Le Recueillement de l’Irlande
Dublin, 24, O’Connell street. Un haut bâtiment de briques dans la grande artère dublinoise, bruyante et populeuse. Au-dessus de la porte d’entrée, on lit : Connradh na gaedhilge, traduisez : « Ligue gaélique. » Au rez-de-chaussée, une imprimerie, qui n’imprime que de l’irlandais, ou, comme on dit là-bas, du « gaélique ; » une librairie, qui ne vend que des livres irlandais, des brochures irlandaises, des journaux irlandais. Nous montons un étage, voici des bureaux, des employés affairés : à notre première parole, — en anglais, — un Celte blond se lève et nous arrête tout net par quelques mots en irlandais dont le sens nous échappe, mais qui, vu le ton sec et dédaigneux de notre interlocuteur, nous font comprendre qu’il n’y a rien à faire ici pour les pauvres gens qui, en Irlande, sont encore aujourd’hui assez arriérés pour ne parler qu’anglais… Force nous est de quitter la place, un peu penauds, mais comprenant du moins ce qu’on nous avait dit naguère de l’étonnement, de l’agacement des Anglais, qui chez eux, au cœur des Iles Britanniques, à dix heures de Londres, et dans une ville comme Dublin, de quatre cent mille habitans, s’entendent couramment parler dans une langue qu’ils ne comprennent pas, — une langue vieille de deux mille ans ; — ou bien qui, dans l’Ouest irlandais, quand ils demandent leur chemin, se voient, dit-on, parfois répondre, en anglais d’ailleurs : No english, sir ! Quand ces Anglais-là sont observateurs et comparent l’Irlande d’aujourd’hui à celle d’il y a dix ans, ils trouvent qu’il y a quelque chose de changé dans le royaume d’Erin ; et ils n’ont pas tout à fait tort lorsqu’ils voient dans la renaissance de la langue irlandaise le signe, le facteur d’une transformation profonde de l’Irlande moderne.
L’Irlande, il y a dix ou quinze ans, était toute à la lutte agraire et politique, aux espoirs d’indépendance et de liberté. On sait quels événemens vinrent coup sur coup briser ses efforts et ruiner ses illusions : la retraite et la mort, en 1891, du grand leader national, Charles Parnell ; puis, en 1893, le rejet final du home rule par la Chambre des lords ; enfin, l’avènement au pouvoir, en 1895, du parti conservateur et unioniste avec une majorité telle que d’ici longtemps, Erin n’allait rien avoir à attendre de la bienveillance d’Albion. L’échec du home rule surtout blessa l’Irlande au cœur. Elle n’eut pas de colère, pas de révolte ; mais, sous la violence du choc, ses yeux s’ouvrirent à la réalité des choses, elle apprit à juger cette démocratie anglaise en qui elle avait mis quelque confiance autrefois… Elle comprit sa situation, et vit que les circonstances n’étaient plus pour elle : à Westminster, après la mort de Parnell, le parti irlandais s’était scindé en deux, puis en trois sections, isolément impuissantes et passant leur temps à s’entre-quereller ; d’ailleurs, que pouvait-on faire au Parlement devant l’irrésistible poussée impérialiste ; — qu’y peut faire aujourd’hui même le parti irlandais reconstitué dans son unité, — si ce n’est une opposition de détail ou de principe, sans résultat ni sanction ? Il n’y avait donc qu’à renoncer, provisoirement et jusqu’à des temps meilleurs, aux grandes luttes parlementaires, à l’espoir de l’indépendance prochaine. Vaincue pour un temps, l’Irlande, depuis dix ans, s’est repliée sur elle-même, douloureuse et résignée.
L’Irlande s’est recueillie. Son examen de conscience lui a fait voir tout de suite qu’elle s’est trop longtemps laissé absorber par l’agitation politique, obséder par l’idée de ce home rule auquel elle a tout sacrifié et qui (les Anglais le savent bien) lui sera fatalement donné un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre, en sorte qu’elle n’a guère qu’à laisser faire le temps qui travaille ici pour elle. Mais le temps, à d’autres égards, ne travaille-t-il pas contre elle ? Ne compromet-il pas, au train dont vont les choses, ce qu’il y a dans la vie d’un peuple de supérieur à la politique et aux politiciens, à la liberté même, j’entends la « nationalité ? » Ce ne sont pas cent ou deux cents députés siégeant au College Green de Dublin, dans cette grande bâtisse triangulaire à colonnade dorique où réside aujourd’hui silencieusement la Banque, qui feront l’Irlande une nation et lui donneront d’emblée, par un coup de baguette, tous les biens de la terre et toutes les vertus ! Ce qui fait une nation, ce n’est pas seulement l’indépendance, ce n’est même pas toujours l’indépendance ; c’est aussi et surtout ce patrimoine intellectuel, moral, social, que le passé lègue au présent, que le présent doit léguer à l’avenir après l’avoir accru, tout au moins préservé, et qui fait la valeur, la force et l’individualité d’un peuple. Or, cet héritage, il faut le reconnaître, le peuple d’Erin en a quelque peu négligé le soin, hypnotisé qu’il était par la lutte politique ; il l’a laissé dépérir, et, lâchant la proie pour l’ombre, abandonnant ses traditions, sa langue, il s’est « dénationalisé, » il s’est anglicisé peu à peu.
Avec le mal, l’Irlande a vu le remède. Elle a vu que, si la liberté lui avait toujours été refusée, c’est que sa nationalité ne s’était pas affirmée avec assez de force aux yeux anglo-saxons ; elle a vu qu’il lui fallait se libérer du joug intellectuel avant de s’affranchir du joug légal de l’Angleterre ; que l’émancipation politique suivait toujours de près l’émancipation psychologique ; que le pays devait travailler par-dessus tout à se rattacher au passé pour lutter contre l’anglicisation, à reformer le patrimoine des ancêtres, et, par un effort intérieur, à faire revivre, selon les traditions, une Irlande nationale. Courageusement, le peuple irlandais s’est mis naguère à cette œuvre de la reconstruction d’Erin, et, sans secousse, un grand mouvement s’est levé par tout le pays en faveur de la « Renaissance gaélique ; » un mouvement tout populaire et vraiment national, dont il faut, pour être juste, faire remonter l’origine jusqu’aux idées semées de 1842 à 1845 par cet apôtre de la Jeune-Irlande, Th. Davis, et les poètes enflammés de la Nation ; un mouvement non politique par nature, qui n’est pas né d’un sentiment d’hostilité contre l’Angleterre, de haine contre le Sassenach, mais d’un sentiment très légitime de conservation sociale irlandaise, et qui a provoqué dans l’Ile Verte un enthousiasme, une passion, disons une foi telle que seules en ont jamais pu susciter dans le monde les grandes révolutions nationales ou religieuses. Le mouvement gaélique n’est pas encore parvenu à sa pleine force à l’heure actuelle, mais ses résultats sont déjà si remarquables, ils occupent tellement déjà l’opinion éclairée en Angleterre, qu’il n’est pas inutile de retracer son histoire, son but et ses moyens, en marquant bien en quoi il se distingue de cet autre mouvement, un peu platonique, qu’on a appelé le Panceltisme et dont M. Le Goffic a tracé naguère ici même[1] une si intéressante esquisse.
« L’objet final de toute politique et de tout gouvernement, » disait récemment l’un des maîtres de la poésie en langue anglaise, l’Irlandais W. B. Yeats, « c’est la formation morale de l’individu, the making of character. » On pourrait ajouter que l’objet final du gouvernement et de la politique anglaise en Irlande au cours des temps a été de former le Celte d’Irlande sur le type anglo-saxon, c’est à-dire de faire de l’Irlandais un Anglais. Elle n’était pas facile, cette œuvre d’anglicisation, à laquelle, entre temps, sous Cromwell par exemple, l’Angleterre préféra d’ailleurs un régime plus effectif et plus sûr, celui de l’extermination. Jusqu’aux temps du Protecteur, c’est l’Irlande elle-même qui avait absorbé, s’était assimilé les colons anglo-normands ou anglais, qui les avait rendus plus nationaux que les nationaux, Hibernis ipsis Hiberniores, et rien n’aurait peut-être arrêté ce travail d’ « hibernisation, » sans les grandes persécutions anglaises, les « plantations » des Jacobites et des Puritains, sans les « lois pénales » du XVIIIe siècle, qui détruisirent pour longtemps dans lame irlandaise toute force de résistance et d’expansion. Ce n’est ainsi que vers la fin du XVIIIe siècle, — le flot étant resté étale, pour ainsi dire, entre les forces assimilatrices d’Erin et celles d’Albion dans toute la période qui sépare la Révolution d’Angleterre de la Révolution d’Irlande, — que la société, la culture britanniques, représentées en Irlande par la « colonie » ou la « garnison » anglaise et protestante, commencèrent d’attirer à elles et d’influencer l’aristocratie irlandaise, et avec elle le clergé et la bourgeoisie, qui perdirent peu à peu l’usage de la langue nationale. C’est le temps où, voyant des protestans comme Grattan et Plunket soutenir de leurs efforts les revendications de l’Irlande catholique, les classes éclairées espèrent trouver dans un rapprochement avec l’Angleterre le salut et l’affranchissement du pays. Bientôt le grand poète Thomas Moore et le grand agitateur Daniel O’Connell fondent l’un la poésie, l’autre la politique irlandaise moderne sur la base de la langue anglaise, à l’exclusion de l’irlandais. Bientôt le peuple lui-même commence à se laisser gagner à l’anglicisation, non seulement par instinct d’imitation, mais par un effet direct et calculé du régime d’enseignement primaire organisé en Irlande en 1831 par Stanley (lord Derby) et l’archevêque anglican Whately, régime dont l’objet n’a pu être, de toute évidence, que de tuer, d’oblitérer à tout prix chez les enfans la langue maternelle. Sans doute cette langue n’était pas légalement proscrite des écoles, mais on n’envoyait dans les régions où l’irlandais était encore la langue courante que des instituteurs ignorant l’irlandais ; livres, cahiers, modèles étaient anglais, et l’histoire même du pays était prohibée, ou, qui pis est, déformée dans les manuels élémentaires. L’un de nos amis demandait naguère à un instituteur, dans un village de l’Ouest, comment il s’y prenait, ignorant l’irlandais, pour faire la classe à des enfans qui ignoraient l’anglais : « Il me faut d’abord un an, » répondit l’homme, « pour extirper d’eux, pour exprimer (wring out) leur irlandais. » Dans certaine île de la côte occidentale, raconte lady Gregory, on ne trouve qu’un habitant, à l’exception de quelques douaniers, qui ne sache pas l’irlandais : c’est le maître d’école. Aujourd’hui encore, il y a des vieillards qui se rappellent que, dans leur enfance, on leur pendait au cou une tablette de bois où l’on marquait un trait pour chaque mot prononcé en irlandais, et, à la fin de la classe, autant de marques, autant de coups à recevoir.
Le résultat, c’est que la langue de saint Patrice et de sainte Brigitte, après avoir opposé pendant des siècles une résistance merveilleuse à la persécution, — la première ordonnance de proscription date, si je ne me trompe, de 1367, — a marché depuis cinquante ans vers une extinction rapide en Irlande. Avant la grande famine de 1847, toute la masse du peuple parlait encore irlandais, sauf dans les villes ; aujourd’hui, l’émigration aidant, l’irlandais n’est guère plus parlé en Irlande que par 700 000 personnes (sur quatre millions et demi) concurremment avec l’anglais, et par une trentaine de mille individus ignorant l’anglais : cela presque exclusivement dans l’Ouest de l’île.
