Hetzel (Tome Ip. 27-41).
LETTRE III


CHÂLONS. — SAINTE-MENEHOULD. — VARENNES


Le voyageur fait son entrée à Varennes. — Place où Louis XVI fut arrêté. — Ce qu’on raconte dans le pays. — Comment s’appelait l’homme qui avait en 1791 l’âme de Judas. — Rapprochements sinistres. — Les lieux ont parfois la figure des faits. — Varennes est près de Reims. — L’auberge du Grand Monarque. — Ce que dit l’enseigne. — Ce que dit l’hôte. — L’église de Varennes. — Ce qu’on trouve dans les paysages de Champagne. — Châlons. — La cathédrale. — Notre-Dame. — Le guettier. — Le voyageur dit des choses très risquées à propos d’un petit garçon fort laid qui est dans un clocher. — Les autres églises de Châlons. — L’hôtel de ville. — Quels sont les animaux assis devant la façade. — Notre-Dame de l’Épine. — Le puits miraculeux. — Familiarité du télégraphe avec Notre-Dame. — Un orage. — Sainte-Menehould. — beautés épiques de la cuisine de l’hôtel de Metz. — L’oiseau endormi. — Éloge des femmes à propos des auberges. — Paysages. — Hymne à la Champagne.


Varennes, 25 juillet.


Hier, à la chute du jour, mon cabriolet cheminait au delà de Sainte-Menehould ; je venais de relire ces admirables et éternels vers :

Mugitusque boum mollesque sub arbore somni.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Speluncæ vivique lacus.

J’étais resté appuyé sur le vieux livre entr’ouvert, dont les pages se chiffonnaient sous mon coude. J’avais l’âme pleine de toutes ces idées vagues, douces et tristes, qui se mêlent ordinairement dans mon esprit aux rayons du soleil couchant, quand un bruit de pavé sous les roues m’a réveillé. Nous entrions dans une ville. — Qu’est cette ville ? — Mon cocher m’a répondu : — C’est Varennes. — Puis la voiture s’est engagée dans une rue qui descend, entre deux rangs de maisons qui ont je ne sais quoi de grave et de pensif. Portes et volets fermés ; de l’herbe dans les cours. Tout à coup, après avoir passé une vieille porte cochère du temps de Louis XIII, en pierres noires, accostée d’un grand puits revêtu d’un appareil de madriers, la voiture a débouché dans une petite place triangulaire entourée de maisons d’un seul étage blanchies à la chaux, avec deux arbres rabougris gardant une porte dans un coin. Le grand côté de ce carrefour trigonal est orné d’un méchant beffroi écaillé d’ardoises. C’est dans cette place que Louis XVI fut arrêté comme il s’enfuyait, le 21 juin 1791. Il fut arrêté par Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould (il n’y avait pas alors de poste à Varennes), devant une maison jaune qui fait le coin de la place après avoir passé le beffroi. La voiture du roi suivait l’hypoténuse du triangle que dessine la place. La nôtre a parcouru le même chemin. Je suis descendu de cabriolet et j’ai regardé longtemps cette petite place. Comme elle s’est élargie rapidement ! en quelques mois elle est devenue monstrueuse, elle est devenue la place de la Révolution.

Voici ce qu’on raconte dans le pays. Le roi se défendit vivement d’être le roi (ce que n’aurait pas fait Charles Ier, soit dit en passant). On allait le relâcher faute de le reconnaître décidément, lorsque survint un M. d’Éthé qui avait je ne sais quel sujet de haine contre la cour. Ce M. d’Éthé (je ne sais si c’est bien là l’orthographe du nom, mais on écrit toujours suffisamment le nom d’un traître), cet homme donc aborda le roi à la façon de Judas, en disant : Bonjour, sire. Cela suffit. On retint le roi. Il y avait cinq personnes royales dans la voiture ; le misérable avec un mot les frappa toutes les cinq. Ce Bonjour, sire, ce fut pour Louis XVI, pour Marie-Antoinette et pour Madame Élisabeth, la guillotine ; pour le dauphin, l’agonie du Temple ; pour Madame Royale, l’extinction de sa race et l’exil.

Pour qui ne songe pas à l’événement, la petite place de Varennes a un aspect morose ; pour qui y pense, elle a un aspect sinistre.

