Le Retour (André Fribourg)


LE RETOUR

L’auteur de ces pages, historien, professeur, écrivain distingué, a été blessé aux Eparges. Il a perdu l’odorat, le goût, les trois quarts de l’acuité visuelle. Nous avons pensé qu’un tout particulier intérêt s’attachait à ces notes émouvantes où un combattant d’hier, cruellement éprouvé, analyse son effort de réadaptation à la vie.


LA RUE

Septembre 1915.

Le soleil emplit tout l’espace et, quand je sors du hall immense de la gare, quand j’arrive sur l’hémisphérique place de Roubaix, il fait sourdre la joie du granit des pavés, des trottoirs asphaltés, de la masse bruissante des arbres et de la foule dense.

Je m’arrête ; j’hésite ; je ne comprends pas.

Cette ville qui m’apparaît subitement presque insouciante, gaie, amoureuse, élégante, pleine de rumeur ensoleillée, est-elle la même que j’ai quittée quinze mois plus tôt, grave, calme et si belle ? Comme tout change ! Comme l’état d’âme des hommes modifie un décor matériellement semblable ! Ces façades percées géométriquement de fenêtres, ces larges rues, ce boulevard, ces grilles, ces hauts murs teints en noir par la fumée et le temps sont pareils aux façades, aux rues, aux murs de 1914 dont ma mémoire a conservé l’image précise. Et cependant je les reconnais à peine, car les êtres qui les peuplaient sont partis ou ont changé moralement, et la vapeur des âmes qui monte sous le soleil déforme les choses comme l’air chauffé.


Je reviens triste, faible, et cette vie bruyante où je baigne d’un coup m’étreint d’une douleur mauvaise. Je reviens le cerveau rempli d’images de souffrance, le cœur meurtri de la douleur des autres et du martyre des choses, le corps usé par un effort excessif ; je revois malgré moi les villages détruits, la terre saccagée, éventrée, les ambulances, les hôpitaux et leurs misères physiologiques, les blessures affreuses, les maladies, l’enfer des souffrances morales ; j’entends encore le crépitement du long brasier de douleurs, qui, brûlant de la mer à la Suisse, arrête l’ennemi devant son mur de feu, et je me demande par quel sortilège tous ces êtres qui m’entourent ignorent qu’on souffre et qu’on meure près d’eux et pour eux.

Le vent apporte jusqu’ici les échos de la bataille, mais on s’y est accoutumé. Par une adaptation progressive, ces femmes, ces hommes jeunes et vieux ont accepté la guerre, source d’ennuis petits ou grands, de petites gênes ou de larges gains, ils n’y songent pas plus qu’on ne songea la pluie, — quand il fait beau.

L’insouciance, la densité même de cette foule me font mal. J’ai l’impression d’arriver après un long temps révolu dans un monde nouveau. Les mœurs m’en seraient étrangères, mais ne me déconcerteraient pas plus que ces voix qui sonnent légères dans l’air tiède. Je n’aperçois pas les visages ; l’énigme des sons n’en est que plus pressante, et je voudrais dire à tous ces êtres dont la joie malséante m’étourdit : « Vous ne devriez pas rire. »


LA MAISON

La voici, renfoncée et maussade.

Voici le vaste ; porche et la cour misérable où cent fenêtres regardent le vide morne ; devant moi l’escalier vieilli, déroule ses murs crayonnés et déteints et ses marches usées qui penchent vers la rampe.

Je monte lentement, et, au tournant, apparaît sans paillasson la double porte rouge, veinée de noir, où les deux boutons de cuivre et la plaque du verrou de sûreté mettent trois taches de jaune terni.

Mon cœur bat plus vite. Subitement ces planches peintes prennent pour moi toute leur valeur de symbole. Je les ai jadis ouvertes tant de fois ; le bonheur, le malheur les franchirent tour à tour ; et je leur suis reconnaissant de m’avoir protégé, naissant à la vie, en me donnant les heures de solitude sans lesquelles on ne se connaît pas. Mais maintenant j’hésite ; une crainte légère m’effleure devant l’huis clos depuis plus d’un an, car j’appréhende une désillusion pareille à celle qui m’a secoué devant la place populeuse ; dans l’ombre de cette porte, dix ans de mon passé sommeillent, ou mieux, dix ans du passé d’un homme qui fut moi.


