Le Relèvement de l’industrie rurale

Le relèvement de l’industrie rurale
Louise-L. Zys


il s’agissait de savoir si, par ce moyen, on pourrait tenter de rattacher le paysan au sol et par là concilier deux choses qui, au premier abord, semblent inconciliables : l’agriculture el l’industrie.

Pour tenter l’expérience, on choisit une province où les produits du sol et les anciens métiers sont combinés de façon à fournir au paysan, non seulement les élémens de consommation, mais encore les matières premières de certains objets nécessaires à son bien-être, objets qu’il lui est loisible de confectionner lui-même. L’Auvergne, où existaient jadis, à l’état rudimentaire, les industries les plus diverses : travail du bois, taille de la pierre, tressage de la paille, filage et tissage de la laine, du chanvre, etc., offrait de façon frappante un exemple de l’utilisation sur place des productions de la région selon les altitudes diverses.

L’enquête, consciencieusement menée, fournit des résultats très concluans : elle démontra que, par une impulsion habilement donnée, il serait très possible de développer simultanément, l’une devenant pour ainsi dire le corollaire de l’autre, les industries agricoles et rurales. En Auvergne, on trouvait jadis, au temps où se filait dans les ménages le linge de toute une famille, des champs entiers consacrés à la culture du chanvre ; au fur et à mesure que les métiers se sont démontés, cette culture a diminué et devient de plus en plus rare ; bientôt elle disparaîtra complètement. Et il en est de même pour quantité d’autres choses. Dans toutes nos provinces de France, en cherchant bien, on pourrait retrouver ainsi des trésors inutilisés, faute de savoir les mettre en valeur, ou peut-être simplement d’en prendre la peine : l’élevage des troupeaux fournirait la laine au tisserand local, les plumes et duvets des volailles, plus intelligemment préparés, se transformeraient en panaches, en garnitures capables de satisfaire aux exigences de la mode, sans compter mille applications plus modestes, mais plus utiles.

Par l’industrie rurale, nous entendons, en général, toute industrie qui se fait dans les campagnes ; mais, pour être bien comprise, elle doit avant tout être fondée sur les moyens de faire fructifier la terre ou d’utiliser ses productions. Nous pouvons donc la diviser en deux branches : celle qui utilise ou écoule directement les fruits du travail agricole et celle qui, liée à l’industrie en général, transforme sur place, par un travail manuel ou mécanique, les produits plus ou moins bruts en objets d’utilité ou même de luxe. La première de ces branches est, et doit rester, la plus importante : d’abord parce qu’elle seule est essentiellement rurale, puis parce qu’elle est capable de fournir à l’autre les matières élémentaires. C’est pourquoi nous commencerons cette étude en passant rapidement en revue les diverses ressources de l’agriculture.

Le beurre, le lait, sont des produits d’une vente certaine, dont on ne peut assez encourager la production. Il en est de même des œufs et de la volaille que nos paysans obtiennent en trop petite quantité, insuffisante à la consommation, puisque les jours de marché, — tout au moins en Touraine, — il ne reste jamais une pièce invendue. Les coquetiers eux-mêmes prétendent qu’ils trouveraient facilement à vendre le double de ce qu’ils apportent ; c’est donc à leur incurie qu’est due en partie la modicité de leur gain, et il leur serait facile de retirer de leur travail le bénéfice auquel ils ont droit. En soignant davantage les couvées, ils augmenteraient leur production et par conséquent leur source de revenu ; non seulement leurs produits trouveraient écoulement facile en France, mais le surplus pourrait s’exporter à l’étranger.

Sur le marché anglais, où nous occupions la première place pour les beurres, il y a vingt ans, nous sommes descendus à la troisième. Nos exportations sont tombées en 1900 à 44 millions pendant que les ventes du Danemark s’élevaient à 226 millions, et, d’après le rapport de notre attaché commercial à Londres, notre importation d’œufs en Angleterre diminue chaque jour au profit du Danemark. Nos envois atteignaient, il y a quelques années, le chiffre respectable de 28 millions de francs et sont descendus à 9 millions par la faute de nos cultivateurs qui ne savent pas ou ne veulent pas envoyer, en quantité suffisante et bien emballés, les beaux œufs à coquilles rousses que l’Angleterre demande et qu’elle préfère aux œufs pâles et blancs. Est-il donc si difficile de donner satisfaction à nos voisins tout en soignant nos propres intérêts ? Il suffirait pour cela de veiller à certains croisemens.

En apiculture, on peut arriver à de fort beaux résultats. Le miel est encore un produit très demandé, rémunérateur et qui donne peu de peine, sauf aux abeilles actives.

Dans la campagne fertile, toute personne possédant une maison, petite ou grande, avec un lopin de terre devrait faire de l’élevage sur une échelle plus ou moins étendue : les canards, les poulets sont très demandés, — on n’en saurait fournir en assez grande quantité nos marchés parisiens ; — la peau des oies du Poitou, bien traitée, jouit d’une réputation mondiale, et les plumes des volailles, dont Paris est un des grands marchés, pourraient rapporter de jolis bénéfices, si les éleveurs, plus soigneux, les séchaient convenablement avant de les expédier. Faute de précautions, il arrive trop souvent qu’elles s’abîment en route et que le déchet énorme constitue une perte sérieuse. Les gens qui ne possèdent que de petites ressources pourraient remplacer la vache, la chèvre, le mouton par le lapin ordinaire ou le lapin angora dont la laine douce et soyeuse peut se transformer en vêtemens plus chauds et plus légers que la fourrure.

Tout élevage industriel suppose une mise de fonds ; mais ici l’élevage peut se faire sans capital. Le clapier peut se créer petit à petit et, dans ce cas, au point de vue de l’installation, de la nourriture, des soins à donner aux jeunes, les frais généraux sont à peu près nuls et le profit est certain puisque l’on peut tirer parti du poil, de la fourrure et de la chair. Le produit des lapins angoras élevés aux environs de Caen est évalué annuellement à 2 ou 3 000 kilos. On estime qu’un lapin adulte peut donner actuellement de 280 à 360 grammes de poils : les adultes sont « plumés » ou, pour parler plus exactement, épilés tous les trois mois. Pendant les premières semaines qui suivent leur naissance, les jeunes angoras ne demandent pas plus de soins que les autres lapins ; mais, dès l’âge d’un mois, il faut commencer leur toilette. Le poil d’angora filé soit à la mécanique, soit à la main, sert à confectionner des gants, plastrons, ceintures, caleçons, etc., très estimés des personnes frileuses et rhumatisantes. Les angoras noirs sont plus recherchés que les blancs.

A côté des lapins angoras, dont la soie se vend, suivant le cours, de 30 à 35 francs le kilo, nous connaissons, en France, deux autres variétés de lapins : le lapin argenté que l’on élève en grande quantité dans la Champagne, aux environs de Troyes, fournit une chair très succulente et une fourrure très estimée des pelletiers ; il est facile à élever, ne craignant pas le froid. Enfin, le lapin normand, le plus rustique de tous et d’une croissance rapide, est celui qui approvisionne tous nos marchés.

C’est le capital dont il dispose qui sert de règle à l’éleveur. S’il tente l’entreprise avec une somme suffisante pour élever, par exemple, dix mâles et cent femelles, frais généraux déduits, il peut réaliser, dès la première année, un bénéfice net de 1 800 à 2 000 francs ; l’année suivante, les résultats seront beaucoup plus brillans et pourront se chiffrer à 12 000 francs, et ainsi de suite. Les conditions d’élevage ne sont pas les mêmes pour l’angora, dont le poil soyeux demande à être peigné chaque jour, et le lapin rustique, qui pousse tout seul ; la préparation de la peau du lapin argenté exige aussi certains soins dans les détails desquels nous ne pouvons entrer ici ; mais, pour la bonne réussite de l’élevage des trois espèces, il faut une propreté méticuleuse si l’on veut éviter les épidémies qui sont la perte du clapier ; il faut en outre de l’acharnement au travail, et enfin, le sens commercial pour tirer le meilleur parti de ces produits dont l’écoulement est d’ailleurs certain et facile.

Un autre genre d’élevage ne demandant ni grande mise de fonds, ni beaucoup de temps, car les soins matériels sont à peu près nuls, c’est l’élevage de l’escargot. La consommation, en France, de ce mollusque augmente chaque année, alors que sa production diminue par suite d’élevage défectueux, et l’on est obligé de recourir à l’Allemagne et à la Suisse pour l’alimentation de nos marchés. Cependant, si l’on Voulait bien en prendre la peine, on arriverait à une production tout au moins en rapport avec les demandes, car l’élevage de l’escargot est facile et n’exige qu’un peu d’attention. Les escargots se nourrissent de salades, de choux et, en cas de besoin, on peut les alimenter de son mouillé d’eau. En les mettant dans des parcs divisés en enclos avec des clôtures enduites d’une substance insoluble à la pluie, on les empêchera de s’échapper et l’assainissement des enclos deviendra facile. Un essai a été tenté au printemps dernier dans un enclos de 60 mètres carrés, sous un couvert d’arbres, avec 300 escargots dits de « Bourgogne, » achetés aux Halles. La petite clôture en sapin était enduite d’un oléate au sulfate de cuivre. Aucun escargot ne franchit cette barrière et près des deux tiers s’acclimatèrent dans ce parc, de sorte que la reproduction fut magnifique et que certains petits « Bourgogne » devinrent en deux mois gros comme une noisette.

