Le Renard/Premier Chant

Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 8-21).




SOMMAIRE

Le roi des animaux convoque sa cour. — Absence de Reineke. — Le loup formule sa plainte contre le renard. — Le chien, le chat, la panthère, l’accusent à leur tour. — Le blaireau le défend. — Griefs du coq. — L’ours est chargé d’ajourner le renard à comparaître devant la cour.






PREMIER CHANT




La Pentecôte, cette fête charmante, était arrivée ; les champs et les bois se couvraient de verdure et de fleurs : sur les collines et sur les hauteurs, dans les buissons et dans les haies, les oiseaux, rendus à la joie, essayaient leurs gaies chansons ; chaque pré fourmillait de fleurs dans les vallées odorantes ; le ciel brillait dans une sérénité majestueuse et la terre étincelait de mille couleurs.

Noble, le roi des animaux, convoque sa cour ; et tous ses vassaux s’empressent de se rendre à son appel en grand équipage ; de tous les points de l’horizon arrivent maints fiers personnages, Lutké la grue et Markart le geai, et tous les plus importants. Car le roi songe à tenir sa cour d’une manière magnifique avec tous ses barons ; il les a convoqués

tous ensemble, les grands comme les petits. Nul ne devait y

manquer, et cependant il en manquait un : Reineke le renard, le rusé coquin, qui se garda bien de se rendre à l’appel, à cause de tous ses crimes passés. Comme la mauvaise conscience fuit le grand jour,

le renard fuyait l’assemblée des seigneurs. Tous avaient à se plaindre ;

ils étaient tous offensés; et, seul, Grimbert le blaireau, le fils de son frère, avait été épargné.

Ce fut le loup Isengrin qui porta le premier sa plainte, accompagné de ses protecteurs, de ses cousins et de tous ses amis. Il s’avança devant le roi et soutint ainsi l’accusation :

— Très-gracieux seigneur et roi, écoutez mes griefs ! Vous êtes plein de grandeur et de noblesse ; vous faites à chacun justice et merci : veuillez donc prendre pitié de tout le dommage que j’ai souffert, à ma grande honte, par le fait de Reineke. Mais, avant tout, soyez touché du déshonneur qu’il a jeté si souvent sur ma femme et des blessures qu’il a faites à mes enfants ; hélas ! il les a couverts d’immondices et d’ordures si corrosives, qu’il y en a encore trois à la maison qui souffrent d’une cruelle cécité. Il est vrai que, depuis longtemps, il a été question de ce crime : on avait même fixé un jour pour mettre ordre à de pareils griefs ; il offrit de faire tous les serments ; mais bientôt il changea d’avis et courut s’enfermer dans sa forteresse, c’est ce que savent trop bien tous les hommes qui m’entourent ici. Seigneur, il me faudrait bien des semaines pour raconter rapidement tous les maux que le brigand m’a faits. Quand toute la toile que l’on fait à Gand deviendrait du parchemin, elle ne pourrait pas contenir tous les tours qu’il m’a joués ; aussi je les passe sous silence. Mais le déshonneur de ma femme me ronge le cœur; j’en tirerai vengeance, quoi qu’il arrive.

Lorsque Isengrin eut ainsi tristement parlé, on vit s’avancer un petit chien qui s’appelait Vackerlos ; il parlait français et raconta combien il était pauvre et qu’il ne lui restait rien au monde qu’un petit morceau d’andouille et que Reineke le lui avait pris ! Alors le chat Hinzé, tout en colère, s’élança d’un bond et dit :

— Grand roi, que personne ne se plaigne du mal fait par le scélérat plus que le roi lui-même. Je vous le dis, dans cette assemblée, il n’y a personne ici, jeune ou vieux, qui doive craindre ce criminel autant que vous. Quant à la plainte de Vackerlos, elle ne signifle rien ; il y a des années que cette affaire est arrivée ; c’est à moi qu’appartenait cette andouille. J’aurais dû me plaindre alors ; j’étais allé chasser ; chemin faisant, je fis une ronde de nuit dans un moulin ; la meunière dormait, je pris tout doucement une andouille, je l’avouerai ; mais, si Vackerlos y eût jamais quelque droit, il le doit à mon adresse.

La panthère dit:

— A quoi bon ces plaintes et ces paroles ? elles ne servent à rien ; le mal est assez constaté. C’est un voleur, un assassin, je le soutiens hardiment. Ces messieurs le savent bien ; il est artisan de tout crime.

