Le Reboisement des Alpes

Le Reboisement des Alpes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 43 (p. 625-657).
LE
REBOISEMENT DES ALPES

Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, par Alexandre Surell, 2" édition, avec une suite par M. Ernest Cézanne, 2 vol., 1872. — Les Torrens des Alpes et le Pâturage, par M. Marchand, garde-général des forêts, 1876. — Étude sur les travaux de reboisement et de gazonnement des montagnes, par M. Demontzey, conservateur des forêts, 1878. — Rapports de la commission supérieure pour l’aménagement et l’utilisation des eaux, 1879. — Comptes-rendus des travaux de reboisement exécutés de 1861 à 1879, etc.

Un décret du président de la république, en date du 5 septembre 1878, rendu sur la proposition du ministre des travaux publics d’alors, institua une commission supérieure pour l’aménagement et l’utilisation des eaux. Cette commission, composée de quarante-huit membres, dont seize pris en nombre égal dans les deux chambres, avait pour mission de délibérer sur les moyens de développer les irrigations et les desséchemens, d’accroître les forces motrices disponibles pour l’industrie, de prévenir les inondations, d’alimenter les villes en eaux potables, d’employer utilement les eaux d’égout et les liquides industriels. A lire ce programme, on reconnaît l’ampleur de vues de l’homme d’état auquel aucune branche de l’administration publique ne paraît étrangère et qui se proposait de couvrir en quelques années, au prix de 8 ou 10 milliards, la France de voies nouvelles. Il ne s’agissait pas seulement de compléter nos réseaux de chemins de fer et d’en créer là où l’utilité en était évidente, mais encore d’en doter les régions si absolument dépourvues de trafic et de voyageurs que, suivant l’expression d’un éminent ingénieur, il y aurait de l’avantage pour les compagnies à transporter gratuitement ces derniers en poste et à les nourrir en route, plutôt que de construire certaines lignes comprises dans le programme Freycinet.

L’intention qui a provoqué le décret cité plus haut n’en était pas moins excellente, mais il était imprudent de réunir et de faire étudier par les mêmes hommes des questions aussi diverses et qu’il eût été bien plus simple de traiter séparément. Pour appartenir toutes plus ou moins à ce qu’on est convenu d’appeler le régime des eaux, il ne s’ensuit pas nécessairement que ces questions aient entre elles aucune connexité, que les savans dont les recherches ont porté sur l’utilisation des eaux d’égout soient en mesure d’indiquer les moyens d’accroître les forces motrices, et que les administrateurs qui ont à s’occuper de l’alimentation des villes en eaux potables sachent par quels travaux on peut, sinon empêcher, du moins atténuer les ravages des inondations.

Il ne faut pas dans ce monde abuser de la synthèse, ni, pour tout embrasser à la fois, voir les choses de trop haut. A chaque jour suffit sa peine et, dût-on passer pour ministre terre à terre, il est plus sage de traiter les affaires les unes après les autres, et de ne soumettre aux chambres un projet de loi que lorsqu’on sait exactement ce qu’on veut et le but vers lequel on tend ; c’est le seul moyen de faire œuvre durable et de ne pas exposer le pays à payer les frais des écoles qu’on a faites.

Des différens rapports auxquels les études de la commission des eaux ont donné lieu, l’un des plus intéressans est celui de M. Faré, ancien directeur-général des forêts sur les moyens de prévenir les inondations en montagnes Ce : rapport a provoqué la présentation d’un projet de loi qui a déjà été l’objet d’une discussion.au, sénat, et qui modifie les lois de 1860 et de 1864, actuellement en vigueur sur le reboisement, et le regazonnement des montagnes., Sans entrer dans l’étude détaillée des dispositions actuelles et des, modifications qu’on propose, nous allons exposer le problème dans son ensemble et indiquer la solution qu’il nous paraît comporter. De cet exposé on pourra conclue les divergences, qui nous séparent du projet voté par le sénat et qui, nous l’espérons, ne subira pas sans être amendé l’épreuve d’une nouvelle délibération.


I

Quelque opinion que l’on ait sur l’influence météorologique des forêts, influence, dont nous avons ici même cherché à démontrer l’importance[1], il est un fait sur lequel tout le monde est aujourd’hui d’accord, c’est le rôle que jouent dans les pays de montagnes les massifs boisés pour la régularisation des cours d’eau et le maintien des terres sur les pentes. Cette action, observée depuis longtemps, a surtout été mise en lumière par M. Surell, ingénieur des ponts et chaussées, dont le bel ouvrage sur les Torrens des Hautes-Alpes, publié en 1841, et couronné par l’académie des sciences, a été le point de départ de toutes les études et de tous les projets de loi sur le reboisement. Bien que l’auteur n’ait eu en vue que la restauration des Alpes françaises, les conclusions auxquelles il arrive sont applicables, quoique, à des degrés divers, à tous les pays de montagnes ; mais c’est dans les Alpes que les phénomènes qu’il a observés se manifestent avec le plus d’intensité et crue le reboisement s’impose comme une véritable mesure d’ordre public.

Lorsqu’on pénètre dans la région accidentée sur laquelle cette vaste chaîne étend ses ramifications et qui comprend les sept départemens des Alpes-Maritimes, des Basses-Alpes, des Hautes-Alpes, de l’Isère, de la Drôme, de la Savoie et de la Haute-Savoie, on est frappé de l’aspect de la plupart des montagnes. Elles ne rappellent ni les sommets arrondis et verdoyans des Vosges avec leurs flancs boisés et leurs cimes herbeuses, ni les plateaux du Jura coupés par des vallées abruptes, ni les cratères volcaniques de l’Auvergne formées par de puissantes assises calcaires appartenant aux terrains jurassiques, redressées à une immense hauteur, elles sont inclinées d’un côté vers l’horizon et présentent du côté opposé un escarpement presque vertical se reliant à la vallée par une pente rapide. Il semble qu’en se refroidissant, l’écorce terrestre se soit disloquée et que ces bancs calcaires, après avoir été brisés, aient éprouvé un mouvement de bascule qui les a abaissés d’un côté en les relevant de l’autre. D’une épaisseur de 50 ou 60 mètres, semblables à des murailles à pic du côté où la rupture s’est produite, ils se terminent par des crêtes dentelées, et reposent eux-mêmes sur les couches géologiques antérieures, mises à jour par ce soulèvement des dernières, qui sont tantôt des marnes entremêlées de sable, tantôt des schistes argileux d’une grande puissance, n’ont qu’une faible consistance et sont facilement attaquées par les agens atmosphériques ou délayées par les eaux.

Les vallées ne sont pas, comme dans les Vosges, disposées symétriquement de chaque côté de la chaîne principale, ou, comme dans des environs de Paris, creusées par les érosions qu’une mer violemment chassée a produites dans son bassin ; ce sont des vallées irrégulières et contournées, dans lesquelles les eaux ont dû se frayer péniblement un passage qu’il leur arrive parfois encore de changer. Les deux principales sont celles de l’Isère et de la Durance, affluens du Rhône, qui reçoivent dans leur parcours le tribut d’une foule de vallées secondaires, ramifiées elles-mêmes à l’infini. La plupart des rivières coulent sur un lit large et plat de cailloux roulés, dont elles n’occupent qu’une petite partie et dans lequel elles divaguent en se portant tantôt sur un point, tantôt sur un autre, suivant les actions diverses auxquelles elles obéissent.

Cette constitution géologique explique l’état actuel dès Alpes, que se disputent, comme le dit si bien M. Mathieu[2], deux forces antagonistes, l’une la force de dénudation qui démolit les crêtes, ravine les versans, comble les vallées et porte partout la dévastation ; l’autre, la force de végétation, victorieuse autrefois, vaincue aujourd’hui par l’aveuglement de l’homme. Les phénomènes de dénudation ne sont cependant pas tous le fait de celui-ci. Il en est contre lesquels il ne peut rien et qui sont le résultat d’accidens naturels ; tels sont les éboulemens qui se produisent au pied des hauts escarpemens calcaires, les chutes de rochers, les glissemens lents ou subits des terrains qui descendent dans la vallée avec les maisons, les forêts et les pâturages qu’ils supportent. Ces derniers proviennent de ce que les Alpes, soulevées à une époque relativement récente, n’ont pas encore pris leur assiette définitive ; ils cesseront de se produire lorsque, comme disent les ingénieurs, elles auront réglé leurs talus. Mais il en est d’autres qui, provoqués par le déboisement inconsidéré des pentes, sont dus à l’imprévoyance humaine et sont la cause première de la formation des torrens et des ruines qu’il s’occasionnent.

Sous le rapport de la végétation, la nature a pour ainsi dire partagé les montagnes alpestres en trois zones distinctes : sur les sommets, autour des rochers et des glaciers, les pâturages ; sur les pentes des forêts ; dans les vallées, les cultures et les villages. Malheureusement cette division naturelle a fréquemment été troublée ; trop souvent les habitans, abandonnant les vallées, se sont installés dans les régions élevées, ont défriché la forêt autour de leurs demeures, et mis en culture des terres qui, ameublies par la charrue, sont incessamment ravinées par les pluies ; plus souvent encore la zone des pâturages a empiété sur celle des forêts et s’est agrandie par les dévastations journalières des bergers. Étendant chaque année ses limites plus bas dans la montagne, elle a fini par envahir les pentes entièrement dépouillées de leurs bois. Peu à peu le gazon lui-même que ne protège plus le couvert des grands arbres et que broutent sans relâche des troupeaux affamés, disparaît, ne laissant après lui que le flanc dénudé de la montagne, proie facile dont les torrens ne tardent pas à s’emparer.

Le torrent n’est pas un ruisseau ordinaire ; c’est un cours d’eau qui a des caractères propres et un régime particulier. Provenant d’un bassin peu étendu, dont le lit est très déclive, il a des variations brusques ; souvent à sec, il déborde après un orage et renverse les obstacles qui s’opposent à sa course. On distingue les torrens clairs et les torrens boueux. Les premiers, qui sont ceux des terrains éruptifs, n’entraînent que peu de matériaux et sont caractérisés par des crues subites, dues à ce que les eaux, coulant sui des roches imperméables, se précipitent instantanément dans les ravins et se réunissent en masses considérables. Les seconds, au contraire, qu’on rencontre particulièrement dans les Alpes françaises, se sont creusé un lit dans des terrains sans consistance ; ils affouillent incessamment les parties inférieures des berges, provoquent des éboulemens, entraînent avec eux les matières provenant de la dégradation des pentes et débouchent dans les vallées inférieures en couvrant les terres et les cultures d’une boue noire et épaisse. Le lit du torrent se creuse de plus en plus, en même temps que ses berges s’élargissent ; des ravins nouveaux se forment et se ramifient, rongeant pour ainsi dire la montagne, qu’ils détruisent peu à peu, ou qui, sapée par la base, glisse parfois tout entière dans la vallée qu’elle obstrue.

