Le Renard/Onzième Chant

Le Renard (Reineke Fuchs)
Traduction par Édouard Grenier.
Michel Lévy frères, libraires-éditeurs (Collection J. Hetzel et Jamar) (p. 173-188).




ONZIÈME CHANT.


Isengrin le loup continua de porter plainte en ces termes: «Vous allez voir, sire, comment Reineke, qui a toujours été un coquin, l'est encore et ne dit d'infâmes mensonges que pour me déshonorer, moi et ma famille. Il m'a toujours voulu couvrir de honte, moi, et ma femme encore plus. C'est ainsi qu'un jour il lui avait persuadé de traverser un étang par un gué marécageux; il lui avait promis de lui faire prendre beaucoup de poisson en un jour; elle n'avait qu'à plonger sa queue dans l'eau, l'y laisser, et tous les poissons devaient venir s'y prendre en telle quantité, que quatre personnes comme elle ne pourraient pas tous les manger. Elle traversa l'étang, à gué d'abord, puis à la nage vers la fin, près de la Bonde; là, l'eau était plus profonde, et ce fut à cet endroit qu'il lui dit de laisser pendre sa queue. Vers le soir, le froid devint intense et il se mit à geler furieusement, de sorte qu'elle pouvait à peine y tenir. Dans le fait, sa queue ne tarda pas à être prise dans la glace. Elle ne pouvait pas la remuer; elle s'imaginait que c'était les poissons qui la rendaient si lourde, et que la pêche avait réussi. Reineke, le misérable voleur, le remarqua, et ce qu'il fit, je n'ose pas vous le dire; elle était sans défense. Il me le payera avant de sortir d'ici! Ce crime coûtera encore aujourd'hui même la vie à l'un de nous deux, tels que vous nous voyez, car il ne s'en tirera pas avec de belles paroles; je l'ai pris moi-même sur le fait. Le hasard m'avait amené sur une colline de ce côté-là; j'entendis crier au secours! Cette pauvre femme abusée, elle était prise dans la glace et ne pouvait se défendre contre Reineke, et il me fallut voir ma honte de mes propres yeux! C'est un miracle vraiment que je n'en aie pas eu le cœur brisé!» Reineke, m'écriai-je, que fais-tu?» Il m'entendit et se sauva. Alors je me dirigeai vers l'étang, le cœur serré de tristesse; il me fallut le traverser, geler dans l'eau froide, et je ne pus qu'à grand'peine casser la glace pour délivrer ma femme. Hélas! cela n'alla pas tout seul! elle dut tirer avec force, et il resta un quart de la queue pris dans la glace; elle se mit à hurler tout haut de douleur; les paysans l'entendirent, sortirent du village, nous découvrirent et s'appelèrent entre eux. Ils accoururent par l'écluse avec des piques et des haches, les femmes avec leurs quenouilles, tous faisant grand tapage: «Prenez! frappez, tuez!» criaient-ils entre eux. Je n'eus jamais si grande frayeur de ma vie. Girmonde en avoue autant. Nous eûmes toutes les peines du monde à nous sauver en courant: notre poil fumait. Il vint un petit garçon en courant, un diable d'enfant, armé d'une pique et léger à la course, qui nous poursuivit et manqua nous faire un mauvais parti. Si la nuit n'était pas venue, nous serions restés sur la place. Et les femmes, ces vilaines sorcières, criaient que nous avions mangé leurs brebis; elles auraient bien voulu nous prendre et nous poursuivaient d'injures. Mais nous nous dirigeâmes de nouveau vers l'eau, et nous nous glissâmes dans les roseaux; une fois là, les paysans n'osèrent plus nous poursuivre: car il était nuit. Ils retournèrent chez eux. Nous échappâmes ainsi bien juste. Vous le voyez, sire, trahison, mort et violence, voilà les crimes dont il s'agit, et vous les punirez sévèrement.»