Langue et peuple ont fui la mère patrie, la langue plus vite encore que le peuple. Le vieux paysan du Connacht dit encore aujourd’hui son rosaire en irlandais, le soir, dans sa maison de pierres sèches, bâtie à même sur le roc ; mais filles et fils suivent en anglais. Trop souvent les prêtres du Donegal, du Mayo, du Kerry ont cessé de prêcher, et les fidèles de prier, dans la langue nationale. Et ce qui est plus triste, c’est que, sous l’influence de l’école anglaise, devant l’exemple des classes bourgeoises, ces pauvres paysans d’Irlande se sont à la longue pris de mépris pour le vieux langage de leurs ancêtres, pour ce parler si doux à l’oreille, si fluide et si musical, au rythme si naturellement poétique, qui est devenu à leurs yeux une marque d’infériorité, une source de honte, une chose à cacher « comme le cercle bleu sur l’ongle d’un métis, » selon le mot de M. William O’Brien. — Paddy, remarquait naguère un savant celtiste allemand après un voyage en Connacht, parle irlandais à son cochon qu’il mène au marché, à son âne qui le conduit, à la douzaine d’enfans et à la demi-douzaine de petits cochons qui vivent dans sa cabane, à tous ceux qu’entoure la même misère que lui ; mais parler irlandais au curé, au « monsieur, » à l’étranger rencontré sur la route, cela ne se doit pas, il faut montrer qu’on a de l’instruction ! — Mgr Mac Hale, archevêque de Tuam, qui fut avec Th. Davis l’un des précurseurs de la renaissance du langage national, contait autrefois qu’ayant invité un de ses diocésains à parler irlandais en causant d’affaires avec lui, il s’entendit répondre : « Votre Grâce, j’ai bien trop de respect pour vous ! » — Le paysan d’Irlande a un mot, presque intraduisible, pour exprimer son sentiment à l’égard de la vieille langue d’autrefois : Irish is bet, dit-il. Et, il y a peu de mois, l’on nous citait cette réponse caractéristique d’un valet de ferme qu’un camarade interpellait en irlandais : Hell to your soul, can’t I speak english as well as you ? « Le diable ait ton âme, je sais l’anglais autant que toi ! »
Notez la brutalité vulgaire de l’expression, et comparez avec la douceur de ton, la délicatesse, qui sont distinctives du vieux parler celtique ! En changeant de langue, le paysan irlandais perd fatalement et peu à peu cette dignité instinctive, cette courtoisie, ce respect de soi dont le voyageur est si frappé maintenant encore, dans les villages même très pauvres de l’Ouest, et qui faisaient de la vieille Erin, comme de l’Espagne d’autrefois, une nation de gentilshommes ; il se démoralise, se vulgarise, se laisse dégrader par la basse presse londonienne, qui répand aujourd’hui jusque dans les villages du Munster et du Connacht ses « horreurs à un sou, » ses penny dreadfuls : il est en passe de devenir cockney. Il y a là, remarquons-le, quelque chose de plus grave que le grand fait, partout observé, de la disparition du particularisme rural : il y a un lent procès de « dénationalisation, » dont les traces se retrouvent d’ailleurs encore plus marquées dans les classes moyennes de l’Irlande ; — je ne parle pas de l’aristocratie qui est depuis longtemps anglicisée, et probablement sans espoir de retour. — Commerçante ou libérale, la bourgeoisie des villes a depuis longtemps perdu, à d’honorables exceptions près, l’usage de la langue irlandaise, et s’est ainsi volontairement coupée des sources de la tradition et de l’histoire nationale. Son éducation est quasi anglaise. Depuis l’émancipation des catholiques en 1829, elle s’est sentie naturellement attirée vers les fonctions légales, les emplois publics, les places dans les banques et le haut commerce, où l’esprit régnant est d’ordinaire très teinté d’anglo-saxonnisme, quand il n’est pas particulièrement anti-irlandais. Surtout elle est gâtée par un incurable préjugé d’admiration et d’imitation des choses anglaises, des idées et des mœurs anglaises, par ce qu’on appelle là-bas le shoneenism, le péché national et social des snobs. L’anglomanie règne en Irlande. Hors ce qui est respectable, rien ne vaut ; or, tout ce qui est anglais est respectable, et rien n’est respectable que ce qui est anglais. On abhorre et on méprise le « Saxon, » l’ennemi héréditaire, mais telle est sa force qu’on le copie en tout : il est la « race dominante. » Pour les petites choses comme pour les grandes, on dirait, que l’initiative et l’originalité s’en sont allées et qu’on en est réduit à l’imitation. Chacun greffe un accent anglais sur son brogue irlandais. On prend à l’Angleterre ses modes, ses mœurs, ses sports. On rit aux caricatures de Punch et aux satires de Truth. Au théâtre, on n’entend que les dernières nouveautés de Londres ; aux music halls, les chansons et monologues où Paddy, faisant la bête, sert de grotesque pour amuser ses compatriotes. On n’appelle plus ses filles Kathleen, ni Brighid, mais Mabel ou Gladys. On s’habille et se fournit dans des maisons anglaises, au détriment de l’industrie nationale. Les grands journaux, si anti-anglais soient-ils en politique, sont rédigés et dirigés à l’anglaise, avec cette différence qu’il y a plus d’esprit et de talent dans le Freemans, par exemple, que dans les trois quarts des feuilles britanniques. Enfin, voyez les hommes politiques : on cite parmi eux M. O’ Donnell, qui révolutionna naguère la Chambre des communes en prononçant un discours, ou un commencement de discours, en irlandais : — le speaker l’interrompit en faisant valoir que, depuis six cents ans, on n’avait jamais parlé qu’anglais au Parlement d’Angleterre ; — mais, quand ses collègues font leurs tournées dans ces régions de l’Ouest irlandais où l’irlandais est encore aujourd’hui le plus en usage, il est bien rare qu’ils s’adressent à leurs auditeurs autrement qu’en anglais.
D’un bout à l’autre du pays, on voit ainsi dans les villes et villages d’Irlande toute une classe de gens qui n’ont pour ambition, tout en restant nationalistes en politique et tout en déclamant avec ardeur contre la tyrannie britannique, que de devenir des Westbritons, comme on dit, des « Britons » occidentaux. Quant à devenir de vrais « Britons, » j’entends des Anglais, ceci est une tout autre affaire. La voie de l’anglicisation est facile et douce, il est vrai, pour peu que l’Irlandais oublie sa race, renie ses ancêtres, supprime l’histoire ; mais, en fin de compte, où mène cette voie ? L’Irlande s’anglicise ; mais l’Irlande, le voudrait-elle, pourrait-elle jamais devenir anglaise ? C’est ce dont on peut douter.
Dès à présent, ce qu’on voit très bien, c’est ce que perd l’Irlande, ou ce qu’elle tend à perdre, à ce travail d’anglicisation, moralement et mentalement. C’est sa vigueur intellectuelle d’abord, sa souplesse et son ouverture d’esprit, parce qu’elle reçoit plus d’idées et en crée moins, parce qu’elle invente moins et imite davantage. Son cerveau s’engourdira en perdant son originalité ; déjà les Anglais remarquent qu’à leur contact l’entrain et l’esprit légendaires de l’Irlandais s’émoussent ; ajoutez que les forces intellectuelles de la race sont de plus en plus pompées par l’Angleterre, qui leur ouvre, dans le journalisme, le service colonial, l’administration des Indes, les débouchés et l’emploi qui leur manquent dans la mère patrie. Au point de vue moral, l’Irlande ne perd d’ailleurs pas moins à s’angliciser, comme doit fatalement perdre, au contact de l’utilitarisme, de la corruption, du matérialisme d’une civilisation très avancée, et surtout d’une de nos sociétés industrielles et centralisées d’aujourd’hui, une race qui est restée jeune de cœur et qui s’est conservée pure par l’effet de la vie agricole et l’influence d’un clergé très puissant sur le peuple. L’anglicisation, au dire des Irlandais observateurs, tend à baisser le niveau moral de la nation, à diminuer chez l’individu le respect de soi et la confiance en soi. Je ne parle pas ici de cette source de démoralisation qui provient du régime d’oppression maintenu encore à l’heure actuelle par le gouvernement anglais en Irlande ; de la partialité inconsciente, mais regrettable, de tant de fonctionnaires ou juges choisis à raison de leur « orangisme ; » des provocations de la police, récemment illustrées par le cas si extraordinaire du sergent Sheridan ; de l’organisation même de cette Constabulary dont le gouvernement a fait une armée d’occupation, avec blockhouses dans tout le territoire ; enfin, de cette pratique normale du Jury Packing ou triage d’un jury exclusivement protestant pour juger un catholique : cela nous entraînerait un peu loin. Mais il est un fait prouvé : de même que la criminalité moyenne des Irlandais est très faible en Irlande, relativement à ce qu’elle est dans les grandes villes de l’Angleterre, comme Liverpool, Londres ou Glasgow, les habitans des districts irlandais où la langue nationale est encore parlée, où l’anglicisation est ainsi la moins avancée, se sont conservés bien meilleurs moralement que ceux des autres régions ; ils sont plus propres, plus vertueux, plus convenables dans leur parler, remarquait, il y a peu de temps, quelqu’un qui vit au milieu d’eux, M. Douglas Hyde ; nulle part, disait de son côté le Cardinal-primat d’Irlande, Mgr Logue, la foi n’est plus forte, le sentiment religieux plus profond, l’innocence de vie plus éclatante que parmi ces populations de langue irlandaise.
L’Irlande peut-elle d’ailleurs gagner au régime de l’anglicisation en proportion de ce qu’elle perd à ce même régime de ses traditions morales, de sa culture et de son originalité ? Hélas ! non, un peuple ne se développe qu’en développant ses dons naturels et ses qualités propres. Il ne peut, par une sorte de métempsycose, se donner un beau jour l’âme d’un autre peuple, et, du moment qu’il sort de sa direction primitive et de ses possibilités pour copier le voisin, il se disqualifie et se condamne lui-même : pour les nations comme pour les individus, imiter, c’est décliner. La terre d’Irlande peut bien devenir une province de l’Angleterre, un shire anglais, comme l’ancien royaume de Kent. Le peuple d’Irlande peut cesser d’être une nation. Le mot d’Irlande peut se réduire à n’être plus qu’une expression géographique. Mais les Irlandais ne peuvent devenir des Anglais. En cessant d’être Celtes, ils ne deviendront pas Saxons ; l’anglicisation ne fera que les « dénationaliser » sans leur donner un nouvel état civil et en les laissant à l’état de « métis, » — le mot a été prononcé par des Irlandais, — de non-classés, enfans perdus de l’histoire, sans avenir comme sans passé : pour l’Irlande d’aujourd’hui, l’anglicisation ne peut signifier que la décadence.