L’industrie fruitière et maraîchère, qui peut s’étendre un peu partout, offre de grands avantages. D’abord, elle est rémunératrice et ne connaît guère le chômage, puis, non seulement elle occupe les hommes, mais elle procure de l’ouvrage aux femmes dont l’agilité et l’adresse sont fort appréciées pour l’emballage des fruits. Cologne est surtout un grand centre d’écoulement de produits maraîchers français ; de là ils sont répartis et expédiés plus loin encore. Malheureusement, une fois de plus, nous nous sommes laissé distancer sur le marché allemand : l’Italie envoie 70 000 tonnes de légumes et de fruits et sur 510 500 tonnes de légumes et de fruits que nos voisins d’outre-Rhin achètent annuellement à l’étranger ; nous n’en fournissons que 43 000. Nous-mêmes sommes tributaires de la Californie pour une quantité considérable de fruits séchés et tapés.

Une seule région, jusqu’ici, semble bien comprendre l’intérêt que nous avons à cultiver et à répandre au dehors le surplus de nos productions, c’est la vallée du Rhône, la Provence où le commerce maraîcher atteint des proportions énormes. Journellement dix à douze trains partent pour Paris, de là pour l’Angleterre, emportant des wagons de fruits et de légumes. Châteaurenard est un marché de premier ordre. Les cerises viennent du Var et s’exportent en Grande-Bretagne. Pour prolonger l’époque de la maturité des fruits et des légumes, ou plutôt pour être à même d’en obtenir pendant une plus grande partie de l’année, un entrepreneur intelligent et avisé imagina de les faire cultiver dans des régions ou à des altitudes différentes. Il put ainsi faire plusieurs récoltes du même fruit et du même légume à des époques diverses et, les récoltes ayant lieu à peu près toute l’année, les livraisons ne subissent aucune interruption. La Bourgogne aussi lire parti de sa culture agricole, qu’elle s’efforce d’étendre. Son commerce de cassis atteint annuellement le chiffre respectable de 450 000 francs et, le récent Congrès qui s’est tenu à Dijon, nous a appris que l’exploitation du miel tend à augmenter, ainsi que la culture des framboises.

Nous exportons aussi en grandes quantités les noix en Angleterre, en Amérique et en Allemagne. Ce fruit, chez nous, se mange généralement frais. Les Allemands, au contraire, qui le prisent fort, s’en servent pour la confection des delicatessen, c’est-à-dire de divers produits de confiserie et de pâtisserie dont ils se régalent à Noël ou aux grandes fêtes de l’année.

Le Lot est le plus grand producteur de noix, sinon pour la qualité, au moins pour la quantité. La statistique de 1900 évalue à 128 000 quintaux le chiffre de production du département : c’est près du sixième de la récolte totale de, la France qui s’élève à 725 927 quintaux. La Corrèze, avec 75 000, et la Dordogne, avec 60 000 quintaux, arrivent ensuite ; aucun autre département n’atteint 50 000. L’Isère fournit 46 944 quintaux, le Var 44 540, la Drôme 26 532. Mais, au point de vue de la valeur marchande, l’Isère dépasse de beaucoup le Lot et les autres départemens ; la noix y vaut cinquante francs le quintal et dans le Lot treize seulement. C’est que l’Isère fournit la noix de primeur, celle qu’on pourrait appeler la noix de luxe. Gourdon, un des centres importans de la vente de la noix en coques, fait des expéditions un peu partout, dans le Berri, à Bourges, où les fabricans d’huile compensent avec ces fruits l’infériorité de leur récolte : la spécialité de Gourdon est le cerneau. Dès août, les commerçans font appel aux femmes qui cassent soigneusement les noix encore revêtues de leur brou et les épluchent. Les fruits sont aussitôt emballés et expédiés au loin, soit par Bordeaux qui les répartit en Angleterre, soit directement. Un peu plus tard, on récolte de nouveau le fruit, plus mûr cette fois, on le casse pour économiser des frais de transport sur une matière sans valeur et cet énoisillage ou dénoisillage constitue une ressource précieuse pour les familles d’ouvriers et les pauvres gens qui travaillent soit dans les maisons de négocians, soit à domicile. Partout on brise la coquille.

Jadis le dénoisillage avait pour but la préparation des noix destinées à l’huilerie, et les noix étaient autrement abondantes que de nos jours, puisqu’il fallait faire face à une consommation énorme d’huile, remplacée aujourd’hui par celle d’olives, d’arachides et de coton. Le cassage des noix constituait en quelque sorte l’industrie vitale du Quercy. Le moment où commençait le travail était le signal de réjouissances ; de là naquit, en 1819, l’idée d’un concours original avec prix aux dénoisilleuses les plus habiles, et banquet pour terminer la fête.

La solennité fut renouvelée récemment. Il y a dix ou onze ans, en janvier, un nouveau concours avait lieu. Les souscriptions recueillies permirent d’accorder vingt-trois prix composés chacun d’une petite somme d’argent et d’un objet utile, tel qu’une chaufferette, une suspension, un fichu ou une quantité déterminée de pain à prendre chez un boulanger. Le dernier prix se composait de toutes les coquilles cassées. Naturellement, on nomma un Comité avec son bureau et cet aréopage rédigea un règlement intérieur qui, à lui seul, précise le genre de travail des candidates. Il se résume en quelques lignes : les casseuses de noix devaient être munies des accessoires nécessaires au cassage des noix : siège, maluque, pierre ou tablette pour casser 10 kilogrammes de noix et corbeille. Chacune des concurrentes restait libre d’adopter la manière de cassage qui lui convient le mieux. Le signal de l’ouverture du concours fut donné par trois coups de maluque (on appelle ainsi le maillet qui sert à casser les noix) frappés par le président sur un objet sonore. Soixante concurrentes s’étaient fait inscrire. Elles entrèrent en lice aux accords d’une vielle. Le président fit asseoir les dénoisilleuses : le travail commença par le dénoisillage, et se termina par le triage qui consiste à mettre les cerneaux d’un côté, les brisures de l’autre. Chaque tas devait être pesé pour l’édification du jury qui tenait à se rendre compte de la rapidité du travail, de sa propreté et aussi du rendement des noix en cerneaux. La première ouvrière cassa ses dix kilogrammes de noix en douze minutes trente secondes. Elle obtint le prix et fut promenée en triomphe dans Gourdon ; la soirée se termina par un banquet et le bal obligatoire.

Mais le déboisement est peu favorable à l’entretien de ces industries, et c’est bien dommage. Le mal est grand, surtout en ce qui concerne les châtaigniers, dont la destruction a causé dans le Limousin un mal irréparable. Comme ils étaient un des principaux élémens de nourriture, leur disparition a forcément amené de la misère dans les campagnes. Le même fait s’est produit en Corso, où l’on vit principalement de ce fruit qui devient de plus en plus rare, et la disette s’est ajoutée aux maux de toutes sortes dont le pays souffrait déjà à la suite des grèves des chemins de fer, des messageries, etc.

Le Midi a une industrie importante à laquelle il convient de rendre sa place ; c’est la sériciculture. Jadis, chacun « faisait du ver à soie, » mais, par suite de la maladie du ver à soie, de la rareté et de la cherté de la main-d’œuvre, de l’insuffisance des matières premières, l’industrie s’est vue réduite à néant. Cependant, il n’est pas de récolte plus aisément obtenue, ni qui donne moins de peine. À Lavaur, les chemins sont bordés de mûriers ; l’État ou même les grandes compagnies de chemins de fer pourraient en planter le long des routes, sûrs d’en recueillir de beaux bénéfices.

Une statistique parue, pour 1905, dans la Diplomatie and consular reports of foreign trade of China démontre qu’en Chine et au Japon le nombre de filatures à l’européenne est en décroissance marquée et que le nombre de filatures indigènes, ou zagouris, est, en revanche, monté, en quatre années, de 601 à 1 074, ce qui fait près du double[1].

L’industrie du ver à soie est à reconstituer dans notre pays. A nous de chercher à reconquérir, avec notre supériorité d’autrefois, notre vieille réputation ; il faut que la soie de France, comme l’était jadis celle des Cévennes, devienne hors pair et soit recherchée à ce titre.


II

Il résulte de cette revue que nous venons de passer plus ou moins rapidement des produits des diverses régions, que partout ou à peu près il y aurait plus et mieux à faire et qu’on pourra développer davantage la production. Malheureusement, les gens des campagnes dédaignent d’utiliser les trésors qu’ils ont sous la main ; ils préfèrent quitter ou vendre leur lopin de terre pour aller à la ville grossir le nombre des ouvriers d’usines ou, s’ils sont ambitieux, devenir des bourgeois. Il faut donc avant tout les rattacher au sol natal, leur apprendre à l’aimer, à le cultiver, comme le firent leurs ancêtres.