La clef tremble un peu dans ma main. Je tâtonne avant de trouver l’entrée de la serrure, car j’ai perdu cette exactitude automatique du geste qu’on acquiert après mille reprises. Le pêne résiste à ma pression ; il ne me cède qu’à contre-cœur, comme à un étranger dont on se méfie.

Et j’entre enfin. J’entre dans une ombre qu’atténue un faible jour filtrant sous les lattes des volets. L’air me semble lourd, moisi, et tendu de toiles d’araignées ; il est dense, froid, humide et fade ainsi qu’un air de caveau ; les murs qui ont désappris la lumière se couvrent dans la demi-obscurité d’une blancheur de léthargie, et suintent l’abandon et la vie ralentie. La poussière a pu s’étendre à son aise. Elle recouvre tous les objets d’un même manteau de demi-deuil, et semble ouater le silence.

Les pendules éteintes grandissent la tristesse morne de la demeure abandonnée. Je me souviens de ce qu’elles y mettaient autrefois de vie ardente et régulière ; machines presque humaines. activeuses de pensée, créatrices de travail et berceuses de rêve, elles donnaient son rythme à ma vie.


Elles sont mortes maintenant, comme sont morts tant d’objets usuels : robinets aux caoutchoucs séchés dont la vis tourne, mais où l’eau ne passe plus, tuyaux engorgés, cheminées pleines de suie, gaz et lumière coupés.

J’avance et retrouve partout, dans chaque pièce, la même indifférence froide. Je me heurte à des portes fermées à clef, et j’ignore où sont les clefs, et cette idée me vient que je suis chez un autre. Je me sens oublié des choses, qui jadis se prêtaient dociles à mes mains et venaient comme apprivoisées se placer juste à leur portée, car j’avais, par habitude, le sens exact des distances relatives et leur proportionnais mes mouvemens.

J’ouvre avec peine une fenêtre ; je repousse ses volets, et, d’un coup d’aile, effarouchée, l’ombre qui sommeillait dans la pièce depuis plus d’une année s’envole avant que les vantaux, tournant sur leurs gonds, aient atteint le mur extérieur. Une lumière blafarde entre, hésitante, et s’accroche à la blancheur jaunie des murs, aux journaux dépliés, étalés sur les meubles, aux cuivres, aux baguettes dorées des cadres ; devant moi, dans un angle de la pièce, derrière ma table de travail, le fauteuil un peu repoussé en arrière et tourné à gauche donne l’impression qu’un être vient de se lever, de le quitter ; et, sur la table même, une enveloppe, fermée de cinq cachets de cire rouge, et portant cette mention : « Testament, 2-3 août 1914, » complète l’impression funèbre qui se dégage de la maison, et m’affirme que, quoi que je pense ou fasse, une part de moi est bien morte, là-bas, au champ de douleur et de gloire.


LA LUMIÈRE ATTÉNUÉE

Les jours passent, et me prouvent de plus en plus que je suis autre et que le monde est différent du monde où j’ai vécu jusqu’à mon départ.

Physiquement d’abord. Il s’estompe devant mes yeux atténués. Adieu, les fêtes de la lumière, ses jeux étincelans où je me complaisais. La chanson des couleurs qui montait des choses, étouffée par le mal, n’arrive plus jusqu’à moi qu’en bribes.

Assis dans la pièce que j’aime, au milieu des meubles familiers, je songe devant leurs masses imprécises, assombries, à toutes les joies qu’ils me donnèrent. Ici, entre les deux fenêtres, le chiffonnier d’acajou, couvert de marbre noir, dresse son tas d’ombre aux contours incertains. Les entrées des serrures, les anneaux des tiroirs ne m’apparaissent même pas, et cependant quelles éclatantes et subtiles audaces de soleil doivent danser sur le satin de son bois, poncé, verni par les hommes, et luisant de la glissade des années !