Lorsque le roi eut entendu cette accusation, il dit: «Il en sera fait justice selon la loi; mais écoutons la réponse de Reineke.» Et Reineke parla ainsi: «Si l'histoire était vraie, cette affaire me rapporterait peu d'honneur. Dieu me préserve dans sa miséricorde qu'il en soit comme il le prétend! Cependant, je ne veux pas nier avoir appris à sa femme à prendre des poissons et lui avoir montré le meilleur chemin pour traverser l'étang. Mais elle y mit tant d'avidité, aussitôt qu'elle entendit parler de poisson, qu'elle oublia le chemin, la modération et mes leçons. Si elle est restée prise dans la glace, c'est qu'elle a attendu trop longtemps; car, si elle avait retiré sa queue à temps, elle eût pris assez de poisson pour faire un délicieux repas. Trop d'ambition nuit toujours. Quand le cœur s'habitue à l'intempérance, il se prépare bien des regrets. Celui qui a l'esprit de gloutonnerie ne vit que dans la détresse; personne ne le rassasie. Dame Girmonde l'a éprouvé, lorsqu'elle fut prise dans la glace. Mais elle est peu reconnaissante de tous mes soins. Voilà donc ce que je retire du secours honnête que je lui ai prêté! car je poussai et cherchai de toutes mes forces à la soulever. Mais elle était trop lourde pour moi, et c'est dans cette occupation que me trouva Isengrin, qui passait sur l'autre bord. Il se mit à crier et à jurer si furieusement, que vraiment je fus saisi de peur en entendant cette belle bénédiction; une, deux et trois fois il m'adressa les plus horribles malédictions, et se mit à crier, égaré par la colère. Je me dis: «Va-t'en sans plus tarder; il vaut mieux courir que mourir.» Je fis bien; car alors il m'eût déchiré. Quand deux chiens se mordent pour un os, il faut bien que l'un des deux perde. C'est pourquoi il me semble que le meilleur parti à prendre était d'éviter sa colère et son égarement. Il était furieux et il l'est encore, qui peut le nier? Interrogez sa femme. Qu'ai-je affaire avec un menteur comme lui? Car aussitôt qu'il vit sa femme prise dans la glace, il se mit à crier et à jurer, et l'aida à se détacher. Si les paysans se mirent après eux, c'est pour leur plus grand bien; car de cette façon leur sang fut mis en mouvement et ils ne gelèrent plus. Qu'y a-t-il à dire encore? C'est une vilaine conduite que de diffamer sa femme par de pareils mensonges. Interrogez-la elle-même; elle est là. Et, s'il avait dit la vérité, elle n'aurait pas manqué de se plaindre elle-même. En tous cas, je demande un délai d'une semaine pour parler à mes amis de la réponse qui est due au loup et à sa plainte.»