Je crois vous l’avoir fait remarquer déjà en plus d’une occasion, la nature matérielle offre quelquefois des symbolismes singuliers. Louis XVI descendait dans ce moment-là une pente fort rapide et même dangereuse, où le maître cheval de ma carriole a failli s’abattre. Il y a cinq jours, je trouvais une sorte de damier gigantesque sur le champ de bataille de Montmirail. Aujourd’hui je traverse la fatale petite place triangulaire de Varennes, qui a la forme du couteau de la guillotine.

L’homme qui assistait Drouet et qui saisit là Louis XVI s’appelait Billaud. — Pourquoi pas Billot ?

Varennes est à quinze lieues de Reims. Il est vrai que la place du 21 janvier est à deux pas des Tuileries. Comme ces rapprochements ont dû torturer le pauvre roi ! Entre Reims et Varennes, entre le sacre et le détrônement, il n’y a que quinze lieues pour mon cocher ; pour l’esprit, il y a un abîme : la révolution.

J’ai demandé gîte à une très ancienne auberge qui a pour enseigne : Au Grand Monarque, avec le portrait de Louis-Philippe. Probablement on a vu là tour à tour depuis cent ans Louis XV, Bonaparte et Charles X. Il y a quarante-huit ans, le jour où cette ville barra le passage à la voiture royale, ce qui pendait sur cette porte, à la vieille branche de fer contournée encore scellée au mur aujourd’hui, c’était sans doute le portrait de Louis XVI.

Louis XVI s’est peut-être arrêté au Grand Monarque et s’est vu là peint en enseigne, roi en peinture lui-même. — Pauvre « Grand Monarque » !

Ce matin je me suis promené dans la ville, qui est du reste très gracieusement située sur les deux bords d’une jolie rivière. Les vieilles maisons de la ville haute font un amphithéâtre fort pittoresque sur la rive droite. L’église, qui est dans la ville basse, est insignifiante. Elle est vis-à-vis de mon auberge. Je la vois de la table où j’écris. Le clocher porte cette date : 1776. Il avait deux ans de plus que Madame Royale.

Cette sombre aventure a laissé quelque trace ici, chose rare en France. Le peuple en parle encore. L’aubergiste m’a dit qu’un monsieur de la ville en avait rédigé une comédie. — Cela m’a rappelé que la nuit de l’évasion on avait habillé le petit dauphin en fille, si bien qu’il demandait à Madame Royale si c’était pour une comédie. C’est cette comédie-là qu’a rédigée le « monsieur de la ville ».

Je dois réparation à l’église, je viens de la revoir. Elle a au côté droit un charmant petit portail trilobé.

Si toutes mes architectures ne vous ennuient pas, je vous dirai que Châlons n’a pas tout à fait répondu à l’idée que je m’en faisais ; la cathédrale, du moins. Chemin faisant, et pour n’y plus revenir, j’ajoute que la route d’Épernay à Châlons n’est pas non plus ce que j’attendais. On ne fait qu’entrevoir la Marne, au bord de laquelle j’ai remarqué d’ailleurs, dans les villages, deux ou trois églises romanes à clocher peu aigu, comme le clocher de Fécamp. Tout le pays n’est que plaines ; mais toujours des plaines, c’est trop beau. Il y a du reste dans le paysage beaucoup de moutons et beaucoup de champenois.

Le vaisseau de la cathédrale est noble et d’une belle coupe ; il reste quelques riches vitraux, une rosace entre autres ; j’ai vu dans l’église une charmante chapelle de la renaissance avec l’F et la salamandre. Hors de l’église, il y a une tour romane très sévère et très pure et un précieux portail du quatorzième siècle. Mais tout cela est hideusement délabré ; mais l’église est sale ; mais les sculptures de François Ier sont emmargouillées de badigeon jaune ; mais toutes les nervures des voûtes sont peinturlurées ; mais la façade est une mauvaise copie de notre façade de Saint-Gervais ; mais les flèches !... — On m’avait promis des flèches à jour. Je comptais sur les flèches. Et je trouve deux espèces de bonnets pointus, à jour en effet, et d’un aspect, à tout prendre, assez original, mais d’une pierre lourdement fouillée et avec des volutes mêlées aux ogives ! je m’en suis allé fort mécontent.