A son congrès de 1909, la Société d’Economie sociale étudia plus particulièrement les moyens d’enrayer la désertion des campagnes. On y préconisa des remèdes divers. Tous convergent plus ou moins directement vers cette solution : reconstituer le foyer familial et faire de la famille rurale une unité forte, puissante, un bel arbre vigoureux, dont les rameaux s’étendent sans se détacher.

Le bien de famille, que nos législateurs ont établi, a fait faire à la question un grand pas ; mais il ne faut pas oublier que la pierre angulaire, du foyer, c’est la femme, la mère de famille. Si elle est bonne ménagère, elle saura rendre l’intérieur agréable au mari et y retenir ses enfans ; c’est donc cette partie de son éducation qui est à développer chez la jeune fille, sans qu’on néglige de la former en même temps à la vie d’une fermière ou d’une maîtresse d’exploitation. Pas plus que les femmes de la classe aisée, nos paysannes ne sont préparées à la vie rustique dont leur entourage les éloigne encore. Sauf exception d’un ou d’une sur cent, l’instituteur et l’institutrice détournent plutôt leurs élèves des travaux agricoles et ménagers, considérés comme bas et vulgaires. Les bons élèves, tant garçons que filles, sont dirigés vers le brevet et ceux dont on désespère, ceux dont on ne sait plus que faire, ceux qui ont la « tête dure » ou faible, sont destinés au travail des champs et au ménage, Quoi d’étonnant si le revenu de la propriété, mal administré, est amoindri et si les charges en deviennent plus lourdes !

Depuis ces dernières années, les idées à ce sujet ont quelque peu changé en France. Un grand mouvement d’opinion publique s’est produit, et l’on semble mieux comprendre aujourd’hui l’importance de l’éducation ménagère. Des écoles d’enseignement théorique et pratique s’ouvrent un peu partout, à Paris et en province, et donnent des résultats appréciables qui font bien présager de l’avenir. Ici, ce sont des écoles de cuisine destinées aux femmes et aux jeunes filles du monde, où elles apprennent la composition d’un menu, le prix de revient de chaque plat, l’arrangement de la table, le service, la cuisine proprement dite, les nettoyages, etc., etc. ; là, ce sont des écoles d’agriculture qui les mettent au courant de ce qu’elles devront savoir pour faire de bon élevage ; mais, hélas ! dans ces dernières écoles, les élèves sont encore peu nombreuses.

L’exemple donné par les villes a eu sa répercussion dans les campagnes, et l’un des plus beaux résultats obtenus répond à l’initiative généreuse d’une Lozérienne au profit de l’œuvre dentellière qu’elle a fondée. Pendant deux séjours qu’elle fit en Belgique en 1906 et 1907, ayant l’occasion d’étudier de près le fonctionnement des Ecoles ménagères, agricoles et laitières alors inconnues en France, elle put se rendre compte de tous les avantages qu’il y aurait à doter nos campagnes d’institutions de ce genre, et songea aussitôt à les installer dans son département. Grâce à l’appui de M. Van Vuyst, directeur au ministère de l’Agriculture belge, une jeune Française de vingt-deux ans, munie de son brevet, fut formée au couvent d’Overrysche où elle passa dix mois ; elle suivit également des cours ambulans dans deux régions différentes, étudiant ainsi la zootechnie, les diverses applications du laitage, les soins de la basse-cour, du jardin potager et fruitier, la comptabilité d’une ferme et d’un petit ménage de cultivateurs, la fabrication du pain à la main, la cuisine très simple, etc., etc., enfin la pédagogie maternelle, la puériculture et suffisamment de chimie pour distinguer les graines potagères s’accommodant à tel terrain plutôt qu’à un autre. Après avoir conquis, en septembre 1908, son brevet belge, la jeune fille revint en France, compléta ses études dans un dispensaire de Charonne où elle acquit des notions de pansemens, d’antisepsie et se trouva ainsi préparée à former à son tour des élèves. Le 22 janvier 1909, s’ouvrirent à Saint-Alban (Lozère) les premiers cours. Ils réunirent immédiatement quarante-six élèves, âgées de quinze à trente ans, réparties en cinq sections.

En dépit des plus violentes rafales du vent, d’une couche de neige atteignant quelquefois cinquante centimètres, ces quarante-six jeunes filles sont venues tous les jours suivre les classes de trois à six heures. Ces cours, spécialement institués pour les dentellières de l’arrondissement de Marvejols, durent soixante-cinq jours ; puis le professeur avec son installation se transporte dans un village voisin, ce qui vaut à cette institution son nom d’Ecole ménagère ambulante. Le matériel servant à la démonstration pratique se compose d’une volumineuse panière contenant un bagage très simple, très solide, c’est-à-dire uniquement de la batterie de cuisine en usage dans les petits ménages modestes de la campagne, des ustensiles nécessaires au repassage, à la coupe, à la lessive, au jardinage, aux pansemens, aux nettoyages en tous genres, ainsi que d’un choix varié de livres avec des gravures explicatives, des tableaux de démonstration en couleur sur lesquels se lisent des sentences. Une baratte, une écrémeuse, un malaxeur et de petits moules à fromage sont joints au matériel et permettent à la jeune campagnarde, avec un peu de lait, d’augmenter ses ressources au marché, l’été.

Le programme des Ecoles ménagères et laitières ambulantes de la Lozère se compose donc d’une partie théorique et d’une partie pratique et, afin que l’instruction reçue pendant cette période de deux mois ne se perde pas, des maîtresses, choisies et préparées par le professeur, continuent l’enseignement quand la panière est installée ailleurs. Les récompenses de fin de cours consistent en graines de légumes et de fleurs, immédiatement semées. A leur tour les plus belles fleurs et les plus savoureux légumes produits par ces graines concourent pour une prime qui se compose cette fois de semences de pommes de terre et de topinambours adaptés au climat (600 à 1 400 mètres d’altitude). Dans la suite, on ajoutera des récompenses de volailles productives adaptées également au pays.

Il serait à désirer que des initiatives de ce genre fussent prises un peu partout. La Bretagne, sous les auspices de la comtesse de Kéranflech-Kernevzen, possède déjà une institution analogue ; néanmoins, nous sommes encore en retard sur d’autres pays, et la Belgique, par exemple, pourrait nous servir de modèle. Les Ecoles ambulantes ne sont qu’une première étape, en quelque sorte une école primaire. Il faudrait donc pousser les études plus avant et, comme cela se pratique dans d’autres pays, arriver à l’instruction secondaire, aux classes d’adultes, c’est-à-dire aux cercles de Fermières.

En réalité, le vrai, le grand mouvement ménager part du Canada et augmenté, élargi, il a donné naissance à de vastes associations de gens s’intéressant à l’agriculture. Là, les cultivateurs ou les fermières se retrouvent à des cours et à des conférences qui ont lieu pendant plusieurs jours consécutifs et ont pour objet des discussions contradictoires ; ces assemblées prennent la forme d’un Congrès. Afin de donner aux cultivateurs toute facilité de poser par écrit les questions qui les intéressent, une boîte spéciale est installée dans la salle de réunion, prête à recevoir les-demandes et les réponses.

Il y a eu, en 1908, aux Etats-Unis, environ 14 000 de ces réunions et elles ont compté plus de deux millions de présences. Dans leur ardeur propagandiste, les Américains, afin de multiplier ces conférences, n’ont rien trouvé de plus ingénieux que d’organiser des trains spéciaux comprenant un wagon auditoire et un autre wagon muni des collections nécessaires aux explications théoriques. « Ces trains, rapporte M. de Vuyst, font halte aux stations principales de la ligne. Les cultivateurs sont avertis du jour et de l’heure de l’arrivée des trains et la conférence commence immédiatement ; la séance terminée, le train s’ébranle, repart, pour s’arrêter à la station suivante où la leçon recommence. »

Aux Etats-Unis, les fermes sont parfois éloignées l’une de l’autre et sans moyen de communication avec le chemin de fer ; dans ce cas, les tenanciers ne peuvent pas profiter des cours qu’on leur fait pendant l’arrêt du train. Ils y suppléent par la lecture et l’étude à domicile de cours par correspondance et à l’aide de leçons imprimées, qui sont généralement très bien faites. A une date fixée longtemps à l’avance, on se réunit chez un fermier, qui donne lecture des papiers reçus à des camarades assis autour de lui. Cette lecture est coupée de questions et de réponses, de discussions générales et partielles ; la manière de voir des auditeurs, exprimée par écrit, est aussitôt envoyée aux directeurs des cours, et ces bonnes et utiles leçons se complètent presque toutes au moyen de gravures en couleur contenant une foule de renseignemens pratiques, éditées pour fermiers comme pour fermières.

Des institutions similaires, dont l’utilité a bientôt été démontrée, se sont rapidement propagées en Belgique, où existaient, au 31 décembre 1907, vingt-sept cercles féminins groupant une totalité de 2 000 membres. Depuis cette époque, le mouvement s’est encore accentué et le bilan de 1908 annonçait 4 466 membres inscrits, qui ont tenu 83 réunions et fait 129 conférences auxquelles ont assisté 8 532 membres.