Même fadeur de la table-bouillotte et du bureau Louis XVI. Leur ardente couleur fauve, rousse et veinée, les éclats de lumière dans les cuivres usés sont éteints. Eteints encore les barreaux brillans des chaises lorraines, claires comme des glaces, et les dorures du dos des livres, les étoffes des sièges, les teintes si douces du poirier, si solides du chêne, si chaudes du merisier. Les vieilles reliures du XVIIIe siècle, leurs rouges, leurs verts à peine ternis, leurs ors immuables s’enveloppent d’un nuage gris, et les fleurs, enfin, brodées, tissées, peintes ou vivantes, ont l’air saupoudrées de cendre.


Les visages, eux aussi, sont éteints.

Lorsqu’on sait qu’on peut descendre par les yeux dans les âmes, lorsqu’on aime à suivre les bonds de la pensée dans les mouvemens parfois imperceptibles du visage, il est dur d’entendre à deux mètres de soi un être vous parler comme du fond d’un brouillard. Tous les traits, si connus soient-ils, s’enchevêtrent. Les contours des joues, du nez, du menton, invisibles à faible distance, sont si flous quand on se rapproche qu’on les dirait fondus, étalés en taches affadies, dégradées, mélangées par leurs bords, et, pour peu qu’une figure s’inscrive dans un fond clair, elle s’y mêle et disparait presque.

Ces visages indistincts me semblent loin de moi, et j’imagine parfois que je leur téléphone… Eloigné, isolé au milieu des hommes, je viens d’éprouver la plus grande douleur peut-être qui m’ait assailli depuis mon retour : nous étions deux, et nous parlions, et, sur un mot, j’ai deviné qu’on souriait en face de moi d’un sourire indulgent et tendre, que j’aime et ne reverrai plus.


LE SOUVENIR DE L’ODEUR

J’étais sorti. Il a plu. J’entendais les larges gouttes tomber brutalement sur le sol, et, oubliant que je ne sentais plus, j’ai largement humé l’air.

Vous souvenez-vous de la forte odeur de la terre mouillée au printemps ? Elle est grasse, profonde, emplit les narines et vous comble de joie, car elle semble une promesse des floraisons prochaines. Vous souvenez-vous des parfums qui, l’été, vers le soir, chargent l’air de leur ardeur puissante et sombre ? Vous souvenez-vous ?…

J’y songe sans relâche. Je voudrais les imaginer, les recréer exactement en esprit, et suppléer ainsi par le souvenir au vide de la sensation présente ; mais plus je m’acharne à les préciser, plus ils me fuient et s’amincissent. En vérité, je ne sais plus ; et c’est une chose navrante. Je me heurte à l’oubli comme une mouche à une vitre, et comme elle je m’acharne, monte, m’écarte et m’élance vainement. Je ne sais plus…

Tout se conjure pour exaspérer mon regret. J’ai retrouvé hier deux petits flacons que je conservais depuis des années, bien qu’ils fussent vides, car ils gardaient trace des parfums jadis contenus. J’aimais à les respirer de temps à autre, puisque, à la seconde, ils évoquaient en mon esprit des images jadis précieuses. Je n’ai pu discerner leur odeur ; elle est restée morte pour moi, comme celle des fleurs, aux couleurs déjà éteintes, comme celle de la mer qui, elle aussi, me hante, comme d’autres encore indicibles…

Ma recherche impuissante, si douloureuse en soi, est par ailleurs lourde de menaces. Je me demande : « Une sensation qui n’est plus nourrie s’atrophie-t-elle, jusqu’à disparaître ? Si ma vue déjà déclinante s’évanouissait entièrement, deviendrais-je à la longue incapable de me souvenir des couleurs, comme je suis incapable d’imaginer les parfums ? » J’accepte la disparition du goût, ce petit supplice renouvelé le long du jour ; je consens à ce que tout ce que je bois et mange soit fade et ne se différencie que par le tact ; mais je ne m’habituerai jamais à la perte de l’odorat, à l’atténuation de la vue, puisque les sensations passées s’estompent. En respirant le sol mouillé par l’averse, un seul souvenir se reflète en moi, le souvenir d’une joie qui m’est désormais interdite et me devient inexplicable.