Il n’y a guère qu’une vingtaine d’années que des esprits observateurs commencèrent en Irlande à prendre conscience des dangers que faisait courir à la nation le « cancer » de l’anglicisation, et à concevoir la nécessité d’y remédier ; la nécessité de libérer l’âme irlandaise du joug intellectuel de l’Angleterre, et de « nationaliser » à nouveau l’esprit et le cœur de l’individu, ses idées, ses sentimens, ses mœurs. Mais comment opérer cette reconstruction nationale ? Comment rattacher le pays à ses traditions et à son passé ; comment lui refaire une vie mentale et morale propre ; comment ressusciter en lui cette idée de nationalité qui s’effaçait peu à peu ? N’est-ce pas par la perte du vieux langage irlandais qu’avait autrefois commencé le travail d’anglicisation ? Et n’est-ce pas alors par la reprise de ce langage que devait commencer le travail de la renaissance irlandaise ? Telles furent les pensées d’une petite élite d’Irlandais patriotes, hommes de cœur et de talent, imbus des doctrines « nationales » que Th. Davis avait prêchées quarante ans avant et qu’au milieu des souffrances de la famine, du fenianisme et de la lutte agraire, l’Irlande avait depuis lors quelque peu oubliées : citons parmi eux le nom d’un descendant d’une vieille famille protestante de Roscommon, M. Douglas Hyde, savant celtiste et folkloriste, poète de mérite en langue anglaise et plus encore, disent les connaisseurs, en langue irlandaise, homme d’action, en outre, qui sut répandre les idées nouvelles et, le jour où le terrain se trouva prêt, donner corps au mouvement en fondant, en 1893, avec l’aide de ses amis de la première heure, la grande organisation connue sous le nom de « Ligue gaélique. »
La Ligue gaélique, — en qui l’on ne songe pas ici à enfermer le mouvement actuel de la renaissance irlandaise, mais que toutefois l’on peut prendre comme un fidèle représentant des idées générales qui président à ce mouvement, — la Ligue gaélique a pour but, âne voir que ses statuts, « la préservation de l’irlandais en tant que langue nationale, l’extension de son usage en tant que langue parlée, l’étude de la vieille littérature irlandaise et la culture des lettres irlandaises modernes. » Mais gardons-nous de la juger sur son titre. Elle n’a rien d’une société savante ; elle laisse à l’Académie royale d’Irlande et à la National Literary Society de Dublin tout ce qui est littérature pure et pure philologie ; elle se réserve à elle-même l’action, l’exemple, l’application des doctrines de la renaissance nationale sur la base du langage national, doctrines qu’elle s’efforce de faire pénétrer dans le peuple par une propagande active et enthousiaste. Ce qu’elle dit aux Irlandais, dans ses brochures, ses journaux, ses conférences, ce que disent à la nation par son organe les esprits directeurs du mouvement, voici à peu près comment nous l’a résumé récemment, à Dublin, l’un de nos amis, avec une force de vue et d’expression que l’on s’excuse de ne rendre ici que de pâle façon :
« L’Irlande est à une heure critique de son histoire. Elle glisse doucement sur cette pente facile et fatale de l’anglicisation au bas de laquelle il y a l’anéantissement national et où est écrit : Finis Biberniæ. Honte à nos pères, honte à nous-mêmes, fils indignes d’Erin, qui avons renié notre passé et accepté de gaité de cœur notre assimilation par l’ennemi héréditaire, par le Sassenach ! Encore une génération ou deux, et c’en sera fait de nous, si nous ne savons nous ressaisir, redevenir nous-mêmes, c’est-à-dire des nationaux et non plus des Westbritons, et nous refaire une Erin nationale, une Irlande irlandaise.
« Trop longtemps nous avons confondu ces deux choses, la politique et la nationalité. La nation ne sera sauvée ni par les plus habiles manœuvres parlementaires, ni par les plus beaux discours de la « brigade irlandaise » à Westminster, car ce ne sont pas les politiciens qui font la nationalité, — si tant est même qu’ils ne contribuent pas parfois à la défaire, — mais ce sont nos attaches avec le passé, c’est la survivance en nous de nos ancêtres, c’est cette communauté d’idées, de sentimens, de langue, qui lie chaque génération à la génération précédente ; c’est tout ce que nous sommes en voie de perdre depuis un demi-siècle et tout ce qu’il nous faut maintenant reconquérir. Que nous obtenions le home rule dans dix ans ou dans vingt, la chose n’est pas vitale pour la nation : le home rule peut attendre, mais non pas la cause de notre nationalité, ni celle de notre langue, car, le jour où celles-ci seraient perdues, tout espoir de liberté s’évanouirait par là même. Quoi ! nous dirait alors l’Angleterre, vous voulez l’indépendance ? A quel titre ? N’êtes-vous pas Anglais ? Quelle langue parlez-vous ?… Travaillons donc à reconstituer notre individualité nationale, et, avant tout, à reprendre notre langage national.
« Pourquoi nous traite-t-on toujours d’Anglais, quand nous voyageons en France ou à l’étranger ? C’est que le langage est le premier signe de la nationalité. La langue des conquérans dans la bouche des vaincus est une langue d’esclaves, a dit Tacite. Rappelez-vous aussi les belles paroles de notre compatriote Th. Davis : « Un peuple sans une langue nationale n’est qu’une moitié de nation ; une nation doit garder sa langue plus soigneusement que son territoire : c’est sa plus solide forteresse et son plus sûr rempart. » Soyez sûrs qu’une Irlande parlant irlandais sera libre à jamais, invincible toujours.
« Savez-vous ce que c’est que notre langue nationale ? Un vain système de signes algébriques et de formules sans vie ? Non pas : elle est rame de la nation. C’est le génie du peuple, ce sont ses croyances, ses traditions, ses formes d’esprit et de cœur qu’elle incarne, qu’elle conserve, et qui survivent en elle. Elle est la clef de notre histoire, de notre psychologie, de notre vieille littérature celtique, mieux encore, elle est à elle seule une littérature virtuelle, tout un monde d’idées et de sentimens en puissance… Et l’on voudrait que tout cela disparût !
« C’est se moquer de dire que nous ne voulons plus chez nous de la langue de Shakspeare ! Il nous faut l’anglais pour la vie matérielle, et l’irlandais pour la vie morale. Nous voulons être « bilingues, » comme sont les Tchèques, les Polonais, les Flamands, et tant d’autres peuples qui comptent parmi les plus capables et les plus intelligens, étant mieux armés que les autres dans la lutte pour la vie. Pour nos enfans, nulle meilleure gymnastique mentale que l’étude de notre belle langue riche et synthétique, nul meilleur enseignement moral que celui que donne l’usage habituel de cette langue si pure en ses mots, si idéale et si poétique, qui élève, fortifie, spiritualise, et nous offre la meilleure barrière contre l’irréligion, contre le Mammonisme contemporain. Notre langage national refera de nous des nationaux, en nous rattachant à notre race, à quelque chose de supérieur à nous-mêmes ; il nous rendra cette dignité fière, cette énergie, cette initiative que ne manque jamais de conférer aux peuples faibles le sentiment très vif de leur nationalité distincte ; et par là même il nous rouvrira les voies de la prospérité matérielle, car, depuis cent ans, il est sans exemple en Europe qu’un mouvement national n’ait pas été accompagné ou suivi d’un mouvement de renaissance économique.
« Ainsi, l’heure est venue de choisir : il faut vaincre l’anglicisation ou périr par elle. Nous referons de l’Irlande une nation, ou bien il n’y aura bientôt plus d’Irlande. L’avenir est aux mains du peuple ! »
Comment le peuple d’Irlande a répondu à ces exhortations, comment les cœurs irlandais ont battu, les consciences se sont éveillées à cet appel, on ne peut mieux s’en rendre compte qu’en regardant ce qu’est devenue en moins de dix ans la Ligue gaélique et ce qu’elle a fait. Dès à présent, et bien qu’encore en pleine croissance, elle a, sur le territoire d’Irlande, quelque chose comme 400 branches ou centres d’action locaux et populaires, qui par tous moyens travaillent à répandre l’idée nationale et le langage national, à en faire des facteurs actifs de la vie journalière dans le cercle familial ou social ; qui organisent, — c’est leur première fonction, — des classes de langue irlandaise au profit de leurs membres, classes avant tout pratiques et dirigées tantôt par des professeurs payés, tantôt par des maîtres amateurs, hommes de bonne volonté, peu savans parfois, mais pour qui c’est une œuvre de foi, de joie, que de communiquer à autrui le peu qu’ils savent : ces maîtres-là, il y en a actuellement des centaines en Irlande, et qui tous font de la bonne besogne, grâce aux méthodes très intelligemment conçues qui leur sont fournies par la Ligue, grâce aussi aux admirables petites « leçons » à l’usage des commençans rédigées par feu l’abbé O’Growney et que la Ligue vend à un penny le fascicule. Il y a des branches spéciales d’ouvriers, de collégiens, de dames ; de même il y a dans chaque branche des classes spéciales pour débutans, pour vétérans, des classes d’histoire irlandaise, des classes de chant et même de danse où l’on enseigne les vieux airs nationaux, la jig et la reel nationales. Faut-il signaler encore cette chose touchante, une classe de langue irlandaise pour les aveugles de l’hospice Sainte-Marie à Dublin ? — L’été, pendant les vacances, les fervens du parler gaélique se réunissent par groupes en sgoil saoire (écoles d’été) dans les villages de l’Ouest où ils se mettent à l’école des vieux paysans, pour apprendre d’eux non seulement le bon accent, la musique de la langue, mais l’esprit et les traditions de l’ancienne culture littéraire irlandaise, dont ces vieux paysans, qui se transmettent de génération en génération les poèmes et les légendes d’autrefois, sont à bien des égards les plus fidèles gardiens. L’été encore, on organise des seilge, excursions faites en commun aux lieux historiques, avec divertissemens nationaux ; l’an dernier, un seilg à Galway réunit à lui seul plus de deux mille pèlerins. — Dans les soirées d’hiver, il y a dans chaque branche des réunions d’instruction périodiques : conférences (seanchus) suivies de discussion sur des sujets irlandais, concerts (sgoruidheacht) avec chœurs, danses et chants irlandais, et ceilidhe, réunions sans apprêt, renouvelées des anciennes assemblées villageoises, où la causerie sérieuse alterne avec la musique et le « récit, » j’entends l’histoire ou la nouvelle non pas lue, mais contée, selon la coutume populaire, par l’auteur ou l’amateur. — Enfin, chaque année, la Ligue a ses concours littéraires, d’abord les concours locaux organisés par les branches sous le nom de Feis, puis le festival national ou Oireachtas irlandais, lequel se tient annuellement à Dublin au mois de mai, en grande pompe, en souvenir d’une institution florissante dans le lointain passé artistique de l’Irlande, comme l’Eisteddfod gallois ou le Mod écossais. On assiste là, ou l’on prend part, à des concours de poésie irlandaise, d’éloquence irlandaise, de comédie irlandaise, d’essais littéraires, chants, danses et récits irlandais, intéressans presque toujours, parce qu’ils témoignent chez les auteurs et les exécutans, — tous amateurs, bourgeois ou paysans, — d’un réel goût littéraire, d’un sentiment juste et fin, et d’une parfaite absence de vulgarité, de grossièreté. Remarquez que, là comme ailleurs, la Ligue mêle savamment dans ses moyens d’action l’amusement, le travail et la propagande : c’est l’une des causes de son succès.
Tout cela montre assez le sérieux du mouvement et la force de son action sur le peuple : le plus difficile est fait, — c’était le commencement, — et maintenant la renaissance gaélique marche à grands pas vers le succès. Chaque mois, le nombre des branches de la Ligue s’accroît de vingt à vingt-cinq. Elle a vendu, l’an dernier, quatre-vingt mille fascicules de l’ouvrage d’O’Growney (première partie) ; actuellement, elle en vend douze mille par mois. Elle a peu d’argent, et l’on doit reconnaître que les souscriptions que lui adresse le public sont minimes par rapport à celles qui affluent au « fonds parlementaire, » par exemple ; mais elle sait qu’on ne fait jamais mieux que ce qu’on sait faire avec de faibles moyens, et elle se sauve du manque d’argent par l’initiative et l’enthousiasme. Dès le principe, elle a eu le bon sens de déclarer, par l’organe de ses chefs, vouloir et devoir se tenir à l’écart de toute politique, — telle est en effet restée sa ligne de conduite, si bien qu’on trouve chez elle des représentans de tous les partis, depuis les plus fervens Orangistes jusqu’aux Séparatistes les plus farouches, — et aussi en dehors de toute question religieuse, ce qui fait que, la majorité de ses membres étant catholique comme son vice-président, l’abbé O’Hickey, professeur d’irlandais au séminaire de Maynooth, elle a cependant un président protestant dans la personne de M. Douglas Hyde.