En revanche, si je n’ai pas trouvé ce que j’attendais, j’ai trouvé ce que je n’attendais pas, c’est-à-dire une fort belle Notre-Dame à Châlons. À quoi pensent les antiquaires ? Ils parlent de Saint-Étienne, la cathédrale, et ils ne soufflent mot de Notre-Dame ! La Notre-Dame de Châlons est une église romane à voûtes trapues et à robustes pleins cintres, fort auguste et fort complète, avec une superbe aiguille de charpente revêtue de plomb, laquelle date du quatorzième siècle. Cette aiguille, sur laquelle les feuilles de plomb dessinent des losanges et des écailles, comme sur une peau de serpent, est égayée à son milieu par une charmante lanterne couronnée de petits pignons de plomb, dans laquelle je suis monté. La ville, la Marne et les collines sont belles à voir de là.

Le voyageur peut admirer aussi de beaux vitraux dans Notre-Dame et un riche portail du treizième siècle. Mais, en 93, les gens du pays ont crevé les verrières et exterminé les statues du portail. Ils ont ratissé les opulentes voussures comme on ratisse une carotte, ils ont traité de même le portail latéral de la cathédrale et toutes les sculptures qu’ils ont rencontrées dans la ville. Notre-Dame avait quatre aiguilles, deux hautes et deux basses ; ils en ont démoli trois. C’est une rage de stupidité qui n’est nulle part empreinte comme ici. La révolution française a été terrible ; la révolution champenoise a été bête.

Dans la lanterne où je suis monté, j’ai trouvé cette inscription gravée dans le plomb à la main et en écriture du seizième siècle : Le 28 août 1580 la paix a été publiée à Châl...

Cette inscription, à moitié effacée, perdue dans l’ombre, que personne ne cherche, que personne ne lit, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de ce grand acte politique, de ce grand événement, de cette grande chose, la paix conclue entre Henri III et les huguenots par l’entremise du duc d’Anjou, précédemment duc d’Alençon. Le duc d’Anjou, qui était le frère du roi, avait des vues sur les Pays-Bas et des prétentions à la main d’Élisabeth d’Angleterre. La guerre intérieure avec ceux de la religion le gênait dans ses plans. De là cette paix, cette fameuse affaire publiée à Châlons le 28 août 1580, et oubliée dans le monde entier le 22 juillet 1839.

L’homme qui m’a aidé à grimper d’échelle en échelle dans cette lanterne est le guetteur de la ville, le guett ier, comme il s’appelle. Cet homme passe sa vie dans la guette, petite cage qui a quatre lucarnes aux quatre vents. Cette cage et son échelle, c’est l’univers pour lui. Ce n’est plus un homme, c’est l’œil de la ville, toujours ouvert, toujours éveillé. Pour s’assurer qu’il ne dort pas, on l’oblige à répéter l’heure, chaque fois qu’elle sonne, en laissant un intervalle entre l’avant-dernier coup et le dernier. Cette insomnie perpétuelle serait impossible ; sa femme l’aide. Tous les jours à minuit, elle monte, et il va se coucher; puis il remonte à midi, et elle redescend. Ce sont deux existences qui accomplissent leur rotation l’une à côté de l’autre sans se toucher autrement qu’une minute à midi et une minute à minuit. Un petit gnome à figure bizarre, qu’ils appellent leur enfant, est résulté de la tangente.

Châlons a trois autres églises, Saint-Alpin, Saint-Jean et Saint-Loup. Saint-Alpin a de beaux vitraux. Quant à l’hôtel de ville, il n’a de remarquable que quatre énormes toutous en pierre accroupis formidablement devant la façade. J’ai été ravi de voir des lions champenois.