Dans l’ouvrage que nous avons cité, M. Surell distingue dans chaque torrent trois régions déterminées : l’une, dans laquelle les eaux s’amassent et affouillent le terrain, c’est le bassin de réception ; une deuxième, où le torrent, dépose les matières qu’il a charriées dans son cours, c’est le lit de déjection ; la troisième, comprise entre les deux premières, où le torrent passant d’une action à une autre, n’affouille ni ne dépose, c’est le canal d’écoulement, auquel il arrive par un goulot ou gorge. C’est dans le bassin de réception, dont la forme est celle d’un vaste entonnoir, qu’au moment de la fonte des neiges, ou lorsqu’un orage vient à s’abattre sur la montagne, s’accumulent les eaux de tous les ravins secondaires qui se précipitent de tous les côtés à la fois vers la gorge dont les berges abruptes incessamment minées vont en s’évasant. Perdant de leur force à mesure que la pente s’adoucit, ces eaux n’exercent plus d’action destructive en traversant le canal d’écoulement, à l’orifice duquel elles s’étalent en répandant les matériaux entraînés. Les lits de déjection ainsi formés sont des amas de cailloux et des rochers cimentés par une boue durcie et disposés en éventail, sur une étendue qui dépasse parfois plusieurs kilomètres et qui n’offre le plus souvent aucune trace de végétation. Ils ont la forme d’un monticule conique dont l’arête supérieure, légèrement déprimée, forme le lit du torrent. Les eaux sont donc dans un état d’équilibre instable sur la ligne de faite, en sorte que le moindre obstacle suffit pour les faire dévier et leur faire prendre une nouvelle direction. À chaque crue, elles divaguent, coupent les routes et enlèvent les ponts. Parfois elles précipitent leurs déjections dans la rivière qui occupe le fond de la vallée ; elles en obstruent le cours et la rejettent vers la rive opposée. Quand les barrages ainsi formés sont assez puissans, ils arrêtent les eaux, qui gonflent et débordent en détruisant les cultures et les habitations[3].

C’est dans les Alpes françaises et sur le versant italien des Alpes suisses que les torrens produisent surtout leurs désastreux effets parce que ces montagnes complètement déboisées sont directement exposées au souffle du foehn, vent chaud qui fond subitement les neiges et provoque, dans ce climat sec, des orages violens qui éclatent instantanément sur ces pentes friables. Les Alpes centrales, qu’arrosent des pluies plus fréquentes et qui ont conservé une végétation ligneuse et herbacée suffisante pour protéger le sol, y sont beaucoup moins exposées.

De tout temps on s’est préoccupé des moyens de mettre un terme à ces ravages qui ruinent le pays, menacent les propriétés, détruisent les routes et compromettent parfois l’existence même des villages. On a cherché à combattre les effets des crues, tantôt par des murs longitudinaux -destinés à protéger les berges et à empêcher les affouillemens, tantôt par des barrages transversaux dont l’objet est de briser la pente du lit et d’amortir par des chutes successives la violence des eaux. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ces travaux ; mais des divers moyens employés, le plus, pour ne pas dire le seul, efficace est le reboisement des flancs de la montagne. L’influence des défrichemens sur la formation des torrens ne fait doute pour aucun des habitans de cette région et a été particulièrement mise en lumière par M. Surell. « Lorsqu’on examine, dit-il, les terrains au milieu desquels sont jetés les torrens d’origine récente, on s’aperçoit qu’ils sont toujours dépouillés d’arbres et de toute espèce de végétation touffue. Lorsqu’on examine d’autre part les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit rongés par une infinité de torrens qui n’ont pu évidemment se former que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remarquables Partout où il y a des torrens récens, il n’y a plus de forêts, et partout où l’on a déboisé le sol, des torrens se sont formés ; en sorte que les mêmes yeux qui ont vu tomber les forêts sur le penchant d’une montagne y ont vu apparaître incontinent une multitude de torrens. »

L’explication de ce phénomène est bien simple. Les forêts, en augmentant l’hygroscopicité et la perméabilité du sol, facilitent l’infiltration de l’eau dans les couches inférieures et diminuent d’autant la quantité qui s’écoule à la surface. Par les obstacles que les arbres opposent à celle-ci, elles en ralentissent la course et en amoindrissent la force d’érosion ; par l’enchevêtrement des racines, elles retiennent le sol sur les pentes et en empêchent le ravinement, enfin par l’abri que le dôme du feuillage donne au terrain, elles amortissent le choc des ondées, et en atténuent la violence. Les arbres s’emparent du sol avec une vigueur dont on a peine à se faire une idée ; ils désagrègent les roches les plus dures et les transforment en terre végétale. Il n’est pas nécessaire d’aller dans les Alpes pour s’en convaincre, et tout Parisien, en passant sur le quai d’Orsay, peut voir avec quelle puissance la végétation a envahi les ruines de l’ancienne cour des comptes. Les graines êtes arbres voisins apportées par le vent ont germé dans toutes les anfractuosités et des arbres de plusieurs mètres de haut ont poussé sur les anciens trottoirs de bitume qu’ils ont disloqués.

Il est peu de touristes qui ne connaissent l’imposant massif de la Grande-Chartreuse, immense îlot calcaire, situé entre Grenoble et Chambéry et compris entre les vallées de l’Isère, de l’Hyen, du Cuiers mort, de l’Hérétang et de la Roize. Ces montagnes, autrefois presque inaccessibles, dépourvues de routes, dans lesquelles on ne pouvait pénétrer que par des défilés étroits dont quelques-uns même étaient fermés par des portes, appartenaient avant la révolution à l’ordre des chartreux, qui avait conservé avec soin les belles forêts qui les couvraient. Devenues à cette époque propriété nationale, ces forêts ont été jusqu’ici préservées de la dent du bétail et exploitées avec méthode par les soins de l’administration forestière. Aussi présentent-elles les aspects les plus pittoresques et les plus grandioses. Quand du sommet du Grand-Som ou du haut du Grand-Couloir, on promène ses regards sur les cimes qu’on a sous ses pieds et qu’entoure en demi-cercle la riante et fertile vallée du Graisivaudan, au milieu de laquelle coule l’Isère, on aperçoit une mer de verdure qui s’étale sur les flancs des montagnes. Partout où les détritus des plantes sont fourni quelques centimètres de terre végétale, une forêt de hêtres, de sapins et de mélèzes, a pris possession du terrain ; elle pénètre dans toutes les fissures, dentelé le ciel avec les flèches des arbres qui se profilent sur les sommets les plus élevés, s’accroche aux moindres saillies et court sur les corniches du rocher en traçant une raie verte sur le fond grisâtre de la muraille à pic. Sous le couvert des sapins et des mélèzes végète un fouillis de sorbiers, d’aunes rampans, de viornes, de sureaux, d’airelles, et de toute cette multitude d’arbustes et d’arbrisseaux dont la flore alpestre est si bien pourvue. Parfois des taches d’un vert moins sombre trouent le massif, ou frangent la lisière supérieure de la forêt, jusqu’au pied de l’escarpement rocheux ; ce sont des prairies pourvues d’un chalet, où pendant l’été vont pâturer les vaches du couvent. Partout la végétation maîtresse étreint le sol sous sa puissance ; des sources jaillissent dans toutes les dépressions, donnant naissance à des ruisseaux qui coulent limpides et purs, sans entraîner jamais ni terre ni rochers. C’est un paysage splendide, qui ne le cède en rien aux plus beaux que la Suisse peut offrir.

A quelques kilomètres de là, le spectacle est tout différent. Si l’on suit le chemin de fer qui mène de Grenoble à Gap, on ne tarde pas à rencontrer des montagnes dénudées aux flancs déchirés, au pied desquelles le torrent du Drac déploie ses méandres indécis, au milieu d’un lit encombré de cailloux. Sur la droite, le Rif-fol s’est creusé un passage dans un immense entonnoir, produit par un éboulement, et projette ses déjections dans la vallée. Plus loin est le Dévoluy, dont M. Surell a fait une si navrante description, malheureusement aussi vraie aujourd’hui qu’en 1841. C’est une vallée, entourée de montages chauves dévorées par les ravins, les troupeaux et le soleil, stérilisée par les dépôts des torrens et ne présentant nulle part ni ombre, ni verdure. La couleur pâle et uniforme du sol, le silence que ne trouble le murmure d’aucun ruisseau, le spectacle de ces pentes, écorchées par les eaux et tombant en décomposition, tout annonce un pays d’où la vie se retire et dont l’immobile sérénité du ciel augmente encore la tristesse. Autrefois, cependant, cette région était boisée, puisqu’on trouve encore dans les tourbières des troncs d’arbres provenant des anciennes forêts ; mais, dans leur imprévoyance, les habitans les ont abattues pour en faire des pâturages, et les troupeaux ont achevé l’œuvre de destruction que la hache avait commencée. Cette destruction est aujourd’hui si complète, que chaque orage fait surgir un torrent nouveau et que les habitations disparaissent peu à peu, cédant la place au désert qui étend son linceul sur la contrée. On peut voir ainsi, dispersées çà et là sur les flancs des montagnes, les traces d’anciennes cultures, dont les limites sont encore dessinées par des murs en pierres sèches, mais que l’homme a dû abandonner depuis longtemps. On imaginerait difficilement quelque chose de plus affligeant et de plus significatif que la vue de ces murs délimitant des héritages qui n’existent plus ; ils écrivent sur les revers du Dévoluy la future destinée de toutes les Alpes françaises[4]. Et ce qui prouve bien que c’est au déboisement, et au déboisement seul, qu’il faut attribuer ce résultat, c’est que partout où certaines communes plus prévoyantes ont arrêté la dévastation des troupeaux, la végétation a reparu, les forêts sont rentrées en possession du terrain et les ruisseaux ont repris leur cours régulier.

Si l’on pénètre plus avant dans les Hautes-Alpes, partout le même spectacle frappe les regards. Les environs d’Embrun sont pour ainsi dire la patrie des torrens. C’est là que se rencontrent ceux de Vachères, de Sainte-Marthe et tant d’autres qui ont si bien ravagé le pays, que c’est sur les lits même de déjection qu’on est obligé de faire passer les routes. La plus grande partie du bassin de la Durance est dans le même cas, et cette rivière, dont les eaux bien employées pourraient centupler la richesse agricole de la Provence, coule indécise à travers une plaine de cailloux. Mais qu’au milieu de ces montagnes pelées et ravinées, il s’en rencontre par hasard une qui a conservé son manteau de forêts, l’aspect change aussitôt ; les sapins grimpent sur ses flancs escarpés, d’où descendent, en grondant, des ruisseaux inoffensifs. On se croirait transporté dans les vallées pittoresques des Vosges et de la Suisse, et l’on peut se figurer ce que deviendrait cette contrée, si quelque jour elle était rendue à la végétation forestière dont elle a été dépouillée.