Girmonde dit alors: «Dans toute votre personne et dans toutes vos actions, il n'y a que friponnerie, comme nous le savons bien, tromperie, malice, dissimulation, effronterie. Qui se fie à vos discours captieux est sûr de s'en trouver mal à la fin; vous ne vous servez jamais que de paroles entortillées et fausses. J'en ai fait l'épreuve dans le puits. Deux seaux y sont suspendus. Vous vous étiez mis, je ne sais pourquoi, dans l'un d'eux, et vous étiez descendu au fond; mais vous ne pouviez plus remonter et vous étiez dans une grande détresse. Je passai près du puits, au matin, et vous demandai qui vous y avait descendu. Vous me dites: «Vous arrivez bien à propos, chère commère; je suis toujours prêt à vous faire profiter de toutes mes bonnes aubaines. Mettez-vous dans le seau qui est là-haut, vous descendrez et vous mangerez ici des poissons tout votre soûl.» C'est pour mon malheur que je passais par-là; car je vous crus lorsque je vous entendis jurer que vous aviez mangé tant de poisson, que vous en aviez mal au ventre. Sotte que j'étais! je me laissai séduire et me mis dans le seau; il descendit; l'autre remonta; nous nous rencontrâmes, Cela me parut bizarre. Je vous dis, pleine d'étonnement: «Qu'est-ce que cela veut dire?» Vous me répondîtes: «Monter et descendre, c'est ainsi que cela se passe ici-bas. C'est précisément ce qui nous arrive à tous deux: voilà le train du monde. Les uns sont abaissés, les autres sont élevés, chacun suivant ses mérites.» Je vous vis sortir du seau et vous en aller en courant, tandis que je restai au fond du puits et qu'il me fallut attendre tout le jour et recevoir force coups avant d'en sortir. Quelques paysans s'étant approchés de la fontaine m'aperçurent. En proie à une faim terrible, dévorée de tristesse et de frayeur, j'étais dans un état pitoyable. Les paysans se dirent entre eux: «Regardez donc, voilà, dans le seau, tout au fond, l'ennemi qui décime nos troupeaux.— Remontons-le, dit l'un d'eux. Je me tiendrai prêt à le recevoir, au bord du puits, il nous payera nos brebis!» La manière dont je fus reçue fut lamentable. Les coups plurent sur ma peau; ce fut le jour le plus triste de ma vie; à peine échappai-je à la mort.»

Reineke dit alors là-dessus: «Songez bien aux conséquences, et vous trouverez certainement que les coups vous ont fait du bien. Pour ma part, je préfère m'en passer, et, dans cette circonstance, il fallait que l'un de nous deux fût battu: impossible de nous en tirer ensemble! Si vous voulez y faire attention, cela vous servira de leçon, et, à l'avenir, en pareille circonstance, vous ne vous fierez à personne si légèrement. Le monde est plein de malice.

— Oui, répliqua le loup, on n'a pas besoin d'autre preuve! Personne ne m'a plus offensé que ce traître-là. Je n'ai pas encore raconté le tour qu'il m'a joué une fois en Saxe, parmi la gent des singes. Il me persuada de me glisser dans une caverne où il savait bien qu'il m'arriverait du mal. Si je n'avais pas pris la fuite rapidement, j'y aurais laissé mes yeux et mes oreilles. Il m'avait dit auparavant, avec des paroles insinuantes, que je trouverais là sa cousine, c'est-à-dire la guenon. J'échappai au piège et il en fut désolé. C'est par malice qu'il m'avait envoyé dans ce nid abominable, qui me fit l'effet de l'enfer.»

Reineke répondit devant toute la cour: «Isengrin parle tout de travers. Assurément, il n'a pas sa tête. Qu'il raconte plus clairement ce qu'il veut dire de la guenon. Il y a deux ans et demi qu'il partit pour la Saxe, afin d'y mener joyeuse vie; je l'y suivis. Voilà ce qui est vrai; le reste est un mensonge. Les gens dont il parle n'étaient pas des singes, c'étaient des loups marins; et jamais je ne les reconnaîtrai pour mes parents. Martin le singe et dame Rückenau sont mes parents: j'honore l'une comme ma cousine, et l'autre comme mon cousin, et je m'en vante: il est notaire et expert en droit. Mais ce qu'Isengrin raconte de ces créatures-là, c'est assurément pour se moquer de moi; je n'ai rien à faire avec eux, et ils n'ont jamais été mes parents; car ils ressemblent au diable d'enfer. Si j'ai appelé cousine, cette vieille horreur, je l'ai bien fait exprès. Je n'y ai rien perdu, je dois le confesser; elle me traita fort bien. Sans cela, elle aurait pu songer à m'étouffer.

