Le Retrait de la candidature Hohenzollern

Le Retrait de la candidature Hohenzollern
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 721-757).
LE RETRAIT
DE LA
CANDIDATURE HOHENZOLLERN


I

Quoique nos quatre négociations se soient poursuivies contemporainement, il importe de les isoler afin de les mieux suivre dans leur enchaînement logique, et, comme l’action des Cabinets amis est, en quelque sorte, le cadre dans lequel se meuvent les interventions particulières à Madrid, Ems et Sigmaringen, c’est elle que j’exposerai la première.

Les puissances avaient répondu à notre demande, chacune à sa manière. Gortchakof justifia mal l’espérance que l’Empereur avait mise dans la Russie ; il persifla nos susceptibilités. « Lorsqu’un autre prince de Hohenzollern s’est fait proclamer par les Roumains, malgré l’opposition de la Russie, avec l’appui de la France, vous vous êtes bornés, dit-il, à des remontrances, et avez accepté le fait accompli. Faites-en autant. Vous nous demandez notre concours, mais la France est débitrice envers la Russie ; il serait nécessaire qu’elle donnât des gages de conciliation sur le terrain d’Orient. Non qu’il s’agisse d’une révision du traité humiliant de 1856 que la Russie subit avec douleur ; elle comprend que la France n’est pas seule et qu’elle ne peut agir que de concert avec l’Angleterre. » Plus tard, avec Fournier, l’attaché à la légation de Pétersbourg. Gortchakof convint de la malveillance de ses sentimens : « La France, dit-il, avait besoin d’une leçon. » Le Tsar, au contraire, se montra touché de la confiance de Napoléon III. Il chargea Fleury de lui faire savoir qu’il avait de fortes raisons de croire que cette trame ourdie par le maréchal Prim n’aboutirait pas[1]. Il écrivit au roi Guillaume des conseils de modération et d’abstention. Quoique Guillaume lui eût répondu qu’il n’était pour rien dans l’offre faite au prince de Hohenzollern et que son gouvernement était étranger à cette négociation, il envoya encore une dépêche qu’il lut à Fleury, où il priait instamment son oncle de donner l’ordre au prince de se désister : « Par cet ordre, le Roi se désintéresserait de cette candidature, qui deviendrait alors purement espagnole, et ne tarderait pas à disparaître dans les discordes devant l’abandon par toute l’Europe. » — « La guerre serait une calamité européenne, dont la Révolution aurait tout le bénéfice, ajouta le Tsar. Je ferai tout ce que je pourrai, dites-le à votre gouvernement, pour l’empêcher dans la limite de mes conseils et de mon influence. Mon bon vouloir pour l’Empereur ne saurait être mis en doute : dernièrement le Duc d’Aumale et quelques-uns des siens avaient le projet de venir visiter le grand-duc Constantin et de parcourir la Russie ; j’ai fait dire aux princes d’Orléans qu’après le récent vote de la Chambre, leur voyage en Russie me paraissait inopportun[2]. »

Beust ne nous refusait jamais ses paroles. Il écrivit à son ambassadeur à Berlin : « La nation française a refoulé les sentimens qu’avait fait naître en elle l’agrandissement de la Prusse en Allemagne ; mais cette méfiance à peine surmontée non seulement serait réveillée, mais s’élèverait jusqu’à une inquiétude sérieuse si une tentative était faite de gagner l’Espagne à l’influence prussienne en mettant sur le trône un membre de la famille royale de Prusse. Votre Excellence ne cachera pas aux hommes d’Etat de la Prusse que nous voyons le danger de véritables perturbations dans la candidature du prince Léopold, et elle exprimera le ferme désir que l’amour de la paix et la haute intelligence du Roi empêcheront qu’il ne fasse entrer dans la politique européenne un élément de discorde si plein de périls[3]. »

Visconti-Venosta, beaucoup plus circonspect, exprima les mêmes désirs à Berlin et insista davantage à Madrid, bien qu’avec réserve encore. Il enjoignit à son représentant, Cerutti, de faire remarquer que, jusqu’à la décision des Cortès, tous les conseils pouvaient se produire : il était donc permis aux gouvernemens amis de l’Espagne d’appeler son attention sur l’extrême gravité d’une situation dont le dénouement pacifique dépendait uniquement de la sagesse et de l’esprit politique de ses représentans. Le ministre d’Italie devait insister sur la responsabilité redoutable qu’assumeraient les Cortès en élevant au trône un prince dont l’avènement serait le signal d’une guerre européenne ; il exprimerait au nom de son gouvernement la crainte qu’une monarchie, fondée sous de pareils auspices, loin de donner à l’Espagne la stabilité et le repos auxquels elle aspire, ne l’exposât à de nouvelles épreuves et à de nouveaux dangers[4]. Il était même autorisé à appuyer l’ambassadeur anglais et à rechercher jusqu’à quel point une action commune pourrait être combinée entre les deux diplomaties.

Les États allemands du Sud ne nous accordèrent pas l’assistance que Gramont attendait d’eux. Ils démontrèrent une fois de plus combien était aveugle la politique qui faisait un dogme de leur défense, et ils commencèrent dès lors à nous tourner le dos. La girouette du Wurtemberg, Varnbuhler, dont Saint-Vallier partageait trop docilement les impressions, commença à tourner. Quoique hors d’état de juger des motifs impérieux de notre déclaration du 6, il se permit de regretter « que le sentiment de notre bon droit ne nous eût pas conseillé plus de modération dans la forme, » et il feignit d’en éprouver un sentiment de stupeur et d’effroi. Bray, avec un sans-façon plus sincère, n’était pus plus encourageant. Il dit à Cadore : « Si la guerre éclatait entre la France et la Prusse, notre position serait très embarrassante, car, si d’une part il est certain que la question n’intéresse en aucune façon la Bavière, nous ne saurions d’autre part rester impassibles à l’invasion d’une armée française sur le territoire allemand, sous le prétexte que l’Espagne a appelé un prince prussien pour la gouverner. Je vous avoue franchement que j’aurais préféré que la guerre éclatât sur une autre question. La Prusse décline toute participation à la candidature ; elle dit que cette affaire ne la regarde pas, et on commence à croire que si vous ne vous contentez pas de cette affirmation, c’est que votre gouvernement veut profiter de cette occasion pour revenir sur les événemens de 1866. La ligne de conduite suivie par votre gouvernement et le langage violent de ses journaux donnent quelque vraisemblance à ces suppositions ; vous rendez notre situation fort difficile. J’ai toujours soutenu que les traités d’alliance avaient un caractère défensif ; si la Prusse pouvait, avec quelque apparence de raison, vous accuser d’être les agresseurs, et que vos armées pénétrassent les premières sur le sol allemand, nous serions obligés de marcher contre vous, ce que je regretterais vivement, car la Bavière n’a jamais eu qu’à se louer de la France, et, de tous les Etats allemands, c’est celui où le sentiment public vous est le plus favorable (13 juillet). »

Le Cabinet anglais ne vit pas l’influence décisive qu’il pouvait exercer. D’un mot, s’il l’eût voulu, il aurait arrêté la guerre. Il n’avait qu’à dire : « Une règle internationale, créée par nous en Belgique et subie par nous en Grèce, a interdit à toute grande puissance de placer un de ses membres sur un trône étranger, sans un accord européen préalable. Nous croyons qu’il y a lieu, dans les circonstances qui menacent la paix du monde, de réunir une conférence pour examiner la valeur de cette règle et apprécier l’application qu’il convient d’en faire à la candidature posée en Espagne. »

Cette proposition qui, venue de nous, aurait échoué devant un refus sec de la Prusse et de l’Espagne, était au contraire assurée de la réussite si l’Angleterre en avait pris l’initiative. Notre adhésion eût été immédiate, celle de l’Autriche et de l’Italie n’eût pas tardé, non plus que celle de la Russie. Bismarck eût grommelé, mais son roi ne l’aurait pas écouté : la conférence eût eu lieu et elle aurait arrangé le conflit. Le Cabinet anglais ne sut ni approuver, ni blâmer, ni s’abstenir ; sa conduite fut équivoque, mesquine, poltronne ; il nous soutint comme si nous avions raison et il parut contester notre droit comme s’il ne nous avait pas soutenus. Granville accueillit d’un air froid et embarrassé l’appel de Gramont à son concours ; il se rendait compte de l’émotion qu’avait dû exciter en France une nouvelle qui ne l’avait pas médiocrement surpris lui-même ; il croyait toutefois que nous avions peut-être un peu trop pris à cœur un fait dont les conséquences ne lui semblaient pas avoir la gravité que le gouvernement impérial lui attribuait ; il regrettait que Gramont eût tenu à Werther un langage aussi énergique ; il se demandait si l’attitude que nous avions cru devoir prendre n’était pas faite pour créer précisément des complications plus sérieuses que celles qui résulteraient de l’incident lui-même. Cependant, allant « au plus pressé, » il déclara « qu’il était prêt à user de toute son influence auprès de l’Espagne et de la Prusse, non pour leur dicter des résolutions, mais pour les prier instamment de prendre en sérieuse considération tous les côtés graves de la question qui se posait (7 juillet). » Singulier langage ! Si les questions dynastiques avaient été de si peu de conséquence en Espagne, pourquoi Palmerston menaça-t-il Louis-Philippe de la guerre dans le cas où le Duc d’Aumale deviendrait le mari de la Reine, et manifesta-t-il tant de courroux quand Montpensier fut devenu celui de l’Infante ? Granville lui-même serait-il resté insensible et muet si on était venu lui annoncer que le prince Napoléon allait être élu roi d’Espagne[5] ?