Tous les seigneurs, et le roi lui-même, viendraient à perdre fortune et honneur, qu’il en rirait s’il y gagnait seulement un morceau de chapon gras. Que je vous raconte le tour qu’il a fait hier à Lampe le lièvre ; le voici devant vous, cet homme qui n’offensa jamais personne. Reineke joua le dévot et s’offrit à lui enseigner rapidement tous les chants d’église et tout ce que doit savoir un sacristain ; ils s’assirent en face l’un de l’autre et commencèrent le Credo. Mais Reineke ne pouvait pas renoncer à ses anciennes pratiques : au milieu de la paix proclamée par notre roi et malgré son sauf-conduit, il tint Lampe serré dans ses griffes et colleta astucieusement l’honnête homme. Je passais près de là ; j’entendis leur chant, qui, à peine commencé, cessa tout à coup ; je m’en étonnai. Mais, lorsque j’arrivai près d’eux, je reconnus Reineke ; il tenait Lampe par le collet, et certes il lui eût ôté la vie si, par bonheur, je n’avais pris ce chemin. Le voilà ! regardez les blessures de cet homme pieux. Et maintenant, sire, et vous, seigneurs, souffrirez-vous que la paix du roi, son édit et son sauf-conduit soient le jouet d’un voleur ? Ô ! alors le roi et ses enfants entendront encore longtemps les reproches des gens qui aiment le droit et la justice !

Isengrin ajouta :

— Il en sera ainsi et malheureusement Reinecke ne changera pas. Oh ! que n’est-il mort depuis longtemps ! ce serait à souhaiter pour les gens pacifiques ; mais, si on lui pardonne encore cette fois, il dupera audacieusement ceux qui s’en doutent le moins maintenant.

Le neveu de Reineke, le blaireau, prit alors la parole et défendit courageusement Reineke, dont la fausseté pourtant était bien connue :

— Seigneur Isengrin, dit-il, le vieux proverbe a bien raison : « N’attends rien de bon d’un ennemi. » Vraiment mon oncle n’a pas à se louer de vos discours ; mais cela vous est facile. S’il était comme vous à la cour et qu’il jouît de la faveur du roi, vous pourriez vous repentir d’avoir parlé si malignement de lui et d’avoir renouvelé ces vieilles histoires. En revanche, ce que vous avez fait de mal à Reineke, vous l’oubliez ; et cependant, plus d’un seigneur le sait, vous aviez fait un pacte et juré tous deux de vivre en bons compagnons. Voici l’histoire : vous verrez à quels dangers il s’est exposé, un hiver, à cause de vous. Un voiturier passait sur la route, conduisant une cargaison de poissons ; vous l’aviez flairé et vous auriez voulu pour beaucoup goûter de sa marchandise. Malheureusement, l’argent vous manquait. Vous vîntes trouver mon oncle ; vous le décidez et il s’étend sur le chemin comme s’il était mort. Par le ciel ! c’était une ruse bien audacieuse. Mais attendez, vous verrez ce qu’il en retira. Le voiturier arrive et voit mon oncle dans l’ornière ; il tire vivement son couteau pour l’éventrer. Le prudent Reineke ne bouge pas plus que s’il était mort ; le voiturier le jette sur son chariot et se réjouit de sa trouvaille. Oui, voilà ce que mon oncle a osé pour Isengrin ! Tandis que la voiturier continuait sa route, Reineke jetait les poissons en bas ; Isengrin venait de loin tout à son aise et mangeait les poissons. Cette manière de voyager ne plut pas longtemps à Reineke. Il se leva, sauta à bas et vint demander sa part du butin ; mais Isengrin avait tout dévoré, et si bien, qu’il en pensa crever ; il n’avait laissé que les arêtes, qu’il offrit, du reste, à son ami.

Voici un autre tour que je veux aussi vous raconter : Reineke avait appris qu’il y avait chez un paysan un cochon gras, tué le jour même, pendu au clou ; il le dit fidèlement au loup. Ils partent ensemble pour partager loyalement le profit et les dangers ; mais la peine et le danger furent pour Reineke seul ; car il s’introduisit par la fenêtre et à grande peine jeta la proie commune au loup resté au dehors. Par malheur, il y avait là tout près des chiens qui flairèrent Reineke dans la maison et le houspillèrent d’importance ; il leur échappa tout blessé, alla bien vite trouver Isengrin, lui raconta ses malheurs et demanda sa part du butin. « Je t’ai gardé un délicieux morceau, lui dit celui-ci ; tu n’as qu’à t’y mettre et le bien ronger, tu m’en diras des nouvelles ! » Et il lui apporta le morceau : c’était le crochet en bois après lequel le paysan avait pendu le cochon ; le rôti tout entier, ce morceau de roi, avait été dévoré par le loup, aussi injuste que glouton. Reineke, suffoqué de colère, ne put rien dire ; mais ce qu’il pensait, vous le pensez bien vous-même. Sire, certainement le loup a fait plus de cent pareils tours à mon oncle ; mais je n’en parlerai pas.