Un symptôme d’avenir, en cette terre d’Irlande où l’on sait que tout mouvement qui a le soutien des prêtres est assuré du succès, c’est que, de jour en jour, la grande force morale du pays, le clergé catholique, se convertit aux tendances nouvelles. Sans doute il y a encore bien des résistances, surtout chez les prêtres d’un certain âge qui, élevés dans des idées très différentes et un peu réactionnaires aux temps du cardinal Cullen, manquent aujourd’hui de la souplesse nécessaire pour se plier aisément à un nouvel état de choses. En revanche, le cardinal Logue et l’éminent archevêque de Dublin, Mgr Walsh, comptent, avec la plupart des évêques, parmi les plus fermes soutiens de la cause défendue par la Ligue ; des lettres pastorales s’impriment maintenant dans les deux langues ; tel prêtre, dans un village de l’Ouest, se met à apprendre l’irlandais et, en trois ans, se trouve en mesure de prêcher en cette langue ; enfin le jeune clergé, si actif et si intelligent, qui sort de Maynooth, montre de plus en plus d’enthousiasme en faveur de la renaissance gaélique.
Il y a encore d’autres signes encourageans pour l’avenir du mouvement, et qu’aperçoit du premier coup d’œil le simple touriste voyageant en Irlande. C’est le grand nombre de gens qui parlent irlandais dans les rues, même dans une ville, comme Dublin, si anglicisée naguère, et aujourd’hui si avant dans le mouvement. Ce sont les enseignes, annonces, affiches en irlandais ; les noms des rues marqués en cette même langue, par ordre des autorités locales, qui de plus, dans bien des villes, exigent de leurs employés la connaissance de l’irlandais ; les prospectus irlandais émis par certaines administrations publiques comme le Département de l’Agriculture ; les articles en irlandais publiés chaque jour par les grands journaux ; c’est encore le succès que rencontrent auprès du public les deux périodiques irlandais de la Ligue, le journal An Claidheamh Saints et la revue Irisleabhar na gaedhilge, sans parler de deux ou trois autres feuilles irlandaises qui voient le jour en Erin, ni des volumes, romans, nouvelles, pièces de théâtre publiées à bas prix par la Ligue, qui, pour ajouter à ses nombreuses fonctions, s’est faite en plus maison d’éditions gaéliques[2]. — Mais ce qui frappe le plus vivement le visiteur étranger, s’il a la curiosité d’assister à quelque classe irlandaise de la Ligue, dans un quartier pauvre de Dublin par exemple, c’est de voir l’enthousiasme sérieux, profond et communicatif de tous ces hommes réunis, jeunes et vieux, employés ou artisans pour la plupart, épiciers, horlogers, drapiers de leur état, à qui l’idée d’apprendre quoi que ce soit, surtout une langue autre que l’anglais, ne serait sans doute jamais venue en d’autres temps, et qui, après leur journée de travail, sont là, leur O’Growney à la main, les regards tendus, écoutant avidement la leçon et suivant des lèvres la phrase prononcée par le maître. Voilà évidemment des gens transformés au fond de l’être par cette étude plutôt sévère, ou plutôt par l’importance du rôle social qu’ils ont l’idée de jouer et qu’ils jouent en effet, et à qui, comme à tant d’autres, le mouvement gaélique a donné un intérêt, un but, un idéal, dans des conditions de vie souvent dénuées de tout cela. — Peu de nationaux, disent d’ailleurs ceux qui suivent les choses de près, se mettent à l’étude de l’irlandais sans sentir vite ce que cette étude a de réconfortant pour le cœur, de stimulant pour l’esprit, sans y trouver une « fascination » spéciale et comme une « révélation. » C’est que, pour les enfans d’Erin, cette langue n’est ni une langue morte, ni une langue étrangère, c’est une partie intégrante de leur être, un second self, un élément oublié d’eux-mêmes. L’anglais qu’ils parlent, on l’a remarqué souvent, est un anglais appris, livresque, plein d’idiotismes irlandais qui leur sont à leur insu restés accrochés dans le cerveau, et même, si l’on compare l’éloquence d’un Burke ou d’un Grattan à celle d’un Pitt ou d’un Fox, on est forcé d’avouer que la première a quelque chose de factice et d’étudié que n’a pas l’autre. Mais qu’un jour les Irlandais se remettent à leur vieille langue nationale, et voilà qu’ils « se retrouvent » eux-mêmes. « Quand je commençai à étudier, » dit curieusement une Irlandaise, « les mots m’apparurent comme familiers, mon esprit allait naturellement à eux, c’était comme si je tirais de mon cerveau des choses que je ne savais pas y avoir ; il me semblait que jusqu’alors je n’avais pas été moi et que je découvrais en moi un autre moi-même, le vrai, avec quantité d’idées et de sentimens que j’étais naguère incapable de concevoir. »
Ainsi l’on s’explique l’essor intellectuel qui accompagne en Irlande la résurrection du langage national. Les esprits, que stérilisait naguère l’anglicisation, retrouvent avec leur mode d’expression normal une ardeur et une activité nouvelles. Et le moral même, par un curieux effet psychologique, gagne sensiblement à cette reprise du langage d’autrefois, de ce vieux vocabulaire que la civilisation celtique avait créé à son image ;, avait chargé de force, d’idéal, de beauté, et qui vient aujourd’hui restituer aux générations nouvelles, avec l’esprit du passé, son enseignement traditionnel et son « dépôt » moral. L’Irlande, en retrouvant son langage, retrouve donc peu à peu son âme nationale. C’est, avec l’esprit du passé, un esprit nouveau qui souffle en Erin, et cet esprit nouveau est d’autant plus précieux, au dire des observateurs prévoyons, que seul il pourra lutter un jour, victorieusement, contre le mal qui menace l’Irlande dans un avenir plus ou moins prochain, le scepticisme, maladie de croissance que provoquerait d’abord le développement du bien-être matériel, peut-être aussi une diminution toujours à craindre de l’esprit religieux, sans parler de l’influence déprimante du régime d’instruction purement mécanique aujourd’hui en vigueur…
Il s’en faut d’ailleurs que cet esprit nouveau soit d’ores et déjà tout-puissant en Irlande. Quoi qu’en disent les plus fanatiques de ses partisans, la Ligue n’est point encore maîtresse en Erin, elle ne représente encore qu’une minorité, — si influente que soit cette minorité par son enthousiasme et sa force de propagande, — et en face d’elle il y a encore une majorité d’indifférens : bourgeois ou noblemen trop anglicisés pour comprendre la signification profonde du mouvement, hommes de peu de foi, qui n’y voient qu’un « genre, » une pose inoffensive, ou de peu d’énergie, amateurs de vaine rhétorique, de raiméis, comme on dit là-bas, et qui confondent toujours parler avec agir ; hommes politiques enfin, favorables, si l’on veut, aux idées nouvelles, mais jaloux parfois de la Ligue, de cette puissance sur laquelle ils n’ont pas réussi à mettre la main et qui prétend faire le salut du peuple en dehors d’eux. Mais cette opposition passive et sourde est peu de chose auprès de l’hostilité irréductible d’un petit noyau d’ « anticeltistes » déclarés, très puissans, que, par comparaison avec le parti politique ultra-tory et anti-nationaliste d’Irlande, on pourrait appeler les « Orangistes intellectuels, » et dont la violence à l’attaque montre bien qu’en Irlande, sinon en Angleterre, on ne se méprend pas sur la portée du mouvement qu’on affecte d’ailleurs de tourner en ridicule. Soutenus par le gros de l’opinion anglaise, — laquelle n’a pas actuellement pour le celtisme plus de sympathie qu’elle n’en avait, il y a un demi-siècle, quand le Times prenait à partie Matthew Arnold pour ses vues sur l’Etude de la littérature celtique, — ils ont pour centre d’opérations en Irlande Trinity College, la vieille Université dublinoise fondée par Elisabeth en 1592 pour l’usage de la « garnison » anglaise en Irlande, celle que les élèves d’Oxford ou de Cambridge appellent encore parfois, non sans dédain, « notre sœur silencieuse. » Du haut de ces murailles universitaires, la guerre a donc été déclarée au celtisme, voici tantôt trois ou quatre ans, l’occasion propice étant fournie par la réunion à Dublin de certaine commission d’enquête sur l’enseignement secondaire.
L’attaque fut des plus vives. Ecoutons le plus notable des anticeltistes irlandais, l’illustre savant J.-P. Mahnffy, senior fellow de Trinity College. Ressusciter artificiellement le vieux langage irlandais ? Ce serait à ses yeux « un pas en arrière, un retour aux âges de barbarie et à la Tour de Babel ; » ce serait une chose « déraisonnable, » « déshonnête, » si ce n’était par-dessus tout une chose « impossible. » Le mouvement gaélique actuel, à entendre M. Mahaffy, n’est qu’un jouet pour le peuple, un moyen de tromper sa faim, imaginé par des gens qui ne cherchent qu’à accentuer l’hostilité entre l’Irlande et l’Angleterre : « les nationalistes irlandais savent bien que cette « séparation » qu’on leur a refusée n’est qu’une affaire de temps, pourvu qu’on sache entretenir, développer l’opposition de race et de sentiment entre les deux peuples en y ajoutant une opposition de langage. » — Quant à ce qu’on nomme la littérature irlandaise, M. Mahaffy, devant la commission d’enquête, n’a pas d’expression assez forte pour la condamner : il sait, par des gens « compétens, » qu’il n’y a pas un texte irlandais, hors les textes religieux, qui ne soit « indécent ou bête (silly). » Son collègue M. Atkinson, professeur de philologie à Trinity College, l’appuie de son autorité en déclarant toute cette vieille littérature « insupportablement basse de ton, dégradante, choquante. » « Gardez-vous, dit-il, de mettre jamais vos enfans à son contact ! » Et il conclut sur cette phrase vraiment extraordinaire dans la bouche d’un philologue : « Toute espèce de folklore est d’ailleurs abominable au fond ! »
L’effet produit par ces déclarations ne fut pas tel que l’attendaient leurs auteurs. « Leur absence même de modération détruit leur valeur, et ce serait leur faire trop d’honneur que de les réfuter, » répondit, dans une lettre rendue publique, M. le professeur Zimmer, de Greifswald[3], l’un des philologues du continent dont le parti « gaélique » d’Irlande invoqua le témoignage, avec celui de MM. Dottin, Windisch, Stern, H. Pedersen, etc., pour repousser l’attaque, et qui tous rendirent plein hommage, à l’encontre de MM. Mahaffy et Atkinson, à l’ancienne littérature d’Erin. La campagne avait en réalité un objet beaucoup plus politique que littéraire. Ce qu’on voulait, c’était « tuer sous le ridicule, » en tuant la langue irlandaise elle-même, ce mouvement gaélique qui venait si malencontreusement, à la onzième heure, entraver la grande œuvre d’anglicisation alors qu’elle était sur le point d’aboutir. Or, pour tuer la langue irlandaise, — cette langue inutile, sans valeur éducatrice comme sans usage pratique, — quel plus sûr moyen que de l’exclure de l’enseignement ? Pratiquement, c’est donc sur cette question de l’enseignement de l’irlandais dans les écoles et collèges que devait porter la lutte, et qu’a porté la lutte en effet, entre les anticeltistes de Trinity College, qui veulent angliciser l’éducation, et les partisans de la renaissance gaélique, représentée par les chefs de la Ligue, qui veulent nationaliser l’éducation comme le reste : lutte dont l’issue, en fin de compte, doit être l’échec ou le succès final du mouvement gaélique en Irlande, la formation d’une prochaine génération d’esprit national ou d’esprit antinational. Il faut savoir d’ailleurs que, sur ce terrain spécial, l’anticeltisme irlandais avait et a encore, par la situation officielle de ses principaux champions, une situation privilégiée, prépondérante, par rapport à celle de ses adversaires.
