Hetzel (Tome Ip. 65-70).
LETTRE VI


LES BORDS DE LA MEUSE. — DINANT. — NAMUR


Paysage de la Meuse. — La Lesse. — La Roche à Bayard. — Dînant. — Choses inconvenantes que fait une petite bonne femme en terre cuite. — Encore les clochers, les cruches et les architectes. — Châteaux ruinés. — Prière des morts aux vivants. — Idées que les belles filles perchées sur les arbres donnent aux voyageurs juchés sur les impériales. — Souvenirs poétiques à propos de Namur et du prince d’Orange. — Ce qu’enseignent les enseignes.


Liège, 3 août.


Je viens d’arriver à Liège par une délicieuse route qui suit tout le cours de la Meuse depuis Givet. Les bords de la Meuse sont beaux et jolis. Il est étrange qu’on en parle si peu. Les voici en raccourci.

Après le village, le cabaret, et la paysanne qui s’habille au soleil levant, on rencontre une montée qui m’a rappelé le Val-Suzon près de Dijon, et où la route, repliée à chaque instant sur elle-même, se tord pendant trois quarts d’heure au milieu d’une furet sur de profonds ravins creusés par des torrents. Puis on aborde un plateau où l’on court rapidement avec de grandes campagnes plates à perte de vue autour de soi : on pourrait se croire en pleine Beauce, quand tout à coup le sol se crevasse affreusement à quelques pas à gauche. De la route, l’œil plonge au bas d’une effrayante roche verticale le long de laquelle la végétation seule peut grimper. C’est un brusque et horrible précipice de deux ou trois cents pieds de profondeur. Au fond de ce précipice, dans l’ombre, à travers les broussailles du bord, on aperçoit la Meuse avec quelque galiote qui voyage paisiblement remorquée par des chevaux, et au bord de la rivière un joli châtelet rococo qui a l’air d’une pâtisserie maniérée ou d’une pendule du temps de Louis XV, avec son bassin lilliputien et son jardinet Pompadour, dont on embrasse toutes les volutes, toutes les fantaisies et toutes les grimaces d’un coup d’œil. Rien de plus singulier que cette petite chinoiserie dans cette grande nature. On dirait une protestation criarde du mauvais goût de l’homme contre la poésie sublime de Dieu.

Puis on s’écarte du gouffre, et la plaine recommence, car le ravin de la Meuse coupe ce plateau à vif et à pic, comme une ornière coupe un champ.

Un quart de lieue plus loin on enraie ; la route va rejoindre la rivière par une pente escarpée. Cette fois l’abîme est charmant. C’est un tohu-bohu de fleurs et de beaux arbres éclairés par le ciel rayonnant du matin. Des vergers entourés de haies vives montent et descendent pêle-mêle des deux côtés du chemin. La Meuse, étroite et verte, coule à gauche profondément encaissée dans un double escarpement. Un pont se présente ; une autre rivière, plus petite et plus ravissante encore, vient se jeter dans la Meuse, c’est la Lesse ; et à trois lieues, dans cette gorge qui s’ouvre à droite, est la fameuse grotte de Han-sur-Lesse. La voiture passe outre et s’éloigne. Le bruit des moulins à eau de la Lesse se perd dans la montagne. La rive gauche de la Meuse s’abaisse, gracieusement ourlée d’un cordon non interrompu de métairies et de villages ; la rive droite grandit et s’élève ; le mur de rochers envahit et rétrécit la route ; les ronces du bord frissonnent dans le vent et dans le soleil, à deux cents pieds au-dessus de nos têtes. Tout à coup un rocher pyramidal, aiguisé et hardi comme une flèche de cathédrale, apparaît à un tournant du chemin. C’est la Roche à Bayard, me dit le conducteur. La route passe entre la montagne et cette borne colossale, puis elle tourne encore, et, au pied d’un énorme bloc de granit couronné d’une citadelle, l’œil plonge dans une longue rue de vieilles maisons, rattachée à la rive gauche par un beau pont et dominée à son extrémité par les faîtages aigus et les larges fenêtres à meneaux flamboyants d’une église du quinzième siècle.

C’est Dinant.

On s’arrête à Dinant un quart d’heure, juste assez de temps pour remarquer dans la cour des diligences un petit jardin qui seul suffirait pour vous avertir que vous êtes en Flandre. Les fleurs en sont fort belles, et au milieu de ces fleurs il y a trois statues peintes, en terre cuite. L’une de ces statues est une femme. C’est plutôt un mannequin qu’une statue, car elle est vêtue d’une robe d’indienne et coiffée d’un vieux chapeau de soie. Au bout de quelques instants, à un petit bruit qu’on entend et à un rejaillissement singulier qu’on aperçoit sous ses jupes, on s’aperçoit que cette femme est une fontaine.

Le clocher de l’église de Dinant est un immense pot à l’eau. Cependant, vue du pont, la façade de l’église a un grand caractère, et toute la ville se compose à merveille.

À Dinant on quitte la rive droite de la Meuse. Le faubourg de la rive gauche, qu’on traverse, se pelotonne admirablement autour d’une vieille douve croulante de l’ancienne enceinte. Au pied de cette tour, dans un pâté de maisons, j’ai entrevu en passant un exquis châtelet du quinzième siècle avec sa façade à volutes, ses croisées de pierre, sa tourelle de briques et ses girouettes extravagantes.