Les autres régions montagneuses de la France réclament également, quoique moins impérieusement. peut-être, le reboisement que celle des Alpes. Les fleuves qui en descendent sont loin d’avoir tous un cours régulier ; plusieurs d’entre eux, comme l’Ardèche et la Loire, roulent des cailloux qui encombrent leurs lits et augmentent le danger des inondations ; d’autres, comme la Garonne, qui reçoit les innombrables cours d’eau descendant des Pyrénées, s’enflent aux moindres crues et débordent dans les vallées. Le reboisement des montagnes où ils prennent leur source atténuerait ces dangers, mettrait en valeur des terres le plus souvent incultes et permettrait par des irrigations de fournir aux plaines l’eau qui est le principal agent de fertilité.


II

Il était impossible que des phénomènes aussi généraux et aussi permanens que ceux dont nous venons de parler ne frappassent pas les yeux des observateurs. Dès le siècle dernier, des administrateurs éclairés ont appelé l’attention du gouvernement sur les conséquences désastreuses du déboisement des Alpes et provoqué des ordonnances pour restreindre les abus du pâturage et empêcher les défrichemens. En 1797, un ingénieur nommé Fabre, dans un ouvrage intitulé : Essai sur la théorie des torrens et des rivières, donna la description complète du régime de ces cours d’eau, mais sans indiquer aucun moyen pour en atténuer les ravages. Plus tard, M. Ladoucette, préfet des Hautes-Alpes sous l’empire, publia un Essai sur la topographie des Hautes-Alpes. Sous la restauration, un autre préfet, M. Dugied, adressa au ministre un mémoire sur le Boisement des Basses-Alpes, dans lequel il insiste sur la nécessité d’empêcher les communes de dégrader le sol des montagnes par l’abus de la dépaissance. En 1841, M. Surell, ingénieur des ponts et chaussées, aujourd’hui administrateur de la compagnie du Midi, écrivit son Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, qui, imprimée aux frais de l’état, fut une véritable révélation en ce qu’elle montrait d’une manière saisissante que c’est dans la reconstitution des forêts seulement qu’il faut chercher le salut. Publié peu après les désastreuses inondations de 1840, cet ouvrage fit une profonde impression sur l’opinion publique et décida le gouvernement à préparer un projet de loi sur le reboisement, réclamé d’ailleurs par un grand nombre de conseils généraux. Ce projet, après avoir été remanié plusieurs fois, fut présenté aux chambres et retiré avant la discussion, on ne sait pour quel motif. En 1848, un nouveau projet, dû à l’initiative de M. Dufournel, membre de l’assemblée constituante, n’eut pas plus de succès. Le mal cependant augmentait de jour en jour, si bien que M. de Bouville, préfet des Basses-Alpes, avait pu dire, dans un rapport adressé au ministre, le 17 mars 1853 : « Si des mesures promptes et énergiques ne sont pas prises, il est presque permis de préciser le moment où les Alpes françaises ne seront plus qu’un désert. La période de 1851 à 1856 amènera une nouvelle diminution dans le chiffre de la population. En 1862, le ministre constatera une nouvelle réduction continue et progressive dans le chiffre des hectares consacrés à la culture, chaque année aggravera le mal, et dans un demi-siècle, la France comptera des ruines de plus et un département de moins[5]. » Les choses en restèrent là jusqu’en 1860. A la suite de la fameuse lettre de l’empereur, connue alors sous le nom trop mensonger de programme de la paix, à la suite peut-être aussi d’une étude que nous avons publiée ici même[6] à l’occasion des inondations de 1856, M. de Forcade la Roquette, directeur-général de l’administration des forêts, prépara un projet de loi sur le reboisement des montagnes qui, plus heureux que les précédens, fut voté par le corps législatif et par le sénat. Le gouvernement d’alors avait sur les chambres une action assez forte pour leur imposer ses volontés et briser les résistances que pouvaient lui opposer les coalitions d’intérêts. Plût à Dieu qu’il ne l’eût exercée jamais que pour des mesures comme celle-ci !

Quoi qu’il en soit, la loi de 1860 avait fait passer la question du domaine de la théorie dans celui de la pratique. Elle n’était, à proprement parler, qu’une loi d’essai qui porte l’empreinte évidente de la préoccupation de l’administration de ne pas froisser les intérêts des populations des montagnes et de mettre à l’exercice du pâturage le moins de restrictions possible[7]. En voici les principales dispositions.

Les travaux de reboisement sont facultatifs ou obligatoires. Dans le premier cas, l’état subventionne, soit par des primes en argent, soit par des distributions de graines et de plants, les communes ou les particuliers qui les ont entrepris. Dans le second, c’est-à-dire lorsque l’intérêt public est en jeu, l’état détermine le périmètre des terrains sur lesquels les travaux devront être exécutés ; après un décret rendu en conseil d’état, il met en demeure les propriétaires de procéder au reboisement et, en cas de refus de leur part, exécute lui-même les travaux. Lorsque ces terrains appartiennent à des particuliers, l’état peut les acquérir soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation ; lorsqu’ils appartiennent aux communes, il peut s’en emparer d’office, mais il est tenu de les restituer, soit contre le remboursement des avances faites par lui, soit contre l’abandon de la moitié de l’étendue reboisée et sur laquelle les communes conservent d’ailleurs un droit de parcours pour leurs troupeaux. Pour accentuer encore son caractère de conciliation, la loi stipule que le reboisement ne pourra annuellement porter sur plus du vingtième de la contenance comprise dans chaque périmètre.

Ces dispositions, si modérées qu’elles fussent, n’en soulevèrent pas moins de la part des intéressés de vives réclamations, à cause des restrictions qu’elles imposaient forcément à l’exercice du pâturage, et c’est pour y répondre que le gouvernement présenta la loi de 1864, qui autorise, dans l’intérieur des périmètres, à remplacer le reboisement par le regazonnement. On espérait pouvoir ainsi reconstituer les terrains dégradés des montagnes et améliorer les pâturages existans, tout en diminuant l’étendue des parties à remettre en bois. Mais les résultats obtenus n’ont pas répondu à cette attente, car on ne peut créer des pâturages à volonté, et le pût-on, ils seraient impuissans soit à empêcher la formation des torrens, soit à éteindre ceux qui existent. Il a donc fallu en revenir au reboisement prescrit par la loi de 1860, et c’est sous l’empire de celle-ci que les travaux entrepris jusqu’ici ont été exécutés.

Aussitôt cette loi promulguée, l’administration forestière s’est mise à l’œuvre avec une ardeur qui n’a pas étonné ceux qui connaissent le personnel d’élite dont elle est composée. Pénétrés de la grandeur de l’entreprise dont ils étaient chargés, ayant la conscience de l’immense service qu’ils étaient appelés à rendre au pays, gardes et agens, du haut en bas de l’échelle hiérarchique, ont montré dans cette circonstance une abnégation, un courage, une persévérance d’autant plus méritoires que leurs efforts devaient être obscurs et qu’ils n’avaient à en attendre ni récompense, ni renommée, ils se trouvaient en présence d’une œuvre grandiose, mais absolument nouvelle, pour l’accomplissement de laquelle ils n’avaient ni guide, ni tradition ; ils avaient non-seulement à vaincre les obstacles matériels, mais à triompher des résistances morales qu’ils rencontraient chez ceux-là même qui auraient dû leur prêter leur concours. Dans leur lutte contre les forces aveugles de la nature, ils avaient à ménager les intérêts souvent mal compris des populations, s’ils ne voulaient échouer complètement. Malgré les tâtonnemens inévitables des premières années, ils furent à la hauteur de leur tâche. Passant des mois entiers dans la montagne, sans autre abri qu’une tente ou qu’une baraque en planches, ils étudiaient le régime des torrens, en levaient les plans et préparaient les travaux à entreprendre pour en arrêter les ravages, ne reculant devant aucune peine pour répondre à la confiance qu’on avait mise en eux. Dès le début, M. Parade, directeur de l’école forestière, puis M. Mathieu, professeur d’histoire naturelle, furent envoyés dans les Alpes pour étudier les méthodes à employer. Dans les rapports qu’ils publièrent à cette occasion, ils posèrent les principes généraux qui devaient guider l’administration dans cette entreprise. Plus tard, M. Marchand, garde général des forêts, reçut la mission d’aller en Suisse examiner les travaux du même genre exécutés dans ce pays et rapporta de ce voyage des observations très précieuses qui furent consignées dans un mémoire des plus intéressans. D’un autre côté, deux agens supérieurs de l’administration, M. Costa de Bastelica, ancien conservateur des forêts à Gap, et M. Demontzey, d’abord inspecteur à Nice, aujourd’hui conservateur à Aix, se consacrèrent tout entiers à l’œuvre du reboisement. Ils passèrent dans les Alpes la plus grande partie de leur carrière administrative, surveillant eux-mêmes les travaux et dirigeant les agens sous leurs ordres ; c’est à eux qu’on doit en grande partie les remarquables résultats obtenus jusqu’ici. A la suite d’un concours ouvert par l’administration, M. Demontzey écrivit un volumineux mémoire[8] qui fut publié aux frais de l’état et qui expose la théorie complète des procédés d’exécution. C’est en quelque sorte un manuel pratique qui énumère toutes les difficultés en présence desquelles on peut se trouver et qui indique les moyens de les surmonter. La traduction qui vient d’en être faite en allemand, par ordre du gouvernement autrichien, donne la mesure de l’estime que cet ouvrage s’est acquise à l’étranger.

La première question qui se présente, quand on se trouve en présence d’une montagne ravinée, est celle du tracé du périmètre des terrains à restaurer. On ne saurait évidemment se limiter aux berges des torrens et du bassin de réception, car ces berges, incessamment minées par le bas et toujours en mouvement, continueraient par leurs éboulemens à élargir le bassin de réception si les terres voisines n’étaient elles-mêmes fixées par la végétation. M. Surell a indiqué, dès 1841, les règles à suivre, et l’expérience en a confirmé la justesse.

« On commencerait, dit-il, par tracer sur l’une et l’autre des deux rives du torrent une ligne continue qui suivrait toutes les inflexions de son cours, depuis son origine la plus élevée jusqu’à la sortie de la gorge. La bande comprise entre chacune de ces lignes et le sommet des berges formerait ce que j’appelle une zone de défense. Les zones des deux rives se rejoindraient dans le haut, en suivant le contour du bassin, et borderaient ainsi le torrent dans toute son étendue, de même qu’une ceinture. Leur largeur, variable avec les pentes et avec la consistance du terrain, serait d’environ 40 mètres dans le bas, mais elle croîtrait rapidement à mesure que la zone s’élèverait dans la montagne et finirait par embrasser des espaces de 400 et 500 mètres. Ce tracé s’appliquerait non-seulement à la branche principale du torrent, mais encore aux divers torrens secondaires qui s’y déversent, il s’appliquerait encore aux ravins que reçoit chacun de ces torrens et, poursuivant ainsi une branche après l’autre, il ne s’arrêterait qu’à la naissance du dernier filet d’eau. » Comme ces zones de défense iraient en s’élargissant de bas en haut, elles arriveraient vers les sommets à se toucher et à se confondre, de façon à former une bande continue dans la partie supérieure, et à n’y pas laisser une place vide.