Imaginons, pour avoir une idée de l’organisation de l’enseignement en Irlande, un système d’établissemens privés, écoles et collèges, — je passe sur quelques établissemens « modèles » gérés par l’Etat, — qui reçoivent du Trésor, s’ils se soumettent aux règlemens et aux programmes, des subventions fort importantes et calculées en majeure partie d’après les résultats obtenus par chaque école ou collège aux examens ou inspections périodiques ; puis, à Dublin, pour l’élaboration des règlemens, des programmes, et la répartition des fonds, deux Conseils suprêmes, deux boards, l’un pour l’enseignement primaire (national board), l’autre pour l’enseignement secondaire, tous deux organisés à l’anglaise, composés de personnages influens, à mandat gratuit, que désigne à vie le vice-roi d’Irlande et parmi lesquels l’Orangisme, intellectuel ou politique, est fortement représenté. C’est devant ces deux Conseils souverains, peu sympathiques par nature à la cause du celtisme, que devait se jouer la partie entre la Ligue et Trinity College ; et, chose curieuse, c’est la Ligue qui a gagné la première manche en obtenant, il y a deux ans, grâce à une forte pression de l’opinion, la liberté presque complète, avec les subventions de droit, pour les classes d’enseignement de l’irlandais dans les écoles primaires, — enseignement qui jusqu’alors était resté entravé par mille détails et règlemens prohibitifs. — L’anticeltisme, il est vrai, a pris sa revanche l’an dernier : à la suite de la nomination de M. Mahaffy comme membre du board de l’enseignement secondaire, — nomination que toute l’Irlande nationaliste a ressentie comme une injure personnelle, — ce board, sans oser rayer franchement l’irlandais du programme des collèges, l’a placé dans des conditions éminemment défavorables au point de vue « valeur, » de manière à en écarter la jeunesse ; ajoutons qu’en même temps on favorisait l’allemand aux dépens du français aux examens, ce qui eut le don d’agacer particulièrement les Irlandais, mécontens de cette tentative faite, disent-ils, pour les « teutoniser. » Voilà donc, par un illogisme étrange, l’irlandais en faveur à l’école primaire et en défaveur au collège secondaire : comprenne qui pourra ! — Mais tout n’est pas dit, et la question la plus grave reste encore en suspens : c’est la question de l’enseignement primaire dans les comtés de l’Ouest de l’Irlande, où le peuple parle encore irlandais et où l’enseignement est encore aujourd’hui donné en anglais, non qu’il soit interdit à l’instituteur de faire usage de l’irlandais dans ses leçons, mais par le fait que neuf fois sur dix l’instituteur ignore cette langue. Ce qu’on réclame, avec autant d’énergie que de raison, c’est que l’enseignement dans ces districts soit rendu « bilingue, » c’est-à-dire que, sans en exclure l’anglais, on garde l’irlandais dans les programmes et que l’instituteur soit mis en demeure de s’en servir comme d’un moyen terme pour faire sa classe, pour enseigner l’anglais et le reste aux enfans. Le régime actuel est un scandale, dit-on, car c’est un scandale que d’éduquer des enfans dans une langue qui pour eux est une langue étrangère. Voyez les figures moroses et figées de ces gamins en classe : ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit, le mot anglais prononcé par le maître n’éveille dans leur petite tête aucune idée nette ; immobiles sur leur banc, ils n’apprennent rien, et n’ouvrent pas la bouche. Deux ou trois ans après leur sortie de l’école, ils ne sauront plus lire ni écrire ! Ce régime ne fait que des illettrés. Et voilà ce que là-bas on appelle éducation ! Tous les gens compétens sont d’accord pour condamner le système, sans en excepter le secrétaire en chef pour l’Irlande, M. Wyndham, qui, le 22 mai 1901, soutenait et faisait voter sans opposition à la Chambre des communes une motion en faveur du régime « bilingue » dans les écoles de l’Ouest irlandais, convenant lui-même, avec son habituelle bonne grâce, de la nécessité d’élargir et d’éclairer par ce moyen l’esprit de l’enfant. N’empêche qu’on ne peut obtenir du board qu’il rende ce régime obligatoire et prenne ses mesures pour former dans les écoles normales un nombre suffisant d’instituteurs parlant l’irlandais. À toutes les réclamations il oppose la force d’inertie, et cette force d’inertie pourrait bien un jour lui coûter cher, comme au board de l’enseignement secondaire son horreur de l’irlandais, car le mauvais vouloir de ces deux autorités a soulevé contre elles un violent mouvement d’hostilité auquel l’archevêque de Dublin, Mgr Walsh, a récemment mis le comble en démissionnant avec éclat de son siège au National board, dont il était, aux yeux de l’Irlande nationale, le seul représentant vraiment populaire. De toutes parts maintenant, on crie à l’abolition de ces Conseils antinationaux, irresponsables et autocratiques, assemblées d’amateurs dominées par l’esprit orangiste de Trinity College, qui comptent plus de juges, de clergymen et de bourgeois enrichis que d’hommes compétens : « Le peuple d’Irlande, s’écriait naguère un éminent écrivain, M. Edward Martyn, laissera-t-il la farce se jouer plus longtemps ? »
La guerre de langues sévit donc actuellement à l’état aigu en Irlande. De la Ligue ou de Trinity College, de l’anticeltisme ou de la renaissance gaélique, qui l’emportera en fin de compte ? La réponse n’est pas douteuse pour qui voit l’ardeur de la jeunesse à l’étude de la langue nationale, quand on sait, pour parler chiffres, qu’il y a eu, en 1900, 546 collégiens reçus à l’examen d’irlandais (enseignement secondaire) contre 273 seulement en 1889, et 2 256 ) enfans présentés à l’inspection pour l’irlandais (enseignement primaire) contre 826 seulement en 1889, c’est-à-dire qu’en dix ans, malgré les entraves, l’enseignement de l’irlandais a doublé d’importance dans les collèges et presque triplé dans les écoles primaires : voilà qui promet pour l’avenir.
L’anticeltisme a d’ailleurs en Irlande un autre terrain de lutte : c’est celui de l’enseignement supérieur. Si étrange que semble pareille affirmation, on peut dire qu’à l’heure actuelle, il manque encore à l’Irlande un enseignement supérieur « national, » digne de ce nom, digne des traditions de « l’Ile des Saints et des Docteurs ; » et c’est là, par parenthèse, la meilleure explication à donner à ceux qu’étonneraient les progrès accomplis par l’œuvre d’anglicisation en Irlande depuis un demi-siècle. On n’oublie pas ici que l’Irlande a l’honneur de posséder sur son sol Trinity College, et, s’il est permis de regretter l’attitude prise dans la question de la renaissance gaélique par quelques-uns des représentans les plus autorisés de la vieille Université des Tudors, il n’est personne qui ne rende hommage à la richesse scientifique et littéraire de ce grand centre académique qu’ont illustré tant de noms fameux, ceux de Burke, de Grattan, de Th. Moore, et qu’illustrent encore ceux du premier historien vivant de l’Angleterre, W. H. Lecky, et de son premier philologue, Whitley Stokes. Mais, pour un Irlandais, cette et catholique, qu’est-ce aujourd’hui que Trinity College ? Un établissement étranger, importé par l’Angleterre pour l’usage de la « garnison » anglaise et restant fait exclusivement pour le service de cette garnison ; anti-irlandais par nature, hostile non seulement à la littérature celtique, comme l’ont montré les déclarations de MM. Atkinson et Mahaffy, mais à la race et à l’esprit celtique, — le professeur Fitzgerald allait jusqu’à affirmer qu’avant Cromwell les Irlandais n’étaient qu’une peuplade de sauvages tout nus ; — possédant d’admirables manuscrits gaéliques, mais n’ayant rien fait pour les publier et laissant aux savans allemands et français la primeur des études de philologie irlandaise[4] ; ouvert théoriquement aux « papistes, » à peu près comme leur sont ouvertes aujourd’hui les vieilles cathédrales que leur a prises la Réforme, mais nettement protestant dans son esprit et son enseignement, quelles que puissent être les illusions de ses représentans sur cette question de la neutralité confessionnelle. Faut-il donc s’étonner que, comme centre d’enseignement, il soit si peu fréquenté par la jeunesse restée fidèle à la foi politique et religieuse de la vieille Erin ? D’autre part, voudra-t-on compter comme centres d’instruction supérieure les deux Queen’s Colleges de Cork et de Galway, fondés par Hubert Peel en 1845, — le troisième, celui de Belfast, étant réservé en fait aux étudians presbytériens de l’Ulster, — institutions de niveau assez médiocre, végétant péniblement faute de ressources, et que leur caractère irréligieux a privés de la confiance du clergé d’Irlande ? Ainsi voit-on que les seules portes qui s’ouvrent en pratique aux jeunes hommes catholiques et nationaux, désireux de s’instruire, sont celles de l’excellente, mais très restreinte, Université catholique fondée il y a cinquante ans à Dublin par l’épiscopat irlandais, illustrée par Newman, florissante aujourd’hui, malheureusement privée de tout subside d’Etat, privée même du droit de conférer des grades, et qui n’a de place que pour deux cents étudians, dans une population catholique de plus de trois millions dames.
L’Irlande pourtant veut s’instruire, et s’instruire à son idée, non pas à celle de l’Angleterre. Elle demande que l’Etat « établisse, » selon l’expression anglaise, et soutienne, une Université qui ne soit ni antinationale, ni anticatholique, autrement dit une Université qui soit nationale et catholique au même titre et de la même manière que Trinity College est actuellement anglais et protestant. Quoi de plus juste que cette prétention ? Or, c’est à cette prétention que s’opposent avec la dernière énergie la plupart des représentans de Trinity College, par anticeltisme et « antipapisme, » peut-être aussi par crainte d’une concurrence éventuellement dangereuse, et, avec eux, les Orangistes et les Presbytériens, ceux-là par politique, ceux-ci par haine des catholiques. C’est de même contre cette prétention que protestent en Angleterre les radicaux, les membres de la Basse Eglise et des Eglises dissidentes, voire beaucoup d’anglicans high church, furieux à cette idée que l’Angleterre pourrait entretenir, fût-ce avec l’argent de l’Irlande, un établissement « qui serait dans la main de Rome ! » Chaque année, à la Chambre, on entend se formuler avec éloquence la réclamation du peuple d’Irlande, et chaque année, il faut le dire, si la majorité la rejette, il se trouve du moins, pour l’appuyer, des esprits libéraux, comme M. John Morley, qu’on ne suspectera pas de partialité pour les catholiques, comme M. Lecky, le propre député de Trinity College, comme le leader unioniste lui-même, M. Balfour, qui s’est fait en mainte occasion l’avocat d’une « Université irlandaise pour catholiques, » mais se sent trop mal soutenu sur ce point par ses collègues du ministère pour faire de la question une question de parti devant la Chambre. Je sais bien que, sur la demande du vice-roi d’Irlande, on a nommé, l’an dernier, une commission spéciale pour étudier à nouveau, en Irlande même, le problème déjà mille fois étudié ; mais Trinity College a su se faire exclure de l’objet de l’enquête, et puis, là comme ailleurs, les grandes commissions ne sont-elles pas plus aptes à enterrer les questions qu’à les résoudre ? Tout cela n’ouvre pas grand espoir pour l’avenir, et c’est dommage, car, si l’Irlande n’obtient pas satisfaction du gouvernement conservateur, elle l’obtiendra bien moins encore d’un gouvernement ultérieur, libéral ou avancé, lequel s’appuierait précisément sur les adversaires déclarés du projet, les radicaux et les dissenters. Faut-il donc croire que le peuple anglais se refuse à jamais à doter l’Irlande d’un de ces foyers intellectuels dont il est lui-même si largement pourvu, et que l’Irlande ne doive jamais rien attendre sur ce point que de l’initiative individuelle, de la générosité éclairée de quelques gens de cœur, au premier rang desquels il faut citer Mrs J. R. Green, veuve de l’illustre historien, et qui se proposent de fonder des bourses pour envoyer chaque année dans nos universités françaises un certain nombre de jeunes Irlandais avides d’instruction ?