À deux lieues de Châlons, sur la route de Sainte-Menehould, dans un endroit où il n’y a que des plaines, des chaumes à perte de vue et les arbres poudreux de la route, une chose magnifique vous apparaît tout à coup. C’est l’abbaye de Notre-Dame de l’Épine. Il y a là une vraie flèche du quinzième siècle, ouvrée comme une dentelle et admirable, quoique accostée d’un télégraphe, qu’elle regarde, il est vrai, fort dédaigneusement, en grande dame qu’elle est. C’est une surprise étrange de voir s’épanouir superbement dans ces champs, qui nourrissent à peine quelques coquelicots étiolés, cette splendide fleur de l’architecture gothique. J’ai passé deux heures dans cette église ; j’ai rôdé tout autour par un vent terrible qui faisait distinctement vaciller les clochetons. Je tenais mon chapeau à deux mains, et j’admirais avec des tourbillons de poussière dans les yeux. De temps en temps une pierre se détachait de la flèche et venait tomber dans le cimetière à côté de moi. Il y aurait eu là mille détails à dessiner. Les gargouilles sont particulièrement compliquées et curieuses. Elles se composent en général de deux monstres dont l’un porte l’autre sur ses épaules. Celles de l’abside m’ont paru représenter les sept péchés capitaux. La Luxure, jolie paysanne beaucoup trop retroussée, a dû bien faire rêver les pauvres moines.

Il y a tout au plus là trois ou quatre masures, et l’on aurait peine à s’expliquer cette cathédrale sans ville, sans village, sans hameau, pour ainsi dire, si l’on ne trouvait dans une chapelle fermée au loquet un petit puits fort profond, qui est un puits miraculeux, du reste fort humble, très simple et tout à fait pareil à un puits de village, comme il sied à un puits miraculeux. Le merveilleux édifice a poussé dessus. Ce puits a produit cette église comme un oignon produit une tulipe.

J’ai continué ma route. Une lieue plus loin, nous traversions un village dont c’était la fête et qui célébrait cette fête avec une musique des plus acides. En sortant du village, j’ai avisé au haut d’une colline une chétive masure blanche, sur le toit de laquelle gesticulait une façon de grand insecte noir. C’était un télégraphe qui causait amicalement avec Notre-Dame de l’Épine.

Le soir approchait, le soleil déclinait, le ciel était magnifique. Je regardais les collines du bout de la plaine, qu’une immense bruyère violette recouvrait à moitié comme un camail d’évêque. Tout à coup je vis un cantonnier redresser sa claie couchée à terre et la disposer comme pour s’abriter dessous. Puis la voiture passa près d’un troupeau d’oies qui bavardaient joyeusement.

— Nous allons avoir de l’eau, dit le cocher. En effet, je tournai la tête ; la moitié du ciel derrière nous était envahie par un gros nuage noir, le vent était violent, les ciguës en fleur se courbaient jusqu’à terre, les arbres semblaient se parler avec terreur, de petits chardons desséchés couraient sur la route plus vite que la voiture, au-dessus de nous volaient de grandes nuées. Un moment après éclata un des plus beaux orages que j’aie vus. La pluie tombait à verse, mais le nuage n’emplissait pas tout le ciel. Une immense arche de lumière restait visible au couchant. De grands rayons noirs qui tombaient du nuage se croisaient avec les rayons d’or qui venaient du soleil. Il n’y avait plus un être vivant dans le paysage, ni un homme sur la route, ni un oiseau dans le ciel ; il tonnait affreusement, et de larges éclairs s’abattaient par moments sur la campagne. Les feuillages se tordaient de cent façons. Cette tourmente dura un quart d’heure, puis un coup de vent emporta la trombe, la nuée alla tomber en brume diffuse sur les coteaux de l’orient, et le ciel redevint pur et calme. Seulement, dans l’intervalle, le crépuscule était survenu. Le soleil semblait s’être dissous vers l’occident en trois ou quatre grandes barres de fer rouge que la nuit éteignait lentement à l’horizon.

Les étoiles brillaient quand j’arrivai à Sainte-Menehould.

Sainte-Menehould est une assez pittoresque petite ville, répandue à plaisir sur la pente d’une colline fort verte, surmontée de grands arbres. J’ai vu à Sainte-Menehould une belle chose, c’est la cuisine de l’hôtel de Metz.