Gladstone, à qui La Valette exprima son regret de l’attitude peu empressée de Granville, répondit : « Il faut commencer froidement. Nous ne savions rien de l’affaire dont il s’agit, et nous n’en connaissons pas encore les détails. » Ils commencèrent, en effet, très froidement, avec force circonlocutions et réserves. Ils chargèrent leurs ambassadeurs à Berlin et à Madrid de donner des conseils de prudence, en évitant de discuter le droit de l’Espagne de choisir son souverain et de paraître exercer une pression sur l’Allemagne, ou d’admettre que l’avènement d’un Hohenzollern justifiât le recours immédiat aux armes dont menaçait la France. « Le gouvernement de Sa Majesté, écrivait Granville à Loftus, a certainement l’espoir que ce projet qu’il avait ignoré jusque-là n’a reçu aucune sanction du Roi. Il pensait que le Roi découragerait ce projet rempli de dangers pour la péninsule. Le Roi, dont le règne a procuré un agrandissement si grand à son pays, a maintenant une occasion signalée d’exercer une magnanimité sage et désintéressée, qui aura l’effet certain de rendre un service inestimable à l’Europe pour le maintien de la paix[6]. » Il invita son ambassadeur à Madrid, Layard, « en s’abstenant d’employer un langage de nature à offenser le gouvernement espagnol, à user de toute pression sur lui afin qu’il abandonnât le projet de conférer le trône au prince Léopold[7]. »

Ces conseils, en réalité, étaient donnés dans l’intérêt de la Prusse plus que dans le nôtre. Granville, quoique personnellement incliné vers la France, subissait l’influence des prédilections allemandes de la Reine. Quant à Gladstone, ses sentimens étaient absolument prussiens. L’un et l’autre considéraient la grandeur de la Prusse comme un intérêt britannique. Ils redoutaient la guerre par un sentiment de philanthropie sincère, mais aussi parce qu’ils craignaient qu’elle ne nous fût trop favorable. C’est ce que confirme le témoignage de l’ambassadeur prussien Bernstorff[8] : « Lorsque le vote plébiscitaire eut donné sa majorité à l’Empire, on considéra à Londres, qu’à l’intérieur sa situation était consolidée pour longtemps. Bernstorff et son épouse eurent l’occasion d’entendre dire de nouveau, dans les cercles anglais les plus aristocratiques et les plus influens, que, tout en accordant beaucoup d’estime au génie et à l’habileté de Bismarck, ainsi qu’à la valeur de l’armée prussienne, les capacités de Napoléon comme homme d’Etat et la valeur de l’armée française devaient être prisées bien davantage. »

Une argumentation risquée de Gramont faillit arrêter cette intervention anglaise. Il avait dit à Lyons que nous avions commencé des préparatifs de guerre, quoiqu’en réalité, nous n’en eussions fait aucun : il espérait ainsi exciter les craintes du Cabinet anglais et rendre plus vive son action. Le résultat contraire fut sur le point de se produire. « Le Conseil se demanda s’il était utile de continuer à chercher une solution amicale, alors que les faits parlaient plus haut que l’exhortation pacifique et s’il ne fallait pas attendre un peu plus de calme pour que la voix des amis pût se faire entendre. » Les explications de La Valette firent disparaître cette hésitation.


II

Les démarches de la diplomatie amie n’eurent aucune espèce de succès à Berlin. Thile persista dans son mutisme gouailleur et commença, par ses télégrammes à ses agens, la série cynique des impostures prussiennes : « La Prusse ne s’était jamais mêlée du choix d’un monarque en Espagne ; toute discussion confidentielle et détaillée avec la France avait été empêchée par le ton que le ministre français avait pris en parlant publiquement devant les Chambres. » Deux mensonges accolés l’un à l’autre : le ministre français avait parlé devant les Chambres le 6, et la discussion confidentielle et détaillée avait été refusée le 4.

La diplomatie européenne n’eut pas meilleure fortune à Madrid. L’habileté avec laquelle nous avions évité de froisser le sentiment espagnol avait placé Prim dans une situation difficile. Ni Serrano ni Sagasta n’avaient été initiés à sa trame, Sagasta avait même donné de bonne foi sa parole à Mercier qu’il n’y avait eu aucune lettre échangée entre Prim et Bismarck. Prim, ne pouvant leur révéler sa vilaine action, s’établit définitivement dans la berquinade qu’il avait esquissée avec Mercier. Il se donna un rôle d’innocent, surpris de l’émotion qu’il avait produite, consterné des nouvelles reçues de Paris : il n’avait eu aucune mauvaise intention contre la France et contre son Empereur ; il n’avait pas soupçonné que l’un ou l’autre pût s’alarmer d’une combinaison inspirée seulement par l’urgence de sortir d’un intérim désastreux ; le secret n’avait été gardé que pour éviter une discussion prématurée qui eût empêché la solution ; il avait eu si peu l’intention de froisser l’Empereur qu’il comptait, en allant à Vichy, obtenir son adhésion, en même temps que le prince Léopold informerait directement Napoléon III de sa candidature. Il donnait une apparence de sérieux à ces faussetés criantes, mais non encore démasquées en ce moment, en feignant de nous aider à sortir de l’embarras où il nous avait plongés « sans le savoir. » — « Comment nous tirer de là ? dit-il à Mercier. Je ne vois qu’un moyen : que le prince me dise rencontrer des obstacles au consentement du Roi ; alors moi, je lui faciliterai la retraite. — Prenez l’initiative,… » fait Mercier.

Comment l’aurait-il prise ? Il savait le consentement du Roi accordé, et il ne songeait guère à en obtenir la révocation. Il répondit qu’il ne pouvait et il pria de ne pas divulguer qu’il nous avait ouvert cette issue. Du reste, aucune modification ne se produisit dans sa conduite officielle. Sagasta et lui reçurent amicalement les représentations bénévoles de Layard et des autres agens ; ils répétèrent, autant qu’on le voulut, que le ministère espagnol n’avait jamais eu l’idée de contracter une alliance avec la Prusse, ni de rien faire d’hostile à la France et qu’il était on ne peut plus désireux de sortir de la difficulté où il était tombé sans s’en douter. Mais ils ne firent pas même pressentir l’abandon de la candidature ; ils s’en tinrent aux échappatoires et ne reculèrent pas d’un jour la convocation des Cortès, toujours fixée au 20 juillet. Ils ne secondèrent pas non plus les bonnes intentions qui se manifestaient en Portugal. Le 9 juillet, Saldanha, non moins amical qu’Olozaga, proposa à dom Fernand de revenir sur ses refus et d’écarter ainsi, par sa candidature, la candidature Hohenzollern[9]. Del Rios, le ministre d’Espagne, fidèle interprète de la pensée traîtresse de Prim, déclara « que la candidature Hohenzollern étant debout, et à côté d’elle l’honneur de l’Espagne et la parole de Prim, il s’abstiendrait de toute ingérence et se contenterait de suivre la négociation[10]. »

Prim et ses acolytes eurent même la haute fantaisie de s’amuser encore une fois de nous, en nous endormant par des assurances illusoires. « Pourquoi, dirent-ils à Mercier, tant vous préoccuper de cette date du 20 juillet ? Laissez tranquillement couler les jours sans nous tourmenter et sans vous agiter. L’état des esprits s’est bien modifié ; au début, la candidature Hohenzollern paraissait sûre de l’unanimité ; aujourd’hui, il est douteux qu’elle obtienne la majorité ; notre armée ne voudra pas se battre pour un prince allemand petit-fils de Murat ; ne vous opposez pas à la libre manifestation de la volonté nationale. Il n’y a pas de moyen plus sûr de vous débarrasser du prince Léopold. » Mercier par politique parut dupe de ces bourdes. « Mon rôle, qui n’est pas facile, écrit-il à Gramont, est, tout en agissant de mon mieux sur l’opinion, de faciliter aux individus les moyens de se retourner. Veuillez donc, je vous prie, ne pas imputer à faiblesse ce que je pourrai faire dans ce but. Certains ménagemens n’ôteront rien à la fermeté de mon attitude et de mon langage. Je suis défiant autant que je le dois, croyez-le bien[11]. » Gramont ne prit pas davantage au sérieux ce qui était si peu sérieux et il ne s’y arrêta pas plus dans ses actes que le Cabinet et l’Empereur.

L’intervention des puissances avait donc échoué à Berlin et à Madrid. Au contraire, la négociation occulte et personnelle de l’Empereur avec Serrano réussit pleinement. Gramont, sachant que Mercier était initié au secret par Bartholdi, crut devoir confirmer, par ses instructions de chef officiel responsable, celles de l’Empereur. Dès le 9, lendemain de la rentrée du Régent à Madrid, il le pria d’aller le voir et de lui dire qu’ « au point où en sont les choses, lui seul peut donner la paix à l’Europe en agissant auprès du roi de Prusse et du prince de Hohenzollern. Ajoutez que le France lui en sera reconnaissante avec le monde entier et que le gouvernement de l’Empereur n’oubliera jamais une action aussi magnanime (8 juillet). » Est-ce là le langage d’un ministre « dont l’intention arrêtée était de précipiter une rupture et de profiter de la querelle au lieu de l’éteindre ? »

Bartholdi arriva à Madrid le 10 juillet au matin. Après avoir communiqué à Mercier ses instructions, il se rendit incontinent auprès de Serrano et lui exposa, avec une insistance habile, le désir de l’Empereur. Serrano, depuis qu’il n’avait pu tenir ses engagemens envers Montpensier, s’était désintéressé de la recherche du Roi et avait accepté le Hohenzollern sans objection. Les nouvelles de Paris l’avaient tiré de sa torpeur. Il eût bien voulu reculer, mais attentif à ne pas sortir de son rôle constitutionnel, ayant de plus donné son consentement, il n’osait pas suivre ses impulsions. Il prodiguait les paroles amicales à Mercier, lui donnait des assurances de son bon vouloir : il n’avait pas compris ce qu’il faisait. Il défendait Prim, répétait les sornettes que ce dernier lui avait contées ; il niait même qu’il y eût eu une lettre échangée entre Prim et le prince. Puis, tout ceci dit, il ajoutait avec sa bonhomie avisée : « Répondre après cela qu’il y soit pour rien, non, car on ment beaucoup dans ces sortes d’aventures[12]. » La confiance que l’Empereur lui témoignait le toucha plus que tous les raisonnemens de Mercier, de Layard et des diplomates et le décida à oser ce qui était dans son sentiment personnel. Il promit à Bartholdi d’envoyer quelqu’un au prince Léopold ; ni les ministres ni Olozagane devaient être instruits d’une mission à laquelle il se croyait obligé de maintenir un caractère mystérieux et tout privé. Il en informa seulement Prim. Ce complice hypocrite de Bismarck se garda bien de le décourager ; il comptait sur la fermeté de Léopold, sur sa fidélité envers lui et Bismarck, et ne doutait pas que l’envoyé du Régent ne se heurtât à un refus invincible. Alors, se retournant vers Serrano, il lui aurait dit : « Puisque le prince veut aller jusqu’au bout, l’honneur du noble peuple espagnol nous oblige à le suivre. » Mais comme il ne voulait pas donner son assentiment à une tentative dont il souhaitait et prévoyait l’insuccès, il obtint qu’il serait censé l’avoir ignorée. Le 10, à neuf heures du soir, Serrano écrivait à Mercier : « Il est parti à cinq heures et demie. Silence ! » Le messager dont le départ était ainsi annoncé était le secrétaire et le neveu du Régent, le général Lopez Dominguez, officier d’une rare distinction. Il devait aller à Sigmaringen exposer au chef de famille les considérations puissantes qui rendaient nécessaire le retrait de la candidature. Il était en outre, si cela devenait nécessaire, accrédité auprès du roi de Prusse et de Bismarck.

Par ce fait d’accréditer son envoyé auprès du Roi et de Bismarck, aussi bien qu’auprès des Hohenzollern, Serrano confirmait lui aussi ce que nous apprenions de tous les côtés, que l’un et l’autre avaient participé au complot. Cette démarche du Régent était un acte considérable ; elle ne deviendrait un acte décisif que si elle n’était pas contrariée par la volonté du roi de Prusse. La négociation que nous avions entreprise avec lui à Ems domine donc les autres faits diplomatiques.