La cause du haut enseignement en Irlande est d’autant plus intéressante, et plus pressante, que la renaissance gaélique a provoqué dans tout le pays, — ou plutôt qu’il s’est produit dans tout le pays, parallèlement à la renaissance gaélique et sous l’influence des mêmes causes, — un remarquable éveil des aspira-lions et des forces intellectuelles de l’individu, et que nous assistons aujourd’hui en Irlande aux premières manifestations d’un vrai et grand mouvement littéraire : un mouvement qui procède, et témoigne, comme la renaissance du langage, des efforts faits par la nation pour reconquérir son indépendance mentale et morale, et dont le succès est d’ailleurs nécessaire pour assurer celui de la renaissance du langage, car il est évident que celle-ci ne pourrait réussir, si elle n’était soutenue d’en haut et comme vivifiée sans cesse par le contact d’une littérature nationale. Certes, il faudrait se garder à l’heure actuelle d’exagérer les résultats qu’on peut attendre dans l’avenir de cette renaissance intellectuelle de l’Irlande ; mais il est nécessaire, — et suffisant, — de marquer les résultats qu’elle a d’ores et déjà donnés, et que nous avons par conséquent sous les yeux.
C’est par un retour aux sources de la vieille littérature celtique que s’est initié ce mouvement, il y a quinze ou vingt ans. L’Irlande avait déjà eu, sans doute, au cours du XIXe siècle, des savans pour mettre en lumière les trésors du temps de sa splendeur littéraire, ses légendes et ses poèmes mythologiques, héroïques ou ossianiques ; les noms d’O’Curry et d’O’Donovan jouissaient, avant le milieu du siècle, d’une célébrité européenne, mais ces savans vivaient en quelque sorte isolés en Irlande, sans que leurs travaux eussent attiré la curiosité, forcé l’attention du pays qu’épuisaient alors la famine et l’agitation. Matthew Arnold conte à cet égard une anecdote bien significative. Le grand poète Th. Moore, étant allé voir O’Curry, trouva son ami au travail, avec l’archéologue Pétrie, devant une collection de vieux manuscrits irlandais, le Livre de Ballymote, le Livre jaune de Lecan, les Annales des quatre maîtres : étonnement du poète, qui n’avait jamais entendu parler de ces documens, et qui, s’en étant fait expliquer le caractère, dit gravement : « Pétrie, ces volumes n’ont pas été écrits par des sots ni dans de sots desseins ; les ignorant, je n’avais pas le droit d’écrire mon Histoire d’Irlande. » — Depuis une vingtaine d’années au contraire, un vif courant populaire s’est porté vers l’étude, la traduction, la vulgarisation des anciens textes, et vers la mise en valeur des richesses inexploitées du folklore. Pour ne citer qu’un exemple, M. Douglas Hyde a passé des années dans le comté de Roscommon, d’où il est originaire, à recueillir de la bouche des paysans les contes et chants inédits, vieux ou récens, dont il a composé déjà une douzaine de volumes, notamment ses admirables Chants d’amour du Connacht. C’est là une veine imaginative extraordinairement riche qui s’est ouverte à la littérature en Irlande, à la littérature anglo-irlandaise d’abord, toute prête à y creuser, puis aux aspirations renaissantes de la littérature proprement irlandaise.
On sait que la littérature proprement irlandaise, — j’entends en langue irlandaise, — après une période d’éclat aux temps du fondateur de l’irlandais moderne, Geoffrey Keating[5], et de ses successeurs, avait fait place, vers la fin du XVIIIe siècle, à une littérature irlandaise en langue anglaise, — disons anglo-irlandaise, selon le terme consacré, — laquelle s’est, au cours du XIXe siècle, sensiblement éloignée des traditions irlandaises et rapprochée des modèles anglais, des exigences britanniques. Thomas Davis et les nobles penseurs de la Jeune-Irlande avaient bien essayé de lui infuser un esprit vraiment patriotique et national ; mais, si profonde qu’ait pu être leur influence sur la poésie lyrique d’un Clarence Mangan, sur la poésie politique d’un T. D. Sullivan ou d’une Ellen O’Leary, leur œuvre, trop tôt interrompue, n’avait pu porter tous ses fruits. Or, l’Irlande s’est naguère reprise à cette œuvre, comme par un contre-coup tardif des leçons de Davis. Avec la fondation par sir G. G. Duffy, ami et collaborateur de Davis, du Dublin Magazine en 1887, et, peu après, avec la création des deux sociétés littéraires de Londres et de Dublin, il a commencé de passer un souffle nouveau sur la littérature anglo-irlandaise. Elle se retrempe alors aux sources d’inspiration des poèmes et des légendes du passé, elle se raccorde à cette note celtique qui avait déjà si fort influé sur Swinburne et même sur Tennyson, elle se développe enfin en une magnifique floraison poétique. Standish O’Grady, T. W. Rolleston, Larminie, miss Nora Hopper, nous représentent les mythes d’autrefois rajeunis sous des formes nouvelles, suivant l’exemple qu’avaient déjà donné sir Samuel Ferguson et Aubrey de Vere. George Sigerson et Douglas Hyde transposent en anglais les vieilles poésies celtiques, avec une merveilleuse souplesse de rythme, en reproduisant les mètres originaux dans leur extraordinaire variété ; Jane Barlow, A. P. Graves, Katharine Tynan-Hinckson nous peignent l’émotion de la nature et de la vie rurale ; et tous ces divers courans poétiques se rencontrent enfin, à leur suprême puissance, dans la personne d’un maître, d’un artiste incomparable, W. B. Yeats.
Ce n’est pas que la forme, le goût, les représentations de ces écrivains de la renaissance littéraire anglo-irlandaise, — exception faite pour quelques-uns, Sigerson et D. Hyde, par exemple, — soient toujours parfaitement conformes à l’esprit celtique, au génie littéraire de l’Irlande. Plusieurs d’entre eux écrivent à l’intention évidente du public anglais ; Erin est pour eux un sujet d’étude plus qu’un élément de leur personnalité propre. D’autres, comme Blake, Lionel Johnson, George Russel, poussent même ce qu’il y a d’instinct idéaliste dans l’âme celtique jusqu’aux confins mystiques du symbolisme ou du néo-platonisme. Malgré tout, l’on ne peut nier que cette mise à contribution des richesses littéraires de la vieille Irlande n’ait eu son bon côté pour l’avenir du celtisme, et celui même de la littérature proprement irlandaise. Il y a un signe des temps dans ce fait que Dublin est redevenu un centre intellectuel assez fort pour arracher au public londonien, qui ne les intéresse plus, disent les uns, dont le goût est trop méprisable et bourgeois, disent les autres, bon nombre de ces littérateurs du groupe celtique, des romanciers et des dramaturges comme Edward Martyn et George Moore, et qu’à Dublin même, il a pu se fonder, il y a quatre ans, sous les auspices de ces deux écrivains et sous ceux de lady Gregory et de M. Yeats, un « théâtre littéraire irlandais. »
Ce n’était pas chose facile que d’organiser un théâtre à la fois national et littéraire à Dublin, où depuis longtemps le public n’était habitué à voir que des pièces à succès importées de Londres en droite ligne. Je sais bien que, pour commencer, l’on ne prétendait qu’à donner chaque année, dans une salle de location, une série de représentations dans l’esprit irlandais et sur des sujets irlandais. Les souscriptions, ou plutôt les « garanties, » affluèrent d’ailleurs très vite, et sur les listes de patronage se trouvèrent représentées les classes les plus diverses de la société : on pouvait y voir, côte à côte, les noms du grand agitateur William O’Brien et de son homonyme le chief justice d’Irlande, lord O’Brien, ceux d’un ex-fenian, M. John O’Leary, et d’un ancien ambassadeur de Sa Majesté britannique à Paris, lord Dufferin. Enfin, en mai 1899, la première représentation put être donnée avec Countess Cathleen de M. Yeats, pièce pleine de verve et de talent, malheureusement trop peu irlandaise de caractère et qui fit scandale par certaines peintures un peu vives et fort peu vraisemblables de la vie paysanne, celle-ci par exemple : un paysan brisant du pied une image de la Sainte Vierge ! Au contraire, on eut de vrais succès, cette année-là et l’année d’après, avec The Heatherfield d’Edward Martyn, The Bending of the Bough, satire politique très réussie de George Moore, une pièce symbolique de Martyn intitulée Maeve ; enfin, l’an dernier, avec un beau drame écrit, d’après la légende de Diarmuid et Grania, par G. Moore et W. Yeats.
Le malheur, c’est que ces pièces, écrites en anglais, ne donnaient toujours pas au théâtre littéraire irlandais le droit à la seconde de ses épithètes. Il n’était encore qu’un théâtre littéraire quand, au mois d’octobre dernier, M. Douglas Hyde y donna une comédie de lui, en irlandais, jouée par lui-même avec quelques amateurs, et intitulée Casadh an-t sugain, la corde tressée. Une toute petite comédie de mœurs, prise à la vie rurale de l’Irlande d’autrefois : mais c’était la première fois, depuis un temps immémorial, qu’on représentait à Dublin une pièce irlandaise en irlandais. Aussi l’enthousiasme de la salle, à la première représentation, fut-il inouï, dirent les assistans ; des galeries, pendant les entr’actes, partaient de vieux chants irlandais, chantés religieusement, et auxquels le parterre répondait par des applaudissemens ; tout le monde sentait qu’un jour nouveau était né pour le celtisme, et l’on percevait enfin par quelque chose de visible et de matériel le fait que la littérature irlandaise était ressuscitée.
C’est en effet de la « littérature, » — au bon sens du mot, — que cette petite pièce de M. Hyde, au jugement de tous les gens compétens[6]. « Cela est irlandais et cela est littéraire, » écrivait un critique dans la Fortnightly Review ; « à la surface, de l’esprit, de la poésie, et, au fond, un humour profond, une éloquence qui touche en dépit de la raison. Cela pourrait se comparer avec un proverbe de Musset, ou mieux avec le Gringoire de Banville… » Qui plus est, c’est de la littérature « populaire, » comme doivent nécessairement être les premières productions d’une littérature renaissante, et comme sont d’ailleurs la plupart des œuvres de littérature proprement irlandaise qui se produisent actuellement en Irlande. Car il s’en produit beaucoup, de toute espèce, et chaque année davantage. Dès à présent, dit-on, il s’imprime à Dublin plus de livres en irlandais que de livres en anglais, sans parler des ouvrages religieux, lesquels ne se comptent plus. On publie les œuvres inédites de Keating et de ses contemporains, de ses successeurs, comme Eoghan Ruadh O’Sullivan, Egan O’Rahilly, etc. ; ou bien on reproduit en irlandais moderne les plus belles productions du moyen âge ; ou bien on édite les légendes populaires en les recouvrant d’une forme littéraire. Ces restitutions ne suffisent déjà plus : on a senti bien vite le besoin de créer du nouveau, d’exprimer en images les formes nouvelles de l’esprit national. Déjà l’Irlande a trouvé son Mistral en Douglas Hyde, son An Chraoibhin Aoibhinn, poète autant qu’apôtre, et dont les vers, vers pathétiques et simples sur la nature, la solitude et la vie des champs, écrits pour l’oreille non d’un grand public, mais de quelques milliers de paysans, sont comparables dans leur idéalisme pur à ce qui a été écrit de meilleur en Angleterre en fait de poésie lyrique depuis dix ans, au dire des bons juges : on peut d’ailleurs en juger dans la traduction anglaise qu’a donnée de quelques-uns de ces vers lady Gregory. Autour de M. Hyde s’est peu à peu groupé tout un essaim de jeunes écrivains, poêles, couleurs, auteurs dramatiques : M. O’Neil Russel, M. Mac Ginlay, M. J. J. Doyle, miss Agnes O’Farelly, M. Eamon O’Neill, M. l’abbé Dineen, auteur du roman historique intitulé Cormac Ua Conaill, M. l’abbé P. O’Leary, dont la comédie Tadhg Saor s’est jouée avec succès dans tout le Sud de l’Irlande. L’Irlande a donc enfin compris qu’elle avait été son utopie en cherchant à se donner une culture vraiment nationale par l’organe d’une langue étrangère ; elle a compris que la littérature anglo-irlandaise, si parfaite soit-elle, ne peut être qu’un expédient passager, un moyen de préparer les voies à la résurrection de la vraie littérature irlandaise, car la langue irlandaise est seule capable de rendre les nuances, les secrets de l’âme d’Érin, de cette âme à l’image de qui elle a été créée, et à l’image de qui elle commence en retour à créer une littérature nouvelle.