L’objection ayant été soulevée que le nom de Cercles de Fermières resserrait la société en de trop étroites limites, on lui a substitué le terme plus large de Cercles de Ménagères rurales. Les écoles ambulantes, qui inspirèrent celles de la Lozère, rendent de précieux services à ces cercles qu’elles alimentent et dont elles entretiennent l’activité.

Dans ces associations, les femmes d’action jouent un rôle prépondérant : elles figurent au bureau, veillent au développement du groupe, font une causerie sur un sujet où leur compétence est reconnue. On provoque des réunions pour y étudier des questions simples, à la portée des femmes de la campagne et aussi des mères de famille. Celles-ci apprennent la manière de nourrir leurs poules en hiver, d’organiser l’étable et, quelques minutes plus tard, un prêtre leur donne des conseils précis pour l’éducation de leurs enfans ou le maintien de la paix dans leur ménage. L’annonce de ce dernier sujet peut provoquer des sourires ; il est néanmoins d’une grande importance pour le bonheur des familles, ailleurs encore qu’aux cercles de ménagères rurales. Les réunions ont lieu au plus trois ou quatre fois l’an, car on juge inutile d’arracher trop souvent la femme à son foyer, même pour des raisons qui paraissent justes et bonnes.

En Allemagne, il existe dans presque toutes les provinces des écoles pour l’enseignement des travaux du ménage et de l’agriculture : fermes-écoles ou écoles ménagères qui comportent une exploitation considérable où l’on apprend tout ce qui touche au rôle de la femme d’un agriculteur.

L’Angleterre a des écoles de femmes pour l’industrie laitière et pour l’horticulture. Le « Swanlay horticultural Collège » et le collège d’agriculture de lady Warwick Studley sont particulièrement réputés.

En Russie, la Ligue en faveur de renseignement agricole féminin a fondé un Institut supérieur d’agriculture. En Suisse, une Fédération composée de 8 000 membres a créé un certain nombre d’établissemens modèles.

Nous n’avons malheureusement, en France, encore rien tenté sérieusement dans cet ordre d’idées, et cependant les avantages qui en découleraient n’ont pas même besoin d’être longuement exposés, tant ils sont évidens. Il serait à souhaiter que les ligues ou les sociétés d’ordre divers qui inscrivent à leur programme le relèvement de l’agriculture, prenant l’initiative d’institutions analogues à celle de Belgique, se missent résolument à l’œuvre pour les établir, les soutenir, les propager.

Seuls ont été établis, jusqu’ici, des syndicats ou associations de producteurs pour la vente en commun des laitages, du beurre, des fruits, etc. L’éloge des services qu’ils rendent n’est plus à faire : non seulement, par leur association les cultivateurs arrivent à diminuer les frais communs, à économiser les matières premières et le temps, mais encore, on peut affirmer que c’est seulement grâce à des associations de ce genre que les agriculteurs ou les maraîchers peuvent assurer l’écoulement régulier de leurs produits et obtenir la clientèle de l’étranger. C’est grâce à ses 4 à 500 sociétés coopératives si bien comprises, que le Danemark, devenu un de nos concurrens les plus redoutables, quoique infiniment moins favorisé que nous sous le rapport du climat, vend à l’Angleterre pour 400 millions de francs de produits agricoles : beurre, œufs, viandes. Par le même moyen, l’Italie est arrivée à approvisionner le marché de Berlin. La Suisse même, dans plusieurs localités, voit la nécessité de fonder des syndicats d’agriculteurs pour la vente du lait, des fromages, etc.

Chez nous, les associations de ce genre existent déjà en nombre respectable. Une enquête faite par le ministère de l’Agriculture, en 1902, nous apprend qu’il y avait, à cette époque, en France, deux mille établissemens produisant industriellement du beurre frais, dont 661 organisés en sociétés coopératives et 1 339 appartenant à des particuliers. Leur production annuelle est estimée à 62 millions de francs. Si l’on tient compte de la consommation annuelle de beurre pour toute la France, évaluée à 300 millions de francs, on voit facilement tout ce qu’il y aurait à faire encore de ce côté. En ce qui concerne les produits maraîchers, le syndicat professionnel de Nantes, société fondée au capital de 15 000 francs, fait d’importantes expéditions en Angleterre ; le syndicat des producteurs jardiniers d’Hyères expédie à Paris et dans les grandes villes des primeurs, des légumes et des fleurs ; celui de Lauris s’occupe particulièrement de la vente des asperges. A Menton, le syndicat vend annuellement des citrons pour plus de 2 millions de francs ; à Plougastel, il expédie cinq fois par an en Angleterre des bateaux chargés de fraises, etc.

Enfin, le Syndicat central des Agriculteurs de France a installé au marché de la Villette un service spécial de vente pour le bétail et aux Halles un service de vente pour les produits de toute nature ; et l’Union Agricole de France, société au capital de 1 100 000 francs, vend à la commission les produits que lui adressent les syndicats de vente ou même les agriculteurs isolés, auxquels elle accorde une participation de 20 pour 100 sur les bénéfices des ventes effectuées.


III

Les variations de climats, les différences d’altitude, la nature des terrains et d’autres causes encore font que toutes les régions ne sont pas également fertiles, et s’il en est où le travail de la terre suffit à assurer l’existence de celui qui la cultive, à condition qu’il lui consacre la totalité ou la plus grande partie de son temps, il est au contraire des campagnes où le sol ingrat ne produit pas de fruits en quantité suffisante pour « nourrir ses gens. » Il devient alors nécessaire d’introduire une industrie qui, permettant aux paysans de vivre chez eux, leur épargnera la tentation d’émigrer vers les villes. Cependant, créer une industrie nouvelle, sans l’adapter aux besoins, aux ressources du pays, serait une tentative sinon dangereuse, tout au moins risquée et précaire, parce qu’il est impossible de prévoir si les débouchés futurs s’accorderont avec une production encore incertaine. Il est donc préférable de rechercher les industries anciennes, les industries locales, de les rénover en quelque sorte et de les adapter au goût du jour, à l’aide des progrès mêmes de la science moderne. Si la vapeur a centralisé la force, l’électricité permet de la décentraliser et de la distribuer à domicile par un fil à de petits moteurs domestiques qui donnent du travail non seulement au père, mais encore à la femme, à la fille, devenant ainsi les collaboratrices du chef de famille, puisque la conduite des métiers mécaniques exige plutôt de l’adresse et de la surveillance qu’un déploiement de force musculaire. Grâce à la « houille blanche » et à la « houille verte, » il devient possible d’obtenir cette force à très bas prix, de l’amener dans les hameaux les plus reculés et de l’appliquer à l’exercice d’une foule de petits métiers.

Une des industries les plus tombées et cependant des plus utiles et intéressantes à rénover, c’est le tissage qui remplit le double but d’utiliser sur place les matières premières fournies par une exploitation agricole et de fournir des objets de première utilité dont la surproduction n’est guère à craindre. Autrefois, les jeunes filles s’occupaient à filer le linge destiné à leur trousseau, elles s’enorgueillissaient de contribuer ainsi à remplir la vieille armoire de famille des pièces tissées par le tisserand du village ; mais le machinisme a tué l’industrie sous sa forme familiale et le tisserand lui-même laisse dormir son métier et tomber sa navette alors que les moteurs électriques permettraient de rajeunir son genre de fabrication. L’enquête du Musée social dont nous parlions plus haut a démontré le parti que le commerce français peut tirer de ce mouvement à créer.

Arrêtons-nous un instant pour étudier la valeur exacte et aussi le prix de revient de ces produits que nous classerons en trois catégories : les toiles de fil de chanvre pur et les tissus de fil et colon ; les étoffes de fil de chanvre et de laine ; les tissus de laine pure, serge, draps foulés, etc.

C’est d’ordinaire après la Toussaint qu’apparaissent sur les marchés de Clermont et de Pontgibaud les premiers fils de chanvre. Il y a peu d’années encore, l’on trouvait des plants de ce produit dans presque tous les champs d’Auvergne. Chacun, ayant besoin de toile pour son usage personnel, cultivait naturellement la plante qui devait lui en donner le fil ; mais, au fur et à mesure que les métiers se sont démontés, la culture du végétal s’est restreinte et il n’y a plus aujourd’hui dans cette région que les plaines de la Limagne qui le cultivent encore sur de grandes étendues. La culture du lin devient également plus rare et l’on pourrait presque dire qu’elle disparaît ; néanmoins, en cherchant opiniâtrement dans la commune de Perpezat, au milieu de la jolie vallée de la Sioule, on en découvre encore un certain nombre de plants.

Pour le tissage, on peut se servir de fil de chanvre brut ou de fil tissé à la mécanique : ce dernier coûte 1 fr. 50, et comme une livre de fil donne en moyenne 1 mètre de toile, variant entre 4 mètre et lm, 10 de large, on peut dire qu’il faut une livre de fil par mètre carré de toile. Le prix de façon pour la toile courante étant de 75 centimes à 1 franc le mètre, le prix de revient du mètre carré sera de 2 fr. 25. Mais comme c’est l’aspect, le granité qui donne à cette vieille et intéressante industrie toute sa valeur et non seulement le tissage à la main, mais encore la préparation du fil à l’aide du fuseau, il convient de rechercher le coût de ce fil.