C’est là une vraie cuisine. Une salle immense. Un des murs occupé par les cuivres, l’autre par les faïences. Au milieu, en face des fenêtres, la cheminée, énorme caverne qu’emplit un feu splendide. Au plafond, un noir réseau de poutres magnifiquement enfumées, auxquelles pendent toutes sortes de choses joyeuses, des paniers, des lampes, un garde-manger, et au centre une large nasse à claire-voie où s’étalent de vastes trapèzes de lard. Sous la cheminée, outre le tournebroche, la crémaillère et la chaudière, reluit et pétille un trousseau éblouissant d’une douzaine de pelles et de pincettes de toutes formes et de toutes grandeurs. L’âtre flamboyant envoie des rayons dans tous les coins, découpe de grandes ombres sur le plafond, jette une fraîche teinte rose sur les faïences bleues et fait resplendir l’édifice fantastique des casseroles comme une muraille de braise. Si j’étais Homère ou Rabelais, je dirais : Cette cuisine est un monde dont cette cheminée est le soleil.

C’est un monde en effet. Un monde où se meut toute une république d’hommes, de femmes et d’animaux. Des garçons, des servantes, des marmitons, des rouliers attablés, des poêles sur des réchauds, des marmites qui gloussent, des fritures qui glapissent, des pipes, des cartes, des enfants qui jouent, et des chats, et des chiens et le maître qui surveille. Mens agitat molem.

Dans un angle, une grande horloge à gaîne et à poids dit gravement l’heure à tous ces gens occupés.

Parmi les choses innombrables qui pendent au plafond, j’en ai admiré une surtout, le soir de mon arrivée. C’est une petite cage où dormait un petit oiseau. Cet oiseau m’a paru être le plus admirable emblème de la confiance. Cet antre, cette forge à indigestion, cette cuisine effrayante, est jour et nuit pleine de vacarme, l’oiseau dort. On a beau faire rage autour de lui, les hommes jurent, les femmes querellent, les enfants crient, les chiens aboient, les chats miaulent, l’horloge sonne, le couperet cogne, la lèchefrite piaille, le tournebroche grince, la fontaine pleure, les bouteilles sanglotent, les vitres frissonnent, les diligences passent sous la voûte comme le tonnerre ; la petite boule de plume ne bouge pas. — Dieu est adorable. Il donne la foi aux petits oiseaux.

Et à ce propos je déclare que l’on dit généralement trop de mal des auberges, et moi-même tout le premier j’en ai quelquefois trop durement parlé. Une auberge, à tout prendre, est une bonne chose et qu’on est très heureux de trouver. Et puis j’ai remarqué qu’il y a dans presque toutes les auberges une femme admirable. C’est l’hôtesse. J’abandonne l’hôte aux voyageurs de mauvaise humeur, mais qu’ils m’accordent l’hôtesse. L’hôte est un être assez maussade. L’hôtesse est aimable. Pauvre femme ! quelquefois vieille, quelquefois malade, souvent grosse, elle va, vient, ébauche tout, achemine tout, complète tout, talonne les servantes, mouche les enfants, chasse les chiens, complimente les voyageurs, stimule le chef, sourit à l’un, gronde l’autre, surveille un fourneau, porte un sac de nuit, accueille celui-ci, embarque celui-là, et rayonne dans tous les sens comme l’âme. Elle est l’âme, en effet, de ce grand corps qu’on appelle l’auberge. L’hôte n’est bon qu’à boire avec des rouliers dans un coin.

En somme, grâce à l’hôtesse, l’hospitalité des auberges perd quelque chose de sa laideur d’hospitalité payée. L’hôtesse a de ces fines attentions de femme qui voilent la vénalité de l’accueil. Cela est un peu banal, mais cela agrée.

L’hôtesse de la Ville de Metz à Sainte-Menehould est une jeune fille de quinze à seize ans qui est partout et qui mène merveilleusement cette grosse machine, tout en touchant par moments du piano. L’hôte son père — est-ce une exception ? — est un fort brave homme. Somme toute, c’est une auberge excellente.

Hier donc, comme je vous l’écrivais au commencement de ma lettre, j’ai quitté Sainte-Menehould. De Sainte-Menehould à Clermont, la route est ravissante. Un verger continuel. Des deux côtés de la route un chaos d’arbres fruitiers dont le beau vert fait fête au soleil, et qui répandent sur le chemin leur ombre découpée en chicorées. Les villages ont quelque chose de suisse et d’allemand. Maisons de pierre blanche, à demi revêtues de planches, avec de grands toits de tuiles creuses qui débordent le mur de deux ou trois pieds. Presque des chalets. On sent le voisinage des montagnes. Les Ardennes, en effet, sont là.