De cette renaissance littéraire de l’Irlande que sortira-t-il dans l’avenir ? Il faut se garder ici de prophétiser. Il faut même se garder de tirer trop vite conclusion de tels ou tels rapprochemens, qu’on pourrait faire, qu’on a déjà faits, entre le mouvement irlandais et le mouvement polonais, le mouvement tchèque, ou le mouvement provençal : ces rapprochemens-là ne sont jamais bien exacts, et ils sont toujours dangereux.
Ce qui est certain, c’est que l’Irlande a des obstacles devant elle dans la voie de la renaissance littéraire : la difficulté même de cette langue irlandaise, d’ailleurs admirable au point de vue philologique, avec sa syntaxe si régulière, son vocabulaire si riche, si profond et si fin ; la difficulté non moindre de cette orthographe très logique, mais aussi peu phonétique que possible, et qu’il semble que de siècle en siècle l’Irlande ait pris comme un plaisir de savant à hérisser de complications ; enfin, par-dessus tout, la difficulté qu’il y a présentement à reformer en Irlande une langue littéraire, classique, au-dessus des dialectes. Ces obstacles, il est vrai, ne sont pas de ceux que ne sache vaincre la volonté de tout un peuple. L’esprit n’est-il pas plus fort que la lettre ? Et, d’autre part, le vieux monde celtique n’a-t-il pas quelque chose à dire aux siècles nouveaux par la voix de son héritière légitime ? Le jour où cette voix se ferait entendre, messagère d’idéal, de tendresse, de beauté, nulle part elle ne résonnerait plus doucement qu’au cœur de la France, et la France saurait se souvenir alors du sang celtique qui l’anime.
L’avenir seul dira donc si le mouvement de la renaissance gaélique doit s’affirmer définitivement dans la littérature, comme il l’a déjà fait dans le langage national et dans l’enseignement. Et, cela fait, sera-ce tout ? Restera-t-il toujours enfermé dans le domaine intellectuel ? Non certes. Il a commencé par le « spirituel, » mais fatalement il doit réagir sur le « temporel, » car celui-ci est en grande partie « fonction » de celui-là, car l’état économique et social d’un peuple dépend pour beaucoup de son état moral. C’est ce qu’ont fort bien montré les promoteurs du mouvement, — M. Hyde en particulier (c’est toujours à lui qu’il faut en revenir en cette matière), — en démontrant la haute valeur non seulement morale, mais économique et sociale, du principe de nationalité, entendu connue il le faut et en dehors de toute politique. Ce dont nous avons besoin, ont-ils dit, ce ne sont pas tant des lois nouvelles qu’une réforme intérieure qui régénère à fond l’individu, cet individu si apte à faire son chemin hors d’Irlande et qui, dans la mère patrie, semble dépourvu d’énergie, de désir du progrès, ne sait que réclamer en tout l’aide de l’Etat, comme si son pessimisme désespérait d’avance de voir jamais réussir quoi que ce soit en Irlande. Restituons-lui sa langue et ses traditions, rattachons-le à l’idée nationale, à l’idée du devoir national : celle-ci ranimera chez lui le sentiment de la dignité, de la fierté patriotique, stimulera en lui l’initiative, la confiance, l’ambition de travailler au progrès de l’Irlande, en un mot les conditions premières de toute prospérité publique. Voilà ce qu’on peut attendre, au point de vue matériel et pratique, du mouvement de la renaissance nationale.
Et voilà aussi ce dont on commence à percevoir en Irlande les premiers symptômes, d’abord dans la vie sociale, les mœurs et coutumes de la classe moyenne et populaire, où commence un intéressant travail de « désanglicisation. » Shoneens et Westbritons n’ont plus aujourd’hui leur quiétude d’antan, ils ne se sentent plus autant qu’autrefois en (erre conquise : maintenant ils se voient raillés, montrés du doigt par les adeptes de la Ligue gaélique, pris à partie par des journaux satiriques comme le Leader ; une campagne de presse, de parole et d’action s’est organisée pour leur rendre, comme on dit, « l’atmosphère irrespirable, » pour battre en brèche les modes anglaises, les plaisirs et spectacles anglais, les façons et conventions, si étroites et vulgaires, de la vie anglaise ; et ce qui favorise fort cette campagne, c’est le succès inouï que rencontrent dans tout le pays les divertissemens irlandais organisés par la Ligue, les Seilge, les Sgoruidheachta, les Feiseanna, dont l’influence réformatrice ne saurait être estimée trop haut. Déjà on commence à délaisser le cricket. pour le jeu national celtique, le hurling, celui qu’on joue chez nous sous le nom de « la crosse ; » les sociétés de jeux gaéliques se multiplient ; les collèges et couvens commencent à se transformer selon l’esprit national, et, pour marquer d’un signe visible les progrès du mouvement, quelques Irlandais, suivant l’exemple donné par le fils du Lord Chancelier d’Irlande, se mettent à porter le costume national, non pas celui des paysans d’il y a cinquante ans, simple défroque du landlord, mais le vieux costume des Celtes et des Gaulois, braies serrées aux jambes par des lanières, tunique fermée avec une ceinture de cuir, et plaid ou saie de couleur jetée sur les épaules.
Ce qui pratiquement a plus d’importance, c’est l’essor industriel que l’on compte voir, que l’on commence à voir, sortir du mouvement gaélique. De tous les maux dont souffre aujourd’hui le pays, il n’y en a pas de plus grave que le manque d’industries, qui fait que, les bras ne trouvant pas à s’employer, l’émigration ne cesse de drainer les Irlandais hors d’Irlande. Pourquoi cette stagnation industrielle ? Ce ne sont pas les capitaux qui manquent, mais bien les capitalistes assez entreprenans, assez confians dans l’avenir de leur pays pour fonder sur le sol irlandais des entreprises nouvelles, pour faire travailler leur argent chez eux au lieu de le déposer en banque ou d’en faire profiter les compagnies anglaises du monde entier : donnez-leur l’esprit public, l’amour du sol, le sens de l’honneur national (comme tend à les leur donner le mouvement gaélique), il faudra bien alors qu’ils s’intéressent au développement économique de la nation et qu’ils mettent leur argent au service de l’Irlande et de la main-d’œuvre irlandaise. Ainsi l’on voit d’ores et déjà se relever, à Dublin, des chantiers de construction maritime depuis longtemps abandonnés, l’on voit se développer des industries d’art comme celles que réclament la construction et la décoration des nouvelles églises ; l’enseignement technique s’organise un peu partout, et, depuis une dizaine d’années, sur l’intelligente initiative du vice-président actuel du Département de l’Agriculture, M. Horace Plunkett, le sol entier de l’Ile Verte s’est recouvert d’associations coopératives agricoles, syndicats de vente et d’achat, banques populaires, témoignages prospères d’un grand mouvement d’initiative locale et de self help. — Autre point de vue. L’empire des modes anglaises coûte cher à l’Irlande, qui paie bon an mal an un tribut de vingt millions de livres sterling à l’Angleterre pour les articles qu’elle lui achète et que, les trois quarts du temps, elle pourrait aussi bien fabriquer chez elle. Or, voici que la renaissance gaélique a déclaré la guerre aux produits anglais, pour le plus grand bénéfice non seulement du consommateur, qui s’affranchit du joug de l’imitation britannique, mais du producteur, dont s’élève le chiffre d’affaires, et de l’ouvrier, à qui l’on offre d’autant plus de travail : de toutes parts se recrutent les bonnes volontés pour cette œuvre nouvelle de propagande par le fait, acheteurs, industriels, gaelic leaguers, gens de lettres même, comme M. George Moore, qu’on a pu voir un jour entrer dans un magasin de la rue la plus élégante de Dublin, Grafton street, pour y demander tel article de fabrication irlandaise, puis, s’entendant répondre que l’article en question n’est jamais demandé par les « classes respectables, » celles-ci ne le voulant qu’anglais, répliquer avec feu au chef de la maison tout ébahi : « Oh ! Damn the respectable classes ! Elles sont la honte de l’Irlande. » Les commerçans eux-mêmes commencent d’ailleurs à s’apercevoir qu’il est de leur intérêt de gagner la clientèle « gaélique, » et, pour ne pas rester en arrière, ils viennent d’organiser entre eux une association pour favoriser la vente des articles irlandais par tous moyens, surtout par le moyen d’une publicité bien entendue : il n’est pas un client, disent-ils assez drôlement dans leur manifeste, qui voudrait s’avouer influencé par les procédés actuels de la réclame, et pourtant, ce qui est sûr, c’est que la réclame réussit !
Tout cela tend à développer l’industrie et en conséquence à améliorer l’état économique de la population des villes en Irlande. Quant aux paysans des campagnes, le mouvement gaélique tend aussi à relever leur condition, toujours en vertu du même principe, à savoir que le point important est moins de changer les lois que de changer l’état des esprits, de rendre aux enfans d’Erin la foi en Erin, et de concentrer sur la terre d’Irlande les regards et les ambitions qui se tendent aujourd’hui vers l’Angleterre ou l’Amérique, vers Liverpool ou Chicago. Ce sont les campagnes, notons-le bien, qui ont le plus à souffrir de ce fléau de l’émigration, qui chaque année, maintenant encore, arrache à l’Irlande de quarante à cinquante mille de ses enfans ; quatre sur cinq de ces émigrans ont plus de quinze ans et moins de trente-cinq, et c’est ainsi le meilleur de ses forces et de son sang que perd l’Irlande en les perdant. Or, le fait économique de l’émigration ne tient pas seulement, comme le disent d’ordinaire les hommes politiques de l’Irlande, aux vices du régime agraire, ni même seulement au manque d’industries : il tient pour une bonne part aussi à un état psychologique dont il n’est pas facile d’avoir idée quand on n’a pas été là-bas, c’est la tristesse, la mortelle mélancolie de la vie des paysans telle que l’a faite depuis cinquante ans le régime de l’anglicisation à outrance. Représentons-nous un instant ce que peut être dans ces campagnes solitaires et désolées de l’Ouest irlandais, où le ciel pluvieux ne découvre que pierre et roc, tourbières et marais, avec, çà et là, quelques pièces rapportées de terre noire, l’état d’âme de ces paysans de vieux sang celtique, à l’esprit si vif et si fin, au sentiment si délicat et à l’imagination si riche, ces paysans peut-être les plus, intellectuels de l’Europe, et qu’une Revue irlandaise appelait naguère, d’un beau nom, des « paysans penseurs et poètes[7]. » Le landlord est exigeant, la famine toujours menaçante, et, tout le long de l’année, l’homme n’a devant les yeux que la nature ingrate, l’angoisse du silence et de la solitude. Autrefois, contre cette angoisse, le paysan d’Irlande avait une consolation, un alibi, c’était sa vie intérieure, son goût poétique et ses traditions de culture, c’étaient les vieux volumes irlandais lus à haute voix et les vieux chants, les contes que l’on se transmettait oralement, de père en fils, du berceau à la tombe, comme de saintes reliques. Encore aujourd’hui, il y a en Irlande de ces paysans qui ne savent ni lire ni écrire, mais qui récitent d’affilée quatre cents vers en gaélique ; tel vieillard « illettré » déclame tout un poème ossianique, et, pendant qu’il parle, il est secoué d’un frisson religieux ; tel autre, aveugle, a passé sa vie à composer des poèmes gaéliques que M. Douglas Hyde a pieusement recueillis. — Mais l’Angleterre est venue, et, depuis un demi-siècle, elle a tout fait pour détruire la langue irlandaise. Pratique avant tout, point sentimentale, elle ne s’est pas dit que « l’homme ne vit pas de pain seulement, » elle n’a pas vu qu’en enlevant au Celte rêveur et blond sa langue maternelle, elle lui enlevait tout ce que cette langue représentait pour lui de foi, de poésie, d’idéal, tout ce qui faisait sa force et sa joie dans la vie, et qu’en ce faisant, elle le tuait lui-même, intellectuellement et moralement. Bon gré mal gré, le paysan a dû se faire ainsi à l’idée de quitter le pays. L’émigration est entrée dans les mœurs ; filles et fils savent qu’à un moment donné, leur sort commun sera d’aller se faire une autre vie sous d’autres cieux ; beaucoup partent, et plus triste encore est la vie à ceux qui restent. La terre d’Irlande se meurt.