III

L’idée d’une négociation à Ems admise, nous n’hésitâmes point sur le plénipotentiaire à y envoyer. L’opinion publique, dans son affolement furieux, s’attaquait à notre ambassadeur à Madrid comme à celui de Berlin. Il y eut même dans le seul, journal qui fût officieux, le Constitutionnel, quelques reproches assez vifs contre Benedetti. On nous demandait son rappel et celui de Mercier : on leur reprochait à l’un et à l’autre de n’avoir pas pénétré le complot Hohenzollern, et à Benedetti particulièrement de nous avoir laissé ignorer les vues ambitieuses de la Prusse, et de n’avoir pas dénoncé son entente avec la Russie. Il était faux que Benedetti ne nous eût pas avertis des vues ambitieuses de Bismarck et du gouvernement prussien ; il l’avait fait souvent et, en particulier, dans sa belle dépêche de janvier 1870 que j’ai analysée en son temps, et il n’avait négligé aucune occasion de nous prévenir que l’entente avec la Russie était un des moyens d’action préparés par cette ambition. Mais, après nous l’avoir dénoncée, il nous avait trop rassurés dans ces derniers temps en nous la présentant comme différée et assoupie. Il était vrai qu’en 1869 il avait instruit son gouvernement de la candidature Hohenzollern ; il n’avait pas eu même grand mérite à cela puisque la plupart des feuilles allemandes étaient pleines de ce projet. Mais c’est en mars 1870 qu’il eût fallu pénétrer le complot ; or, non seulement Benedetti ne l’avait point fait, mais il s’était laissé tromper sur le motif de la présence à Berlin des princes de Hohenzollern quoiqu’il eût pu être mis en éveil par l’alerte de l’année précédente. Si nous avions obtempéré aux injonctions de l’opinion publique en lui jetant, comme boucs émissaires, les deux ambassadeurs, nous eussions, à l’applaudissement universel dégagé notre responsabilité propre. Nous n’en eûmes pas même la tentation. Pressés par les événemens, n’ayant pas le temps de faire une enquête sur la conduite de Mercier et de Benedetti, nous résolûmes le doute en leur faveur. Nous fîmes cesser les attaques dans le Constitutionnel, nous maintînmes Mercier à son poste et nous chargeâmes ce Benedetti, si conspué, d’aller à Ems négocier avec le roi Guillaume. N’était-ce pas le protéger et le couvrir plus efficacement que par une déclaration à la tribune ou dans la presse, dont nous n’avions pas les élémens et qui eût soulevé d’irritantes et inutiles contestations ? Il a mal reconnu depuis cette générosité de notre part.

Quelqu’un présente-t-il une difformité physique, c’est la première chose qu’on remarque en lui. Léon XIII avait pour Maître de chambre un Mgr Macchi orné d’un nez démesurément long ; il disait : Si vede un naso, poi Macchi. On voit un nez et puis Macchi. Il en est de même des imperfections morales ; celle qui frappait d’abord en Benedetti était une préoccupation du soi qui allait jusqu’à la férocité. « Quand il se contemple, disait Gramont, il est ébloui. » Était-il mêlé à une négociation heureuse, le succès n’était dû qu’à lui. La négociation ne réussissait-elle pas, la faute en revenait à quelque autre et il était inépuisable en roueries et en sophismes pour dénoncer cet autre. Il appartenait de plus à l’école du mandarin J. M. F. de son ami Boulier et tout avis, pourvu qu’il fût habilement soutenu, lui paraissait le préférable. Il m’avait dit un jour avec un petit sourire satisfait : « Thouvenel m’a demandé un rapport en faveur de la reconnaissance de l’Italie ; j’en aurais fait tout aussi bien un autre en sens contraire. »

Les diplomates de race prétendaient qu’il lui manquait quelque chose, parce qu’il avait commencé sa carrière par les consulats. Quoi qu’il en soit, il avait vite acquis ce qu’on considérait alors comme la qualité la plus recommandable du diplomate : il savait faire la dépêche. Quand on avait dit : « Il fait la dépêche, » c’était le comble de l’éloge. Or, apprenez ce que c’est que faire la dépêche : c’est dire en dix pages ce qui pourrait l’être en dix lignes, allonger les petits faits jusqu’à les écarteler afin qu’ils atteignent à la longueur respectable, noyer les grands faits dans un flot de rhétorique monotone où ils perdent toute couleur et toute arête, se répandre en considérations prudhommesques vides sous un air de profondeur, à côté de l’opinion ou de la prévision exprimée dans la phrase principale, mettre dans une phrase incidente des mais, des si, des car, de façon que, quoi qu’il arrive, on se puisse vanter d’avoir été bon prophète. Chaque fois que, dans mes recherches aux Archives, je tombais sur une de ces interminables dépêches, écrites par malheur, non avec cette encre noire solide employée par nos vieux diplomates sur laquelle le temps n’a rien pu, mais d’une encre pâle déjà à peu près effacée, je poussais un petit soupir, et quand j’avais terminé ma lecture, je me disais : « Comme cette abondance aurait gagné à être réduite de moitié ! » Et si après cela je tombais sur le récit d’un Talleyrand, d’un Fleury, d’un Mercier, ne sachant pas « faire la dépêche, » racontant rondement des faits ou des propos précis, quelle délectation !

Benedetti était sérieux, appliqué, laborieux, tout à son devoir, mais, à la façon aussi de la plupart des diplomates de ce temps-là, ne sachant pas que le premier soin d’un ambassadeur est d’apprendre, quand il l’ignore, la langue du pays où il va résider. A peine arrivé à Pétersbourg, Bismarck achetait une grammaire et se mettait à étudier le russe ; il avait fait de même à Paris. Benedetti séjourna plusieurs années à Berlin sans s’imaginer qu’apprendre l’allemand lui serait utile et que les meilleures informations sont celles saisies dans la rue, dans une conversation surprise entre habitans du pays. Il excellait néanmoins à suppléer à ce qui lui manquait de ce côté par une aptitude toute particulière à épier, supposer, deviner ; là encore il ne se garantissait pas assez d’un autre penchant que j’appellerais le défaut diplomatique : une crédulité naïve qui faisait succéder aux soupçons la confiance la plus illimitée. Au demeurant, homme distingué, d’une physionomie intelligente, claire, de manières aimables, sans trop d’empressement, d’une conversation captivante, sans fracas, d’un esprit délié, apte à se glisser entre les fissures des événemens, versé dans l’art d’exposer, d’argumenter, sachant au besoin dire des choses désagréables sans devenir désagréable lui-même, et, en résumé, bon diplomate auquel on pouvait en toute sécurité confier une mission difficile.


IV

Bismarck n’avait pas été troublé de l’explosion de la colère française ; il l’avait prévue et désirée. Notre déclaration chatouilla un peu son amour-propre, mais ne le fit pas sortir de son immobilité. Il ne s’en plaignit pas, ne demanda aucune explication et attendit. Jusqu’à la réunion des Cortès du 20 juillet et à l’élection de Léopold, il ne comptait pas sortir de cette attente. L’envoi de Benedetti à Ems lui apporta sa première inquiétude. Le Roi, éloigné de lui et rapproché de son ennemie la reine Augusta en séjour à Coblentz, s’abandonnerait à son aversion pour la guerre : ses soixante-treize ans s’effrayeraient de compromettre les lauriers de 1866 ; il n’était entré qu’à regret dans l’aventure, il en ignorait les dessous… Ne se montrerait-il pas trop conciliant et ses condescendances n’allaient-elles pas détruire le plan si péniblement échafaudé ? Il écrit aussitôt : « Je prie Votre Majesté de ne pas traiter avec Benedetti, et, s’il devient pressant, de lui répondre : « Mon ministre des Affaires étrangères est à Varzin[13]. » En effet, l’affaire Hohenzollern tourmentait beaucoup le Moi. Il avait été fort contrarié de l’incident imprévu qui l’avait fait ébruiter trop tôt. Il écrivait à la Reine le 5 juillet : « La bombe espagnole a ainsi éclaté d’un seul coup, mais d’une tout autre façon qu’on ne l’avait dit. Nous n’avons pas eu un mot là-dessus du cousin. À Berlin, le chargé d’affaires français en a déjà parlé à Thile qui lui répondait naturellement que le gouvernement était complètement étranger à l’affaire, et que ce qui avait été négocié entre Prim et la famille Hohenzollern n’avait pas encore été communiqué ici. À Paris, le ministre a aussi questionné Werther qui a pu lui répondre, avec une conscience très nette, qu’il ne savait absolument rien de cela. »

Le 6 juillet, Guillaume écrit au prince Antoine, « qu’il ne peut pas comprendre que le général Prim ait communiqué à l’ambassadeur de France l’acceptation du prince héréditaire avant que les Cor tes eussent été consultées. Je tiens pour possible que l’émotion produite en France puisse encore s’apaiser, mais regrette cependant qu’on n’ait pas suivi l’avis exprimé d’abord par le prince de Hohenzollern, qu’on devait s’assurer l’assentiment de la France. On ne l’a pas fait, parce que le général Prim a désiré le secret et que le comte Bismarck a fait valoir que chaque nation est libre de choisir son Roi sans consulter une autre nation[14]. »

Notre déclaration produisit sur le Roi l’effet salutaire que nous en attendions ; elle froissa, cela n’est pas douteux, ses susceptibilités, mais elle le mit en même temps en présence de la réalité et le convainquit que l’émotion publique en France ne se calmerait que par la retraite du prince Léopold. Les scrupules qui l’avaient arrêté avant de s’engager dans l’entreprise se réveillèrent ; sa conscience qui était droite, lorsqu’on ne l’aveuglait point par de fallacieuses apparences, se rendit compte de l’action équivoque à laquelle il avait accordé le laissez-passer. Les observations du Tsar, de la reine Victoria accrurent ces scrupules et ces inquiétudes et, obéissant à ces divers mobiles, il résolut de faire ce qui serait en lui pour écarter cette candidature dont il voyait clairement les inévitables menaces.

Dans une lettre du 7 à sa femme, il nous approuve d’avoir refusé une interpellation et il explique son point de vue : il considérait la candidature comme purement espagnole ; l’honneur de la France n’était pas intéressé ; et il supputait les chances de l’élection aux Cortès : « Les Français dépenseront beaucoup de millions pour acheter des voix, nous ne dépenserons pas un thaler ; mais leurs violens articles ont irrité l’opinion publique, ce qui aura pour effet de rendre le vote plus favorable au Hohenzollern. » Et cette perspective est loin de l’enchanter : « Entre nous soit dit, je verrais volontiers que Léopold ne soit pas élu. » D’un mot, il pouvait empêcher cette élection. Il lui suffisait de faire savoir au prince que, vu les circonstances, il ferait sagement de se désister ; il eût été immédiatement obéi. Mais ce parti résolu répugnait à sa fierté, l’aurait compromis aux yeux de l’Allemagne, de l’Espagne, de sa propre famille et exaspéré Bismarck. Il essaya d’obtenir des princes de Hohenzollern qu’ils le tirassent d’embarras en prenant la responsabilité d’une renonciation. Il le leur insinua, leur fit envisager la gravité des circonstances, les engagea à bien réfléchir aux inconvéniens de l’obstination, et sans leur dire : Retirez-vous, il les assura que, s’ils s’y décidaient, ce serait avec plaisir qu’il donnerait à leur renonciation le consentement naguère accordé à l’acceptation. Mais pour les princes de Hohenzollern aussi les considérations de dignité se compliquaient d’une question d’honneur. En acceptant la candidature, ils s’étaient rendus félons envers l’empereur Napoléon, en la retirant ils le deviendraient vis-à-vis de Prim et de Bismarck avec lesquels ils s’étaient engagés. Ils esquivèrent la nécessité de répondre au Roi en paraissant ne pas comprendre son insinuation. Mais le Roi ne leur permit pas cette ambiguïté et il les pressa de s’expliquer.