LE TRIOMPHE DU SON

Les impressions terribles que voilà ! — Elles vous investissent, vous étreignent, vous étouffent. J’ai la sensation que je manque d’air parce que de hauts obstacles sont entassés entre le monde extérieur et moi. Je me sens enfermé en moi-même par la rupture de trois des cinq sens qui me rendaient compte de l’univers, et m’en trouve diminué, comprimé comme un corps à l’intérieur duquel on ferait le vide. Une angoisse me serre le cœur devant le rétrécissement de ma vie murée ; la même sensation d’étouffement, d’emprisonnement me revient sans trêve, et j’imagine que je suis déjà mort un peu.

Malgré les soins et le repos, je sens une lassitude immense de la machine. J’ai la perception nette de la formidable dépense de force faite en quinze mois de guerre et je devine une usure si décisive de l’organisme que je me demande par quel miracle il fonctionne encore. Un poids me maintient cloué à ma chaise, je voudrais ne pas bouger, demeurer allongé, inerte, longtemps, malgré toute l’humiliation qu’inflige la faiblesse de muscles autrefois joyeusement entraînés.


Mais voici qu’à la longue, à petits coups, l’espoir renaît. La vue, le goût, l’odorat sont toujours rebelles, mais le tact et l’ouïe se développent insensiblement, tentent de les suppléer ; je commence à juger des subtilités du toucher, et l’infini des nuances du son se révèle.

Le soir tombe ; l’ombre envahit la pièce, mais je n’y prête pas attention. Le calme apparent de cette fin du jour est si rempli de sons divers que mon oreille discerne et suit à peine leurs ondes ennemies, emmêlées.

Un meuble craque ; l’aiguille des secondes trotte menu sur ma montre au milieu d’un petit bruit métallique où l’on perçoit les vibrations contractées du ressort ; et, souveraine de la demeure assoupie, paisible et un peu dédaigneuse, la pendule noir et or bat largement la mesure.

Paisible et précise, hachant le temps sans relâche, sans défaillance, implacable, elle laisse peser sur qui l’écoute le poids de son exacte cruauté. Son rythme monotone, impérieux, pareil au rythme d’une faux, limite les secondes et les abat et semble redire le même lieu commun : « Celle-ci est morte, tuée par moi, et celle-ci, morte à son tour, a disparu ; songes-y bien. Les heures brèves, dont tu disposes, s’évanouissent ; songes-y bien. La mort approche, à pas égaux, inexorable. Apprends à croire. Emploie ta vie… » Les secondes à peine nées disparaissent pour l’éternité, et la leçon régulière de ce pendule transmise à mon esprit par l’oreille, est infiniment plus grave que les avertissemens de l’aiguille transmis, jadis, par mes yeux, s’il leur plaisait.


Dehors, le vent souffle en rafales, tourbillonne, et comme un chien bondit autour de la maison en quête de l’issue où l’on se coule, il va, vient, saute, donne de la voix, revient, couvre un instant le bruit de l’horloge, s’engouffre dans la cheminée et secoue rudement les têtes de la trappe qui vibre.

Les arbres du jardin plient dans la tempête et frissonnent de toutes leurs feuilles bruissantes. J’imagine les deux cyprès, ployés à droite, à gauche, balayant l’ombre de leur pinceau plaintif ; j’entends le glissement en cercle des feuilles mortes qui tournent au souffle du vent, et le bruit de la pluie dans la terre et sur les vitres, et sur le mur, et sur les toits des hangars et le tronc noir des arbres ; je perçois le son mat des gouttes qui s’écrasent sur le rebord de zinc de la fenêtre, le son plus gras de celles qui tombent sur le sol, et le grésillement de la terre qui les boit.