Que peut maintenant le mouvement gaélique contre cette misère morale, plus profonde et plus désespérée que n’importe quelle misère physique ? Ne rendrait-il au paysan d’Irlande que son langage, ce serait le salut, car ce serait — ou plutôt : car c’est — lui rendre son âme, avec sa foi et sa vision de l’au-delà, avec la faculté de s’élever au-dessus des tristesses ambiantes dans le monde idéal des traditions et des espérances ; c’est lui rendre l’amour du sol ancestral et le courage dans la lutte quotidienne. Il peut aussi contribuer à faire du sol de l’Irlande un sol où la vie soit moins triste à vivre, et il y a quelque chose de réconfortant à voir les efforts faits à cet égard, depuis quelques années, par la Ligue gaélique et par quelques hommes éclairés, passionnément épris du bien de l’Irlande, comme M. Horace Plunkett, lord Monteagle, pour reconstituer la vie rurale sur de meilleures bases et lui rendre un peu de son charme, de sa gaîté d’autrefois. Ainsi l’on commence à faire revivre dans les villages les amusemens et les distractions d’autan : danses sur la place, concerts donnés par les musiciens ambulans, avec harpes et pipes, assemblées du dimanche, ceilidhe du soir ; on répand des journaux honnêtes et nationaux ; çà et là enfin, on organise pour les paysans des salles de lecture, de récréation, et, chose intéressante, des bibliothèques villageoises de prêt, composées avec soin pour instruire en amusant, suivant le type qu’en a donné, avec la plus grande intelligence des besoins de la population rurale, M. Horace Plunkett, et sur lesquelles nous aurions, je crois, grand avantage à prendre modèle, nous autres Français, pour maint village de nos campagnes.
A parcourir, comme nous l’avons fait, le cercle d’action de ce qu’on appelle le mouvement gaélique en Irlande, on se rend bien compte qu’il ne s’agit pas là d’une simple agitation artificielle et superficielle, mais d’un mouvement profond, puissant et durable de renaissance ou de restauration nationale, destiné à affranchir la nation irlandaise de la dépendance intellectuelle de l’Angleterre, à lui refaire une vie propre au point de vue mental et moral, économique et social, à faire revivre en un mot une Irlande digne de ce nom, une Irlande irlandaise.
L’Irlande lutte pour garder son droit à vivre, son droit à avoir une âme, comme a dit M. George Moore. Et, inconsciemment, elle lutte pour autre chose encore : elle lutte pour conserver au monde un faisceau d’idées, de traditions, de tendances, dont elle est la dépositaire responsable devant l’histoire, et, il faut le dire bien haut, de toutes les petites nationalités qui, en face du matérialisme grossier, utilitaire et corrompu de nos grandes sociétés contemporaines, semblent faites pour représenter les revendications non seulement du droit, mais du sentiment, de la beauté, de l’idéal, il n’y en a pas de plus digne d’être préservée que la très vieille et toujours jeune Erin celtique, car il n’y en a pas dont le génie soit plus élevé, plus généreux, plus spiritualiste, plus riche en grâce, en délicatesse, en piété, et dont il soit plus essentiel à l’avenir de l’humanité de développer une expression pleine, consciente et féconde.
Que cette culture périsse, ce serait un crime. Et, si l’on se place au point de vue de l’intérêt bien entendu de l’Angleterre, ce serait une faute. L’Angleterre a besoin d’une Irlande populeuse, où elle trouve à enrôler des soldats, d’une Irlande riche, qui rapporte au Trésor, d’une Irlande « loyale, » dont elle n’ait pas à redouter toujours la rébellion ou l’hostilité ; mais elle a besoin surtout d’une Irlande vraiment irlandaise et celtique, souverainement celtique. Le « celtisme » a sa part dans ce composé d’élémens très divers qu’est l’esprit anglais ; on le sent très manifestement chez quelques-uns des plus grands hommes, des plus grands poètes de l’Angleterre, chez Byron, par exemple ; or, il faut que, dans le génie britannique, l’élément celtique vienne toujours contre-balancer l’influence de l’élément germanique et celle de l’élément normand : ce n’est pas nous qui disons cela, c’est le grand critique Matthew Arnold, dont c’est la thèse dans son célèbre ouvrage sur l’Étude de la littérature celtique.
Lorsque naquit le mouvement gaélique en Irlande, l’impression générale fut qu’il venait trop tard dans un monde trop vieux : l’heure semblait passée, la cause perdue d’avance. Aujourd’hui, au contraire, quand on voit l’enthousiasme éveillé dans 1 âme populaire par la renaissance de l’idée nationale, quand on voit l’ardeur avec laquelle le peuple d’Irlande s’est mis à l’œuvre et l’intelligence avec laquelle il a compris ce qu’on attendait de lui, quand on voit le clergé prendre sa part au mouvement, et tous les obstacles que les promoteurs de l’œuvre ont su vaincre, le doute ne paraît plus permis quant au succès final. Il n’y a pas grand’chose à redouter de l’opposition déclarée des anticeltistes d’Irlande, dont la violence ne fait que gagner des recrues au camp gaélique. L’important, à l’heure actuelle, est que les directeurs du mouvement sachent rester à l’écart de toute politique ; qu’ils sachent venir à bout de ce péché mignon des Irlandais, le raiméis, la vaine rhétorique ; qu’ils sachent se garder, enfin, de laisser le mouvement dévier de sa vraie direction, de le laisser s’englober dans le mouvement « panceltique, » lequel s’est beaucoup développé depuis deux ou trois ans en Irlande et dont l’esprit n’est guère compatible avec l’esprit de la renaissance gaélique. L’objet du Panceltisme est de rapprocher, d’allier entre eux les cinq groupes de populations celtiques, Bretons de France, Irlandais, Gallois, Highlanders d’Ecosse et gens de Man. C’est un mouvement fort intéressant, à coup sûr, mais purement académique, et qui, s’il ne donne pas ombrage à l’Angleterre, ne sortira qu’à grand’peine du domaine historique, spéculatif ou sentimental. Les Irlandais, au reste, sentent bien qu’ils ne sont pas mûrs pour « ces longs espoirs et ces vastes pensées, » qu’ils perdraient leurs forces à vouloir en étendre trop loin l’action, et que le « Panceltisme » ruinerait sans retour leur « nationalisme. »
C’est en somme, avec le mouvement gaélique, une nouvelle phase de l’histoire d’Irlande qui commence : plaise à Dieu qu’elle soit plus heureuse que celles qui l’ont précédée ! L’Irlande a cherché d’abord à conquérir son indépendance à main armée. Elle a cherché ensuite, avec O’Connell et Parnell, à gagner sa liberté par l’agitation parlementaire et la lutte constitutionnelle. Elle cherche maintenant à s’affranchir psychologiquement, à reconstituer moralement sa nationalité, persuadée qu’une fois reformé l’esprit public, une fois reconquis le sentiment national avec tout ce que ce sentiment comporte de foi patriotique, de force de caractère et d’ardeur à l’action, elle trouvera plus aisément les voies de la vraie prospérité, et qu’un jour même viendra où le home rule, objet présent de ses plus ardens désirs, ne lui apparaîtra peut-être plus comme une nécessité aussi essentielle et primordiale de son existence nationale. En attendant, on verra sans doute se prolonger l’agitation politique et parlementaire, parallèlement au mouvement gaélique, car c’est un des traits de la situation actuelle que l’Irlande ne peut se passer ni de politique ni de politiciens. Pendant les dix années de calme qui ont suivi la mort de Parnell, l’Irlande s’est recueillie, s’est adonnée à cette œuvre de reconstruction nationale dont nous avons essayé de fixer les traits, et dont les progrès sont assez avancés pour qu’il n’y ait plus rien à redouter maintenant d’une reprise probable. — et prochaine, — de l’agitation purement politique. Aujourd’hui, l’ère du recueillement national est close, le succès du mouvement gaélique semble assuré pour l’avenir, l’agitation peut reprendre, elle reprend en effet : voici d’ores et déjà le parti parlementaire irlandais reconstitué, l’ancienne Land league ressuscitée sous le nom d’United irish league, le gouvernement anglais prêt à rentrer dans les voies de la coercition, et tout porte à croire que, d’ici peu, nous reverrons, soit en Irlande, soit au palais de Westminster, des scènes qui, pour être renouvelées de celles d’il y a vingt ans, n’en seront peut-être pas moins tristes…
Louis PAUL-DUBOIS.
- ↑ Voyez la Revue du 1er mai 1900.
- ↑ Il n’y a d’ailleurs rien de stimulant pour les patriotes irlandais comme de voir l’extension qu’a prise la Ligue, et avec elle le mouvement gaélique, dans toutes les Irlandes, petites ou grandes, que l’émigration irlandaise a créées à l’étranger : à Londres et dans certaines grandes villes d’Angleterre, où des branches extrêmement actives fonctionnent aujourd’hui ; en Australie, en Nouvelle-Zélande, dans l’Amérique du Sud ; aux États-Unis surtout, où toutes les ligues et associations gaéliques, si nombreuses, réunies en Convention à Chicago, viennent de se constituer en « Ligue gaélique américaine, » sous la présidence de M. l’abbé Henebry, ancien professeur de langues celtiques à l’Université catholique de Washington. Sait-on qu’à Paris même il y a une classe d’irlandais moderne au Collège Irlandais ? Et que n’attendrait-on pas, en vérité, d’un mouvement intellectuel qui unit et rapproche ainsi, de pays à pays, de continent à continent, les enfans d’Erin, partout où les a menés le besoin, l’ambition, ou la haine de l’Angleterre ?
- ↑ Aujourd’hui professeur de langue et littérature celtiques à Berlin.
- ↑ Il y a, à dire vrai, une chaire de langue irlandaise à Trinity College, mais cette chaire a été fondée dans une vue de prosélytisme protestant par la « Société irlandaise pour l’éducation évangélique des Irlandais par l’intermédiaire de leur langue nationale. « Les titulaires de la chaire d’irlandais de Trinity College ont toujours été des membres de cette Société.
- ↑ 1570-1640.
- ↑ Voyez la traduction anglaise dans la brochure intitulée Samhain, publiée par. M. Yeats.
- ↑ Il résulte d’observations multipliées que ces paysans de l’Ouest irlandais ont un vocabulaire qui peut varier de 3 000 à 6 000 mots. Le vocabulaire d’un paysan anglais moyen ne dépasse pas, dit-on, 500 à 800 mots.