Avant d’arriver au gros bourg de Clermont, on parcourt une admirable vallée où se rencontrent les frontières de la Marne et de la Meuse. La descente dans cette vallée est magique. La route plonge entre deux collines et l’on ne voit d’abord au-dessous de soi qu’un gouffre de feuillages. Puis le chemin tourne, et toute la vallée apparaît. Un vaste cirque de collines, au milieu un beau village presque italien tant les toits sont plats, à droite et à gauche plusieurs autres villages sur des croupes boisées, des clochers dans la brume qui révèlent d’autres hameaux cachés dans les plis de la vallée comme dans une robe de velours vert, d’immenses prairies où paissent de grands troupeaux de bœufs ; et, à travers tout cela, une jolie rivière vive qui passe joyeusement. J’ai mis une heure à traverser cette vallée. Pendant ce temps-là, un télégraphe qui est au bout a figuré les trois signes que voici :



Tandis que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l’eau courait, les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait à plein ciel, et moi je comparais l’homme à Dieu.

Clermont est un beau village qui est situé au-dessus d’une mer de verdure avec son église sur sa tête, comme le Tréport au-dessus d’une mer de vagues.

Au milieu de Clermont on tourne à gauche, et, à travers un joli paysage de plaines, de coteaux et d’eaux courantes, en deux heures on arrive à Varennes. Louis XVI a suivi cette gracieuse route.

Mon ami, en relisant cette lettre, je m’aperçois que j’y ai deux ou trois fois employé le mot champenois tel qu’il me venait involontairement à la pensée, nuancé ironiquement par je ne sais quelle acception proverbiale. Ne vous méprenez pourtant pas, très cher, sur le vrai sens que j’y attache. Le proverbe, familier peut-être plus qu’il ne convient, parle de la Champagne comme Mme  de la Sablière parlait de La Fontaine, lequel était un homme de génie bête, ainsi qu’il sied à un homme de génie qui est champenois. Cela n’empêche pas que La Fontaine ne soit, entre Molière et Régnier, un admirable poète, et que la Champagne ne soit, entre le Rhin et la Seine, un noble et illustre pays. Virgile pourrait dire de la Champagne comme de l’Italie :


Alma parens frugum, alma virum.


La Champagne a produit Amyot, cet autre bonhomme qui a répandu son air sur Plutarque comme La Fontaine a répandu le sien sur Ésope ; Thibaut IV, poète presque roi qui n’eût pas mieux demandé que d’être le père de saint Louis ; Robert de Sorbon, qui fut fondateur de la Sorbonne ; Charlier de Gerson, qui fut chancelier de l’université de Paris ; le commandeur de Villegagnon, qui faillit donner Alger à la France dès le seizième siècle ; Amadis Jamyn, Colbert, Diderot ; deux peintres, Lantara et le Valentin ; deux sculpteurs, Girardon et Bouchardon ; deux historiens, Flodoard et Mabillon ; deux cardinaux pleins de génie, Henri de Lorraine et Paul de Gondi ; deux papes pleins de vertu, Martin IV et Urbain IV ; un roi plein de gloire, Philippe-Auguste.

Les gens qui tiennent aux proverbes et qui traduisent Sézanne par sexdecim asini, comme d’autres, il y a trente ans, traduisaient Fontanes par faciunt asinos, ces gens-là triomphent de ce que la Champagne a engendré Richelet, l’auteur du Dictionnaire des Rimes, et Poinsinet, l’homme le plus mystifié du siècle où Voltaire mystifia le monde. Eh bien, vous qui aimez les harmonies, qui voulez que le caractère, l’œuvre et l’esprit d’un homme soient le produit naturel de son pays, et qui trouvez admirable que Bonaparte soit corse, Mazarin italien et Henri IV gascon, écoutez ceci : Mirabeau est presque champenois, Danton l’est tout à fait. Tirez-vous de là.

Eh ! mon Dieu ! pourquoi Danton ne serait-il pas champenois ? Vaugelas est bien savoyard !