Supprimons la description des travaux préparatoires : immersion pour le rouissage, décortiquage, etc., que doit subir la plante une fois arrachée avant de parvenir à l’état voulu pour être livrée à la Pileuse, c’est-à-dire telle qu’on l’apporte sur le marché où son prix d’achat est de 90 centimes à 1 franc la livre. Ajoutons-y la main-d’œuvre de la Pileuse (suivant son habileté ou la grosseur du fil, elle demandera 50, 60 et 75 centimes), le prix moyen de 60, lequel ajouté au prix d’achat donne 1 fr. 60, en plus le blanchissage compté généralement à 0 fr. 15, soit un total de 1 fr. 75 par livre de fil. Il reste donc un écart de 25 centimes entre le revient des deux prix obtenus l’un par la mécanique et l’autre par les fuseaux.

Le blanchiment de ces fils se fait au moyen d’un lessif semblable à celui que l’on prépare pour le linge ordinaire, c’est-à-dire avec la cendre de bois que l’on fait bouillir et que l’on reverse ensuite successivement un certain nombre de fois sur le cuvier, au fur et à mesure que le liquide s’écoule et tombe dans le récipient placé au-dessous. S’agit-il du fil ? Le transvasement doit se renouveler douze fois, et il est important d’ajouter à cette décoction de cendrés une petite quantité de chaux. C’est le meilleur moyen de faire disparaître la couleur grise du produit.

L’opération, sans être compliquée, se fait néanmoins assez laborieusement et si certaines ménagères s’y astreignent encore, c’est moins pour l’aspect de leur toile et de l’emploi du fil filé à la main ou à la machine, que pour sa solidité, bien compromise par l’action d’un produit chimique.

Il s’agit maintenant de dévider le fil livré par la fileuse en écheveaux énormes et de le mettre en autant de pelotes que la toile à tisser devra contenir de fils dans sa trame, c’est-à-dire dans le sens de sa largeur. Or, un tissu de moyenne grosseur et de 1 mètre de large contient environ 1 800 fils. C’est donc en 1800 pelotes qu’il s’agit de répartir le nombre d’écheveaux existans. Le prix de ce travail est généralement compté 10 centimes par livre, ce qui donne un total de 1 fr. 80 de fil par mètre carré de toile.

Le fil, ainsi peloté, est placé dans des sacs et porté chez le tisserand, qui indique alors la quantité de graisse et de farine qu’il exige par mètre de tissu. L’usage veut, tout au moins dans le Puy-de-Dôme, que l’on nourrisse le tisserand le jour où il vient chercher le travail et le jour où il le rapporte. Le prix demandé étant de 75 centimes par mètre, le prix de revient de ce deuxième produit est de 2 fr. 55 ou 2 fr. 60 au lieu de 2 fr. 25 par mètre carré : la majoration provient de l’écart du prix entre les deux fils. Il va sans dire que le nombre des fils varie suivant la largeur et la finesse du tissu et que, pour l’ouvrier tisseur, la partie la plus compliquée du travail consiste dans l’attache longue et minutieuse de ces fils sur le métier. Le jeu de la navette n’est rien et, une fois les fils tendus, le lissage d’une pièce, dont la longueur habituelle est de 10 mètres, ne demande guère que deux ou trois jours d’exécution[2]. De sorte que, si au lieu de faire des pièces d’un métrage restreint, suffisant aux petits besoins de son genre de clientèle, le tisserand avait à exécuter de plus grandes longueurs, son travail serait relativement diminué et il pourrait réduire ses prix, déjà minimes, vu la qualité solide et durable de ses produits.

Les toiles de chanvre décrites ci-dessus sont épaisses, quelque peu rugueuses, ce qui en rend l’emploi comme draps de fil ou linge de corps forcément restreint ; mais on peut l’utiliser autrement, par exemple pour certains travaux d’art soit au pinceau, soit à l’aiguille, dont la condition première est une grande solidité. On vend à Paris, au prix de 5 et 6 francs le mètre, des toiles russes ou norvégiennes, tissus de fils de couleurs rayés, dont la mode s’est fort engouée ces derniers temps. Ne pourrions-nous demander à notre industrie nationale ces mêmes rayures, ces mêmes tissus ?

Mais les toiles de chanvre ne sont pas les seules que nous donne le tissage au métier. Il y a de vieux tissus de fil et de laine dont la solidité défie les siècles et dont l’aspect trahit le sillage de la navette : ces produits d’un coloris si original pourraient servir à l’ameublement, c’est-à-dire au recouvrage des divans et des fauteuils, on pourrait en faire des tentures, des rideaux ; les prix ne dépasseraient aucunement ceux de l’importation étrangère. Indépendamment de ces prix, nous pourrions parler de ceux des tissus de laine comprenant les serges et les draps foulés. En favoriser la fabrication, c’est en même temps encourager l’élevage du mouton.

Il y a généralement entre le prix d’achat de la laine blanche et celui de la laine grise, noire ou brune, un écart de le à 20 centimes par livre en faveur de cette dernière. N’ayant pas à passer par les mains du teinturier, elle sera plus avantageuse comme prix et comme solidité. Le prix de la laine blanche brute, c’est-à-dire telle qu’elle tombe de la toison, varie entre 50 et 60 centimes la livre suivant sa longueur et sa finesse ; mais comme, au lavage et au carpinage, elle perd généralement la moitié de son poids, deux livres n’en donnent qu’une, ce qui porte à 1 fr. 20 son prix lorsqu’elle est nette et prête à carder.

A la rigueur, on pourrait la filer sans lui faire subir la macération du cardage ; mais, étant donné le perfectionnement des carderies actuelles qui donnent à la fileuse une laine soigneusement divisée en petits tubes minces et réguliers qu’il ne s’agit plus que de tordre à l’aide du fuseau, il y a évidemment avantage pour les fileuses à payer le prix minime de 15 centimes par livre, exigé pour cette opération préparatoire. Ces 15 centimes ajoutés à la somme de 1 franc ou 1 fr. 20 représentant le prix d’achat, donnent une moyenne de 1 fr. 25 la livre, à laquelle il faut ajouter la main-d’œuvre de l’ouvrière. Bien que le filage de la laine soit plus difficile que celui du chanvre, son prix de façon est généralement le même, soit 60 ou 75 centimes, selon la grosseur du fil. Le prix de 2 francs sera donc le prix moyen de la laine blanche ; celui de la laine de couleur est plus élevé de 30 ou 40 centimes, parce qu’elle passe entre les mains du teinturier, majorant de 70 centimes la livre de laines teintes en bleu, rouge ou vert. Remarquons, en passant, que la laine ayant passé par les machines modernes perd une quantité considérable de son épaisseur, par conséquent de son calorique[3].

Si l’on veut se rendre compte, dans l’une ou l’autre région, de l’importance de la clientèle du teinturier, ainsi que de la quantité d’ouvrage qu’il reçoit du tisserand ou des ménagères, il suffit de se rendre chez lui un jour de foire, c’est-à-dire le jour où s’opère l’échange du travail à faire contre celui qui est déjà exécuté. Il y a là, en même temps qu’une sorte d’étiage, un contrôle et une documentation vivante, car le teinturier cumule, en général, des industries diverses. A côté de ses cuves en ébullition, il fait mouvoir les cylindres perfectionnés de sa carderie, en attendant l’adjonction de la fileuse mécanique qu’il convoite déjà.

Cette constatation est d’une extrême importance, car elle démontre qu’à côté des symptômes de mort germent des espoirs de vie qui peuvent encore être ranimés et utilisés. Tandis qu’on peut prévoir à brève échéance la disparition totale du métier de tisserand, faute d’ouvriers nouveaux pour le continuer, on voit se perfectionner et se multiplier des moyens susceptibles de l’alimenter. C’est ainsi qu’en face des vieux rouleaux cardeurs, vermoulus et branlans, mais néanmoins toujours en activité, on peut en certains endroits voir s’installer des cylindres perfectionnés, près desquels se dresse une mécanique à filer la laine.

Les femmes de la campagne seules bénéficient, pour l’instant, de ce tissage et leur clientèle ne suffit pas à empêcher la disparition de l’ouvrier du métier, du tisserand. D’ailleurs, de plus en plus pénétrées des idées modernes de vie facile et du goût du faux luxe, les nouvelles générations paysannes, elles-mêmes, dédaignent les solides étoiles tissées au village pour l’étoffe de pacotille qu’elles trouvent à bon compte dans les foires, les marchés et les boutiques.