Une fois le périmètre des terrains à reboiser déterminé, la première mesure à prendre est d’y interdire le pâturage, afin de permettre au sol désagrégé par le piétinement des moutons de se raffermir et à la végétation herbacée de reprendre son empire. On provoque ce résultat en recépant tous les arbustes qui croissent sur ces terrains, en plantant par bandes horizontales, distantes de 2 mètres environ, des boutures de saule, destinées à retenir les terres sur des talus presque verticaux et en semant dans les intervalles des graines fourragères. Concurremment avec ces opérations préliminaires, qui n’ont d’autre objet que de préparer le sol à recevoir plus tard les essences forestières, on attaque le torrent lui-même au moyen de travaux d’art destinés à en ralentir le cours, à arrêter les matériaux qu’il charrie et à empêcher les affouillemens des berges. On emploie pour cela des clayonnages et des barrages qu’on construit au travers du lit, en suivant le torrent jusque dans ses moindres ramifications. C’est généralement par les parties supérieures qu’on commence, là où les eaux, n’ayant pas encore acquis toute leur puissance, sont plus facilement retardées dans leur course et où les matières en suspension, encore peu abondantes, peuvent être retenues par des ouvrages peu importans ; on entrelace autour de piquets plantés dans le ravin des branches de saule et de coudrier encore vertes qui font l’effet de boutures, prennent racine dans le sol et forment ainsi un obstacle vivant se perpétuant de lui-même. Lorsque ces clayonnages sont suffisamment rapprochés, ils transforment le ravin en un véritable escalier, grâce auquel les eaux, amortissant leur violence à chaque marche, n’ont plus la force nécessaire pour entraîner les terres et arrivent presque claires dans le fond du bassin de réception.

Dans les parties inférieures, là où le torrent plus fort a une action destructive plus grande, il faut des moyens plus énergiques. On a recours dans ce cas à des barrages en maçonnerie encastrés dans les berges, assis sur un radier et traversés dans la partie inférieure par un canal voûté appelé pertuis, qui permet l’écoulement de l’eau dans les crues ordinaires. Ces barrages ont pour effet de retenir les blocs de rochers arrachés de la montagne, de créer des atterrissemens, de briser la chute du torrent et d’en diminuer la violence en élargissant son lit. Quelques-uns de ces barrages sont de véritables œuvres d’art, il en est qui ont jusqu’à 10 mètres de hauteur et qui ont coûté de 40,000 à 50,000 francs à établir. Nous ne pouvons entrer ici dans les détails d’exécution qui varient dans chaque cas particulier, puisque chaque torrent a son régime spécial et qu’il faut s’inspirer des circonstances pour en triompher. Les agens forestiers chargés de ces travaux, surtout MM. Costa de Bastelica et Demontzey, se sont montrés des ingénieurs de premier ordre et ont attaché leur nom à des ouvrages qui excitent l’admiration de tous ceux qui sont en état d’apprécier les difficultés en présence desquelles ils se trouvaient.

Ce n’est que lorsque les terres sont raffermies et le torrent maîtrisé qu’on peut entreprendre le reboisement proprement dit. Pour cet objet, on a dû créer, à proximité des travaux, des pépinières renfermant les essences les mieux appropriées à la nature du sol et au climat. Dans les parties les plus élevées, c’est le pin cembro et le mélèze qui réussissent le mieux ; dans la région intermédiaire, le pin noir d’Autriche convient dans les terrains calcaires, et le pin sylvestre dans les autres ; enfin dans la zone inférieure, c’est aux essences feuillues, comme le chêne et l’orme, qu’il faut donner la préférence. Sur les rampes arides des montagnes du littoral, on s’en tient au pin d’Alep et au pin maritime, qui peuvent résister aux longues sécheresses de la région méditerranéenne. On a souvent recours aussi à diverses espèces d’arbustes et d’arbrisseaux, dont les racines traçantes sont merveilleusement propres à la fixation des terres, et dont la végétation rapide peut donner un premier abri au sol dénudé.

Le travail même de la plantation est exécuté par des ouvriers placés sur deux lignes distantes d’un mètre l’une de l’autre. Les ouvriers de la première ligne ouvrent, en commençant par le haut de la montagne, les trous dans lesquels ceux de la seconde introduisent les jeunes plants et qu’ils referment en piétinant le sol. Ils continuent ainsi en descendant à reculons, de façon à garnir les pentes sans laisser aucun vide. Protégés contre les ardeurs du soleil par les herbes précédemment semées, par les boutures de saule déjà enracinées, les jeunes plants ne tardent pas à végéter avec vigueur et à recouvrir d’un manteau de verdure les pentes dénudées et ravinées de la montagne.

A la suite de la loi de 1864, on a essayé, ainsi que nous l’avons dit, de substituer, dans l’intérieur des périmètres, le gazonnement au reboisement ; mais on a dû y renoncer, parce que les effets obtenus ne répondaient pas suffisamment au but à atteindre, qui est la fixation des terres et la consolidation des berges. Ce n’est que dans les parties supérieures des montagnes, au-dessus de la zone forestière, que le gazonnement peut avoir quelque utilité, au point de vue de l’amélioration des pâturages, car c’est là seulement que les herbes forment de véritables pelouses. Plus bas, les plantes herbacées n’appartiennent plus aux mêmes espèces, elles végètent par touffes et ne protègent plus le sol ; et quand, pendant l’été, c’est-à-dire pendant la saison des orages, elles sont desséchées par le soleil, elles sont incapables d’opposer à l’action de l’eau la moindre résistance.

Tels sont les procédés au moyen desquels on est arrivé à éteindre quelques-uns des torrens les plus dangereux. Cela n’a pas été toutefois sans difficultés, car, le plus souvent, les communes se montrèrent très hostiles à ces travaux, qui restreignaient momentanément leur jouissance, et l’on a même dû, dans plusieurs circonstances, avoir recours à la force armée. Ce cas s’est notamment présenté lorsqu’il s’est agi du torrent de Vachères, l’un des plus grands et des plus violens des Alpes. Débouchant sur la rive gauche de la Durance, à 1,500 mètres en aval d’Embrun, ce torrent occupe le fond d’une grande vallée dont les versans ont environ 3,000 mètres d’altitude. Le bassin de réception, dont l’étendue n’a pas moins de 6,000 hectares, comprend plusieurs communes dont l’existence même est menacée au moment des crues. Celles-ci sont prolongées et terribles, surtout lorsque les neiges accumulées dans les parties supérieures fondent subitement sous l’action des pluies du printemps ; les eaux alors, coulant entre des berges de plus de 100 mètres de hauteur, qu’elles minent par le pied et qui s’écroulent avec fracas, entraînent avec elles des masses énormes de boues, de sable et de rochers, et se répandent dans la vallée de la Durance en détruisant les routes et les ponts et en formant un immense cône de déjection de plusieurs kilomètres d’étendue. Le sol de la montagne, crevassé de tous côtés, expose les cultures et les habitations à être entraînées par le courant. Il était impossible de laisser les choses dans cet état, et dès la promulgation de la loi on s’occupa de fixer le périmètre des terrains à reboiser et à consolider. Il semble qu’en présence des dangers qu’elles couraient les communes eussent dû se montrer favorables à cette opération ; il n’en fut rien. L’une d’elles, il est vrai, celle de Baratier, ne s’y montra pas hostile ; mais les deux autres, celle des Orres et celle de Saint-Sauveur, firent une opposition des plus vives. Néanmoins on passa outre et, dès 1864, les travaux commencèrent. Tout alla bien pendant quelques jours, mais bientôt les populations de ces deux villages se ruèrent sur les chantiers et forcèrent les ouvriers à les abandonner. Le sous-préfet, qui vint sur les lieux, vit son autorité méconnue et dut se retirer. Le juge d’instruction, bien qu’escorté par la gendarmerie, dut en faire autant et laisser entre les mains des émeutiers les prisonniers qu’il avait d’abord fait arrêter. L’agitation ne se calma que sur une dépêche arrivée de Paris, annonçant que l’opération serait suspendue jusqu’après la promulgation de la loi sur le gazonnement. Cependant, pour sauver le principe d’autorité, quelques-uns des meneurs furent poursuivis et condamnés à plusieurs mois de prison, mais graciés peu après. En 1865, les travaux furent repris sur la commune de Baratier, avec le consentement des habitans, et continués les années suivantes, malgré l’opposition des conseils municipaux. En 1867, on fît mettre en défends, c’est-à-dire à l’abri du pâturage, une partie des terrains des communes d’Orres et de Saint-Sauveur, compris dans le périmètre, et, grâce à la prudence et à la fermeté qu’on déploya, on réussit à retourner si complètement l’opinion que les plus opposans durent reconnaître l’utilité de cette mesure. Les ouvrages d’art exécutés dans le lit du torrent, nécessitant de nombreux ouvriers, attirèrent les habitans, et les salaires qu’ils y gagnèrent leur permirent de traverser sans trop souffrir plusieurs années de mauvaises récoltes. Une fois les difficultés morales vaincues, on vint facilement à bout, par les procédés que nous avons indiqués, des difficultés matérielles, si bien qu’aujourd’hui le bassin de réception, recouvert de végétation, ne se ravine plus et que le torrent peut être considéré comme éteint, puisque le cône de déjection, au lieu de s’augmenter, se creuse de lui-même en encaissant le lit. Autrefois la terreur du pays, il a été transformé, moyennant une dépense d’environ 120,000 francs, en une rivière inoffensive[9].

Les mêmes résultats ont été obtenus partout où des travaux de même nature ont été entrepris, ainsi que le constate M. Gentil, ingénieur en chef des ponts et chaussées, dans un rapport cité par M. Cézanne[10]. « L’aspect de la montagne, dit-il, a brusquement changé ; le sol a acquis une telle stabilité que les violens orages de 1868, qui ont provoqué tant de désastres dans les Hautes-Alpes, ont été inoffensifs dans les périmètres régénérés.

« La montagne en peu de temps est devenue productive ; là où quelques moutons pouvaient à peine vivre en détruisant tout, on voit des herbes abondantes susceptibles d’être fauchées. Ce mode de mise en valeur est remarquable, en ce sens qu’il fournit aux populations ce dont elles ont le plus besoin et le leur fournit à bref délai. Les populations des Hautes-Alpes sont essentiellement pastorales ; ce qu’il leur faut, ce sont des ressources pour l’alimentation des troupeaux ; elles les trouvent dans les périmètres, soit par les herbes qui seront fauchées, soit par la feuille des frênes et des ormeaux plantés sur les banquettes ; de plus, les acacias donneront bientôt des bois qu’on emploiera dans la culture de la vigne.

« Par le fait de la consolidation du sol et de la végétation, les caractères torrentiels, si bien décrits par M. Surell, ont disparu ; Les eaux, même en temps de pluie, sont moins troubles ; elles sont meilleures pour l’arrosage… En arrivant sur les cônes de déjection, elles ne sont plus chargées de matières et s Rencaissent naturellement dans leurs dépôts. En enlevant et en transportant plus loin les menus matériaux, elles mettent à découvert les pierres d’un gros volume et se constituent un lit solide et fixe. Les divagations sont moins à redouter et moins dangereuses, et à peu de frais les riverains peuvent se défendre.