Le son se transforme parfois en vision. Tel bruit de goutte d’eau me fait voir d’autres gouttes accrochées aux fils de fer des tranchées et chassées par le vent le long de ces fils. Des appels détrompe passent dans l’air ; une porte se ferme ; un sifflet de locomotive troue le rideau de pluie et d’ombre ; le bruit lointain d’un train qui passe au bord de l’eau se transpose en une image des lumières ; je « vois » en esprit des wagons qui se reflètent dans le fleuve et s’éloignent et confusément vous invitent au voyage. Le grondement des lourdes roues pleines s’atténue et se perd dans le vent qui déchire et disperse les appels venus de la ville et noie le son jeune d’une cloche perçue, puis inaperçue et perdue enfin dans la mêlée des bruits.


Et pierre à pierre le mur s’écroule qui murait mon âme au fond de moi. Les sons se suppléent les uns les autres. Mes relations avec le monde extérieur se rétablissent, différentes, transposées, mais presque aussi fréquentes qu’autrefois. Il y a différence de nature, mais non différence d’intensité, entre la masse de mes perceptions de naguère et d’aujourd’hui. Ma respiration se fait plus libre, et je me sons renaître comme une plante dont les racines arrachées, mutilées, pénétreraient à nouveau dans la terre.


DISCORDANCES

Comme on entend mal, quand on voit trop bien !

L’œil fait tort à l’oreille, et la distrait, et détourne d’elle mille perceptions subtiles.

Comme on voit mieux une âme quand on l’écoute au lieu de la chercher dans les reflets d’un visage ! On farde ses joues et ses yeux, — mais on ne farde pas sa voix. On a si peu l’habitude de la surveiller, de la truquer, — lorsqu’on le tente, on y parvient si mal, — que l’artifice éclate à l’oreille attentive. L’hypocrisie d’un être se décèle dans sa voix et dupe vos yeux, mais, par ailleurs, la voix révèle aussi les manies de l’âme, et, prenante, vous la montre enthousiaste et oublieuse.

Cette remarque faite, j’ai appris à écouter, comme déjà à espérer et à attendre, à vivre et à mourir. Et maintenant, je juge d’instinct les êtres par l’ouïe mieux que je ne les jugeais jadis d’un regard.


Vous qui parlez en ce moment, sans défiance, loin de mes yeux et si près de moi, comme vous redouteriez mon silence, si vous pouviez deviner mes penséesI Je vous aperçois moins, mais vous entends bien davantage, et votre voix me livre en un instant le secret de votre âme vraie que mon œil charmé par votre visage n’avait jamais pu pénétrer. Il me semble que vous n’êtes plus vous-même et que l’être que voilà m’apparait pour la première fois.

Qui êtes-vous, vous que je retrouve après vingt mois d’absence, et pourquoi être si différente de l’image que je gardais ? Je sais que je vous juge maintenant, à votre insu, telle que vous êtes ; mais là n’est pas la seule raison de la discordance naissante de nos âmes.

Peut-être me suis-je tracé de vous, en esprit, durant ces jours si longs, une image factice ; mais peut-être aussi avons-nous évolué l’un et l’autre, loin l’un de l’autre, et dans une atmosphère différente. Je me suis tellement modifié, et vous avez si peu l’air de vous en rendre compte !


C’est là qu’est le danger : un petit drame se joue entre nous sans que vous en ayez l’impression. Votre défaut de compréhension nous disjoint, malgré mes efforts, et vous vous entêtez à traiter de lubies ce qui est transformations profondes de l’esprit. La guerre m’a conduit à une révision des valeurs que vous vous refusez à admettre ; vous souhaitez tout prendre légèrement, et cette insouciance qui nous ruine dissociera encore demain des milliers d’êtres.


LA NUIT VIENT…

Souple, douce, insinuante, la nuit aux gestes lents approche ; elle se glisse muette et grise et d’abord humble, puis se hausse, emplit l’espace et l’assombrit ; elle enveloppe la colline, et les grands arbres nus, le jardin vide et la vieille maison, et les yeux qu’elle embue et l’âme qu’elle endeuille.