Ce n’est guère qu’en Vendée et en Bretagne, où se conservent encore les anciennes traditions, que l’on prend la peine de filer soi-même ses vêtemens. Il y a quelque trente ou quarante ans, — on filait beaucoup en ce temps-là, — les présens de noce de la jeune épousée consistaient en fil de chanvre. Elle en recevait de ses parens, de ses amis. On roulait le chanvre autour d’une quenouille monstre qui en contenait parfois plus de 200 livres. La veille du grand jour, la quenouillée attachée de rubans de toutes les couleurs, ornée de fleurs, était montée en grande pompe sur un char attelé de plusieurs chevaux également décorés de fleurs et de rubans : jeunes filles, jeunes gars, processionnellement et en chantant, accompagnaient le présent que l’on conduisait dans la maison de la nouvelle mariée. Inutile d’ajouter que la soirée se terminait par des danses et des festins. Maintenant, en Bretagne comme ailleurs, la femme s’est laissé tenter par des étoffes d’aspect plus brillant, mais de qualité très inférieure ; cependant elle n’ignore pas que pour avoir des drops de lit ou des jupons de longue durée, des culottes ou des vestes résistantes pour ses hommes, elle devra en fabriquer elle-même le tissu.

Autrefois, chaque village possédait son tisserand, aujourd’hui un seul suffit pour plusieurs hameaux. Encore a-t-il de grands loisirs, car il laisse dormir son métier, tomber sa navette et ne fait absolument rien pour attirer ou provoquer la clientèle. A part quelque rare paysanne venant de la partie la plus reculée de la montagne lui apporter son fil ou sa laine à tisser, il ne voit personne dans son échoppe et passe son temps dans une stoïque immobilité. Comme il ne forme ni apprentis, ni élèves, ni continuateurs, le tissage à la main risque de mourir avec lui.

Devons-nous laisser périr cette industrie ?

En Irlande, il y a peu d’années, une crise pareille à celle de l’Auvergne s’était fait sentir avec plus d’acuité encore ; les femmes devinrent les propagandistes de la rénovation du tissage. Elles procurèrent les matières premières, firent carder, peigner, tisser, teindre la laine, fournirent les indications nécessaires à la production des molletons, des tweeds, des serges, homespun et de ces divers tissus souples, d’aspect rugueux et chaud, aux dispositions variées que les tailleurs de Londres et de Paris transforment en costumes de style impeccable et en vêtemens de sport pratiques et commodes. La mode étant d’essence féminine, il serait facile aux Françaises de bonne volonté, non pas d’imposer, mais de propager parmi les femmes du monde de faire adopter par les couturiers en renom, l’emploi de ces draps foulés, de ces droguets, de ces limousines modernisées selon le goût du jour, car les serges, les homespun se peuvent fabriquer chez nous tout aussi bien qu’ailleurs. Leur influence toute-puissante ranimerait comme avec une baguette magique les métiers immobiles qui, dirigés avec goût et intelligence, dispenseraient autour d’eux la prospérité.

Dans les contrées montagneuses et forestières, l’industrie du bois, plus ou moins travaillé, devrait être sérieusement développée. Qu’il s’agisse de bois sculptés, tournés ou plus simplement travaillés, d’objets destinés à être recouverts par des étains ou décorés par la pyrogravure, cette industrie, plus ou moins florissante, périclite faute d’initiative.

L’Italie nous envoie des étagères, des tabourets, des armoires légères et pliantes, objets dont nous pourrions nous inspirer pour favoriser le travail du bois dans les régions où les matières premières existent en abondance, telles les Vosges, le Jura, la Savoie et bien d’autres encore.

La Russie, la Suède, l’Allemagne nous inondent d’objets multiples moins volumineux, boîtes, sébiles, poupées, jouets, coupe-papier, etc., etc., qui coûtent excessivement bon marché et une loi de protectionnisme, récemment votée par la Chambre, nous a appris que des meubles nous sont fournis par la Belgique et que leur chiffre d’importation atteint annuellement plusieurs centaines de mille francs. Mais cela, c’est de la grande industrie et nous ne nous occupons ici que de la petite.

Jadis, en Anjou, les jouets d’enfans, au lieu d’être achetés à bon marché dans les bazars, étaient l’œuvre des parens ou des enfans eux-mêmes. Il est probable que cette industrie familiale et traditionnelle subsiste encore dans certaines campagnes de Maine-et-Loire comme dans plusieurs communes d’Ille-et-Vilaine, car on est arrivé à réunir dans cette région, pour le Musée du Trocadéro, une centaine d’instrumens de musique, de joujoux, de personnages en bois. Il serait facile d’orienter la fabrication ou plutôt le travail du bois, dans un sens moderne. Le concours des jouets, organisé par M. Lépine, a donné de fort beaux résultats ; il devrait stimuler le zèle de nos petits fabricans et les engager à persévérer dans cette lutte contre la concurrence étrangère, dont nous pouvons sortir vainqueurs. Si nous n’arrivons pas à faire bon marché, nous devons fournir des objets bien faits, ayant un caractère artistique très marqué ; c’est là notre supériorité.

Arrivons maintenant aux industries féminines qui atteignent, en France, un chiffre considérable. Toute femme sait plus ou moins bien coudre. Le jour où elle a besoin de gagner sa vie ou même de chercher un salaire d’appoint, elle songe aussitôt à utiliser son aiguille et se met à faire de la lingerie ; aussi cette industrie est-elle plus qu’aucune autre encombrée : les demandes de travail dépassent considérablement les offres, ce qui amène une surproduction et par suite une baisse de prix qualifiée, non sans raison, de « salaires de famine. »

D’après l’enquête de l’Office du Travail, la lingerie, à elle seule, occupe 60 000 femmes, mais, il faut bien le dire, la loi sur les Congrégations lui a porté un coup terrible dont elle aura peine à se relever. La fermeture des couvens a eu pour résultat de détruire un certain nombre des meilleurs centres de travaux à la ma, in. Les congrégations dispersées se sont établies à l’étranger et développent dans les pays voisins et même dans le Nouveau-Monde, — autrefois nos cliens, — le travail de la lingerie fine dont nous avions jusqu’ici le monopole ; du même coup nos débouchés sont diminués et aussi nos chances d’exportation.

La lingerie a encore subi, dans une large mesure, les conséquences et le contre-coup du protectionnisme : l’exportation en Belgique est réduite de trois quarts ; le marché espagnol est fermé ; celui d’Angleterre encore ouvert, mais menacé. L’Allemagne et l’Amérique importent des articles élégans, mais fabriqués mécaniquement ; l’Amérique du Sud se ferme de plus en plus. D’autre part, sur les marchés ouverts, on commence à sentir la concurrence de l’Autriche pour les blouses et le linge brodé.

La dentelle et la passementerie ont toujours été les travaux préférés des femmes, qui leur sacrifient volontiers le tricot. En 1900, la dentelle seule occupait environ 93 000 ouvrières, réparties dans divers départemens. Environ 13 000 se concentrent aux environs de Nancy, 12 000 dans la Haute-Saône et aux environs de Luxeuil. On en retrouve encore en Normandie, en Bretagne, dans les Alpes, la Lozère, alors que la passementerie se centralise en autant de foyers distincts difficiles à dénombrer autour de Lyon, de Paris et dans l’Oise.

Ces dernières années, de grandes commandes venues d’Amérique alimentaient la plupart des centres dentelliers ; mais, par suite du krach, puis de l’émigration de dentellières dans le Nouveau-Monde, les commandes données à l’Europe tendent à devenir plus rares, l’écoulement des produits devient moins facile et il est à craindre que, d’ici peu, cette industrie si française et qui mérite le nom d’industrie d’art, ne meure épuisée par sa richesse même.

D’un simple concours de circonstances peut jaillir une idée, et d’une initiative intelligemment conduite dépend le succès d’une entreprise. En 1857, une femme du monde, ayant subi des pertes de fortune, se mit à tricoter des manteaux et des pèlerines. Grâce à ses relations, elle trouva aisément à placer ces objets. Elle rencontra des imitatrices, dont, en 1870, le chiffre atteignit 2 000 ; aujourd’hui, la région où elle débuta comprend 25 000 travailleuses pour 60 entrepreneurs, auxquelles, malheureusement, les usines commencent à faire une redoutable concurrence.

Il est facile d’établir des groupemens de tricot dans les campagnes les plus reculées ; les ouvrières peuvent à frais commun acheter la machine à tricoter et, en se mettant en rapport avec le client, c’est-à-dire avec le marchand en gros ou les magasins, elles supprimeront l’intermédiaire ou l’entrepreneur qui représente une dépense parfaitement superflue. Les sports d’hiver, qui ont mis en vogue les vêtemens de laine, donnent un nouvel essor à cette industrie. Cependant si, dans la suite, les ouvrières veulent continuer à tricoter à la main ou à la machine les manteaux, collets, écharpes qui sont du ressort de la mode, c’est-à-dire dont la durée est éphémère, elles feront bien de s’assurer à l’avance de débouchés pour leurs produits ; si, au contraire, elles se bornent à la fabrication de la bonneterie simple et d’un usage courant, il sera inutile de l’envoyer à Paris pour être réexpédiée en province : son placement est facile dans n’importe quelle ville ou village, partout enfin où l’on porte bas, gilets, caleçons, etc.