« Mais il importe de citer des exemples et des chiffres. À Sainte-Marthe, on avait étudié, en 1861-1862, un projet de construction sur le cône de déjection. Cette digue, évaluée à 40,000 francs environ, avait pour but de préserver la route impériale no 94 et les propriétés riveraines contre les envahissemens du torrent. Ces travaux n’étaient en réalité qu’un remède provisoire ; la digue eût été, au bout de quelques années, ensevelie sous les déjections. Aujourd’hui, le torrent de Sainte-Marthe est complètement éteint : il ne descend rien de la montagne. Les propriétaires et les ingénieurs ne songent plus à des digues ; de simples murs de clôture suffisent pour protéger les terres riveraines.

« Le torrent de Pals, commune de Rizoul, traverse la route no 4 et la route impériale no 94. En 1865, j’ai fait étudier le projet des travaux à faire pour endiguer ce torrent, en fixer le lit et le conduire directement au Guil, en évitant la route impériale no 94 : c’était une dépense de 25,000 francs au moins. Depuis cette époque, le bassin de réception a été régénéré et consolidé ; le torrent s’est éteint, le déplacement du lit est devenu inutile, on s’est borné à construire sur la route un aqueduc pour le passage des eaux ; un ouvrage de 1,000 francs a suffi là où l’on prévoyait une dépense de plus de 25,000 francs.

« Le torrent de Rioubourdoux, près de Savines, avait une violence excessive ; il charriait beaucoup de matériaux, et l’établissement d’un pont pour le passage de la route impériale no 94 était considéré comme une entreprise difficile et incertaine ; aussi la traversée du cône de Rioubourdoux s’effectuait à ciel ouvert, et la circulation était interrompue à chaque pluie, à chaque orage. L’administration forestière a mis en défends le bassin de réception et a commencé les travaux de consolidation. Le régime du torrent s’est modifié… et a rendu possible l’exécution de travaux définitifs à moins de frais…

« Ces exemples sont à mon avis très frappans et donnent une mesure des avantages réalisés. Quant aux bénéfices dont profitent les terres situées dans les vallées, près des cônes, ils sont immenses. Non-seulement les propriétaires sont délivrés d’endiguemens coûteux et précaires, mais encore leurs héritages, n’ayant plus à redouter d’être brusquement ensevelis sous les graviers, prennent une valeur certaine. On cultive avec l’espoir assuré de jouir de la récolte. Cette certitude est un bienfait énorme ; le propriétaire, comptant sur l’avenir, ne songera pas à s’expatrier. »

Le succès de cette importante opération du reboisement est donc complet, quant aux procédés employés et aux résultats obtenus, et, comme nous le verrons plus loin, il ne dépend que du gouvernement de l’assurer d’une manière définitive, en brisant les obstacles qu’elle rencontre encore. L’administration forestière a été à la hauteur de sa tâche, et le seul reproche qu’on puisse lui faire est d’avoir disséminé ses efforts et ses ressources, au lieu de les avoir concentrés sur une même point. Que l’opération ait été entreprise à la fois dans les différentes chaînes de montagnes, dans les Pyrénées, les Alpes, les Cévennes, c’était tout naturel ; mais, dans chacune d’elles, il eût été préférable de circonscrire un bassin tout entier et de ne l’abandonner que lorsqu’il aurait été complètement transformé. Dès 1862, M. Parade, directeur de l’école forestière, avec la sûreté de vues qui le caractérisait, avait indiqué cette marche comme la seule rationnelle. « Des différentes rivières, dit-il dans son rapport, qui sortent de la chaîne des Alpes et dont j’ai suivi le cours plus ou moins longtemps, la Durance est une de celles qui causent les plus grands désastres. Prenant sa source au-dessus de Briançon, elle traverse successivement six départemens sur une longueur de plus de 300 kilomètres, recueille dans son parcours de nombreux affluens, tous torrentueux et alimentés eux-mêmes par une multitude de torrens de montagne de la nature la plus dangereuse et cause première des ravages du fleuve. Le bassin de la Durance me semble donc résumer à la fois, pour la région des Alpes, toutes les difficultés que pourra rencontrer l’œuvre du reboisement des montagnes et toutes les misères auxquelles il s’agit de porter remède. À ce double titre, il serait le champ d’expériences le plus parfait que l’on pût choisir.

« Poser la question sur un tel terrain, appliquer toutes nos forces à la résoudre complètement et dans un délai relativement court, ne reculer dans cette entreprise devant aucun sacrifice, dans les limites du possible, tel est, selon moi, le meilleur moyen de satisfaire au vœu de la loi. »

Malheureusement ces sages conseils n’ont pas été suivis, et pour avoir voulu frapper les imaginations en se montrant partout à la fois, on s’est exposé à faire méconnaître l’importance de l’œuvre entreprise et à faire douter de son succès.


III

Nous avons plusieurs fois déjà signalé le pâturage comme la cause principale de la dégradation des Alpes et l’obstacle le plus sérieux à leur restauration ; le moment est venu d’examiner les conditions dans lesquelles il s’exerce et de rechercher les moyens d’en atténuer les désastreux effets.

Les pays de montagne en général et les Alpes en particulier sont des contrées pastorales. L’élève du bétail y est le mode d’exploitation de la terre le plus naturel et la base de l’économie rurale. La place naturelle des pâturages est sur le sommet des montagnes, dans le voisinage des glaciers, au-dessus des limites où la végétation ligneuse est possible ; c’est là que l’herbe pousse avec le plus de vigueur et donne aux bestiaux une nourriture abondante et substantielle. Au-dessous, sur les flancs de la montagne, se trouve la zone des forêts ; c’est elle qui maintient les terres, empêche les ravinemens et protège contre l’action destructive des torrens les régions inférieures qu’occupent d’ordinaire les villages et les champs labourés. Cette distribution naturelle a, comme nous l’avons dit, trop souvent été bouleversée par l’imprévoyance des populations. La zone des pâturages a été autrefois boisée, et si le gazon a pu y former les magnifiques pelouses qu’on y voit aujourd’hui, c’est qu’il a végété à l’abri des forêts clairiérées de mélèze et de pin cembro, essences des hautes régions qui résistent à des froids de 40 degrés. Les souches nombreuses qu’on rencontre attestent qu’autrefois les arbres ont occupé ce sol aujourd’hui incapable de les nourrir. C’est que la limite supérieure de la forêt descend tous les jours, si bien que, dans le Dauphiné, elle ne s’élève pas aujourd’hui à une hauteur supérieure à 1,800 mètres, après avoir autrefois atteint celle de 2,500 mètres. Ce n’est pas à un changement de climat qu’il faut attribuer ce résultat, c’est à l’homme seul qu’on en est redevable. L’incurie des montagnards est telle qu’on les voit, pour se chauffer pendant quelques heures, brûler des arbres centenaires et faire brouter à leurs troupeaux de chèvres et de moutons les jeunes plants qui poussent entre les rochers. La nature se lasse de cette lutte journalière et abandonne à la stérilité des espaces jadis couverts de bois. Pendant que le pâtre mord peu à peu sur la lisière supérieure de la forêt, l’habitant de la vallée dentèle les bords inférieurs en poussant ses cultures toujours plus haut sur les pentes. Les champs de seigle et d’avoine plaquent de leurs taches jaunes les versans à des altitudes qu’ils n’auraient jamais dû atteindre et ameublissent un sol qui aurait surtout besoin d’être raffermi.

Les Alpes du comté de Nice empruntent aux Alpes françaises, dont elles sont un rameau, et aux Apennins, auxquels elle se rattachent, le double caractère de grandeur et de tristesse qu’elles offrent aux regards. Aussi élevées que les premières, elles sont aussi déchirées, aussi tourmentées que les derniers. Leurs vastes solitudes ne sont ni égayées par le chant des oiseaux, ni animées par la présence de l’homme. Vus du haut d’un des sommets, les villages épars au fond des vallées semblent, avec les cultures permanentes qui les entourent, des oasis au milieu d’un désert. Cette zone dépouillée de végétation s’étend jusqu’à la limite des forêts et ne laisse apercevoir ni maisons, ni chalets ; les bestiaux y vivent sans abri et les bergers n’ont d’autre refuge que quelques cabanes en pierre sèche. Voilà ce que les défrichemens inconsidérés et les abus du pâturage ont fait d’un coin de terre qui pourrait être un des plus beaux et des plus fertiles du monde[11].

Les prairies se divisent en prairies fauchables et en pâtures dont l’herbe est mangée sur pied. Les premières, suivant l’altitude qu’elles occupent et les soins dont elles sont l’objet, donnent des récoltes plus ou moins abondantes et des foins de plus ou moins bonne qualité. Irriguées et fumées dans les parties inférieures, elles produisent de 8,000 à 10,000 kilogrammes, tandis que, sur les sommets où l’herbe est courte et n’est fauchée qu’une fois, la quantité n’en dépasse pas 800 kilogrammes.

Les pâturages proprement dits se divisent en deux catégories, ceux que les bestiaux ne pâturent que pendant l’été, et ceux qu’ils pâturent pendant le printemps et l’automne. Ces derniers, situés à proximité des habitations, occupent généralement les versans méridionaux, où la neige fond de bonne heure, où l’herbe pousse aux premiers soleils. Aussi, dès le mois de mars, y lâche-t-on les troupeaux qu’on a dû garder à l’établie pendant l’hiver et qui, affamés par la nourriture insuffisante qu’ils y ont reçue, se jettent avec avidité sur tout ce qu’ils trouvent, arrachent les plantes qu’un sol détrempé par la neige, ne relient pas, et creusent sur ce terrain mouvant des sentiers qui l’écorchent. Ils y reviennent en automne quand la neige les a chassés des sommets où ils ont passé l’été ; mais comme l’herbe a dans l’intervalle pris de la consistance, ils y font beaucoup moins de mal qu’au printemps. Dans les parties les plus élevées, à 2,000 mètres et au-dessus, sont les pâturages d’été, qui sont ou affectés aux troupeaux indigènes, ou loués à des bergers étrangers dits transhumans. Ils produisent une herbe courte, serrée et forment par l’enchevêtrement des racines une espèce de feutre épais. Comme ils ne sont pâturés que de juin en octobre, ils ne sont pas exposés aux mêmes dégâts que les pâturages de printemps et sont en bien meilleur état, surtout lorsqu’on a soin de limiter le nombre des animaux qu’on y envoie.

Les troupeaux admis au parcours sont de quatre sortes : 1° les vaches ; 2° les chèvres ; 3° les moutons indigènes ; 4° les moutons transhumans. Dans les Alpes françaises, le pâturage des vaches est l’exception, tandis que, dans les Alpes suisses, surtout dans les cantons, du centre, il est général, et c’est ce qui explique la différence de l’état des montagnes dans les deux pays. Les pâturages alpestres ou alpages, surtout, lorsqu’ils appartiennent à des particuliers, y sont l’objet de soins qu’on ne leur donne pas chez nous.. Les troupeaux de vaches, guidés par l’une d’entre elles, munie d’une clochette, et accompagnés de pâtres, escaladent les cimes dès que la neige a disparu, ils s’arrêtent d’abord aux alpages inférieurs pour s’élever peu à peu à mesure que l’herbe recouvre le sol. Chaque soir, les bêtes rentrent au chalet, où leur lait est immédiatement transformé en fromages. C’est là le revenu principal, et comme chaque pâturage ne peut nourrir qu’une quantité déterminée d’animaux, le rendement diminue si on en exagère le nombre.