Tout se voile et l’être sans défiance est pris à ce jeu triste ; tout s’éteint ; les choses paraissent s’éloigner et décroître ; la voix sourde de la ville immense qui s’étale au bord du fleuve semble plus anonyme encore dans le soir.


J’ai agi tout le jour, non par goût de l’action, mais pour ne plus penser à ceux que j’ai laissés là-bas. J’ai voulu oublier leurs souffrances que je ne partage plus, la mort qui les guette, les larmes et les étreintes du départ, et j’ai goûté un peu de paix dans le tourbillon salutaire de la vie…

Mais, sous ton poids, nuit souple et froide, l’heure présente et mon repos factice sombrent. Tout le faux décor dont je m’entourais, tout l’air truqué que je respirais, se volatilisent ; ce qui est, fuit sous mes doigts…

Je sens le danger et veux me défendre du mal que tu vas me faire. Je saisis au passage un fait d’aujourd’hui, une image présente, un visage entrevu quelques heures plus tôt, une parole dite, une douleur même, ou la tâche que je veux m’imposer demain… Je m’y cramponne, et tout s’effrite, fond, s’évanouit. ;


Voici tout le passé qui monte… Je ne peux plus lutter ; mon âme est prisonnière… Les rets du passé grave l’enveloppent et la pressent… Prisonnière, abandonne-toi.


Mes amis, où êtes-vous ? Dans quelle boue sanglante souffrez-vous à cette heure ? Domy, Fauqué qui pleuriez comme des enfans quand je partais pour l’hôpital, vivez-vous encore, et qu’a-t-on fait de vous ?

Mes amis, j’ai peur de chaque courrier qui me rapportera peut-être la lettre que je vous envoyais deux mois plus tôt, timbrée de la mention trop claire : « Le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. » Je vous ai laissés sur l’Yser et vous sais maintenant à Verdun… Mes amis, je tremble pour vous, je tremble pour toi, Herbin, pour toi, Boucan, mon frère au gai courage, car je n’ai plus que vous… Tant d’autres, vous le savez, sont morts !…

Guasco, Péguy, Pascal, Thilloy, Delrue, Mikelidi, Givord… je ne vous reverrai jamais. Vos visages familiers que j’évoque semblent me dire malgré toute la bonté dont l’au-delà les auréole : « Pourquoi vis-tu encore, toi ?… Nous autres sommes couchés, mutilés, dans la terre, et nos pauvres corps s’y dissolvent, tandis que tu vis.

« Tu vis !… Comprends-tu bien tout ce que cela veut dire ? Tu peux agir, penser, créer, si tu en es capable…

« Te souviens-tu des longues causeries, où notre esprit s’aiguisait et jouait, le soir, certains soirs semblables à ce soir-ci ? Nous étions gais de toute notre jeunesse, hardis et fermes de toute notre force, heureux et grandis de tout notre espoir.

« Maintenant, de cette troupe si vivante, toi seul subsistes… Pourquoi vis-tu ?… Viens nous rejoindre. »


Pêle-mêle la foule des morts se presse sous mes paupières closes. Voilà Lemercier que je n’avais pas vu depuis les Eparges, et qui me jette au passage son regard aigu de peintre… Voilà Aussière aux yeux brillans et bons, l’ami rare dont la guerre me sépara, qui, follement, enviait mon sort de combattant, tandis qu’il était au dépôt, et qui mourut à Zillebeke, après deux jours de front, d’un obus en pleine poitrine. à vient à moi, me prend la main et me dit sur un ton de doux reproche : « J’ai disparu si près de toi !… Pourquoi m’as-tu laissé partir, moi qui t’aimais ? »

Les voilà tous, maintenant, amis et simples camarades ou compagnons… Je n’aurais jamais cru qu’ils fussent si nombreux… Celui-là est Gérard, mon capitaine des Eparges, dont les nerfs furent ébranlés au point qu’arrivé au dépôt, sortant de l’hôpital, sa blessure guérie, il s’est tué d’une balle dans la tête… L’étrange histoire ! cet homme qui a échappé à la mort, qui a supporté la plus effroyable tension nerveuse qu’on puisse imaginer, qui nous a conduits à la mort, a donné la mort, nous a menacés de mort, a bravé la mort et rusé avec elle et la crainte parfois à en mourir, meurt maintenant qu’il semble lui avoir échappé… Comment l’a-t-elle rejoint ?… Par quel détour subtil a-t-elle ressaisi sa proie ?…

Qui prendra-t-elle demain ?