C’est encore à une femme qu’est due l’initiative du tressage à la main des chapeaux de paille. Elle en conçut l’idée pendant les loisirs que lui laissait la garde de son bétail et il faut supposer que son entreprise ne réussit pas trop mal, puisque cette industrie féconde s’est établie dans la contrée, surtout dans la Lorraine annexée où se tresse le panama. Il se tresse, en vérité, aussi dans la Lorraine française, aux environs de Nancy ; mais comme les matières premières sont importées, il ne nous est pas possible de lutter de prix, et notre production se trouve forcément restreinte, alors qu’en cultivant quelques champs de riz nous pourrions mieux asseoir cette industrie, l’étendre et nous mettre au niveau de la concurrence étrangère. La vannerie fine offrirait aussi des ressources aux ouvrières disposées à exécuter ces petits paniers d’osier tressé de différentes couleurs, de formes variées, parfois même très tourmentées dont on ne voit plus que de rares modèles, — et encore nous viennent-ils, je crois, de l’Allemagne, — datant de plus de soixante ans et qui, remis à la mode, deviendraient d’un écoulement facile.

Dans le Nord, l’activité est considérable ; mais elle s’exerce en grande partie hors de la maison, puisque les filatures de lin et de coton occupent le plus grand nombre de femmes, depuis les fillettes de douze ans qui rouissent le lin jusqu’aux vieilles femmes qui confectionnent des sacs, la tabatière en main, pour rapporter 0 fr. 50 à la fin de la journée. La fabrique les attire, les absorbe et c’est un grand mal : la morale souffre de cette promiscuité des sexes, la femme perd totalement le goût du ménage et de son intérieur, le mari négligé s’en va au cabaret et les enfans, dont personne ne s’occupe, courent la rue qui devient pour eux une école du vice.

Dans le Pas-de-Calais, les femmes raccommodent les filets de pêche et soignent leurs enfans en attendant le retour du mari qui rapporte sa part du poisson généreusement octroyé par la mer. Les plus jeunes, chez les mareyeurs et les saleurs, encaissent le poisson, l’ouvrent, le nettoient, et mettent dans les tonneaux remplis de sel et dans les grandes corrèzes fumantes les harengs, qui, en devenant saurs, sont une source de richesse pour les Boulonnais. L’habileté professionnelle apporte à d’autres leur gagne-pain sous la forme de fabrication du tulle et d’imitation de vraies dentelles. Les mères de famille reçoivent à domicile le tulle brodé mécaniquement qu’elles découpent et effilent.

La fabrication des chaises de paille est encore lucrative et les ourlets à faire à des douzaines de mouchoirs retiennent la jeune fille des environs de Cambrai au foyer familial. Les femmes sont occupées à la fabrication des brosses, qui rapporte environ 2 fr. 50 par jour et permet le travail à domicile. Ailleurs, dans les Vosges, la femme, d’une habileté merveilleuse, brode sur toile, sur mousseline, fait de la broderie perlée, des boutons au crochet, de la passementerie.

En Vendée, elle n’abandonne pas sa quenouille : elle file, à la veillée, le lin récolté en été ; elle brode les jolies coiffes qui forment sa parure.

Les Normandes sont femmes de pêcheurs et de cultivateurs. Autrefois, elles cousaient des gants et gagnaient en faisant de la dentelle de jolis salaires d’appoint qui les retenaient au foyer. Par suite de la crise dentellière, le pays se dépeupla ; il y eut une terrible émigration vers la grande ville. Les jeunes filles et les jeunes gens désertant la campagne, il n’y eut plus de mariages, par conséquent plus de naissances et, comme contre-coup, une sensible diminution de la population : certain village du Calvados où, en 1885, la population était de 5 800 habitans en cinq ans descendit à 1700 ; aujourd’hui, il en compte 700 à peine. La résurrection des vieux points dont le secret s’était perdu, l’ouverture d’importantes écoles professionnelles où se formèrent de nouvelles dentellières, enfin l’impulsion redonnée à cette industrie lui ont actuellement rendu une partie de sa prospérité d’antan et contribuent à ramener le bien-être dans la contrée.

En 1800, il n’existait pas en Europe une seule ville atteignant un million d’âmes : on en compte aujourd’hui six qui dépassent ce chiffre (Paris avec 3 millions, Londres avec 5 millions). À cette date, il n’y avait en France que trois villes au-dessus de 100 000 âmes ; il en existe à présent quinze dont la population totale est de cinq millions et demi et forme à peu près un septième de la population française. L’exode rural vers les villes augmente toujours, aussi faut-il chercher à l’arrêter par tous les moyens possibles et cet exode s’aggrave encore du fait que les paysans, une fois partis de chez eux, sont aussi tôt remplacés par une légion d’étrangers à l’affût d’occupations. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle, dans le Puy-de-Dôme seulement, 12 000 Polonais et 5 000 Suisses sont occupés aux travaux agricoles.

Quand on demande à des paysans désabusés, qui s’étiolent et deviennent phtisiques dans les villes, la cause de leur désertion, la plupart répondent que l’on est plus soutenu à la ville qu’à la campagne. « Ici, disent-ils, nous pouvons avoir les secours, tandis que là-bas personne ne s’occupe de nous. » Cette réponse contient un regret et prouve suffisamment que, rémunérés, ils y seraient volontiers restés. C’est là qu’intervient l’action vraiment moralisatrice du travail rural agricole ou industriel. Le machinisme moderne, les usines immenses ont arraché à la terre quantité de bras qui la faisaient fructifier jadis : il s’agit actuellement de rendre cette main-d’œuvre à la culture sans diminuer la production industrielle. Pour cela, il faudra forcément recourir aux industries rurales et à la distribution de la force motrice électrique à domicile.

Encourageons autant que possible, et développons le travail familial pour empêcher la femme, la mère d’aller à l’usine. « Si nous n’avons plus nos paysans et nos artisans, écrivait le docteur Hitze, il y a vingt ans déjà, si toute l’humanité est menée par la cloche de la fabrique, alors nous pourrons porter le deuil de nos pays. » C’est là que nous en sommes, hélas ! et ce n’est plus à la travailleuse moderne, à la femme de nos jours qu’on pourrait appliquer intégralement la formule latine dans laquelle les Romains résumaient la vie et concentraient l’éloge de l’épouse laborieuse et diligente : domum mansit, lanam fecit. Elle aussi, l’ouvrière du XXe siècle, file la laine ou le coton, — le coton surtout, — et, grâce aux perfectionnemens du machinisme, elle en file en un jour plus que cent matrones romaines n’auraient su en filer, mais… elle ne garde plus la maison.

Si, actuellement, il ne suffit plus de retenir dans les campagnes ceux qui ne les ont pas désertées encore, s’il faut faire renaître le goût de la terre, ne trouvera-t-on pas un auxiliaire dans ces colonies de vacances qui confient leurs pupilles à des familles de cultivateurs, autant que possible toujours les mêmes ? Jusqu’à présent, il faut l’avouer, les résultats sanitaires ont été plus appréciables que les autres. Cependant, quand l’enfant étiolé de l’ouvrier des villes se trouve, pour la première fois, transporté dans la campagne, tout son être est en proie au ravissement. Un monde nouveau se révèle à lui dans la contemplation de la basse-cour, de la vacherie ; le grand air qui remplit ses pauvres petits poumons fait battre son cœur plus vite ; l’espace, la forêt, les champs en fleurs, tout l’enchante et le grise. Il lui reste de ce contact avec la nature une impression ineffaçable, parfois assez forte et assez profonde pour déterminer une vocation.

Et puisque nous parlons ici d’industries rurales, disons que ces œuvres de colonies de vacances pourraient en quelque sorte et dans certaines régions leur être assimilées, puisqu’elles apportent un appoint pécuniaire parfois assez considérable.

Dans le département du Loiret, où la seule industrie des femmes consiste à coudre sur des cartes les boulons de porcelaine fabriqués à Briare, l’Œuvre des Colonies de vacances de la Chaussée du Maine a envoyé, en 1909, le nombre respectable de 2 853 enfans, placés tous chez des cultivateurs, et de ce fait, il a été versé aux habitans du département 107 071 fr. 55 de pensions. C’est, on le voit, une source de revenu appréciable qui mérite d’être signalée.

S’inspirant des mêmes idées, l’Œuvre antituberculeuse de Dijon vient de fonder une branche analogue, la Clé des Champs, dont le dessein plus ou moins direct est de décongestionner la ville, et de faire faire à l’enfant une sorte d’apprentissage de la vie rurale, dont il pourra bénéficier plus tard. Depuis le commencement de 1910, elle a pu placer à la campagne, pour aider aux travaux des champs, près de soixante enfans âgés de treize ans et demi et au-dessus. La plus grande majorité étaient d’anciens pupilles de la colonie qui, leurs 51 jours de vacances terminés, prolongèrent volontairement le temps de leur séjour. Quelques-uns même se fixèrent définitivement à la campagne, et ce fait mérite d’être enregistré à une époque où l’agriculture française est en souffrance par suite de la désertion systématique et toujours croissante des campagnes.