Voyez-vous, messeigneurs, nous avions quitté le grand chemin; et, en passant derrière une montagne, nous découvrîmes une caverne sombre et profonde. Isengrin, comme d'habitude, mourait de faim. Qui l'a jamais vu, même alors, rassasié à sa fantaisie? Je lui dis: «Il doit y avoir à manger dans cette caverne; je ne doute pas que ses habitants ne partagent avec nous. Nous serons les bienvenus.» Isengrin me répondit: «Je vais vous attendre sous cet arbre; vous êtes de toute façon plus adroit que moi à faire de nouvelles connaissances; quand on vous donnera à manger, vous me le ferez savoir!» C'est ainsi que le fripon songeait à mes risques et périls à attendre ce qui pourrait arriver; pour moi, j'entrai dans la caverne. Je traversai en frémissant un corridor long et tortueux qui n'en finissait pas. Mais qu'y trouvai-je dans le fond? Je ne voudrais pas pour tout l'or du monde avoir encore dans ma vie une frayeur pareille! Quelle nichée d'affreuses bêtes de toutes grandeurs! et la mère par-dessus le marché! je crus que c'était le diable. Elle avait une gueule énorme garnie de dents affreuses, de longues griffes aux mains et aux pieds, et, par derrière, une grande queue au bas du dos. Je n'ai jamais rien vu d'aussi épouvantable! Ses petits, tout noirs, ressemblaient à autant de jeunes spectres. Elle me jeta un regard effroyable. «Je voudrais bien être loin d'ici,» me disais-je tout bas. Elle était plus grande qu'Isengrin lui-même, et quelques-uns de ses petits avaient presque la même taille. Toute cette vilaine famille était couchée sur du foin pourri et couverte de boue jusqu'aux oreilles; on respirait une puanteur plus forte que celle de la poix d'enfer. À dire vrai, cette société ne me plut guère; car elle était trop nombreuse et j'étais tout seul. Ils faisaient des grimaces horribles. Alors j'inventai et j'essayai d'un expédient; je les saluai de mon mieux et me présentai comme une connaissance et un ami. Je dis cousine à la vieille et cousins aux enfants, et n'épargnai pas les paroles: «Que Dieu vous donne des jours longs et heureux! Sont-ce là vos enfants? Vraiment, je ne devrais pas le demander; ils me ravissent! Dieu du ciel! comme ils sont gais, comme ils sont gentils! on les prendrait tous pour des fils de roi! Louée soyez-vous d'avoir augmenté notre famille de si dignes rejetons; je m'en réjouis extrêmement. Je me trouve bien heureux d'avoir de pareils cousins; car, dans les jours de détresse, on a besoin de ses parents.» Lorsque je lui fis tant d'honneur, bien malgré moi, elle me reçut avec les mêmes égards, me traita d'oncle et fit comme si elle me connaissait, quoique nous ne fussions nullement parents. Cependant, il n'y avait pas de mal cette fois-là à l'appeler ma cousine. Je suais de peur en attendant; mais elle me répondit affectueusement: «Reineke, mon cher parent, soyez mille fois le bienvenu! Comment vous portez-vous? Je vous serai obligée toute ma vie de cette visite; vous enseignerez la prudence à mes enfants, afin qu'ils arrivent aux honneurs.» C'est ainsi qu'elle me parla; voilà ce que j'avais amplement mérité par quelques paroles en l'appelant ma cousine et en voilant la vérité. Pourtant j'aurais bien voulu être dehors. Mais elle ne voulut pas me laisser partir et me dit: «Vous ne vous en irez pas que je ne vous aie traité. Restez, et laissez-vous servir!» Elle m'apporta des aliments en quantité; j'aurais vraiment peine à les nommer tous maintenant; j'étais étonné on ne peut plus de les voir approvisionnés de la sorte: poissons, chevreuils et bonne venaison; je mangeai de tout, je le trouvai excellent. Lorsque j'eus mangé à mon appétit, elle apporta, en outre, un morceau de cerf qu'elle me chargea de porter chez moi, à ma famille, et je leur dis adieu. «Reineke, me dit-elle encore, venez me revoir.» J'aurais promis tout ce qu'elle aurait voulu; je fis en sorte de m'en aller. Ce n'était pas un grand régal pour les yeux et pour le nez: un peu plus, j'en serais mort. Je m'en allai en courant le long du souterrain, jusqu'à ce que je fusse arrivé à l'arbre près de l'entrée. Isengrin était là à geindre; je lui demandai comment il allait; il me répondit: «Pas bien, je