Il attendait leur réponse lorsque arriva Benedetti le 8 juillet à onze heures du soir. Aussitôt il demande une audience. Le Roi la lui accorde pour le lendemain à trois heures, lui faisant savoir qu’il le retiendrait à dîner, et s’excusant avec bonne grâce, sur les soins de sa santé et sur l’arrivée attendue de la Reine, de ne pouvoir le recevoir plus tôt. Les instructions à Benedetti étaient contenues dans une lettre officielle du 7 juillet et dans une lettre particulière du même jour à minuit. A Berlin et à Madrid on nous affirmait que le roi de Prusse n’avait pas donné son assentiment à la candidature. Nous étions convaincus du contraire, quoique nous n’en eussions pas les preuves. Gramont, obligé provisoirement, à titre d’hypothèse diplomatique, de prendre comme point de départ, l’affirmation de Thile, disait dans sa lettre officielle : « Si le chef de la famille des Hohenzollern a été jusqu’ici indifférent à cette affaire, nous lui demandons de ne plus l’être et nous le prions d’intervenir, sinon par ses ordres, du moins par ses conseils, auprès du prince et de faire disparaître, avec les projets fondés par le maréchal Prim sur cette candidature, les inquiétudes profondes qu’elle a partout suscitées. Nous verrions surtout, dans l’intervention du roi Guillaume pour mettre obstacle à la réalisation de ce projet, les services qu’elle rendrait à la cause de la paix et le gage de l’affermissement de nos bons rapports avec la Prusse. Le gouvernement de l’Empereur apprécierait un bon procédé, qui, l’on n’en saurait douter, recevrait en même temps l’approbation universelle. » Dans la lettre particulière, écrite le même jour, à minuit, Gramont est plus pressant parce qu’il a reçu des renseignemens nouveaux : « Nous savons par les aveux du prince lui-même qu’il a continué toute l’affaire avec le gouvernement prussien et nous ne pouvons pas accepter la réponse évasive avec laquelle M. de Thile cherche à sortir du dilemme qui lui a été posé ; il faut absolument que vous obteniez une réponse catégorique suivie de ses conséquences naturelles. Or, voici la seule qui puisse nous satisfaire et empêcher la guerre : le gouvernement du Roi n’approuve pas l’acceptation du prince de Hohenzollern et lui donne l’ordre de revenir sur cette détermination prise sans sa permission. Il restera ensuite à me faire savoir si le prince, obéissant à cette injonction, renonce publiquement et officiellement à sa candidature. Nous sommes très pressés parce qu’il faut prendre les devans dans le cas d’une réponse non satisfaisante et, dès samedi, commencer les mouvemens de troupes pour entrer en campagne dans quinze jours. — J’insiste surtout sur la nécessité de ne pas laisser gagner du temps par des réponses évasives ; il faut que nous sachions si nous avons la paix ou si une fin de non recevoir nous oblige à faire la guerre. Si vous obtenez du Roi qu’il révoque l’acceptation du prince, ce sera un immense succès et un grand service. Le Roi aura de son côté assuré la paix de l’Europe ; sinon, c’est la guerre. »

Certainement il y a plus de rudesse dans la lettre particulière que dans la lettre officielle. Dans ces lettres particulières, on ne se croit pas astreint aux circonlocutions diplomatiques et l’on révèle sa pensée sans ambages à ses agens afin qu’ils s’en inspirent ; il ne s’ensuit pas que leur langage aura la même rudesse ; il devra évidemment être enveloppé de formules de politesse et des atténuations de formes usitées nécessaires à toute négociation diplomatique, quelque serrée qu’on la veuille. Gramont n’avait pas à le dire à Benedetti, c’était sous-entendu. Dans la lettre particulière, on parle d’ordres et non de conseils : on a fait grand état de cette différence ; en réalité, elle n’a aucune importance ; le conseil n’était que la forme polie de l’ordre, car c’eût été un ordre qu’une lettre du Roi disant à ses cousins : « Je vous conseille de vous retirer. » En style vulgaire, les deux lettres de Gramont peuvent se résumer ainsi : Vous ferez savoir au Roi que nous ne tolérerons pas l’intronisation en Espagne du prince prussien Léopold de Hohenzollern, et comme ce prince prussien, membre de sa famille, sujet à son autorité, ne peut accepter une couronne sans son autorisation, nous lui demandons de ne pas accorder cette autorisation si elle n’a pas déjà été obtenue, et de la retirer, si elle est déjà un fait accompli[15].

Gramont fit connaître ses instructions à Lyons toujours tenu, presque heure par heure, au courant de nos démarches. Celui-ci paraissant craindre que la candidature ne fût qu’une entrée en matière, il lui précisa de nouveau ce que nous étions décidés à obtenir, ce que nous étions prêts à considérer comme suffisant. Lyons communique fidèlement ces déclarations à Granville : « Gramont m’a dit que je pouvais annoncer à Votre Seigneurie que si le prince de Hohenzollern, sur le conseil du roi de Prusse, consentait à retirer son acceptation de la couronne d’Espagne, toute l’affaire serait finie[16]. »


V

Dans la matinée du 9, à Ems, Werther vint aux renseignemens auprès de Benedetti, afin que le Roi, instruit de ce que celui-ci allait lui demander, ne fût pas surpris. Notre ambassadeur lui fit connaître nos sentimens, nos prétentions, notre désir d’une solution immédiate. Werther ne dissimula pas que « Sa Majesté, ayant été consultée par le prince de Hohenzollern, n’avait pas cru pouvoir mettre obstacle à son désir d’accepter la couronne d’Espagne, et qu’il lui était maintenant bien difficile, sinon impossible, de l’inviter à y renoncer[17]. » Benedetti alla ensuite exposer au Roi, avec beaucoup de tact et de respect, dans une forme très ferme et très mesurée, l’objet de sa mission, il fit appel à la sagesse et au cœur de Guillaume et le supplia de conseiller au prince Léopold de revenir sur son acceptation. Il lui décrivit l’émotion que cette candidature avait causée en France, émotion partagée dans d’autres pays, en Angleterre notamment, où les organes de la presse étaient unanimes à déplorer une combinaison également funeste au repos de l’Espagne et au maintien des bonnes relations entre les grandes puissances ; il l’assura que le gouvernement de l’Empereur n’avait aucun autre désir que de mettre un terme à cette émotion ; il conjura le Roi de donner à l’Europe un témoignage de ses sentimens généreux : le gouvernement de l’Empereur y verrait une garantie de la consolidation de ses bons rapports avec le gouvernement de Sa Majesté, et se féliciterait beaucoup de cette résolution qui serait accueillie partout avec non moins de gratitude que de satisfaction.

Le Roi développa, avec une décision calme et courtoise, le système très médité qu’il entendait opposer à nos réclamations et dont il ne s’est jamais départi : le gouvernement prussien était resté étranger à la négociation ; s’appropriant le langage de Thile, il n’admit pas qu’on interpellât le Cabinet de Berlin sur une affaire qu’il n’avait pas connue et dont il n’était pas plus responsable que tout autre Cabinet européen. Cependant il reconnut que son premier ministre avait été tenu au courant des divers incidens de la question. Son intervention personnelle ainsi avouée, il prétendit n’être intervenu que comme chef de famille, non comme souverain ; même comme chef de famille, son rôle avait été en quelque sorte passif : il n’avait pas pris part à la négociation, il avait refusé de recevoir un envoyé du Cabinet espagnol porteur d’une lettré de Prim ; il n’avait pas encouragé le prince Léopold à accepter les ouvertures espagnoles, il s’était contenté de ne pas le lui interdire lorsque le prince, décidé à acquiescer, avait sollicité son consentement, à son arrivée à Ems. Il jugeait incompatible avec sa dignité souveraine d’exiger du prince qu’il renonçât à la couronne après ne lui avoir pas interdit de l’accepter ; si spontanément, le prince retirait sa candidature, il s’abstiendrait de l’en détourner : il entendait lui laisser, après comme avant son acceptation, la plus entière liberté ; lui-même s’était mis en communication avec le prince Antoine qui se trouvait à Sigmaringen et l’avait interpellé pour savoir l’influence que l’émotion causée en France exercerait sur son esprit et sur celui de son fils ; il subordonnerait ses résolutions à sa réponse ; 1 il croyait inutile jusque-là de continuer l’entretien ; il espérait être renseigné bientôt ; cependant, quelque temps serait nécessaire, car il ne pouvait faire usage du télégraphe, ne possédant pas à Ems un chiffre pour conférer par cette voie.

Puis il s’expliqua sur nos actes : il approuvait la première partie de notre déclaration, mais il avait vivement ressenti la seconde ; partant de cette idée que la Prusse n’avait aucune part à cette candidature, il voyait une appréciation mal fondée, presque une provocation, dans nos paroles sur « les vues d’une puissance étrangère ; » notre émotion ne lui paraissait pas justifiée ; nous exagérions la portée qu’aurait l’établissement d’un prince de sa famille sur le trône d’Espagne, ce que pour sa part il n’avait jamais désiré ; le gouvernement actuel de l’Espagne était souverain, reconnu par toutes les puissances, et il n’imaginait pas comment nous pouvions le mettre en tutelle et nous opposer au choix d’un souverain librement élu par la représentation du pays ; il n’y avait qu’à attendre la réunion des Cortès : « C’est à Madrid et non auprès de moi, dit-il, que vous devriez agir. Vous n’avez qu’à employer votre influence à décider le gouvernement du Régent à renoncer à son projet ; l’honneur de la France n’a été ni ne saurait être atteint par la résolution du prince de Hohenzollern ; elle a été précédée par des négociations que le Cabinet de Madrid a librement ouvertes, et auxquelles aucun gouvernement n’a pris part ; il ne peut donc y avoir un sujet de dissentiment ni de conflit, et la guerre ne peut sortir d’un incident dans lequel nulle puissance n’est intervenue[18]. »

En résumé, le Roi refusait de donner un ordre ou un conseil aux Hohenzollern : il les avait interrogés sur leurs intentions et attendait leur réponse. Il rendit compte à sa femme de l’audience : « Hier, après ton départ, Benedetti était chez moi ; il était calme et tranquille, excepté en parlant des journaux « qui demandent sa tête et un tribunal pour le juger. » Le Roi reproduit alors en substance le système sur le droit des Espagnols, etc. Il raconte que Solms lui a écrit de Paris que Gramont avait dit à Olozaga : « L’Espagne reste pour la France tout en dehors du jeu, mais nous voulons la guerre avec la Prusse. » Ainsi Gramont a tout à fait découvert sa morgue autrichienne contre nous. » Encore une information de diplomate. En réalité, Olozaga trouvait tout naturel qu’on s’adressât à la Prusse et non à l’Espagne et Gramont disait à qui voulait l’entendre : « Nous ne voulons pas la guerre avec la Prusse et c’est pourquoi nous lui demandons de retirer la candidature qui nous obligerait à la lui faire. »

Le récit de cette audience, qui nous parvint le 10 juillet, ne diminua ni nos perplexités ni nos alarmes. Le Roi y avait fait des aveux significatifs prouvant sa participation, et cela même donnait plus d’importance à son refus de faire disparaître, par l’ordre ou par le conseil (l’un ou l’autre revenait au même), le projet qu’il avait connu et approuvé. Il reprenait, en lui donnant des développemens plus amples, la thèse inacceptable de Thile que le gouvernement prussien aurait tout ignoré, quoique le Roi et Bismarck eussent tout su. Le gouvernement prussien était-ce Thile ? n’était-ce pas Bismarck et le Roi ? Supposez Louis XIII disant ù un gouvernement étranger : Je savais, le cardinal de Richelieu était instruit, mais du reste l’affaire était inconnue à mon gouvernement ? « N’était-ce pas une pensée trop subtile, a dit Scherr[19], que celle qui prêtait aux hommes en général, et aux Français en particulier, la naïveté de croire à cette « connaissance non officielle » que l’on avait de la candidature, et à la « non-connaissance officielle, » dans laquelle on restait à cet égard.