Si Reineke est mandé devant vous, il saura bien mieux se défendre ; en attendant, très-gracieux roi et noble souverain, j’oserai faire une remarque : vous avez entendu, et ces seigneurs aussi, de quelle manière insensée Isengrin a parlé de sa femme et de son déshonneur, qu’il devrait protéger au prix de ses jours. Il y a sept années révolues, mon oncle a donné son amour à la belle Girmonde ; c’était à la danse, par une belle nuit d’été ; Isengrin était en voyage. Je le raconte comme je le sais. Germonde a été sensible aux attentions de mon oncle. Quel mal y a-t il à cela ? lsengrin, s’il était sage, se tairait sur ce chapitre, qui ne peut lui rapporter que de la honte. Allons plus loin, continua le blaireau : maintenant c’est le conte du lièvre ! pur bavardage ! Est-ce que le maître ne doit pas châtier l’écolier quand il manque d’attention et de mémoire ? ne doit-on pas punir les enfants ? et, si on leur passait leur légèreté et leur méchanceté, comment élèverait-on la jeunesse ? Qu’y a-t-il encore ? Vackerlos se plaint d’avoir perdu une andouille, en hiver, derrière un buisson ; il ferait bien mieux de dévorer son chagrin en silence. Car nous venons de l’entendre, elle était volée : cc qui vient de la flûte retourne au tambour ; et qui peut fairo un crime à mon oncle d’avoir pris au voleur un bien volé ? Il faut que les gentilshommes de haute naissance corrigent les voleurs et s’en fassent craindre. Oui, il l’eût pendu alors, qu’il eût été pardonnable ; mais il lui laissa la liberté par respect pour le roi ; car au roi seul appartient le droit de vie et de mort. Mais mon oncle ne doit compter que sur peu de reconnaissance, quelle que soit son exactitude à faire le bien et à s’abstenir du mal. Depuis que la paix du roi a été proclamée, personne ne l’observe comme lui. Il a changé sa vie, ne mange qu’une fois par jour, vit comme un ermite, se mortifie, porte une haire sur la peau et se prive depuis longtemps de viande et de gibier, comme me le racontait encore hier quelqu’un qui venait de le voir. Il a quitté Malpertuis, son château fort ; il se bâtit un ermitage pour y demeurer. Vous verrez vous-même comme il est maigre et pâle par

suite de l’abstinence et des — autres pénitences que son repentir lui a imposées. Car quel mal cela lui fait-il que chacun lui jette la pierre ? Il n’a qu’à venir, il se défendra et confondra tous ses accusateurs.

Lorsque Grimbert eut fini, parut Henning le coq, entouré de toute sa famille, au grand étonnement de l’assemblée. Sur une bière en deuil, derrière lui, on portait une poule sans tête. C’était Grattes-Pied la meilleure des couveuses. Hélas ! son sang coulait, et c’était Reineke qui l’avait répandu. Maintenant, il s’agissait de le faire savoir au roi. Le brave Hanning parut donc devant le roi, dans l’attitude d’une profonde douleur ; il était accompagné de deux coqs également en deuil : l’un s’appelait Kreyant, il n’y avait pas de meilleur coq entre la Hollande et la France ; l’autre ne lui cédait en rien, il avait nom Kantart ; c’était un fier et honnête compagnon ; tous deux portaient un cierge allumé ; c’étaient les frères de la victime. ils appelèrent la vengeance du ciel sur l’assassin. Deux coqs plus jeunes portaient la bière et l’on entendait de loin leurs gémissements.

Henning prit la parole :

— Très-gracieux seigneur et roi ! nous déplorons une perte irréparable. Prenez pitié du mal qui m’est fait, à moi et à mes enfants. Vous voyez l’œuvre de Reineke ! Lorsque l’hiver fut passé, que les feuilles et les fleurs nous invitaient à la joie, je m’enorgueillissais de ma famille, qui passait si gaiement les beaux jours avec moi ; dix jeunes fils et quatorze filles, tous pleins de vie ! ma femme, cette poule excellente, les avait élevés en un été. Tous étaient forts et contents ; ils trouvaient chaque jour leur nourriture dans une place bien abritée. C’était la cour d’un riche monastère ; un mur élevé nous défendait ; et six grands chiens, les vaillants gardiens de la maison, aimaient mes enfants et protégeaient leur vie. Mais Reineke le voleur était désolé de nous voir passer, en paix, d’heureux jours à l’abri de ses ruses. Il rôdait sans cesse la nuit au pied du mur et écoutait aux portes ; mais les chiens le flairaient, et alors il n’avait qu’à courir ! Enfin, une fois ils l’attrapèrent et le houspillèrent rudement ; mais il put s’échapper et nous laissa quelque temps en repos. Maintenant, écoutez bien ! Quelques jours après, le voilà qui arrive en ermite et me remet une lettre ornée d’un cachet. Je le reconnus : c’était votre cachet, et je lus dans la lettre que vous aviez ordonné la paix aux