vais mourir de faim!» J'eus pitié de lui, et lui donnai le morceau exquis que j'avais avec moi. Il le dévora avidement, me remercia beaucoup; maintenant, il l'a oublié. Quand il eut fini, il me dit: «Apprenez-moi qui habite dans cette caverne. Comment vous en êtes-vous trouvé? bien ou mal?» Je lui dis toute la vérité, et lui donnai toutes les instructions. «Le nid n'est pas beau, lui dis-je; en revanche, on y trouve d'excellente nourriture. Si vous désirez en avoir votre part, entrez hardiment. Mais par-dessus tout, gardez-vous de dire la vérité si vous voulez avoir tout à souhait; soyez sobre de vérité, lui répétai-je encore. Car celui qui dit toujours imprudemment la vérité, est persécuté partout où il se retire; il reste à l'écart et les autres sont invités.» Voilà comment je lui dis d'y aller. Je lui recommandai de dire, quoi qu'il arrivât, de ces choses que tout le monde aime à entendre et alors qu'il serait bien reçu. Sire, je parlais en toute conscience. Mais il fit tout le contraire, et, s'il a attrapé quelques coups à cette occasion, qu'il les garde! il n'avait qu'à m'imiter. Ses poils sont gris, il est vrai, mais il y a peu de sagesse dessous. Ces gens-là n'estiment ni la prudence, ni la délicatesse d'esprit; cette race grossière de lourdauds ne connaît nullement le prix de la prudence. J'eus beau lui recommander d'être économe de vérité dans cette circonstance: «Je sais bien ce qu'il y a à faire,» me répondit-il avec hauteur. Et il entra au trot dans la caverne. Quand il vit au fond cette horrible femelle, il crut voir le diable! et les enfants encore! Il se mit à crier tout ébahi: «Au secours! Quelles sont ces horribles bêtes? Ces êtres-là sont-ils vos enfants? On dirait vraiment une engeance infernale. Noyez-les! c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour que cette engeance ne se répande pas sur la terre! Si c'étaient les miens, je les étranglerais. On pourrait prendre avec eux des diablotins; on n'aurait qu'à les lier sur des roseaux dans un marais, ces vilains et sales garnements! Oui, vraiment, on devrait les appeler des singes de marais, ce nom leur conviendrait bien!» La mère répondit aussitôt, tout en colère: «Quel diable nous envoie ce messager? Qui vous a prié de nous dire des grossièretés? Et mes enfants, qu'ils soient beaux ou laids, que vous importe? Nous venons de quitter à l'instant même Reineke; c'est un homme plein d'expérience, il doit s'y connaître; il disait à haute voix qu'il trouvait tous mes enfants beaux, bien faits et de bonne façon, et qu'il était heureux de les reconnaître comme parents. Voilà ce qu'il nous a dit ici, à cette place, il n'y a pas une heure. S'ils ne vous plaisent pas comme à lui, personne ne vous a prié de venir, vous le savez bien.» Isengrin lui demanda à manger sur-le-champ: «Apportez, dit-il; sans cela, je vous aiderai à chercher! À quoi bon tant de paroles?» Et il s'apprêta à toucher par force à leurs provisions; c'était une malheureuse idée. Car elle se jeta sur lui, le mordit, lui déchira la peau avec ses griffes, et le houspilla d'importance; ses enfants s'en mêlèrent aussi en mordant et en égratignant. Il se mit alors à hurler et à crier; tout en sang, et sans se défendre, s'enfuit à grands pas jusqu'à l'entrée de la caverne. Je le vis arriver couvert de morsures et d'égratignures, la peau en lambeaux, une oreille fendue et le nez tout en sang; ils lui avaient fait maintes blessures et l'avaient mis dans un vilain état. Je lui demandai s'il avait dit la vérité, et il me répondit: «J'ai dit ce que j'ai vu. Cette horrible sorcière m'a tout défiguré! Je voudrais qu'elle fût ici dehors, elle me le payerait cher! Qu'en dites-vous, Reineke? Avez-vous jamais vu de pareils enfants, aussi laids, aussi méchants? Lorsque je le lui eus dit, ce fut fini, je ne trouvai plus grâce devant ses yeux, et je me suis mal trouvé dans son trou.— Êtes-vous fou? lui répondis-je. Je vous avais recommandé tout le contraire. «J'ai bien l'honneur de vous saluer (auriez-vous dû lui dire), chère cousine. Comment allez-vous? comment vont vos charmants petits enfants? Je me réjouis beaucoup de revoir mes chers neveux, grands et petits.»