On a dit que la chèvre est la vache du pauvre, et grâce à ce vieux proverbe, on la tolère presque partout, malgré les dégâts qu’elle occasionne et que personne ne conteste. Ces dégâts sont tels que le code forestier a interdit absolument l’introduction de ces animaux dans les forêts, tout en leur laissant l’accès des montagnes, où ils détruisent toute végétation. Les produits qu’ils donnent sont si peu en rapport avec les ravages qu’ils commettent, qu’ils devraient être considérés comme une espèce à anéantir.

C’est le mouton qui est surtout l’animal des Alpes françaises, sans qu’aucune circonstance particulière justifie ce choix, puisque certaines communes se livrent avantageusement à l’élève du gros bétail et produisent des fromages renommés. Le pâturage des bêtes à laine n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune disposition législative dans les terrains non soumis au régime forestier, et comme, quoique interdit en principe, il est toléré dans ces derniers, il est exercé à peu près partout sans règle, ni mesure.

Les troupeaux de moutons sont divisés en troupeaux de pays et en troupeaux transhumans. Les premiers, qui appartiennent aux habitans, comprennent les animaux qui ont passé l’hiver à l’étable et ceux qui, achetés au printemps, doivent être revendus à l’automne. dis dévorent l’herbe nouvelle à mesure que la neige en fondant la découvre, et dénudent le sol détrempé d’autant plus rapidement qu’ils sont plus nombreux. Ils appartiennent pour la plupart à des personnes riches et influentes qui, pour en tirer profit, ne craignent pas de surcharger les pâturages communaux au risque de les ruiner. Aussi ces derniers, abandonnés à l’incurie des assemblées communales, sont-ils en général en bien plus mauvais état que les pâturages particuliers, beaucoup plus ménagés.

Les moutons transhumans viennent des plaines de la Crau, qu’ils abandonnent quand le soleil a brûlé les herbes qu’ils y trouvaient jusqu’alors ; ils arrivent en masse vers le 15 juin et sont dirigés par un pâtre vers la montagne qu’il a louée. Ils appartiennent à une race de métis mérinos, petite, robuste et produisant une viande et une laine estimées ; ils sont sobres, rustiques et habiles à trouver leur nourriture dans la plaine au milieu des cailloux qu’ils écartent avec leur museau ; conservant la même habitude dans la montagne, ils broutent l’herbe jusqu’à la racine, grattent la terre avec leurs ongles et ne laissent rien que le sol nu partout où ils ont passé. Cependant, malgré leur voracité, ils font peut-être moins de mal que les moutons de pays, parce qu’ils arrivent plus tard. Le nombre de ces animaux tend depuis quelques années à diminuer, et il n’est plus guère aujourd’hui que la moitié de ce qu’il était il y a vingt ans. Cette échelle décroissante donne la mesure de la rapidité avec laquelle s’accomplit la dénudation des montagnes[12] ? Puisque c’est à l’insuffisance de la nourriture qu’ils reçoivent pendant l’hiver qu’il faut surtout attribuer les ravages que les troupeaux indigènes causent aux pâturages du printemps, il serait désirable de voir les populations abandonner les montagnes, descendre dans les vallées et chercher, en augmentant la provision fourragère à conserver les animaux le plus longtemps possible dans les bergeries pour ne les lâcher que lorsque l’herbe a pris une certaine consistance et que le sol s’est raffermi. C’est à accroître le rendement des prairies fauchables par des fumures et des irrigations que devraient tendre tous leurs efforts, et les encouragemens que l’état donnerait pour cet objet faciliteraient singulièrement l’œuvre du reboisement.

Le salut des montagnes dépend donc en grande partie de la prospérité des cultures dans les régions inférieures et des progrès agricoles qui y sont réalisés. Si la plaine de la Crau était convenablement cultivée, elle produirait de quoi nourrir pendant toute l’année dix fois autant d’animaux qu’aujourd’hui, sans qu’il soit nécessaire de les envoyer ravager les Alpes pour assurer leur subsistance pendant l’été. Les irrigations qu’on cherche à développer dans tous ces départemens étendront donc leurs bienfaits jusque dans la région montagneuse, bien au-delà des points sur lesquels elles auront été effectuées.

De tous les progrès le plus désirable est certainement la substitution de la race ovine par la race bovine. On se rappelle les clameurs qui se sont élevées lors de la présentation du nouveau tarif des douanes et l’agitation que les protectionnistes ont cherché à provoquer à cette occasion dans le public. Un des argumens sur lesquels ils insistaient le plus pour prouver que les traités de commerce avaient ruiné l’agriculture française, est la diminution du nombre des moutons constatée par les dernières statistiques. Il est regrettable qu’il ne se soit trouvé personne pour leur répondre que le mouton, lorsqu’on n’a en vue que la production de la laine, est surtout l’animal de la culture nomade et rudimentaire. C’est dans les contrées pauvres, sur les sols peu fertiles, dans les pays de landes et de bruyères, comme étaient autrefois la Bretagne, la Sologne, les Alpes, l’Algérie, que les moutons sont à leur véritable place, parce qu’ils peuvent s’y nourrir des produits naturels, et que, sans aucun soin, ils donnent, bon an mal an, un revenu certain. Mais lorsque les terres se défrichent, lorsque les prairies artificielles remplacent la bruyère et l’ajonc, lorsque l’abondance des capitaux permet l’emploi d’amendemens et l’usage d’instrumens perfectionnés, ils doivent céder le pas à la race bovine, plus exigeante, mais aussi plus productive. Ce n’est pas à dire que le mouton doive être exclu de toute exploitation bien conduite et chassé des pays bien cultivés ; loin de là, il conviendra toujours que chaque ferme, même la mieux tenue, ait son troupeau, pour tirer parti des herbes inutiles ou des récoltes qu’on ne pourrait utiliser autrement ; mais il n’est plus dans ce cas qu’un accessoire de l’exploitation et non la base fondamentale du revenu annuel, à moins cependant qu’il ne s’agisse d’un élevage spécial pour la production de la viande. Ainsi, à y regarder de près, la diminution du nombre des moutons serait plutôt un signe de prospérité agricole qu’un signe de décadence, et, dans les Alpes notamment, ce serait un immense bienfait que de les voir complètement disparaître pour être remplacés par des vaches ; non seulement, les pâturages s’en trouveraient mieux, puisque celles-ci coupent l’herbe au lieu de l’arracher et qu’elles tassent le sol avec leurs larges pieds au lieu de le raviner, comme font les moutons avec leurs ongles pointus, mais les habitans y gagneraient un notable accroissement de revenu. D’après M. Marchand, une vache, qui demande pour son estivage 1 hect. 81, rapporte en moyenne 53 fr. 58, tandis que les moutons, au nombre de 3, 62, qui pourraient vivre sur la même étendue, ne produiraient que 10 fr. 86. C’est donc un bénéfice de 43 fr. en faveur de la première. Frappée de cet avantage, l’administration forestière fait tous ses efforts pour décider les habitans à substituer dans les pâturages des Alpes le gros bétail au petit. Elle a institué sur différens points des fruitières analogues à celles qui existent dans le Jura, et qui sont, comme on sait, des associations pastorales dont l’objet est l’exploitation en commun et la vente, sous forme de beurre ou de fromage, du lait fourni par les vaches réunies en troupeaux. Elle dépense pour cela environ 65,000 francs par an ; mais ici encore elle a à lutter contre l’inertie des montagnards et la rapacité de ceux qui exploitent leur ignorance. Dans les Alpes cependant, ces institutions commencent à prospérer et tendent à prendre un certain développement. Il n’en est pas de même dans les Pyrénées, où les populations sont plus réfractaires. Il serait très désirable que les sociétés d’agriculture locales prêtassent leur concours à cette œuvre ; elles inspireraient moins de défiance que les agens forestiers et triompheraient plus facilement des préjugés ou des résistances des paysans.

En attendant que ces améliorations naturelles se produisent, les montagnes continuent à se dégrader, malgré la loi de 1860, qui avait précisément pour objet de les restaurer, puisque par un inconcevable oubli, les auteurs de cette loi ont omis d’y comprendre la réglementation du pâturage. L’idée ne leur est pas venue qu’il fallait chercher à prévenir le mal là où il n’existe pas encore, avant d’y porter remède lorsqu’il s’est déjà produit. Laissant les troupeaux vaquer en liberté, ils ne les ont exclus que d’une partie des terrains compris dans les périmètres à reboiser, en fixant à un vingtième de la contenance de ceux-ci l’étendue maxima sur laquelle pourront annuellement être exécutés les travaux. Ces ménagemens excessifs ont porté leurs fruits, et pendant que sur certains points on parvenait, avec beaucoup d’efforts, à éteindre les torrens, il s’en formait de nouveaux sur d’autres points, si bien qu’aujourd’hui la situation est pire peut-être qu’en 1860. On ne saurait arriver à un résultat utile sans réglementer, le pâturage, et cette mesure a été reconnue si nécessaire qu’on l’a introduite dans le récent projet de loi soumis au sénat. C’est une mesure de salut public qu’il faut imposer aux populations sans se laisser émouvoir par les clameurs et les oppositions intéressées. Il ne faut pas perdre de vue que, si la diminution du nombre des troupeaux lèse quelques intérêts, ces troupeaux, eux-mêmes mettent à néant d’autres richesses bien autrement précieuses ; que ce n’est pas, comme on le dit, aux ressources du pauvre qu’on porterait atteinte dans cette circonstance, et qu’on se bornerait à mettre fin aux abus de ceux qui exploitent à leur profit les biens communaux. Des essais de réglementation ont, il est vrai, été tentés depuis 1860 ; mais, émanant de l’autorité préfectorale et dépourvus de toute sanction pénale, les règlemens sont le plus souvent restés une lettre morte. Le but à atteindre est l’institution d’une espèce de régime pastoral, jouant pour les pâturages-communaux un. rôle analogue à celui du régime forestier pour les forêts communales ; et c’est l’administration forestière seule qui est à même d’en assurer l’application, car seule elle a les moyens d’exercer un contrôle sur la fixation des taxes[13], sur le nombre des animaux admis, au parcours et sur l’état, des parties à y affecter. Le territoire de chaque commune devrait être divisé en plusieurs zones, de façon à assigner des cantons spéciaux à chaque catégorie d’animaux. Ainsi, il convient de réserver aux moutons hivernés les terrains qui sont le plus à proximité des habitations ; aux moutons de commerce et aux moutons transhumans, ceux des régions supérieures, et au gros bétail ceux dont la pente est faible et l’accès facile. Le nombre des animaux serait rigoureusement limité par la possibilité, pour les pâturages, de les nourrir sans se dégrader, et devrait au maximum être porté à trois moutons ou une vache par hectare. Quant aux terrains ruinés, ils seraient mis en défends jusqu’à ce que la végétation y eût repris son empire. Si on laisse les communes maîtresses d’elles-mêmes, avant vingt ans tous les pâturages de la haute montagne seront transformés en rochers, les cultures inférieures auront disparu sous tes déjections des torrens, et les populations auront abandonné un pays qui ne pourra plus les faire vivre.