C’est précisément cette façon de jongler sur les mots qui devait contribuer à répandre, en France et ailleurs, l’opinion que la candidature Hohenzollern était, « depuis a jusqu’à z, une ruse inventée à dessein par le gouvernement prussien. » Cette ruse était particulièrement transparente en Prusse où Roi et Etat c’est tout un. Et c’est Bismarck qui nous l’a appris : « Vous contestez au Roi, disait-il après la convention de Gastein, la possession de la moitié prussienne du duché de Lauenbourg en prétendant qu’elle appartient non pas au Roi mais à l’Etat. Le vice de cette prétention est de séparer le Roi de l’Etat, séparation impossible en Prusse au point de vue également du droit, des faits et de la politique[20]. »

Roi et Etat, nous dit-on, sont en effet la même chose quand le Roi agit en qualité de roi. Mais dans le Roi il y a un chef de famille qui en est distinct, et quand c’est le chef de famille qui agit, l’Etat n’est pas identifié avec lui. Scherr, dont le livre sur la guerre n’est d’un bout à l’autre qu’un pamphlet furibond contre la France et contre l’Empire, convient qu’il « faut dire maintenant à l’honneur de la vérité que l’on ne peut savoir mauvais gré aux Français si la distinction entre le roi Guillaume comme chef de la maison Hohenzollern et le roi Guillaume comme roi de Prusse était trop fine, fine comme un cheveu, pour qu’ils y prissent garde[21]. » L’Allemand se trompe ; cela ne nous paraissait pas trop fin et nous comprenions la distinction, mais nous la jugions divertissante. Cela nous rappelait le maître Jacques de notre Molière, tantôt cuisinier, tantôt cocher, selon le costume qu’il revêtait et disant à Harpagon : « Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre. — C’est à tous les deux, » répond Harpagon. Nous aussi nous disions au maître Jacques royal, tantôt chef de famille, tantôt roi : C’est à tous les deux que nous voulons parler. En effet, le Roi n’était chef de famille que parce qu’il était roi de Prusse. Mais ne considérât-on que le chef de famille, cela ne le soustrayait pas à notre action. Un chef de famille ne peut pas valablement donner à un prince, non subordonné, l’autorisation d’accepter une couronne, si lui-même n’y est pas autorisé par les grandes puissances. Et si cette autorisation n’a pas été obtenue, son devoir strict, en tant que membre de la grande famille européenne, est d’interdire au prince une brigue qui devient une cause de perturbation. C’est ce que nous demandions au roi de Prusse. Ottokar Lorenz ne conteste pas, comme l’avait fait à tort Sybel, que le Roi eût le pouvoir d’interdire, « mais, dit-il, il était impossible qu’une telle défense fût faite sur l’injonction d’une puissance étrangère[22]. » Et pourquoi donc ? Est-ce la première fois qu’il en serait ainsi advenu ? N’était-ce pas sur l’injonction publique de l’Angleterre que Louis-Philippe avait refusé aux Belges son fils Nemours pour roi, et aux Espagnols son fils d’Aumale pour époux de leur reine ? N’était-ce pas sur l’injonction de la Russie et de la France que la reine d’Angleterre avait décliné J’offre de la couronne de Grèce pour son fils Alfred ? En quoi offense-t-on ou humilie-t-on quelqu’un en lui demandant de se soumettre à une règle générale de droit international, à laquelle avant lui tout le monde s’est soumis et qu’il a lui-même contribué à établir ?


VI

Que devions-nous penser de la démarche du Roi auprès des princes de Hohenzollern ? Etait-elle sincère ou était-ce une ruse nouvelle ? Nous étions bien embarrassés de le savoir en lisant les appréciations de Benedetti ; elles nous troublaient par leurs louvoiemens : « Faut-il conclure du langage que m’a tenu le Roi qu’il est résolu de se conformer à nos vœux, en laissant au prince de Hohenzollern l’initiative au lieu de la lui conseiller, afin d’éviter de faire personnellement une concession qui pourrait être sévèrement appréciée en Allemagne ? ou bien ne veut-il que gagner du temps pour prendre, avant nous, des dispositions militaires, et laisser en même temps approcher la convocation des Cortès, afin de soutenir ensuite qu’il convient d’attendre le vote de cette assemblée ? En ne considérant que son attitude et ce que j’ai recueilli dans son entourage, j’inclinerais peut-être à apprécier comme plus vraisemblable la première de ces deux hypothèses, si nous n’étions autorisés à nous montrer incrédules ou au moins défians[23]. » Dans une lettre particulière du même jour, il ajoutait : « Je ne sais ce qu’il faut attendre de la sagesse de Sa Majesté, et je ne puis vous cacher qu’il nous faut peut-être compter davantage avec son habileté et son habitude de recourir aux expédiens. »

Notre impression fut que le Roi nous amusait. Nous sentant au milieu de menteurs, craignant à chaque instant d’être surpris par une nouvelle perfidie, hantés par cette date du 20 juillet présente devant nos yeux comme un épouvantail, nous ne pouvions croire à la véracité d’aucune parole des auteurs du guet-apens que nous essayions de déjouer. Et cette démarche du Roi, qui était sincère et dont l’intention était certainement pacifique, nous parut un épisode de plus de la comédie de duplicité dont nous avions été enveloppés : la réponse des princes consultés serait qu’ils persistaient dans leur compétition, de telle sorte que le Roi ne s’adressait à eux que pour abriter sa responsabilité derrière la leur. Nous jugeâmes la négociation close virtuellement et toute espérance de paix évanouie. Je retrouve ce sentiment dans un petit billet de moi adressé à Gramont (9-10 juillet) après lecture de la dépêche de Benedetti qu’il m’avait communiquée : « Mon cher ami, je convoque tous nos collègues chez vous aujourd’hui à deux heures. La dépêche de Benedetti est fort claire ; elle confirme tous mes pressentimens, et dès maintenant la guerre me paraît imposée : il n’y a plus qu’à s’y résoudre intrépidement et vivement. — A vous. »

Nos collègues jugèrent la situation comme nous et, en attendant les résolutions à adopter le lendemain, dans le Conseil, sous la présidence de l’Empereur, nous priâmes Gramont d’écrire et de télégraphier à Benedetti que nous étions de plus en plus débordés par l’opinion publique, que nous comptions les heures et qu’il fallait absolument insister pour obtenir une réponse du Roi, qu’il la fallait pour le lendemain. Le surlendemain serait trop tard[24].

L’Empereur, de son côté, arrêtait avec Le Bœuf une mesure très grave. Il envoya le colonel d’état-major Gresley à Alger, porter à Mac Mahon l’ordre d’embarquer le plus tôt possible les troupes d’Afrique destinées à opérer sur le continent, en lui annonçant qu’il était appelé à prendre le commandement d’une armée ; les troupes les plus éloignées devaient être arrivées à Alger le 18 juillet. En outre, des généraux de l’artillerie et du génie furent chargés d’une inspection confidentielle, c’est-à-dire en habits bourgeois, dans les places du Nord-Est, afin d’être mis on mesure de suppléer aux manquans qui seraient signalés ; tous les généraux de brigade reçurent l’ordre de vérifier si les bureaux de recrutement étaient en mesure d’expédier tout de suite les ordres de rappel ; l’intendant général Blondeau, directeur de l’administration de la Guerre, fut autorisé à dépasser d’un million les crédits alloués pour les services administratifs.


VII

Le 10 juillet, on se croyait généralement placé, par les atermoiemens suspects du roi de Prusse, entre une résignation déshonorante et la bataille. Cette conviction inspira à Thiers une démarche grandement honorable. Il assistait aux séances de la Chambre, très attentif, mais silencieux, recommandant la prudence, sans cependant repousser l’hypothèse de la guerre, car il connaissait trop bien nos intérêts en Espagne pour admettre qu’on y laissât tranquillement s’introniser un prince prussien. Cette éventualité se rapprochant, il eut l’idée patriotique d’offrir son assistance à l’Empereur. Il aurait pu me confier cette bonne pensée et je l’aurais immédiatement introduit à Saint-Cloud. Mais cela lui eût paru trop compromettant. Il eut recours à un biais. Il se rendait tous les dimanches rue de Morny, chez Mme Roger, belle-sœur de Philippe de Massa, jeune officier d’un esprit brillant, d’une charmante distinction de manières et de caractère, écuyer de l’Empereur, bien vu aux Tuileries, en relations intimes avec le duc et la duchesse de Mouchy. Le dimanche 10 juillet, il envoya Massa chez la duchesse pour l’engager à faire savoir à l’Impératrice que, si on ne réussissait pas à éviter la guerre, l’Empereur pouvait compter sur son patriotisme : il appuierait à la tribune la demande des crédits militaires, afin qu’ils fussent, comme cela était désirable, votés à l’unanimité, et il s’associerait à tous les efforts du gouvernement. Ce n’était pas une demande formelle d’être reçu, mais une indication très claire qu’il serait bien aise qu’on l’appelât. Une telle démarche était des plus naturelles. C’est l’Empereur qui avait fait les premières avances en envoyant à Thiers par Le Bœuf la prière de défendre le contingent, et Thiers fort galamment offrait de compléter le service qu’on lui avait demandé par un service encore plus considérable qu’on ne lui demandait pas.