Mais Isengrin me dit: «Appeler cousine, cette mégère? et neveux, ces hideux enfants? Que le diable les emporte! Une pareille parenté me fait horreur. Fi donc! c'est une horrible racaille que je ne veux plus revoir.» Voilà pourquoi et comment il fut si maltraité. Maintenant, sire, c'est à vous de juger! A-t-il raison de dire que je l'ai trahi? Il peut dire si l'affaire ne s'est pas passée comme je la raconte.»

Isengrin répliqua alors résolument: «En vérité, nous ne viderons pas cette querelle avec des paroles. À quoi bon nous essouffler? Le bon droit est toujours le bon droit, et on verra à la fin celui qui de nous deux le possède. Reineke, tu as voulu payer d'audace, qu'il en soit ainsi! Nous combattrons l'un contre l'autre, et tout s'arrangera! Vous ne manquez pas de paroles pour raconter la grande faim que j'ai eue devant la demeure des singes et la générosité que vous eûtes alors de me donner à manger. Je voudrais bien savoir avec quoi? Vous ne m'avez apporté qu'un os, probablement vous aviez mangé la viande. Partout, vous vous moquez de moi, et dans des termes qui touchent mon honneur. Par d'infâmes mensonges vous m'avez rendu suspect d'avoir médité une conspiration contre le roi et d'avoir voulu lui ôter la vie: tandis que vous lui faites briller je ne sais quels trésors devant les yeux. Il aurait bien de la peine à les trouver! Vous avez outragé ma femme, et vous me le payerez. Je vous accuse de toutes ces choses; je combattrai pour d'anciens et de nouveaux griefs, et, je le répète, vous êtes un assassin, un traître et un voleur. Nous combattrons à mort; voilà assez de bavardages et d'insultes; je vous présente un gant, comme tout appelant doit le faire; gardez-le comme un gage. Nous nous retrouverons bientôt. Le roi l'a entendu, tous les seigneurs aussi. J'espère qu'ils seront témoins de ce duel judiciaire; vous n'échapperez pas jusqu'à ce que l'affaire soit enfin décidée; alors nous verrons.»

Reineke pensa en lui-même: «Il s'agit ici de jouer sa fortune et sa vie! Il est grand de taille et moi petit. Si je ne suis pas le plus fort cette fois-ci, toutes mes ruses ne m'auront pas servi à grand'chose. Mais attendons. Car, tout bien considéré, c'est moi qui ai l'avantage; n'a-t-il pas déjà perdu ses griffes de devant? Si ce vieux fou ne se calme pas, il faut à tout prix que la chose ne se passe pas comme il le désire.»

Reineke dit alors au loup: «Vous êtes vous-même un traître, Isengrin, et tous les griefs dont vous voulez me charger ne sont que des mensonges. Vous voulez vous battre? Eh! bien, j'accepte le défi et je ne reculerai pas. Il y a longtemps que je le désire! Voici mon gant.»