IV

L’œuvre de la restauration des Alpes est complexe et comprend des mesures de deux ordres différens, des mesures curatives et des mesures préventives. Il faut, d’une part, remédier au mal existant en provoquant l’extinction des torrens actuels ; d’autre part, empêcher le mal de se produire en évitant, par la réglementation du pâturage, la formation de nouveaux torrens. Nous avons vu que l’administration forestière, en ce qui concerne la première partie de cette tâche, avait rempli sa mission aussi complètement que les moyens mis à sa disposition le lui avaient permis. Si donc l’étendue des terrains reboisés jusqu’ici dans la région des Alpes ne comprend encore que 16,200 hectares environ, quand celle des terrains à reboiser dans les seuls départemens de l’Isère, de la Drôme, des Hautes et des Basses-Alpes, s’élève à 200,000 hectares, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre, mais à l’insuffisance de la loi qui, entravant ses efforts, ne lui a pas permis de faire davantage. Si l’on ne se décide pas à prendre un parti énergique, il faudrait, à raison de 800 hectares par an, environ trois siècles pour terminer l’œuvre entreprise ; mais bien avant ce moment, toute la région des Alpes serait transformée en désert[14]. Nous venons de montrer la nécessité de réglementer le pâturage pour empêcher les montagnes de se dégrader davantage ; il nous reste à examiner à quelles conditions elles peuvent être restaurées. Les auteurs de la loi de 1860 avaient divisé les travaux de reboisement en facultatifs et en obligatoires, et comptaient, pour en exécuter la plus grande partie, sur l’initiative des communes et des particuliers. Ils pensaient que des primes et des subventions seraient un stimulant suffisant pour décider les propriétaires à replanter les terrains qu’ils avaient laissés se dénuder, et, s’ils admirent le principe de l’expropriation et l’exécution par l’état, ce ne fut qu’à titre d’exception : c’était là une erreur capitale.

Les propriétaires n’ont intérêt à reboiser que les terrains qui. situés à proximité des débouchés, leur donneront, une fois transformés en forêts, des revenus assurés, et non ceux qui, éloignés des centres et d’une exploitation difficile, ne pourront jamais les indemniser des sacrifices qu’ils auront coûtés. Or ce sont précisément ces derniers qu’au point de vue de l’extinction des torrens il serait le plus nécessaire de replanter. C’est effectivement dans les départemens où le reboisement présente au plus haut degré le caractère d’urgence, c’est-à-dire dans les Hautes-Alpes, les Basses-Alpes, la Drôme et l’Isère, que les reboisemens facultatifs ont été le moins considérables. Ils n’y ont porté que sur 3,200 hectares, tandis que, dans les départemens des Bouches-du-Rhône et de la Vaucluse, ils s’étendent déjà sur 26,000 hectares environ et se poursuivent dans les meilleures conditions. La raison de cette différence est que, dans le premier cas, les travaux sont onéreux et ne tentent pas les propriétaires, malgré les primes offertes, tandis que, dans le second, ils sont productifs, la plantation des chênes truffiers étant devenue une spéculation très lucrative.

On ne saurait donc compter ni sur les communes, ni sur les particuliers pour la régénération des Alpes. Qu’il s’agisse de reboisemens facultatifs ou de reboisemens obligatoires, les propriétaires ne consentiront jamais, à moins d’y être contraints, à subir la perte de revenu qu’entraîne une pareille opération. Cette contrainte leur est, il est vrai, imposée par la loi puisqu’ils sont tenus, dans l’intérieur des périmètres décrétés, de laisser l’état reboiser leurs terrains, sauf à rentrer en possession de la moitié de ceux-ci par l’abandon de l’autre moitié ; mais une pareille disposition ne saurait être maintenue, car elle lèse à la fois tous les intérêts en cause.

Les habitans des montagnes, en effet, prétendent que„ puisqu’il s’agit de travaux d’utilité publique, ce n’est pas à eux d’en supporter les charges ; ils trouvent injuste qu’on les prive de la jouissance de leurs propres terrains pour protéger les riches populations des vallées, et réclament des indemnités pour le trouble qu’on jette dans leur existence. Sans être absolument fondées, ces plaintes n’en ont pas moins quelque chose de spécieux, et l’on comprend que les mesures arbitraires consacrées par la loi entretiennent une certaine irritation dans les esprits. D’autre part, si l’on se demande par quel moyen on pourra empêcher les communes et les particuliers de laisser ruiner de nouveau les forêts et les pâturages qui seront rentrés en leur possession, on est forcé de reconnaître qu’il n’y en a pas, et qu’on s’expose ainsi à avoir sacrifié en pure perte les efforts et les capitaux qu’aurait coûtés cette gigantesque opération.

Il n’y a que l’acquisition par l’état, à l’amiable ou par voie d’expropriation, des terrains compris dans les périmètres à reboiser qui puisse donner des résultats sérieux et résoudre pratiquement les difficultés en présence desquelles on se trouve[15]. C’est à cette conclusion que sont conduits tous ceux qui ont étudié la question d’un peu près, depuis M. Surell, qui, dès 1840, considérait l’œuvre du reboisement comme incombant tout entière à l’état, jusqu’à M. Tassy, qui, en 1877, publiait une brochure pour soutenir la même opinion[16].

Ainsi l’acquisition par l’état des terrains à reboiser et la réglementation du pâturage doivent être considérés comme les deux pierres angulaires de toute loi sur le reboisement des montagnes ; elles sont nécessaires, l’une pour arrêter les ravages des torrens existans, l’autre pour empêcher de nouveaux torrens de se former. En dehors de ces deux principes, il n’y a que des expédiens. On pourra bien, comme aujourd’hui, obtenir des résultats locaux, régénérer telle ou telle montagne, mais on n’aura pas fait une œuvre d’ensemble et digne d’un grand pays. Il faut d’autres moyens que ceux qu’on emploie pour rendre la prospérité aux sept départemens du sud-est, aussi bien qu’aux autres régions montagneuses de la France, qui, bien que moins éprouvées que celle des Alpes, ont, au point de vue du régime des eaux, également besoin d’être en grande partie reboisées. C’est une entreprise qui devra se chiffrer par plusieurs centaines de millions, et il faudrait avoir le courage, non-seulement de le dire, mais aussi de proposer les mesures nécessaires pour la mener à bien.

On s’explique cependant les scrupules du législateur de 1860. Il s’agissait alors d’une entreprise nouvelle, dont le succès était incertain et qui, froissant de graves intérêts, devait rencontrer de violentes hostilités. Il fallait donc, d’une part, éviter d’effrayer le pays par l’élévation de la dépense ; d’autre part, faire accepter la loi aux populations des montagnes en leur montrant que les restrictions apportées à leur jouissance étaient peu importantes, comparées aux avantages qui devaient en découler. Mais, une fois ce résultat obtenu, il eût fallu montrer un peu plus d’énergie et adopter peu à peu des mesures plus radicales. C’est précisément l’inverse qu’on a fait, puisque le gouvernement, craignant de s’être montré trop hardi, modifia, dès 1864, la loi de 1860, de façon à pouvoir substituer le regazonnement au reboisement. Nous avons vu que cette nouvelle disposition avait si peu répondu aux espérances qu’on avait dû presque aussitôt la considérer comme non avenue. Plus tard, en 1876, M. Faré, directeur-général des forêts, présenta un nouveau projet de loi ayant pour objet de recourir le plus possible aux reboisemens facultatifs et de restreindre les reboisemens obligatoires aux parties de montagnes dont la dégradation présente des dangers nés et actuels. Muet sur la question du pâturage, ce projet, qui ne contenait d’ailleurs aucune disposition pour empêcher les dangers de naître, ne pouvait donner que des résultats illusoires et ne s’explique que par le désir de débarrasser l’administration forestière des questions irritantes que soulevait l’application de la loi de 1860. Voté par la chambre des députés et présenté au sénat, il a été retiré par le successeur de M. Faré, qui en présenta lui-même un nouveau, à la suite des résolutions formulées par la commission du régime des eaux, dont nous avons parlé au début de ce travail et dont, chose singulière, M. Faré lui-même avait été le promoteur. Mieux inspiré comme rapporteur que comme directeur-général, ce dernier a exposé avec une grande lucidité les difficultés que présente ce problème aride et compliqué. Le projet de loi auquel cette commission s’est ralliée, et qui a été d’abord soumis au sénat, maintient le principe des subventions aux particuliers pour les travaux de reboisement en montagne ; il attribue au chef de l’état la détermination par voie de décret, rendu en conseil d’état, des périmètres dans lesquels les travaux de réparation devront être exécutés, et des indemnités auxquelles la privation du pâturage devra donner lieu en faveur des communes ou particuliers dépossédés ; il stipule l’obligation pour l’état d’acquérir, à l’amiable ou par voie d’expropriation, les terrains situés dans la zone des travaux, à moins que les propriétaires ne s’engagent à les exécuter et à les entretenir à leurs frais ; il abroge par conséquent la disposition par laquelle l’état devenait propriétaire de la moitié des terrains reboisés, par le seul fait que les propriétaires ne lui auraient pas remboursé ses avances ; enfin, il oblige les communies à présenter au préfet, dans le délai d’une année, des projets de règlement de pâturage, sur lesquels il ne devra être statué qu’après avis de l’administration forestière.

Ce projet a été amendé par le sénat dans un sens qui rendra l’application de la loi très difficile. La principale modification introduite consiste en ce que la déclaration d’utilité publique des périmètres obligatoires, au lieu d’être prononcée par décret, comme le demandait le gouvernement, devra à l’avenir faire l’objet d’une loi spéciale votée par les chambres. Cette disposition équivaut presque à l’abandon de l’œuvre du reboisement, parce qu’elle introduit la politique dans une question d’ordre purement administratif. Il est clair en effet que lorsque les agens forestiers se trouveront en divergence avec les populations sur l’opportunité de certains travaux, c’est à celles-ci que les chambres donneront toujours raison, et comme ces conflits se produiront pour chaque périmètre à mettre en défends, il deviendra impossible de continuer l’entreprise commencée.

