaque matin. La clef était à la serrure, comme si Bauldour eût attendu Pécopin.

Il n’avait qu’à poser la main sur cette clef et à entrer. Il s’arrêta. Il était haletant de joie, de tendresse et de bonheur, et un peu aussi d’avoir monté cinq étages. De grandes flammes roses passaient devant ses yeux, et il lui semblait qu’elles rafraîchissaient son front. Un bourdonnement lui remplissait la tête ; son cœur battait dans ses tempes.

Quand ce premier moment fut calmé, quand le silence commença à se faire en lui, il écouta. Comment dire ce qui s’émut dans cette pauvre âme ivre d’amour ? Il entendit à travers la porte le bruit d’un rouet dans la chambre.

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