Massa se rendit boulevard de Courcelles, chez la duchesse de Mouchy. Elle estima qu’un pareil message devait être communiqué sans retard, et partit aussitôt pour Saint-Cloud. Au lieu de s’adresser à l’Impératrice, elle alla à l’Empereur qui, morne et préoccupé, se promenait dans le parc. Elle lui répéta ce qu’elle venait d’entendre. Et comme l’Empereur accueillait cette communication sans empressement, avec froideur même, elle insista, s’appuyant sur la force qu’un tel concours donnerait : « Sans doute, répondit Napoléon III, M. Thiers connaît très bien les questions militaires ; mais c’est un démolisseur, il a démoli tous ceux qui se sont confiés à lui. D’ailleurs, nous n’en sommes pas là, et ce n’est pas le moment de faire des changemens dans le gouvernement. Faites-lui répondre que, sur les bancs de l’opposition aussi bien qu’au ministère, l’Empereur compte sur le patriotisme de l’historien du Consulat et de l’Empire. La duchesse transmit ces paroles à Massa, qui vint la chercher chez elle à cinq heures. La réponse n’était pas heureuse. Ce n’était pas le cas de caractériser la conduite générale de Thiers : le seul de ses actes qu’il y avait lieu de se rappeler, c’était son discours du 30 juin, dans lequel il avait si admirablement défendu l’armée contre ses amis et rendu justice à la politique nouvelle de l’Empereur, discours pour lequel on lui devait une gratitude qu’on ne lui avait pas encore manifestée. Un compliment bien fait n’était pas l’accueil dû à celle bonne volonté. « Remerciez, aurait dû dire l’Empereur, remerciez M. Thiers, et dites-lui que je serais enchanté de causer avec lui tel jour, à telle heure. » N’avoir pas appelé Thiers à ce moment est aussi incompréhensible que de n’avoir pas donné autrefois le portefeuille de l’Instruction publique à Victor Hugo. Une antipathie personnelle invincible peut seule expliquer cette faute d’un souverain si habituellement attentif à ne pas blesser. Je la lui eusse épargnée, s’il m’avait raconté le fait. Malheureusement il avait profondément gravée dans l’esprit la funeste recommandation de son oncle : « N’accordez complètement votre confiance à personne. » Il avait pourtant conservé le souvenir de cette ambassade de la duchesse de Mouchy lorsqu’en partant pour l’armée, il dit à Le Bœuf : « Thiers pourrait être votre successeur. » Thiers s’en souvint aussi, mais autrement.


Le 11, nous arrivâmes au Conseil avec l’intention de prendre des mesures militaires. Gramont lut deux télégrammes parvenus le matin qui modifièrent notre manière de voir. Dans l’un, Benedetti racontait que le Roi l’ayant rencontré la veille, à la fin de la promenade, l’avait abordé, lui avait dit qu’il n’avait aucune réponse du prince, et, sur sa prière, lui avait accordé une nouvelle audience. Dans un second télégramme, il disait : « Vous me permettrez d’ajouter qu’à mon sens, la guerre deviendrait inévitable, si nous commencions ostensiblement des préparatifs militaires. » Comme, tout en envisageant avec fermeté la possibilité d’une guerre, nous ne tenions nullement à la rendre inévitable, nous décidâmes d’ajourner toute mesure compromettante : nous ignorions celle prise par l’Empereur avec Le Bœuf et dont les effets auraient pu être sérieux si la négociation n’avait été terminée avant qu’elle fût exécutée. Nous n’autorisâmes que la création des 4es bataillons et le rappel des permissionnaires. L’amiral Rigault, qui, en général, assistait à nos délibérations sans mot dire, demanda alors l’autorisation de rappeler six mille marins. Le Conseil refusa, craignant de brusquer les événemens ; alors l’amiral, prenant son portefeuille dans ses mains, dit : « C’est à prendre ou à laisser. » Et devant cet ultimatum nous revînmes de fort mauvaise grâce sur notre refus.


VIII

L’audience accordée par le Roi le 11 juillet à Benedetti eut encore un caractère dilatoire. Le Roi avait, en effet, reçu la veille une lettre du prince Antoine qui ne l’avait pas satisfait : « Le cousin, écrit le Roi, est très impressionné de la tournure que prennent les choses à Paris, mais il croit qu’il ne peut pas reculer, et que c’est moi qui dois rompre. J’ai répondu que je ne pouvais rien faire dans cette affaire, mais que j’approuverais une rupture de son côté (avec joie). » Il trouve les cousins bien durs à comprendre, et il envoie un second messager à Sigmaringen, le colonel Strantz, chargé d’une lettre qui disait : « Il est visible que la France veut la guerre, mais, dans le cas où le prince Antoine aurait décidé la renonciation du prince héréditaire à la candidature espagnole, le Roi, comme chef de la maison, serait d’accord avec lui, comme lorsqu’il avait exprimé quelques semaines auparavant son assentiment à l’acceptation. » Et le Roi écrivait encore à la Reine : « Dieu veuille que les Hohenzollern aient une bonne compréhension. » Inquiet de notre insistance comme nous l’étions nous-mêmes de ses ajourne-mens, il avait télégraphié à Roon rentré à Berlin : « Les nouvelles de Paris qui ont été communiquées à Votre Excellence par l’Office des Affaires étrangères exigent que vous prépariez les mesures nécessaires pour la sûreté de la province du Rhin, de Mayence et de Saarbrück. » Roon avait répondu, après avoir délibéré avec les ministres et les généraux présens, qu’aucune mesure spéciale n’était immédiatement nécessaire, que Saarbrück pouvait être mis en vingt-quatre heures, et Mayence en quarante-huit, en état de défense. Si la guerre paraissait indispensable, il conseillerait la mobilisation de l’armée d’un seul coup.

La seconde audience du 11 à midi n’améliora donc pas l’état des choses ; elle l’empira plutôt. Le Roi, ne pouvant raconter ses pourparlers jusque-là inutiles avec les cousins de Sigmaringen, inventa une fable : « Le prince Léopold comptant que, selon le programme de Prim, les Cortès ne seraient convoquées que dans trois mois et qu’alors seulement la combinaison serait rendue publique, avait cru pouvoir s’éloigner sans inconvénient[25]. Mais il avait dû maintenant rejoindre son père et l’on pouvait espérer une réponse définitive de lui le soir ou le lendemain. » Il faut remarquer ici que ce que le Roi attend ce n’est pas la décision du père Antoine, au nom de son fils, c’est celle du prince lui-même. C’était le prince qui avait sollicité son assentiment et c’était lui et non son père qui devait renoncer s’il y avait lieu.

Benedetti lui disant qu’à Paris on ne croirait pas à l’absence du prince héritier, le Roi répondit : « Si vous dites la complète vérité comme je vous la dis, on doit vous croire, et si néanmoins on ne vous croit pas, c’est qu’on aurait un motif pour cela et je crois bien connaître ce motif par les déclarations de Gramont : c’est qu’il veut la guerre, et les armemens en France me sont bien connus. Je ne dois pas vous cacher que je prends moi-même mes précautions pour n’être pas surpris. » Il comprit aussitôt l’imprudence d’un tel aveu, et il essaya de le reprendre ou au moins de l’atténuer : « Il avait encore confiance dans le maintien de la paix : elle ne serait pas troublée si l’on voulait attendre à Paris qu’il fût en mesure d’y contribuer en lui laissant le temps nécessaire[26]. » Toujours aimable, il invita encore Benedetti à dîner pour le lendemain.

Benedetti, de plus en plus pressant, fit part au Roi de l’impatience du Sénat et du Corps législatif, de l’obligation où se trouvait le gouvernement de l’Empereur d’y satisfaire et du péril de cet état de choses accru par chaque jour de retard. Et il rétorqua les argumens repris par le Roi sur la distinction entre le Roi et le chef de famille. Ce fut en vain. Le Roi demeura inébranlable dans son système : « Je n’ordonnerai ni ne conseillerai à mes parens, que j’ai autorisés à accepter, de revenir sur leur résolution, mais si, spontanément, ils y reviennent eux-mêmes, j’approuverai leur renonciation comme j’ai approuvé leur acceptation. » Et il demanda instamment de télégraphier en son nom, sans perdre un instant, qu’il croyait recevoir « ce soir ou demain une communication du prince Léopold. » Il s’empresserait alors de donner une réponse définitive.

Dans l’après-midi de ce même jour, le 11, nous étions nous-mêmes aux prises avec l’opposition intraitable de la Chambre. Quoique nous n’eussions rien à annoncer, nous crûmes ne pas devoir refuser quelques paroles aux exigences publiques. Gramont monta à la tribune et dit : « Le gouvernement comprend l’impatience de la Chambre et du pays, il partage ses préoccupations ; mais il lui est impossible de portera leur connaissance un résultat définitif. Il attend la réponse d’où dépendent ses résolutions. Tous les Cabinets auxquels nous nous sommes adressés paraissent admettre la légitimité de nos griefs. J’espère être très prochainement en mesure d’éclairer la Chambre, mais aujourd’hui je fais appel à son patriotisme et au sens politique de chacun de ses membres pour les prier de se contenter pour le moment de ces informations incomplètes. »

Nonobstant cette invite, Emmanuel Arago, dominant de sa voix tonitruante tous les murmures, demanda « si les questions adressées à la Prusse n’ont trait qu’à l’incident spécial, qu’à l’offre faite par le maréchal Prim à un prince prussien ; s’il en est ainsi, dit-il, je crois qu’on doit espérer une réponse satisfaisante, une assurance de paix ; mais, si les questions sont complexes et de nature à soulever d’autres discussions que l’incident Hohenzollern, nous serions malheureusement obligés de les considérer comme offrant d’autres prétextes à une déclaration de guerre. »

Notre déclaration du 6 juillet, uniquement relative à l’incident spécial, n’était donc pas une déclaration de guerre, comme l’avait hurlé tout d’abord le même orateur. Gramont s’éleva dans l’intention d’affirmer que nous n’avions soulevé aucune question étrangère à la candidature espagnole et que nous n’en soulèverions aucune autre. Une tempête véritable, venue de la Droite, ne lui permit pas de proférer une parole, et il fut malgré lui condamné, par le vote de la clôture, à un silence dont triompha la mauvaise foi des opposans : « On tirera du silence du ministre telle conséquence que de raison, » dirent-ils. De telle sorte que les observateurs, peu au courant de la véritable réalité, purent, imputant à la volonté du gouvernement les manœuvres qui étaient la tactique de ses adversaires, écrire, comme le fit Waldersee, attaché militaire prussien : « La situation est aussi grave que possible. D’après mon entière conviction, les Français veulent la guerre, que Hohenzollern se relire ou non. » Lyons, présent à la séance, tira de l’incident la seule conséquence qu’on en devait honnêtement tirer : « Il est vrai que le pays est excessivement impatient et que plus le temps marche, plus le parti de la guerre devient exigeant. Il a, en effet, déjà proclamé que le règlement de la question Hohenzollern n’était plus suffisant et que la France doit exiger une satisfaction au sujet du traité de Prague[27]. »

Mon interprétation ne fut pas différente de celle de l’ambassadeur anglais. Au sortir de la séance, j’écrivis à l’Empereur à Saint-Cloud (11 juillet, 6 heures du soir) : « Sire, il se produit en ce moment au Corps législatif un mouvement qu’il importe que je signale à Votre Majesté. Lorsque, après la déclaration très bien accueillie de Gramont, Emmanuel Arago a demandé au ministère : « Avez-vous soulevé d’autres questions que celle du prince de Hohenzollern ? » Gramont s’étant levé pour répondre, la Droite, avec une ardeur singulière, s’y est opposée. Cette attitude s’explique par le patriotisme, sans doute, mais aussi par les idées qui se manifestent dans les couloirs. La Droite déclare tout haut que l’affaire Hohenzollern ne doit être considérée que comme un incident, que, la solution fût-elle favorable, il faut ne pas s’arrêter, soulever la question du traité de Prague, et placer résolument la Prusse entre un Congrès accepté et la guerre. Ce langage était tenu à la fois par MM. Gambetta, Montpayroux dans la Gauche, Jérôme David et Pinard du côté de la Droite, et les uns et les autres annonçaient tout haut l’intention d’attaquer le Cabinet s’il s’arrêtait après le dénouement de l’affaire Hohenzollern. M. Thiers s’exprimait avec une extrême vivacité dans le sens contraire ; il estime que la reculade prussienne, à laquelle il croit plus que moi, serait une satisfaction dont il faudrait se contenter. »