Dans la discussion qui a eu lieu, tous les orateurs ont reconnu la nécessité des travaux de reboisement[17], mais, chose singulière, quand il s’est agi d’en assurer l’exécution, les préoccupations politiques prenant le dessus, le sénat a reculé. Ce fait seul prouve combien les corps électifs sont peu aptes à voter certaines mesures d’ordre public ; car aucun député ne consentira jamais, quelle qu’en soit l’urgence, à appuyer une loi qui doit léser une partie de ses électeurs. Il serait impossible aujourd’hui de faire passer, aux chambres le code forestier de 1827, parce que personne ne voudrait prendre sa part de l’impopularité qui l’avait accueilli dans l’origine. A plus forte raison, aucun ministre, toute proportion gardée, n’oserait imiter Colbert imposant au parlement, par un lit de justice, l’ordonnance de 1669, grâce à laquelle les forêts de l’état ont été préservées de la ruine et de la dévastation. Soumis aux oscillations de la politique, ministres, sous-secrétaires d’état ou directeurs-généraux ont à peine le temps, quand par hasard ils en ont le désir, d’étudier les affaires qui jusqu’alors leur étaient le plus étrangères et ne restent jamais assez longtemps au pouvoir pour en poursuivre l’exécution avec suite.

Les divers directeurs-généraux qui se sont succédé à la tête de l’administration des forêts depuis la promulgation de la loi sur le reboisement avaient tous la même bonne volonté, mais ils n’avaient peut-être pas tous la même énergie, ni la même compétence. Sauf M. Vicaire, qui était sorti des rangs de cette administration, ils étaient parvenus à ce poste élevé sans antécédens qui les désignassent pour l’occuper, les uns par leurs relations personnelles, les autres par les fluctuations de la politique ; aussi ne faut-il pas s’étonner s’ils ont souvent cherché à écarter les difficultés plutôt qu’à les résoudre ; s’ils ont accepté des compromis pour ménager certains intérêts ; si, pour se conserver l’appui de leur parti, ils ont dû faire des concessions que, dans leur for intérieur, ils jugeaient inopportunes et si, pour satisfaire les rancunes des personnages influens dans un département, ils en ont éloigné des agens qui n’avaient pas démérité et qu’ils auraient sans nul doute préféré maintenir. Le sous-secrétaire d’état au ministère de l’agriculture et du commerce, qui remplit aujourd’hui les fonctions de directeur-général des forêts, est, personne n’en doute, animé des meilleures intentions : il a pris très à cœur les fonctions dont il est investi, il étudie les questions qu’il ignore et a voulu parcourir les Alpes pour apprécier par lui-même les difficultés que présente l’œuvre du reboisement des montagnes. Mais à quoi bon ? A la prochaine crise, il suivra dans sa chute le ministre dont il dépend. Amené par la politique au pouvoir, il en sera renversé par la politique, juste au moment où, ayant appris à connaître les hommes et les choses, il aurait peut-être pu rendre quelques services. Et ce sera à recommencer avec son successeur, qui aura d’autres appétits à satisfaire, d’autres exigences à subir. Comment veut-on qu’une administration comme celle des forêts, qui ne travaille que pour l’avenir, dont tous les travaux nécessitent un grand esprit de suite, dont les fonctions l’exposent à froisser certains intérêts, puisse marcher en présence de ces fluctuations continuelles ? Comment peut-on espérer que le personnel montre la fermeté nécessaire quand il voit que, du haut en bas de l’échelle, ce n’est ni le zèle, ni le dévoûment à ses devoirs qu’on récompense, mais les complaisances pour les puissans du jour, et que la disgrâce atteint inévitablement celui qui, à tort ou à raison, passe pour tiède à l’égard des institutions qui nous régissent ou qui a eu le malheur de mécontenter quelque orateur de cabaret ? Si ce personnel admirable et trop peu connu est resté fidèle à ses devoirs et n’a pas succombé au découragement, c’est que pour lui l’amour du pays s’incarne dans l’amour des forêts et qu’il croirait trahir le premier s’il laissait le second s’attiédir. Il ne faudrait pas cependant qu’un pareil régime pesât longtemps sur la France, car il finirait par la faire descendre au niveau des républiques américaines, où les places sont la proie des politiciens qui se les disputent, où les deniers de l’état viennent s’engouffrer dans les poches d’une tourbe d’aventuriers faméliques. Nous avons été de ceux qui, sans considérer la république comme un dogme, ont pensé que cette forme de gouvernement pouvait être acceptée sans arrière-pensée si elle assurait l’ordre et la liberté, si elle faisait respecter la justice et le droit. Serions-nous obligés d’avouer que nous nous étions trompés et de reconnaître, avec ceux qui l’ont toujours combattu, que le régime républicain, au lieu d’éteindre les divisions, ne peut que les aviver et qu’il ajoute l’instabilité administrative à l’instabilité politique ?


J. CLAVE.

  1. Voyez dans la Revue du 1er juin 1875, Étude de météorologie forestière.
  2. Le Reboisement et le Regazonnement des Alpes, par M. Matthieu, professeur d’histoire naturelle à l’école forestière, 1865.
  3. M. Cézanne rapporte qu’en 1151, à la suite d’un orage, les deux torrens de l’Oisans qui se font face d’une rive à l’autre de la Romanche, le Vaudaine et l’Infernay, obstruèrent la vallée par leurs déjections et élevèrent un barrage derrière lequel se forma un lac qui fut appelé lac Saint-Laurent, et qui subsista pendant soixante-dix ans. En 1219, ce lac rompit ses digues, inonda la vallée et détruisit presque complètement les villes de Vizille et de Grenoble. C’est sur son emplacement qu’est aujourd’hui le bourg d’Oisans.
  4. Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, par M. Surell.
  5. Ces prédictions se sont réalisées à la lettre. Le chiffre de la population, qui pour les deux départemens des Basses-Alpes et des Hautes-Alpes était en 1851 de 285,108 habitans, est tombé en 1856 à 279,226 ; en 1862, à 271,468 ; en 1866, à 265,117 ; en 1872, à 258,230 ; en 1876, à 255,260. Par une progression continue, qui prouve une diminution constante des moyens d’existence, la population de ces deux départemens s’est réduite en vingt-cinq années de 30,000 habitans, c’est-à-dire du neuvième environ du chiffre primitif.
  6. Voyez, dans la Revue du 1er février 1859, le Reboisement des montagnes et le Régime des eaux.
  7. Des lois analogues viennent d’être promulguées en Italie et en Espagne, où, comme en France, on a reconnu la nécessité de reboiser les montagnes dénudées ; mais il est à craindre qu’elles n’y restent longtemps lettre morte, à cause de l’incurie des populations et de l’insuffisance du service forestier.
  8. Étude sur les travaux de reboisement et de gazonnement des montagnes, par M. Demontzey.
  9. Compte-rendu des travaux de reboisement de 1867 et 1868.
  10. Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, tome II.
  11. Voir les Forêts et les Pâturages du comté de Nice, par M. Léonide Guiot, 1 vol. in-8o, 1875.
  12. Dans un rapport très bien fait, M. Roux, sous-inspecteur des forêts à Grenoble, produit des chiffres qui peuvent donner une idée de la progression continue de la dégradation des pâturages et des dangers qui en sont la conséquence. « L’arrondissement de Grenoble, dit-il, comprend en chiffres ronds 400,000 hectares, dont 85,000 sont en pâturages. Sur ces derniers, 79,330 hectares appartiennent à 112 communes ; 1,350 hectares à l’hospice civil de Grenoble et 4,300 à des particuliers. Le tiers des pâturages communaux sont loués à des patres de la Provence, les deux autres, tiers sont affectés à la jouissance en commun des habitans. Sur l’ensemble de ces pâturages vivaient en 1868, 140,000 moutons, 8,000 vaches et 7,000 chèvres ; ce qui, en comptant une vache pour 3 moutons, représente un peu plus de 2 moutons par hectare. Ce chiffre, quoique peu élevé, était déjà jugé exagéré en 1868, tant les pâturages étaient en mauvais état. Depuis lors, malgré la crise qui pèse sur l’industrie du mouton, le mal n’a fait que s’accroître, et des plaintes vives s’élèvent de toutes parts contre les ravages des eaux provenant des hauts sommets. Ainsi, c’est le ministre des travaux publics qui, sur le rapport des ingénieurs, constate l’exhaussement graduel du lit de la Romanche, affluent du Drac, exhaussement qui constitue une menace formidable pour les cultures, les voies de communication et les villages de la vallée ; c’est la ville de Grenoble qui, pour se garantir des inondations, fait dresser des projets, de travaux de défense dont l’évaluation se chiffre par millions. » — Si tel est l’état du plus fertile arrondissement de la région des Alpes, que faut-il penser des autres ?
  13. La diversité des taxes en usage est extrême ; celles-ci varient de 0 fr. 60 à 1 fr. pour les moutons, de 1 fr. à 1 fr. 25 pour les chèvres et de 0 fr. 75 à 1 fr. 50 pour les vaches ; il n’y a aucune règle à cet égard, et les conseils municipaux sont maîtres absolus, en cette matière.
  14. D’après le dernier compte-rendu, le nombre des périmètres décrétés d’utilité publique, dans la région des Alpes, s’est élevé à 119, englobant une étendue totale de 90,023 hectares, sur lesquels 16,240 hectares ont été reboisés et 1,173 hectares regazonnés. Les dépenses faites par l’état, tant pour travaux que pour indemnités de pâturage, se sont élevées à 8,180,208 fr. 70.
    L’étendue totale des terrains reboisés dans les diverses régions montagneuses de la France jusqu’au 1er janvier 1879 est de 84,715 hect 87, dont 33,990 hect. 50 comme travaux obligatoires et 50,716 hect. 37 comme travaux facultatifs. Dans le chiffre ri- dessus
    les terrains particuliers sont compris pour 20,940h 35
    les terrains communaux pour 59,295 64
    les terrains domaniaux pour 4,479 87
    84,715 88


    La somme payée par l’état, tant pour travaux que pour subventions, s’est élevée à 13,396, 630 fr. 85.

  15. De 1861 à 1879, il a été acquis par l’état dans les diverses régions montagneuses soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation 11,536 hect. 10 au prix de 1,167,871 fr. 88, soit 101 fr. 23 par hectare.
  16. La Restauration des montagnes, par M. Tassy.
  17. « Il est peu de projets, disait M. Krantz, président de la commission du sénat, plus importans que celui qui vous est soumis en ce moment. Il s’agit de la restauration des terrains dont l’étendue n’est pas inférieure à un million d’hectares. C’est déjà un chiffre fort imposant, mais il ne donne pas encore la mesure exacte des conséquences utiles de la restauration projetée. Chaque hectare dégradé dans la montagne en compromet quelquefois plusieurs dans la plaine ; de telle sorte que le mal qui sévit dans la montagne a une redoutable répercussion plus bas ; en définitive, c’est au moins deux millions d’hectares qui se trouvent ainsi perdus pour l’agriculture. Ceci donne en vérité à la loi une importance toute spéciale. Deux millions d’hectares compromis, perdus, dans un pays qui n’en possède que 52 millions, c’est assurément bien grave. Mais les routes, les canaux, le régime de nos fleuves et de nos rivières, tout cela se trouve également compromis par le fait de la dégradation des montagnes. Je n’en dira pas plus sur ce point parce que… jamais cette importance de premier ordre n’a été contestée par personne. »