Ma vie fut faite jadis d’amitié. J’aimais à sentir autour de moi des âmes dont le rythme approchât du mien… Ce soir je rappelle cette amitié des disparus.

Qui donc me libérera d’eux et de l’abîme où ils m’attirent ? Quelle main se tendra vers moi pour arrêter ma chute qui s’active ? Je plie sous le vide de mes jours d’un coup privés d’amis, comme une plante privée d’eau ; j’ai peur de ma solitude ; j’ai le dégoût d’agir ; immobile, j’attends que la grande paix de la nuit m’aide à vaincre le mal qui me tourmente, j’attends que son apaisante rosée mouille mes yeux, car la douceur des larmes solitaires sauve des bras des morts qui se tendent vers vous.


LA FOULE

La crainte m’enferma d’abord dans la maison. Je redoutais cette foule inconnue à laquelle je m’étais heurté lors de mon retour. Qu’aurais-je été faire, amoindri et dolent, au milieu de sa gaieté insouciante ?

Puis j’ai perçu le danger de l’isolement, la fausseté du monde factice où le passé me poussait à vivre. J’ai senti qu’il fallait faire un pas vers la ville et qu’elle était autre, peut-être, que mon esprit ne l’imaginait… J’ai voulu savoir. Je suis parti seul ; et de cette première sortie je reviens le cœur plein de joie.

J’ai d’abord hésité ; inquiet, je n’avançais qu’avec prudence ; mais très vite j’ai compris que l’air que je respirais était baigné de douceur et de sympathie grave. J’avais cru être seul et j’ai deviné autour de moi des centaines d’amis ignorés.

Qui dira, en ces jours, la pitié, la bonté de la foule anonyme, l’immense impression de douceur maternelle qui vous enveloppe, quand, faible, vous vous abandonnez en toute confiance à la force de ses flots mouvans ?

Je vais mon chemin. J’approche d’un obstacle que je n’aperçois pas. Une main m’arrête aussitôt et me guide. On m’aide sans un mot, simplement, avec tact et bonté, et partout je sens autour de moi la même sollicitude. Des pas s’attachent au mien, s’arrêtent quand je m’arrête indécis, au bord d’un trottoir, et je sens peser sur moi des regards protecteurs, attentifs, qui surveillent la rue où je vais m’engager, m’entourent, et me suivent.

Je me risque jusqu’à prendre le « métro » et, dès l’entrée, un bras se passe sous le mien, une main inconnue prend mon billet, me guide dans le dédale des escaliers et des couloirs ; les portillons des quais s’ouvrent d’eux-mêmes, à mon approche, comme les portes des wagons ; on m’aide à monter en voiture et une « place assise » se trouve toujours libre, quelque dense que soit la foule. Les hommes et les femmes me sont reconnaissans de l’occasion que je leur donne involontairement d’être bons et parmi ceux qui me rendent service, il en est qui me disent merci.


Admirable impression d’identité. — Ces hommes et ces femmes m’accueillent vraiment avec une douceur fraternelle, et leurs gestes si simples disent à mi-voix leur gratitude et leur amour pour tous ceux que le mal accabla.

Ces êtres communient dans un même sentiment, car ils sont proches les uns des autres ; la masse des étrangers a disparu ; les Français maintenant ont la majorité dans une foule parisienne ; on est entre soi ; on pleure des mêmes douleurs ; on tressaille des mêmes espoirs…


Cependant la lumière se fait en moi ; je sens qu’à vivre abstrait du monde je me serais étiolé, tandis qu’à descendre dans la foule je reverdis, je refleuris. Et une voix me dit : « Rien n’est solide de ce qui ne pousse pas profondément ses racines dans la masse. L’œuvre que tu tenteras doit être étayée par cette masse et sa durée sera fonction de ses assises.