IX

Cependant les excitations ne nous amenèrent pas à élargir le débat comme on nous le demandait et nous le maintînmes strictement dans les termes où nous l’avions engagé : la candidature Hohenzollern et rien au-delà. Le Roi avait été satisfait du langage que nous avions tenu dans la séance du 11. Il écrivit à sa femme : « Le discours calme de Gramont est probablement la suite du télégramme de Benedetti après notre entretien d’hier à dix heures du matin, que je t’ai écrit. » Le Roi se méprenait : ce qui avait rendu calme Gramont, c’était notre décision personnelle de ne pas cesser de l’être, non le récit de la seconde audience de Benedetti qui, au contraire, nous avait fort peu rassurés. Nous ne pouvions nous décider à croire qu’en effet le prince avait entrepris un voyage dans le Tyrol, alors qu’à chaque instant une députation espagnole pouvait venir lui offrir la couronne. Cette invraisemblance nous faisait craindre que ce ne fût que pour gagner du temps et se rapprocher du 20 juillet que ce prétendu voyage avait été imaginé.

Gramont exprima à Benedetti la disposition d’esprit dans laquelle nous mettait la perpétuelle échappatoire du Roi : « Au point où nous en sommes, je ne dois pas vous laisser ignorer que votre langage ne répond plus comme fermeté à la position prise par le gouvernement de l’Empereur. Il faut aujourd’hui l’accentuer davantage. Nous ne pouvons pas admettre la distinction entre le Roi et son gouvernement qui vous a été exposée. Nous demandons que le Roi défende au prince de persister dans sa candidature. » Jusque-là, la négociation de Benedetti avec le Roi en était restée exactement au même point. Elle avait consisté à conjuguer le verbe attendre. « J’attends une lettre des princes, avait dit Guillaume. — Votre Majesté a-t-elle reçu la lettre qu’elle attend ? » C’est à quoi s’était réduit le dialogue entre l’ambassadeur et le Roi.

Benedetti écrivait à Gramont : « Je ne ménage ni mon temps ni ma peine et je me désole de ne pouvoir réussir. » Depuis, dans un écrit apologétique et sophistique contre Gramont, il a prétendu que s’il n’avait pas obtenu du Roi une intervention directe, par ordre ou par conseil, auprès des princes de Hohenzollern, il l’avait amené par son habileté à faire le sacrifice des vues politiques de ses conseillers et l’avait conduit à déclarer qu’il ne mettrait aucun obstacle à la renonciation de Léopold. Or, il résulte des lettres du Roi à la Reine et des messages envoyés à Sigmaringen qu’avant l’arrivée de Benedetti à Ems, Guillaume avait fait le sacrifice d’une candidature dont il n’avait jamais été fort partisan ; que, sans en ordonner ou en conseiller le retrait, il avait insinué, d’une manière transparente, qu’il serait enchanté que ses parens en prissent l’initiative et que, dans ce cas, il approuverait immédiatement leur résolution. Dès sa première audience, il avait informé Benedetti de son interrogation ù Sigmaringen. Benedetti n’avait donc pas eu à gagner ce qui lui était concédé d’avance dans l’esprit du Roi. Cette vanterie inutile n’accroît pas le mérite de sa négociation, mérite, d’ailleurs, très réel.

Faire accepter, sans le blesser, des paroles dures, par un roi très chatouilleux, être ferme sans être obséquieux ou mou, c’est ce que Benedetti a su faire et, ne serait-ce que par là, il s’est montré à la hauteur des diplomates les plus remarquables. Mais il a eu d’autres mérites. Harcelés par l’opinion et par nos propres inquiétudes, nous l’avions éperonné, pressé d’être énergique, et il avait su résister à nos impatiences, ne compromettre par aucune imprudence le but qu’il poursuivait. Il avait ainsi obtenu d’abord de négocier, ce qui était considérable après la prohibition de Bismarck, puis avait arraché au Roi des aveux précieux. « S’il avait posé un ultimatum, il nous aurait fait perdre les avantages que nous assurait la conduite déloyale tenue à notre égard à Berlin et à Madrid[28]. » Il ne se contenta pas de rester prudent lui-même, il nous mit en garde contre les entraînemens. Il sut non seulement exécuter avec tact ses instructions, mais aussi ne pas suivre celles qu’il jugeait imprudentes. Ainsi, Gramont lui en ayant envoyé de nouvelles sur les dispositions de Serrano, il avait pris sur lui de ne pas s’en servir et de redresser la distraction de son ministre : « Vous savez que le Roi prétend que nous sommes uniquement fondés à demander au gouvernement espagnol de revenir lui-même sur la combinaison qu’il a conçue, et Sa Majesté n’aurait pas manqué de prendre prétexte de ce que je lui aurais dit pour insister dans ce sens. »

Cette première partie de la négociation d’Ems restera comme une des bonnes pages de notre histoire diplomatique. Elle eut une conclusion fort désagréable pour Bismarck : l’envoi par le Roi de Werther à Paris. Le Roi, malgré les insistances de son ministre, avait traité avec Benedetti dans deux audiences ; on pouvait dire, en subtilisant, que c’était en sa qualité de chef de famille et non en celle de roi. En envoyant son ambassadeur s’expliquer avec nous, il agissait en Roi et non plus en chef de famille et faisait de la question une affaire d’Etat. Nous fûmes donc satisfaits delà résolution royale, d’autant plus que, le débat étant transporté à Paris, entre un ambassadeur et des ministres, il prenait une allure plus libre.

Dans une note que je laissai chez Gramont, le 11 au soir, je lui recommandai de ne plus garder avec Werther les atténuations auxquelles Benedetti avait été obligé envers le Roi, d’insister sur le double caractère de menace et d’offense qu’avait la candidature et sur la réparation qui nous était due, de presser Werther, d’opposer des ripostes résolues aux finasseries déjà percées à jour, de contraindre à sortir de l’équivoque que nous ne pouvions plus prolonger, à nous tirer enfin de la période des arguties et à nous mettre en présence d’un oui ou d’un non. Nous avions été assez joués : il était temps d’en perdre l’habitude.


X

Avant même que Gramont et Werther se fussent abouchés, un coup de théâtre subit renversait toutes les prévisions. La mission de Strat à Sigmaringen avait encore mieux réussi que celle de Bartholdi à Madrid et l’affaire prenait un aspect nouveau.

Strat s’était dirigé d’abord vers Dusseldorff, afin d’apprendre en quel lieu se trouvaient le prince Antoine et le prince Léopold. Il avait su par de vieux serviteurs, en familiarité avec lui, que le prince Antoine était en son château à Sigmaringen, et que le prince Léopold ne voyageait ni en Suisse, ni ailleurs, comme le roi Guillaume l’affirmait faussement, mais qu’il était caché aux environs, afin d’échapper aux obsessions qu’il avait prévues. Ainsi orienté, Strat se rendit à Sigmaringen (8 juillet)[29] ; il y trouva le prince Antoine, à la fois troublé et irrité de notre déclaration. Aux premières ouvertures de Strat il répondit par un refus emporté : son fils n’était plus maître de ses résolutions, il était engagé, il avait donné sa parole ; il ne pouvait reculer sans déshonneur. D’ailleurs, à quoi servirait cette reculade déshonorante ? L’Empereur ne cherchait qu’un prétexte de guerre ; celui-ci écarté, il en ferait surgir un autre. Strat démontra que le prince se trompait sur les intentions de Napoléon III ; ces arrière-pensées de guerre n’existaient pas, et le désir d’un arrangement pacifique était sérieux et sincère. Puis, sans se perdre en sentimentalités inutiles sur les malheurs de la guerre et la terrible responsabilité de celui qui en est cause, il alla droit aux argumens pratiques. Il peignit, sous les plus sombres couleurs, la situation dans laquelle le prince Léopold allait se précipiter ; il aurait à se débattre contre les complots des Alphonsistes el des Carlistes favorisés par la France, contre les intrigues des compétiteurs évincés et surtout de Montpensier, contre les révoltes républicaines : à l’annonce de sa candidature, il y avait eu une immense majorité en sa faveur dans les Cortès, mais, chaque jour, sous l’action de la crainte ou de la haine, cette majorité s’affaiblissait, et le mieux qui pût survenir était qu’elle restât suffisante pour imposer le devoir d’arriver et insuffisante pour assurer la force de se maintenir. Il n’aurait probablement pas le temps de s’asseoir sur ce trône aux pieds boiteux ; il serait culbuté en y montant ; bien heureux s’il se tirait de l’aventure la vie sauve ; on l’appelait à une catastrophe, non à un règne. Strat attira ensuite l’attention du prince sur la situation en Roumanie de son fils Charles objet de sa sollicitude : une conspiration redoutable était ourdie contre lui : les fils en étaient à Paris ; il dépendait de l’Empereur de les couper ou de les faire mouvoir ; il les couperait si Léopold renonçait ; il les ferait mouvoir s’il s’obstinait ; était-il sage de compromettre un trône assuré pour conquérir un trône problématique ?

Nonobstant ces considérations, le prince ne se laissa pas fléchir. Mais la mère assistait à ces entretiens poignans : elle fut troublée, émue, terrifiée, convaincue. Alors, entraînée par sa double inquiétude maternelle, elle vint en aide à Strat, et elle s’employa à vaincre la résistance de son mari. Malgré ses larmes, elle n’y réussit pas pendant deux jours, et le prince répondit à la première lettre interrogative venue d’Ems qu’il était prêt à obéir, mais que volontairement il ne retirerait pas la candidature de son fils. La mère ne se laissa pas décourager. Le troisième jour enfin (11 juillet), elle l’emporta, et le père fit taire le Prussien et l’ambitieux. « Cette résolution, m’a répété plusieurs fois énergiquement Strat, a été un acte vraiment spontané, le coup d’un cœur paternel, qu’aucune influence extérieure ne détermina. Personne avant moi n’avait conseillé ou demandé le retrait de la candidature, et pendant mon séjour au château de Hohenzollern, personne non plus n’est venu ni directement ni indirectement à mon aide. Le roi Guillaume a été véridique en affirmant maintes fois qu’il était resté complètement étranger à la renonciation ; qu’elle avait eu lieu en dehors de toute pression de sa part ; qu’il ne l’avait ni ordonnée ni conseillée ; j’ignorais même alors qu’il l’eût souhaitée. »

Lorsque le prince Antoine annonça sa résolution à son fils, celui-ci refusa de l’adopter : les mêmes scrupules honorables qui l’avaient fait hésiter si longtemps à accepter à cause de ses rapports avec Napoléon III le rendaient rétif à renoncer à cause de ses engagemens envers Prim et Bismarck. Sa femme ne pouvait se décider à rejeter de sa tête la belle couronne, objet de sa convoitise, qu’elle y sentait déjà posée. Ramener le prince eût demandé du temps et l’on était pressé. Strat obtint du père qu’il fît acte d’autorité et prît sur lui de renoncer au nom de son fils, sachant que Léopold n’oserait le démentir publiquement. Et voilà comment la renonciation, au lieu d’être faite comme l’acceptation, par Léopold, le fut par le prince Antoine. Le prince Antoine eût du moins voulu, avant d’informer les Espagnols et le public, avertir le chef de la famille conformément au statut familial, mais cette démarche exigeait encore du retard, et Strat, ignorant les vraies dispositions du Roi, redoutait que de là ne vînt quelque opposition. Il obtint que la publicité ne fût pas différée. Le prince Antoine y consentit d’autant plus volontiers, que connaissant, lui, les désirs secrets du Roi, il était certain que le chef de la famille ne lui en voudrait pas de cette infraction à la discipline familiale.