Le roi reçut ces gages que les deux adversaires lui remirent fièrement. Il leur dit en même temps: «Il faut que vous me donniez caution que vous ne manquerez pas de vous présenter demain pour combattre; car je trouve vos allégations confuses de part et d'autre; on se perd dans toutes vos histoires.» Les garants d'Isengrin furent l'ours et le chat; ceux de Reineke, son cousin Moncke, fils du singe, et Grimbert.

«Reineke, lui dit dame Rückenau, soyez bien tranquille; que votre prudence ne vous abandonne pas. Mon mari, votre oncle, qui est maintenant en route vers Rome, m'a enseigné jadis une prière composée par l'abbé de Schluckauf. Cet abbé, entre autres faveurs, la donna par écrit sur un parchemin à mon mari. «Cette prière, lui dit l'abbé, est très-efficace pour les hommes qui vont se battre; il faut la réciter le matin à jeun, et durant tout le jour on est délivré de périls et de malheurs, à l'abri de la mort, des douleurs et des blessures.» Que cela vous rassure, mon neveu; demain matin, je vous la réciterai; demain matin, ayez donc bon courage et soyez sans crainte.

— Ma chère cousine, lui répondit le renard, je vous remercie de tout mon cœur; je n'oublierai pas ce service. Mais je compte surtout sur la justice de ma cause et sur mon habileté.»

Les amis de Reineke passèrent la nuit avec lui et chassèrent toutes ses idées noires par de gais propos. Mais dame Rückenau, plus que tous les autres, était active et préoccupée du lendemain. Elle le fit tondre de la tête à la queue; elle le fit oindre d'huile et de graisse sur la poitrine et sur le ventre; Reineke se montra gras, rond et ferme sur jambes. Elle lui dit en outre: «Écoutez-moi et songez à ce que vous avez à faire; écoutez le conseil d’amis pleins d’expérience; il vous sera d’un grand secours. Buvez vaillamment et retenez votre urine, et, quand demain matin vous descendrez dans le champ clos, prenez-vous-y adroitement; arrosez-en complètement le bout de votre queue et cherchez à en frapper votre adversaire. Si vous pouvez lui en asperger les yeux, c’est ce qu’il y aura de mieux; il en perdra presque la vue; cela vous arrangera et il en sera bien empêché. Il vous faut aussi dans le commencement jouer la peur et vous enfuir rapidement contre le vent. S’il vous poursuit, faites de la poussière avec vos pieds afin de lui remplir les yeux de sable et d’immondices. Sautez alors de côté, étudiez tous ses mouvements, et, quand il s’essuiera, prenez votre avantage et aspergez-lui de nouveau les yeux avec cette eau corrosive afin qu’il devienne entièrement aveugle; qu’il ne sache plus où il en est, et que la victoire vous reste. Mon cher neveu, dormez quelques instants, nous vous éveillerons quand il en sera temps. Cependant, je vais réciter sur vous, à l’instant même, les paroles sacrées dont je vous ai parlé, et qui doivent vous fortifier.» Et elle lui imposa les mains sur la tête en prononçant ces paroles: Ne rœst negebaut geid sum namteflih duuda mein te dachs. «Maintenant, adieu, vous voilà invulnérable!» L’oncle Grimbert en dit autant; puis ils l’emmenèrent coucher. Il dormit tranquillement. Au lever du soleil, la loutre et le blaireau vinrent éveiller leur cousin. Ils le saluèrent amicalement en lui disant: «Faites bien vos préparatifs!» La loutre lui offrit alors un joli canard, en lui disant: «Mangez, je l’ai pris pour vous avec force bonds sur l’écluse de Painpoulet; puisse-t-il vous faire plaisir, mon cousin!

— C’est une bonne étrenne, dit joyeusement Reineke; je ne fais pas fi d'un pareil morceau. Que Dieu vous récompense d'avoir songé à moi!» Il déjeuna avec appétit, but de même et se dirigea avec ses parents vers le champ clos dans la plaine sablonneuse où devait avoir lieu le combat.