Yvette (éd. Ollendorff, 1902)/Le Retour

YvetteP. Ollendorff11 (p. 183-196).
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LE RETOUR


La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux ; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l’océan, se chauffe au soleil.

Tout à l’entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.

L’homme est à la pêche, et femme, devant la loge, répare les mailles d’un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu’une immense toile d’araignée. Une fillette de quatorze ans, à l’entrée du jardin, assise sur une chaise de paille penchée en arrière et appuyée du dos à la barrière, racommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d’un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans gestes et sans parole ; et deux mioches de deux et trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.

Personne ne parle. Seul le moutard qu’on essaie d’endormir pleure d’une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre ; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches sur qui bourdonne un peuple de mouches.

La fillette qui coud près de l’entrée appelle tout à coup :

— M’man !

La mère répond :

— Qué qu’t’as ?

— Le r’voilà.

Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu’un homme rôde autour de la maison : un vieux homme qui a l’air d’un pauvre. Elles l’ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l’embarquer. Il était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l’ont retrouvé là, qui regardait la maison.

Il semblait malade et très misérable. Il n’avait pas bougé pendant plus d’une heure ; puis, voyant qu’on le considérait comme un malfaiteur, il s’était levé et était parti en traînant la jambe.

Mais bientôt elles l’avaient vu revenir de son pas lent et fatigué ; et il s’était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.

La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu’elle était d’un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu’à la nuit tombante.

Son mari s’appelait Lévesque ; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi : elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.

Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts-barque de Dieppe, disparut.

On n’en eut jamais aucune nouvelle ; aucun des marins qui le montaient ne revint ; on le considéra donc comme perdu corps et biens.

La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand’peine ses deux enfants ; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l’épousa et eut encore de lui deux enfants en trois ans.

Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s’endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. On disait :

— C’est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n’a pas son pareil pour la pêche.

La fillette assise à la barrière reprit :

— On dirait qu’y nous connaît. C’est p’t-être ben quéque pauvre d’Épreville ou d’Auzebosc.

Mais la mère ne s’y trompait pas. Non, non, ça n’était pas quelqu’un du pays, pour sûr !

Comme il ne remuait pas plus qu’un pieu, et qu’il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.

— Qué que vous faites là ? — cria-t-elle au vagabond.

Il répondit d’une voix enrouée.

— J’prends la fraîche, donc ! J’vous fais-ti tort ?

Elle reprit :

— Pourqué qu’vous êtes quasiment en espionance devant ma maison ?

L’homme répliqua :

— Je n’fais d’mal à personne. C’est-i point permis d’s’asseoir sur la route ?

Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.

La journée s’écoula lentement. Vers midi, l’homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.

Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut :

— C’est quéque fouineur ou quéque malicieux.

Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l’avait regardée avec des yeux si drôles.

Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu’il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.

Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée, et cria :

— M’man, le r’voilà !

La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme :

— Va li parler, Lévesque, pour qu’il ne nous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne les sens.

Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l’œil bleu percé d’un point noir, au cou fort enveloppé toujours de laine, par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s’approcha du rôdeur.

Et ils se mirent à parler.

La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants.

Tout à coup l’inconnu se leva et s’en vint, avec Lévesque, vers la maison.

La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit :

— Donne li un p’tieu de pain et un verre de cidre. I n’a rien mâqué depuis avant-hier.

Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s’assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.

La mère, debout, le dévisageait ; les deux grandes filles, les Martin adossées à la porte, l’une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.

Lévesque, ayant pris une chaise, lui demanda :

— Alors vous v’nez de loin ?

— J’viens d’Cette.

— À pied, comme ça ?…

— Oui, à pied. Quand on n’a pas les moyens, faut ben.

— Ousque vous allez donc ?

— J’allais t’ici.

— Vous y connaissez quéqu’un ?

— Ça se peut ben.

Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.

Lévesque lui demanda brusquement :

— Comment que vous vous nommez ?

Il répondit sans lever le nez :

— Je me nomme Martin.

Un étrange fris­son secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui ; les bras pendants la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit :

— Êtes-vous d’ici ?

Il répondit :

— J’suis d’ici.

Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.

Et elle prononça tout à coup, d’une voix changée, basse, tremblante :

— C’est-y té, mon homme ?

Il articula lentement :

— Oui, c’est mé.

Il ne remua pas, continuant à mâcher son pain. Lévesque, plus surpris qu’ému, balbutia :

— C’est té, Martin ?

L’autre dit simplement :

— Oui, c’est mé.

Et le second mari demanda :

— D’où que tu d’viens donc ?

Le premier raconta :

— D’la côte d’Afrique. J’ons sombré sur un banc. J’nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’a pris-t-en passant et qui m’a reconduit à Cette. Et me v’là.

La Martin s’était mise à pleurer, la figure dans son tablier.

Lévesque prononça :

— Qué que j’allons fé, à c’t’heure ?

Martin demanda :

— C’est té qu’es s’n homme ?

Lévesque répondit :

— Oui, c’est mé !

Ils se regardèrent et se turent.

Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d’un coup de tête les deux fillettes.

— C’est-i’ les miennes ?

Lévesque dit :

— C’est les tiennes.

Il ne se leva point ; il ne les embrassa point ; il constata seulement :

— Bon Dieu, qu’a sont grandes !

Lévesque répéta :

— Qué que j’allons fé ?

Martin perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida :

— Moi, j’f’rai à ton désir. Je n’veux pas t’faire tort. C’est contrariant tout de même, vu la maison. J’ai deux éfants, tu n’as trois, chacun les siens. La mère, c’est-ti à té, c’est-ti à mé ? J’suis consentant à ce qui te plaira ; mais la maison, c’est à mé, vu qu’mon père me l’a laissée, que j’y sieus né, et qu’elle a des papiers chez le notaire.

La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s’étaient rapprochées et regardèrent leur père avec inquiétude.

Il avait fini de manger. Il dit à son tour :

— Qué que j’allons fé ?

Lévesque eut une idée :

— Faut aller chez l’curé, i’décidera.

Martin se leva, et comme il s’avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant :

— Mon homme ! te v’là ! Martin, mon pauvre Martin, te v’là !

Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d’autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.

Martin, ému lui-même, l’embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d’une voix aiguë comme un fifre faux.

Lévesque, debout, attendait :

— Allons, dit-il, faut se mettre en règle.

Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit :

— Baisez vot’ pé, au moins.

Elles s’approchèrent en même temps, l’œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l’une après l’autre, sur les deux joues, d’un gros bécot paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants, qu’il faillit être pris de convulsions.

Puis les deux hommes sortirent ensemble.

Comme ils passaient devant le Café du Commerce, Lévesque demanda :

— Si je prenions toujours une goutte ?

— Moi, j’veux ben, déclara Martin.

Ils entrèrent, s’assirent dans la pièce encore vide.

— Eh ! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu’était perdu.

Et le cabaretier, trois verres d’une main, un carafon de l’autre, s’approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d’un air tranquille :

— Tiens ! te v’là donc, Martin ?

Martin répondit :

— Mé v’là !…