« Enracine-toi. — Que ton âme soit en communion avec l’âme de cette foule. Comprends-la, sens-la, devine-la, suis-la dans ses souplesses, dans ses abandons et dans ses colères ; sache saisir son esprit et son humeur, car cette humeur et cet esprit collectifs sont des phénomènes profonds et sans âge, semblables au bruit de la forêt et de la mer. Tu dois te plonger en elle pour faire œuvre humaine et vibrer avec elle, comme tu dois plonger dans la nature et trembler au vent avec les feuilles des arbres.

« Et quand tu te sentiras enraciné profondément, quand au sein de ton âme ouverte et réceptive tous les échos de cette masse retentiront, alors laisse aller ton rêve, lâche-lui la bride et monte sans crainte, de toute ta force et les yeux pleins d’étoiles… Accueille les chimères d’avenir, les espoirs fous, que demain peut-être réalisera ; monte aussi haut que tu le pourras, monte jusqu’à être seul, sans vertige, car ta base est nourricière, large et solide. »


LA PREMIÈRE CLASSE

Octobre.

Le jour est clair et doux. La vaste place que le vent balaye à l’ordinaire du Panthéon à Sainte-Geneviève est paisible ; ses maisons entourent un air immobile. C’est l’heure où les enfans vont en classe. Par petits groupes, ou seuls, sans hâte, ils passent. Et suivant ces gais porteurs de livres j’arrive à mon tour devant la vieille caserne où j’enseignais avant la guerre, jadis !

Que ce temps est lointain ! Que ce retour est émouvant !… le franchis le porche, la cour, et longe les couloirs où traînait autrefois une odeur complexe de poussière humide, de cuisine, de papier et de serpillère. J’arrive enfin dans ma classe, et me souviens, et restitue lentement ce que je vois mal : les hautes fenêtres grillagées, le plafond aux poutres apparentes, les bancs alignés sagement, les becs de gaz portant sur l’oreille leurs abat-jour cabossés. Sous ma main le pupitre de ma chaire se hausse, zébré d’entailles, usé au bord inférieur par le frottement des coudes.


Ils sont entrés. Ils gagnent leurs places, un peu émus de ce retour, pleins de gaieté et de vie, mais contenus par l’image douloureuse de la guerre qui, soudain, leur apparaît… Et quand ils se sont tous assis, je sens monter, à la fois, vers mes yeux tous ces yeux d’enfans qui regardent, grands yeux clairs, pleins de curiosité et d’émoi, débordant de confiance attendrie, belles lumières dont l’intelligence et la caresse enveloppent mon âme d’une douceur de printemps.

Ils sentent, ils comprennent, bien qu’enfans : j’en suis sûr. Ils ressentent confusément les souffrances supportées pour eux par ceux du front ; ils devinent que jamais une masse de douleurs pareille n’a été entassée sur le monde, que jamais on ne vit tant de beaux espoirs flétris ; ils comprennent un peu que leurs soldats, confirmés dans la foi française et humaine, se sont grandis par leurs actes aux yeux de l’univers, mais les ont grandis eux-mêmes, en même temps.

Et le cours commence simplement, après trois mots de bienvenue. Suivant le programme, le maître parle de la France qu’il doit expliquer et décrire, et la classe l’écoute de toutes ses oreilles, comme s’il s’agissait d’un être vivant. La formation géologique du sol, ennuyeuse autrefois, intéresse aujourd’hui comme un conte de fée ; ils voient, au cours des âges, la chair des plaines se former autour du squelette des montagnes, tout paraît clair à ces petites âmes parisiennes habituées à vivre dans l’enthousiasme neuf de la passion ardente et sincère de cette colline pensive des Ecoles, où depuis bientôt mille années rêvent des jeunes hommes.


ANDRE FRIBOURG.