animaux et aux oiseaux. il m’apprit qu’il était devenu un ermite, et qu’il avait fait vœu d’expier des péchés dont il confessait l’énormité. Personne ne devait donc plus se défier de lui ; il avait promis devant Dieu de ne plus manger de viande. Il me fit examiner son froc, toucher son scapulaire. Il me montra, de plus, un certificat donné par le prieur, et, pour m’inspirer plus de confiance encore, la haire qu’il portait sous son froc. Puis il partit en disant : « Que la bénédiction du ciel soit avec vous ! il me reste encore beaucoup à faire aujourd’hui ; j’ai encore à lire None et Vêpres. » Il lisait en marchant. Mais il ne pensait qu’au mal : il méditait notre perte. Le cœur joyeux, j’allai bien vite raconter à mes enfants la bonne nouvelle que contenait votre lettre ; ils se réjouirent tous. Puisque Reineke était devenu ermite, nous n’avions plus de soucis, plus de crainte ! Je sortis avec eux de l’autre côté du mur. Nous nous réjouissions tous de notre liberté. Mais bien mal nous en prit. Reineke était tapi en embuscade dans un buisson ; il en sort d’un bond et nous barre la porte ; il saute sur la plus beau de mes fils et l’emporte avec lui, et, une fois qu’il en eut tâté, il n’y eut plus rien à faire ; à toute heure, le jour, la nuit, il renouvela ses tentatives, et ni chiens ni chasseurs ne purent nous préserver de ses ruses. C’est ainsi qu’il m’enleva presque tous mes enfants. De plus de vingt, il m’en reste cinq ; il m’a pris tous les autres. Oh ! prenez pitié de ma douleur amère ! hier encore, il m’a tué ma fille ; les chiens ont sauvé son cadavre. Regardez, la voilà ! c’est lui qui a fait le crime. Que ce spectacle vous touche le cœur !

Alors le roi dit :

— Approche, Grimbert, et regarde. Voilà donc comment l’ermite pratique le jeûne et comme il fait pénitence ! Si je vis encore une année, je promets qu’il s’en repentira ! Mais à quoi servent les paroles ? Écoutez, malheureux Henning ! Votre fille recevra tous les honneurs qui sont dus aux morts. Je lui ferai chanter Vigile et la ferai ensevelir en grande pompe ; puis nous discuterons avec ces seigneurs le châtiment que mérite le meurtrier.

Alors le roi ordonna de chanter Vigile. La menu peuple entonna : Domino placebo. On en chanta tous les versets. Je pourrais vous raconter qui a chanté la Leçon et qui les Répons ; mais cela durerait trop longtemps et nous nous en tiendrons là. Le corps fut déposé dans un tombeau ; l’on éleva dessus un beau marbre, poli comme du verre, taillé à quatre faces en pyramide, et l’on pouvait y lire en grosses lettres : « Gratte-Pied, fille de Henning le coq, la meilleure des poules couveuses ; personne ne sut mieux pondre et gratter plus habilement la terre. Hélas ! elle repose ci-dessous. Le meurtrier Reineke l’a ravie à la tendresse des siens. Que tout le monde apprenne sa perfidie et sa méchanceté et pleure la sort de la défunte. » Telle était son épitaphe.

Après la cérémonie, le roi convoqua les plus sages pour tenir conseil avec eux sur le moyen de punir le méfait dont on leur avait mis des preuves si claires devant les yeux. Ils décidèrent qu’il fallait envoyer un messager au rusé criminel, et que sous peine de vie il eût à comparaitre à la cour du roi le premier dimanche qu’elle se rassemblerait ; on nomma pour messager Brun l’ours. Le roi dit à l’ours :

— Votre roi vous recommande d’accomplir votre méssage diligemment. Mais soyez prudent ; car Reineke est faux et malin. Il n’est sorte de ruses qu’il n’emploiera. Il vous flattera, il vous mentira ; pour vous duper, tout lui sera bon.

— Oh ! que nenni, répliqua l’ours avec assurance, soyez tranquille ! Si jamais il a l’impudence de tenter rien de pareil avec moi, je jure de par Dieu que je le lui ferai payer si cher, qu’il n’aura garde de ne pas venir !