Il était presque aussi champenois, ce grand Fabert, ce maréchal de France, fils d’un libraire, qui ne voulut jamais monter trop haut ni descendre trop bas ; pur et grave esprit, qui se tint toujours en dehors des extrémités de sa propre fortune, et qui successivement éprouvé par la destinée, d’abord dans sa noblesse, puis dans sa modestie, toujours le même devant les bassesses comme devant les vanités qu’on lui proposait, ne repoussant pas les bassesses par orgueil et les vanités par humilité, mais répudiant les unes et les autres par chasteté, refusa à Mazarin d’être espion et à Louis XIV d’être cordon bleu. — Il dit à Louis XIV : Je suis un soldat, je ne suis pas un gentilhomme. Il dit à Mazarin : Je suis un bras, et non un œil.

C’est une puissante et robuste province que la Champagne. Le comte de Champagne était le seigneur du vicomte de Brie, laquelle Brie n’est elle-même, à proprement parler, qu’une petite Champagne, comme la Belgique est une petite France. Le comte de Champagne était pair de France et portait au sacre la bannière fleurdelysée. Il faisait lui-même royalement tenir ses états par sept comtes qualifiés pairs de Champagne, qui étaient les comtes de Joigny, de Rethel, de Braine, de Roucy, de Brienne, de Grand-Pré et de Bar-sur-Seine.

Il n’est pas de ville ou de bourgade en Champagne qui n’ait son originalité. Les grandes communes se mêlent à notre histoire ; les petites racontent toutes quelque aventure. Reims, qui a la cathédrale des cathédrales, Reims a baptisé Clovis après Tolbiac. Troyes a été sauvé d’Attila par saint Loup, et a vu en 878 ce que Paris n’a vu qu’en 1804, un pape sacrant en France un empereur, Jean VIII couronnant Louis le Bègue ; c’est à Attigny que Pépin, maire du palais, tenait sa cour plénière d’où il faisait trembler Gaifre, duc d’Aquitaine ; c’est à Andelot qu’eut lieu l’entrevue de Gontran, roi de Bourgogne, et de Childebert, roi d’Austrasie, en présence des leudes ; Hincmar s’est réfugié à Épernay ; Abeilard, à Provins ; Héloïse, au Paraclet ; il a été tenu un concile à Fismes ; Langres a vu dans le bas-empire triompher les deux Gordiens, et, dans le moyen âge, ses bourgeois détruire autour d’eux les sept formidables châteaux de Changey, de Saint-Broing, de Neuilly-Coton, de Gobons, de Bourg, de Humes et de Pailly ; Joinville a conclu la ligue en 1586 ; Châlons a défendu Henri IV en 1591 ; Saint-Dizier a tué le prince d’Orange ; Doulevant a abrité le comte de Moret ; Bourmont est l’ancienne ville forte des lingons ; Sézanne est l’ancienne place des ducs de Bourgogne ; Ligny-l’Abbaye a été fondée par saint Bernard, dans les domaines du seigneur de Châtillon, auquel le saint promit, par acte authentique, autant d’arpents dans le ciel que le sire lui en donnait sur la terre ; Mouzon est le fief de l’abbé de Saint-Hubert, qui envoyait tous les ans au roi de France « six chiens de chasse courants et six oiseaux de proie pour le vol » ; Chaumont est le pays naïf où l’on espère être diable à la Saint-Jean pour payer ses dettes ; Château-Porcien est la ville donnée par le connétable de Châtillon au duc d’Orléans ; Bar-sur-Aube est la ville que le roi ne pouvait ni vendre ni aliéner ; Clairvaux avait sa tonne comme Heidelberg ; Villenauxe avait la statue de la reine pédauque ; Arconville a encore le tas de pierres du Huguenot, que chaque paysan grossit d’un caillou en passant ; les signaux de Mont-Aigu répondaient à vingt lieues de distance à ceux de Mont-Aimé ; Vassy a été brûlé deux fois, par les romains en 211 et en 1544 par les impériaux, comme Langres par les huns en 351 et par les vandales en 407, et comme Vitry par Louis VII au douzième siècle et par Charles-Quint au seizième ; Sainte-Menehould est cette noble capitale de l’Argonne, qui, vendue par un traître au duc de Lorraine, Charles II, ne s’est pas livrée ; Carignan est l’ancienne Ivoi ; Attila a élevé un autel à Pont-le-Roi ; Voltaire a eu un tombeau à Romilly.