Après Dinant la vallée s’ouvre, la Meuse s’élargit ; on distingue sur deux croupes lointaines de la rive droite deux châteaux en ruine ; puis la vallée s’évase encore, les rochers n’apparaissent plus que çà et là sous de riches caparaçons de verdure ; une housse de velours vert, brodée de fleurs, couvre tout le paysage. De toutes parts débordent les houblonnières, les vergers, les arbres qui ont plus de fruits que de feuilles, les pruniers violets, les pommiers rouges, et à chaque instant apparaissent par touffes énormes les grappes écarlates du sorbier des oiseaux, ce corail végétal. Les canards et les poules jasent sur le chemin ; on entend des chants de bateliers sur la rivière ; de fraîches jeunes filles, les bras nus jusqu’à l’épaule, passent avec des paniers chargés d’herbe sur leurs têtes, et de temps en temps un cimetière de village vient coudoyer mélancoliquement cette route pleine de joie, de lumière et de vie.

Dans l’un de ces cimetières, dont l’herbe haute et le mur tombant se penchent sur le chemin, j’ai lu cette inscription :


o pie, defunctis miseris succurre, viator !


Aucun memento n’est, à mon sens, d’un effet aussi profond. Ordinairement les morts avertissent, ici ils supplient.

Plus loin, lorsqu’on a passé une colline où les rochers de la rive droite, travaillés et sculptés par les pluies, imitent les pierres ondées et vermoulues de notre vieille fontaine du Luxembourg (si déplorablement remise à neuf en ce moment, par parenthèse), on sent qu’on approche de Namur. Les maisons de plaisance commencent à se mêler aux logis de paysans, les villas aux villages, les statues aux rochers, les parcs anglais aux houblonnières, et sans trop de trouble et de désaccord, il faut le dire.

La diligence a relayé dans un de ces villages composites. J’avais d’un côté un magnifique jardin entremêlé de colonnades et de temples ioniques, de l’autre un cabaret orné à gauche d’un groupe de buveurs et à droite d’une splendide touffe de roses trémières. Derrière la grille dorée de la villa, sur un piédestal de marbre blanc veiné de noir par l’ombre des branches, la Vénus de Médicis se cachait à demi dans les feuilles, comme honteuse et indignée d’être vue toute nue par des paysans flamands attablés autour d’un pot de bière. À quelques pas plus loin, deux ou trois grandes belles filles ravageaient un prunier de haute taille, et l’une d’elles était perchée sur le gros bras de l’arbre dans une attitude où les passants étaient si parfaitement oubliés, qu’elle donnait aux voyageurs de l’impériale je ne sais quelles vagues envies de mettre pied à terre.

Une heure après j’étais à Namur. Les deux vallées de la Sambre et de la Meuse se rencontrent et se confondent à Namur, qui est assise sur le confluent des deux rivières. Les femmes de Namur m’ont paru jolies et avenantes ; les hommes ont une bonne, grave et hospitalière physionomie. Quant à la ville en elle-même, excepté les deux échappées du vue du pont de Meuse et du pont de Sambre, elle n’a rien de remarquable. C’est une cité qui n’a déjà plus son passé écrit dans sa configuration. Sans architecture, sans monuments, sans édifices, sans vieilles maisons, meublée de quatre ou cinq méchantes églises rococo et de quelques fontaines Louis XV d’un mauvais goût plat et triste, Namur n’a jamais inspiré que deux poëmes, l’ode de Boileau et la chanson d’un poëte inconnu où il est question d’une vieille femme et du prince d’Orange ; et, en vérité, Namur ne mérite pas d’autre poésie.

La citadelle couronne froidement et tristement la ville. Pourtant je vous dirai que je n’ai pas considéré sans un certain respect ces sévères fortifications qui ont eu un beau jour l’honneur d’être assiégées par Vauban et défendues par Cohorn.

Où il n’y a pas d’église, je regarde les enseignes. Pour qui sait visiter une ville, les enseignes des boutiques ont un grand sens. Indépendamment des professions dominantes et des industries locales qui s’y révèlent tout d’abord, les locutions spéciales y abondent, et les noms de la bourgeoisie, presque aussi importants à étudier que les noms de la noblesse, y apparaissent dans leur forme la plus naïve et sous leur aspect le mieux éclairé.

Voici trois noms pris à peu près au hasard sur les devantures de boutiques à Namur ; tous trois ont une signification. - L’épouse Debarsy, négociante. — On sent, en lisant ceci, qu’on est dans un pays français hier, étranger aujourd’hui, français demain, où la langue s’altère et se dénature insensiblement, s’écroule par les bords et prend, sous des expressions françaises, de gauches tournures allemandes. Ces trois mots sont encore français, la phrase ne l’est déjà plus. - Crucifix-Piret, mercier. - Ceci est bien de la catholique Flandre. Nom, prénom ou surnom, Crucifix serait introuvable dans toute la France voltairienne. — Menendez-Wodon, horloger. — Un nom castillan et un nom flamand soudés par un trait d’union. N’est-ce pas là toute la domination de l’Espagne sur les Pays-Bas, écrite, attestée et racontée dans un nom propre ? — Ainsi voilà trois noms dont chacun exprime et résume un des grands aspects du pays ; l’un dit la langue, l’autre la religion, l’autre l’histoire.

Observons encore tout de suite que sur les enseignes de Dinant, de Namur et de Liège, ce mot Demeuse est très fréquemment répété. Aux environs de Paris et de Rouen, c’est Desenne et Deseine.

Pour finir par une observation de pure fantaisie, j’ai encore remarqué dans un faubourg de Namur un certain Janus, boulanger, qui m’a rappelé que j’avais noté à Paris, à l’entrée du faubourg Saint-Denis, Néron, confiseur, et à Arles, sur le fronton même d’un temple romain en ruines, Marius, coiffeur.