Strat, sans perdre une minute, expédia le soir même du 11 un télégramme chiffré à Olozaga lui annonçant l’heureux résultat, télégramme qui parvint à Paris tard dans cette soirée du 11. Ce télégramme venait de partir lorsque arriva l’envoyé du Roi, le colonel Strantz, retardé par un accident de voiture[30]. Le prince Antoine le mit au courant, et celui-ci immédiatement télégraphia à son maître la résolution déjà communiquée à Olozaga. Le 12 au matin, trois télégrammes en clair furent expédiés par le prince Antoine. Le premier : « Au maréchal Prim, Madrid : — Vu la complication que paraît rencontrer la candidature de mon fils Léopold au trône d’Espagne, et la situation pénible que les derniers événemens ont créée au peuple espagnol, en le mettant dans une alternative où il ne saurait prendre conseil que du sentiment de son indépendance, convaincu qu’en pareilles circonstances, son suffrage ne saurait avoir la sincérité et la spontanéité sur lesquelles mon fils a compté en acceptant la candidature, je la retire en son nom. » Le second adressé à Olozaga : « A Monsieur l’ambassadeur d’Espagne à Paris : — Je crois de mon devoir de vous informer, comme représentant d’Espagne à Paris, que je viens d’expédier à Madrid, au maréchal Prim, le télégramme suivant (suivait le texte donné plus haut). » Le troisième télégramme était adressé aux principaux journaux de Berlin et d’Allemagne, notamment à la Gazette d’Augsbourg, à la Gazette de Cologne et aux agences télégraphiques allemandes : « Le prince héritier de Hohenzollern, pour rendre à l’Espagne la liberté de son initiative, renonce à la candidature au trône d’Espagne, fermement résolu à ne pas laisser sortir une question de guerre d’une question de famille, secondaire à ses yeux. — Par l’ordre du prince, le conseiller de la Chambre : LESSER. »

Le télégramme à Prim revint de Madrid à Paris le soir vers cinq heures. La dépêche à Olozaga arriva à Paris à 1 h. 40. Celle aux journaux allemands parvint dans l’après-midi, assez tôt pour que les agences pussent, avant le soir, en expédier la nouvelle à leurs correspondans, cercles, banquiers, journaux, etc. La Gazette de Cologne, la Gazette d’Augsbourg, et autres journaux l’insérèrent dans leur édition du soir. Ainsi la nouvelle ne parvint pas de Madrid à Paris : elle arriva simultanément à Paris et à Madrid et peu après, directement aussi, dans tous les centres importans d’Europe.

En même temps que les télégrammes volaient vers Paris et Madrid, Strat et le colonel Strantz quittaient Sigmaringen, l’un rentrant à Ems avec une lettre du prince Antoine expliquant les motifs de sa résolution spontanée, l’autre apportant à Olozaga l’original même de la renonciation.

Il restait encore à Sigmaringen un personnage qui, comme tout le monde dans cette période, attendait. C’était l’amiral Polo de Bernabé. Depuis plusieurs jours déjà il était arrivé portant la lettre officielle de Prim, qui offrait la couronne au prince Léopold. Le prince Antoine, délibérant encore, lui avait dit, comme le roi de Prusse le disait à Benedetti, que le prince voyageait dans le Tyrol. Et l’amiral attendait son retour. La renonciation décidée, le prince Antoine l’en instruisit, lui disant que, maintenant, il devait considérer sa mission comme terminée et rentrer à Madrid. L’amiral lui objecta que, malgré cette assurance, sa mission ne prendrait fin que lorsque le pli dont il était porteur ayant été remis au prince Léopold, celui-ci lui aurait donné sa réponse officielle. Il fallait donc tirer le prince de sa cachette, l’exhiber à l’amiral espagnol et en obtenir une lettre de renonciation officielle. Le prince refusa[31]. Alors se passèrent entre le père et le fils des scènes très violentes. Ces princes de Hohenzollern, sous des formes charmantes, cachaient un fond de dureté tyrannique ; autour d’eux, tout pliait sous une discipline de fer. Le père alla jusqu’à menacer son fils de le faire enfermer dans une maison de fous s’il persistait à lui désobéir. Le jeune prince finit par se soumettre[32]et remit à l’amiral sa renonciation. Quand le général Lopez Dominguez survint, l’amiral lui fit savoir qu’il n’avait plus qu’à retourner avec lui à Madrid, que tout était terminé.


EMILE OLLIVIER.

  1. Fleury à Gramont, 9 juillet. Voir la France et la Russie en 1870. Comte Fleury.
  2. Fleury à Gramont, 12 juillet. Cette conversation démontre combien il est inexact que l’entente sur la candidature Hohenzollern se soit établie à Ems entre le Tsar et le roi Guillaume. Il n’aurait pas conseillé de retirer une candidature à laquelle il aurait consenti.
  3. Beust à de Munch, 6 juillet.
  4. Malaret à Gramont ; Layard à Granville ; Paget à Granville, 9 juillet.
  5. Granville à Loftus, 6 juillet.
  6. Granville à Layard, télégramme du 7 juillet.
  7. Im Kampfen für Preussens Ehre, p. 618.
  8. La Valette, 9 juillet 1870.
  9. Le Roi s’associa à cette idée. Dom Fernand résista : « il ne lui appartenait pas, dit-il, d’empêcher sa fille, la princesse Antonia, femme de Léopold, d’obtenir un trône. « Néanmoins, comme on le pressait beaucoup, il parut céder ; mais il subordonna son acceptation à deux conditions impossibles, l’insistance des puissances et l’élection par plébiscite, ce qui était incompatible avec le récent décret des Cortès.
  10. Ma Mission, p. 360.
  11. Lettre particulière.
  12. De Mercier, 9 juillet.
  13. D’après Oncken, Bismarck dans sa colère aurait rédigé un premier télégramme. « Mobiliser immédiatement, déclarer la guerre et attaquer avant que la France soit prête. » Ce télégramme est considéré par la critique allemande comme une supposition non fondée. Il n’en faut pas plus tenir compte que des historiettes que l’on raconte sur l’étonnement et la colère de Bismarck à Varzin lorsqu’il lut la déclaration, de Gramont dont il ne fut indigné que plus tard, lorsqu’elle eut produit son effet contre lui.
  14. Mémoires du roi Charles de Roumanie, 6 juillet 1870.
  15. Il est incompréhensible qu’on ait pu admettre qu’il y ait eu un dissentiment entre l’instruction envoyée et la manière de l’exécuter. Benedetti, a-t-on dit, avait compris qu’il devait obtenir la renonciation, puis ensuite l’acquiescement du Roi, tandis que Gramont voulait que cette renonciation fût le résultat de l’ordre ou du conseil du Roi. Le non-sens de cette antithèse n’a pas besoin d’être démontré. Auprès de qui Benedetti devait-il négocier et de qui pouvait-il obtenir la renonciation, si ce n’est du Roi ? Une renonciation en dehors du Roi pouvait être obtenue par d’autres que par lui, négociant soit à Madrid, soit à Sigmaringen, et alors se posait la question de l’acquiescement du Roi. Mais il était impossible d’admettre l’hypothèse d’une renonciation obtenue par Benedetti d’une autre personne que le Roi, puisque c’est avec lui seul qu’il négociait.
  16. Lyons à Granville, 8 juillet.
  17. Il ne dit pas, comme l’affirme faussement Sybel, que le Roi n’avait pas pu empêcher, il dit qu’il n’avait pas cru pouvoir empêcher. Ce qui impliquait au contraire qu’il l’aurait pu.
  18. Les documens prussiens donnent aux réponses du Roi une raideur qu’elles n’ont pas dans le rapport de Benedetti. La chronique du Journal officiel (9 juillet) dit : « L’ambassadeur de France près la Confédération, s’étant rendu de Wilbad à Ems, est reçu par le Roi, et prie Sa Majesté d’interdire au prince de Hohenzollern d’accepter la couronne d’Espagne, le Roi refuse. »
  19. Scherr, 1870-1871, p. 114.
  20. Discours du 20 février 1866.
  21. Johannes Scherr, 1870-1871, p. 110-111.
  22. Page 254.
  23. Télégramme du 9 juillet.
  24. Télégramme de Gramont, 11 juillet, 1 heure du matin.
  25. Les dépêches envoyées par Salazar après le consentement du Roi et reproduites par le major Versen démentent cette affirmation et établissent que c’est bien en juillet que l’affaire devait être enlevée et que ce voyage du prince n’est qu’une fiction.
  26. Pour la seconde audience comme pour la précédente les documens prussiens racontent les réponses du Roi sans aucune des atténuations de Benedetti. Voici en effet comment le Journal officiel donne cette seconde entrevue : « 11 juillet. Le comte Benedetti insiste auprès du Roi pour que Sa Majesté engage le prince de Hohenzollern à se désister de la candidature au trône ; le Roi repousse cette demande.
  27. A Granville, 12 juillet 1870.
  28. Benedetti à Gramont, 12 juillet.
  29. Ce moment de l’arrivée de Strat est établi dans une lettre du Roi à la Reine du 12 : « Le train du général Strat ayant eu un accident, il n’a pu arriver qu’hier soir à Sigmaringen. »
  30. On voit ce qu’il faut penser de la supposition fantaisiste, émise plus tard par Benedetti, dans un dessein d’exaltation personnelle que « cette transmission de la dépêche du prince Antoine avait été concertée entre Ems et Sigmaringen et que, le 12, le Roi avait entre les mains l’expédition de la dépêche que le prince Antoine adressait le même jour à Olozaga. »
  31. Lettres de l’amiral Polo de Bernabé à Emile Ollivier, du 12 juillet 1888 et du 2 août 1888.
  32. Sur les dispositions du prince Léopold, j’ai les témoignages conformes des deux envoyés espagnols. L’amiral Polo de Bernabé m’a écrit (2 août 1888) : « Creo tambien la contrarietad del hijo por esa resolucion de su Padre. » — Lopez Dominguez m’a écrit également : « Ordén que aun contrariendole mucho acatabe il archiduque (prince) (17 juillet 1888). »