Toutes les œuvres sont bonnes, qui convergent au même but : enrayer le dépeuplement des campagnes. Mais, pour obtenir les résultats désirés, elles doivent être comprises et trouver un écho dans les campagnes elles-mêmes. C’est toute une éducation à faire, dans laquelle la part de la femme est grande, mais combien belle ! A la femme, il appartient d’orienter la mode pour faire mieux apprécier les productions ingénieuses et même artistiques de certaines industries rurales et nationales, à elle de faire l’éducation de la femme du peuple, de lui faire connaître la nécessité d’un apprentissage solide pour posséder à fond son métier, de former son goût.

C’est ce que comprirent les femmes des pays voisins qui, par leur activité, leur zèle intelligent, contribuèrent au relèvement de certaines industries nationales complètement abandonnées, et leurs tentatives furent presque toujours couronnées de succès.

Vers 1870, l’industrie dentellière avait complètement disparu en Italie et, dans l’île de Palestrino, on n’aurait pas trouvé cent femmes capables de faire la dentelle au fuseau : une seule connaissait encore le point de Venise. L’hiver rigoureux de 1872 gela les lagunes de l’île et, comme l’unique ressource des habitans consistait dans la pêche, la misère devint extrême ; quelques familles faillirent mourir de faim. Des fonds furent recueillis rapidement, des secours organisés ; une moitié de la somme que rapportèrent les diverses souscriptions servit à l’achat de denrées alimentaires et le reste fut réservé aux frais d’enseignement d’un métier à la population féminine, afin de conjurer autant que possible pareille catastrophe dans l’avenir. Après quelques tâtonnemens, celui de la dentelle fut adopté. On choisit une ouvrière habile à laquelle, sous une direction intelligente, on fit copier des dentelles modernes françaises et belges, puis d’autres points. Son apprentissage technique jugé suffisant, une école fut ouverte, dont elle devint le professeur. Une vingtaine de femmes et de jeunes filles y firent leurs études, puis retournèrent dans leurs villages respectifs pour former, à leur tour, des élèves. On compte aujourd’hui 3 000 dentellières dans la contrée. La reine d’Italie s’intéressa à cette création, prit la direction du mouvement et remit à la mode les belles dentelles dont elle acheta une quantité considérable pour son usage personnel et aussi avec l’intention d’en faire des cadeaux. Les dames de la Cour en firent autant. L’action de la souveraine s’étendit aux ambassadrices étrangères qui en achetèrent pour se rendre agréables à la souveraine et, depuis ce moment, la vente des dentelles n’a cessé d’être active et la condition des ouvrières est des plus enviables[4].

Il en fut de même en Angleterre pour la résurrection du point de Honiton. La reine Victoria prit cette dentelle tout particulièrement sous sa protection ; elle chargea sa dentellière favorite de la création d’une école professionnelle, qu’elle subventionna de sa cassette et plaça sous le patronage d’un Comité, présidé par la duchesse d’York. Cette princesse seconda la généreuse initiative dans tout le royaume et prit l’engagement de donner chaque année une commande de dentelles en guise de cotisation.

En Autriche, à la même époque, crise dentellière. Dans l’Erz et le Riesengebirge, 20 000 femmes se virent dépossédées de leur métier par des mineurs sans travail qui l’adoptèrent. On conçoit la baisse de salaire et de niveau artistique. Grâce à une action énergique de la Chambre des Communes de Prague, combinée avec celle de l’aristocratie, on parvint au relèvement de cette industrie. Un Comité de patronage fut créé, qui, à son tour, constitua trente autres comités régionaux, afin d’encourager la vente de la dentelle et de fonder des écoles d’apprentissage. De leur côté, les dames de la noblesse se groupèrent en Ligue qui, dès la première année, c’est-à-dire en 1876, acheta et revendit pour 53 000 florins de dentelles. L’Impératrice donna le bon exemple en faisant d’importantes commandes ; la Cour et l’aristocratie suivirent ce bel élan. Des écoles professionnelles s’ouvrirent un peu de tous côtés. Le gouvernement, pour ne pas rester en arrière, institua à l’École d’art industriel (Kunstgewerbeschule) un cours de dessin pour la dentelle et un atelier modèle destiné au perfectionnement de la technique de l’aiguille et du fuseau.

En Suède, vers 1874, quelques artistes en renom, auxquels se joignirent des femmes du monde, sous la présidence de la femme du prince héritier, fondèrent la Société des amis du travail manuel (Handarbetets Vänner) dont le but est d’encourager et de pousser dans une voie artistique le travail de la femme. Cette société couvrit le royaume d’écoles d’apprentissage et de perfectionnement ainsi que d’ateliers ruraux. Elle organise des expositions de ses produits et de ses modèles, fait faire à l’étranger, sur les diverses industries féminines, des enquêtes de manière à se tenir au courant des idées nouvelles. Cette même société possède à Stockholm un comptoir d’achat, de ventes et de commissions où le client s’adresse. Il choisit là son modèle que le Comité fait aussitôt exécuter dans l’un de ses ateliers ruraux. Grâce à cette impulsion donnée à l’industrie féminine, les dentelles de Scanie et de Dalécarlie, qui servaient autrefois exclusivement à l’ornementation des costumes nationaux, se vendent et s’exportent très bien.

En Russie, l’État protège efficacement les petites industries du bois, du cuir, de la laine, du fer même, organisant l’enseignement professionnel, faisant des commandes aux syndicats villageois, surtout pour les harnachemens militaires. On conçoit de quelle ressource sont ces travaux au foyer sous d’aussi rudes climats. C’est, non seulement la misère conjurée, mais la démoralisation aussi qui résulterait de l’oisiveté forcée pendant de longs mois de morne et rigoureux hiver.

Une société, sous le patronage de l’archiduchesse Isabelle, fait, en Hongrie, exécuter aux paysannes les somptueuses broderies d’or et d’argent qui ornent les costumes de gala des magnats.

Les broderies artistiques en laine et soie que nous avons admirées, il y a quelques années, au concours des Arts de la femme, étaient dues à l’habileté des paysannes de la Roumanie.

Malheureusement, en France, sauf en ce qui concerne le relèvement de la dentelle à la main, nous ne pouvons pas enregistrer d’aussi brillans résultats et il est regrettable qu’on n’ait pas réussi encore à grouper, du moins de façon efficace, toutes les activités et toutes les bonnes volontés qui ne demandent qu’à s’employer. Cependant, nombreuses sont les industries qui pourraient et devraient être encouragées. Tout ou presque tout est encore à faire dans cet ordre d’idées.

Une des grandes difficultés que rencontre l’écoulement de nos produits, nous objectera-t-on, c’est leur prix élevé, par suite de la cherté de la main-d’œuvre. Comment lutter contre l’envahissement de la camelote étrangère quand, par suite de l’infériorité des salaires dans d’autres pays, elle est fabriquée à des prix dérisoires ?

Chercher les remèdes serait nous attarder à des considérations économiques qui sortent de notre cadre ; il en est un, cependant, à notre portée, que nous pouvons préconiser et qui consiste à perfectionner l’apprentissage des jeunes gens et des jeunes filles. C’est le goût, la bonne facture, qui de tout temps ont caractérisé les produits français et leur ont valu leur haute réputation qu’il s’agit de faire revivre.

Les Anglaises, les Danoises et les Italiennes ont compris la nécessité de collaborer, dans leur pays, au relèvement de certaines industries nationales complètement abandonnées, et leur tentative a été couronnée de succès. Il faut qu’en cela nos femmes de France, toujours à l’avant-garde quand il s’agit d’exécuter un généreux projet, suivent l’exemple donné. Et le jour où le rural aussi aura compris ces choses, quand il saura que son intérêt est étroitement lié à celui du commerce français et qu’il s’agit de défendre la prospérité du pays, la question du dépeuplement des campagnes et de nos industries réalisera un progrès décisif.


LOUISE-L. ZEYS.


  1. L’industrie de la laine, celle du coton et celle de la soie ont subi le même sort en France. Cette dernière, qui pendant si longtemps a été la reine du monde, est battue en brèche partout, en Allemagne, en Italie, en Suisse, aux États-Unis, et voit se dresser en face d’elle un nouvel adversaire plus redoutable que tous les autres, le Japon. L’augmentation dans la consommation de la soie qui a été de 31 pour 100 pour les nations européennes, qui a atteint 83 pour 100 aux États-Unis, n’a été que de 10 pour 100 pour la France. Depuis 1898, la fabrication aux États-Unis dépasse sensiblement la nôtre ; sa production, qui n’était à cette époque que de 237 000 kilos, s’élève aujourd’hui à 1 million 850 000 kilos.
  2. Enquête du Musée social.
  3. Enquête du Musée social.
  4. Les jeunes dentellières sont, dit-on, particulièrement recherchées en mariage par les jeunes gens de Burano, car elles apportent presque toujours en dot une petite maison très convenable, acquise avec les économies sur leur salaire quotidien.
    Depuis que cette industrie a été relevée, le nombre des mariages a doublé et celui des naissances illégitimes, qui était autrefois de vingt à vingt-quatre, est réduit, en moyenne, à quatre par an. On voit par là combien le travail à domicile est moral au point de vue de la famille, de l’aisance et des mœurs.