Vous le voyez, l’histoire locale de toutes ces villes champenoises, c’est l’histoire de France ; en petits morceaux, il est vrai, mais pourtant grande encore.

La Champagne garde l’empreinte de nos vieux rois. C’est à Reims qu’on les couronnait. C’est à Attigny que Charles le Simple érigea en sirerie la terre de Bourbon. Saint Louis et Louis XIV, le saint roi et le grand roi de la race, ont fait tous les deux leurs premières armes en Champagne ; le premier en 1228, à Troyes, dont il fit lever le siège ; le second, en 1652, à Sainte-Menehould, où il entra par la brèche. Coïncidence remarquable, l’un et l’autre avaient quatorze ans.

La Champagne garde la trace de Napoléon. Il a écrit avec des noms champenois les dernières pages de son prodigieux poëme, Arcis-sur-Aube, Châlons, Reims, Champaubert, Sézanne, Vertus, Méry, la Fère, Montmirail. Autant de combats, autant de triomphes. Fismes, Vitry et Doulevant ont chacune eu l’honneur d’être une fois son quartier général, Piney-Luxembourg l’a été deux fois, Troyes l’a été trois fois. Nogent-sur-Seine a vu en cinq jours cinq victoires de l’empereur, manœuvrant sur la Marne avec sa poignée de héros. Saint-Dizier en avait déjà vu deux en deux jours. À Brienne, où il avait été élevé par un bénédictin, il faillit être tué par un cosaque.

Les antiques annales de cette Gaule belgique qui est devenue la Champagne ne sont pas moins poétiques que les modernes. Tous ces champs sont pleins de souvenirs ; Mérovée et les francs, Aétius et les romains, Théodoric et les visigoths ; le Mont-Jules, le tombeau de Jovinus ; le camp d’Attila près de la Cheppe ; les voies militaires de Châlons, de Gruyère et de Warcq ; Voromarus, Caracalla ; Éponine et Sabinus ; l’arc des deux Gordiens, à Langres, la porte de Mars à Reims ; toute cette antiquité couverte d’ombre parle, vit et palpite encore, et crie du fond des ténèbres à chaque passant : Sta, viator ! L’antiquité celtique bégaie elle-même son murmure inintelligible dans la nuit la plus sombre de cette histoire. Osiris a été adoré à Troyes ; l’idole Borvo Tomona a laissé son nom à Bourbonne-les-Bains ; et, près de Vassy, sur les effrayants branchages de cette forêt de Der où la Haute-Borne est encore debout comme le spectre d’un druide, dans les mystérieuses ruines de la Noviomagus Vadicassium, la Champagne a sa Palenquè.

Depuis les romains jusqu’à nous, investies tour à tour par les alains, les suèves, les vandales, les bourguignons et les allemands, les villes champenoises bâties dans les plaines se sont laissé brûler plutôt que de se rendre à l’ennemi. Les villes champenoises construites sur des rochers ont pris pour devise : Donec moveantur. C’est le sang de toute la vieille Gallia comata, le sang des cattes, des lingons, des tricasses, des catalauniens, par qui fut vaincu le vandale, des nerviens, par qui fut battu Syagrius, qui coule aujourd’hui dans les veines héroïques du paysan champenois. C’était un champenois que ce soldat Bertèche, qui, à Jemmapes, tua de sa main sept dragons autrichiens. En 451, les plaines de la Champagne ont dévoré les huns ; si Dieu avait voulu, en 1814, elles auraient dévoré les russes.

Ne parlons donc jamais qu’avec respect de cette admirable province, qui, lors de l’invasion, a sacrifié la moitié de ses enfants à la France. La population du seul département de la Marne, en 1813, était de 311,000 habitants ; en 1830, elle n’était encore que de 309,000. Quinze ans de paix n’avaient pas suffi à la réparer.

Donc, pour en revenir à l’explication que j’avais besoin de vous donner, quand on l’applique à la Champagne, le mot bête change de sens. Il signifie alors seulement naïf, simple, rude, primitif, au besoin redoutable. La bête peut fort bien être aigle ou lion. C’est ce que la Champagne a été en 1814.