Le ravage et la réparation

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Le ravage et la réparation
La Revue blancheTome XX (p. 417-432).

Le Ravage et la Réparation

Si douloureux qu’il soit de constater les ravages d’immoralité que l’affaire Dreyfus a causés ou du moins a dénotés dans les partis politiques, il nous faut bien constater des ravages d’immoralité plus redoutables encore. Les partis politiques, si l’on met à part certaines régions socialistes, ont un contingent actif très inférieur au contingent du corps électoral, et même à celui des votants. Dans une ville ordinaire de cinquante mille habitants de province moyenne, les comités plus ou moins conservateurs, monarchistes, royaliste, impérialiste, catholique, le comité républicain du département, le comité radical, le comité ouvrier républicain socialiste, le groupe d’études sociales, mis ensemble, ne donnent pas un contingent de membres inscrits supérieur à quinze cents, et un contingent de membres régulièrement présents aux séances supérieur à trois cents. Qui fait de la politique en province est classé par cela même. Aussi les contaminations des partis politiques ne sont-elles pas directement et immédiatement la contamination de tout le peuple même. De plus les partis politiques, par la fonction ou par le rôle qu’ils se sont donnés dans la vie de la nation, sont, comme tous les grands de ce monde, presque naturellement exposés à commettre de grands crimes. Les crimes qu’ils commettent sont possibles et leurs déchéances ne sont pas tout à fait imprévues. Mais le ravage est presque sans comparaison plus redoutable quand le crime est commis ou caressé par ceux qui n’appartiennent officiellement et activement à aucun parti politique. Depuis de longues années c’était l’honneur et la pureté des petites gens, que les crimes collectifs, nationaux et internationaux, fussent commis par-dessus leur tête. Ils vivaient misérables, ignorants, innocents, dans l’étroitesse de la maison misérable. Tout entiers occupés à gagner le pain de la famille, ces pauvres gens ne connaissaient pas les merveilles de la politique, la noblesse des haines politiques, ils ne voulaient pas la férocité de la guerre, la férocité lâche de la guerre coloniale. En vain les plébiscites et les élections passaient sur eux : ils y prenaient presque tous part, mais ils ne consentaient pas profondément même aux scélératesses qu’ils votaient. Peu à peu la puissance inouïe de jésuitisme et de scélératesse qui réside aux colonnes du Petit Journal a pénétré beaucoup de ces braves gens, et depuis le commencement de l’affaire Dreyfus ils se sont payé, ils se sont permis des jalousies et des haines et des vices et des crimes de grands seigneurs. Dans le même temps que le crime atteignait à une intensité non encore éprouvée, il prenait ainsi une extension non moins nouvelle. Dans le même temps qu’un misérable assassinait le défenseur d’un accusé, dans le même temps qu’une bande de faussaires, de menteurs, d’assassins s’acharnait contre cet accusé, qu’un président brutal et faussement brusque lui refusait les moyens de défense les plus élémentaires, beaucoup de petites gens se réjouissaient. Ils prenaient part à la curée, comme des chiens de race. Ils mentaient comme des généraux, ils trahissaient comme des ministres, ils faussaient comme un État-Major, ils étaient laids et forcenés comme un Drumont, jésuites comme un Du Lac, tartufes comme un Barrès, bourreaux comme un Lebon. Et cela leur semblait, à eux simples soldats de deuxième classe, simples électeurs, simples fidèles, simples lecteurs, simples contribuables, comme un avancement inespéré, comme l’avancement suprême, une immense décoration d’une immense légion d’hommes d’un honneur spécial.

Je n’insiste pas sur l’évidente complicité de tout un faubourg, de toute une ville, de toute une région avec l’assassin fugitif. Je ne parle pas de cet admirable mot de passe auprès des gens du pays : « J’ai tué Dreyfus », ou « J’ai tué un Dreyfus ». Il y a là sans doute une survivance locale, et ces hommes étaient des chouans. Mais leur ancienne chouannerie fut récemment cultivée selon des méthodes modernes, et j’insiste beaucoup sur la contamination des provinces restées saines, restées républicaines, où tant d’hommes, le soir venu, parce que leur conseil de guerre avait condamné l’innocent, contents de la vie et contents d’eux-mêmes, se sont assis à leur table modeste et ont diné d’un meilleur appétit. Combien nombreuse la foule qui assistait et favorisait. « Nous demandons », pensait la foule, « que le sang de ce Juif retombe sur nos têtes et sur celles de nos enfants ». Il y eut enfin la très sainte simplicité de tous ceux qui, naïvement, apportèrent leur fagot. Je me rappellerai toute ma vie les enfants des écoles primaires, lâchés dans la rue à quatre heures, et s’en allant par petites bandes en piaillant : « Mort aux Juifs ! »

Cette universelle démoralisation de tout un peuple, ratifiée par le conseil de guerre de Rennes, fut assurément la consommation du crime. Il est plus facile de la mesurer si l’on examine quelques exemples individuels.

Je ne parlerai que pour mémoire des exemples illustres : ils sont présents à la pensée. Mais ils n’en sont pas moins remarquables, extraordinairement. Que tous les journalistes, tous les écrivains et tous les artistes qui ont pris parti contre l’innocent y aient laissé leur plume ou leur crayon, cela est une marque. Willette même, étant devenu guériniste à propos du Fort-Chabrol, n’a pas manqué de trouver pour un de ses dessins une légende rigoureusement idiote, je le dis comme je le pense, une légende où il oppose la loi et la liberté, deux commères qui ne pourront jamais s’entendre, ou qui ne peuvent jamais s’entendre, ou qui n’ont jamais pu s’entendre : comme si Guérin était libéral ou libertaire ou défendait de quelque façon la liberté, comme si ce n’était pas la loi qui, dans l’espèce, défendait la liberté ! Forain a fini par poser des immondices très noires sur des légendes immondes. Je préfère ne parler pas de Caran-d’Ache. Que dire des journalistes ? Et que dire des écrivains ? Non seulement ils sont tombés du côté où ils penchaient. Non seulement M. Barrès est devenu tout à fait le Tartufe moisi qu’il menaçait de devenir, non seulement M. Coppée est devenu le gâteux tisanier qu’il devait devenir. Mais la perversion fut telle que plusieurs tombèrent d’un côté où ils ne semblaient nullement pencher. M. Jules Lemaître pouvait devenir vicieux comme un roué : mais qui se fût imaginé qu’il en viendrait à nous donner des proses comparables aux meilleures chroniques de M. Judet.

Je n’insiste pas sur ces exemples illustres, et publics. Les exemples privés sont d’un autre enseignement. Combien heureux, et combien rares, s’ils existent, ceux qui ont pu traverser la tourmente sans y laisser, sans y voir naufrager quelques-uns de leurs amis. Si nombreux que fussent les dreyfusistes parmi les étudiants, ce malheur nous est arrivé. L’affaire Dreyfus fut l’épreuve insoupçonnée et s’il n’est pas certain que tous ceux qui l’ont bien passée, pour cela seul, soient bons, il est malheureusement certain que tous ceux qui l’ont mal passée, pour cela seul, sont mauvais.

J’avais un camarade historien, très bon élève en Sorbonne, et qui, à ce que l’on m’a dit, est devenu antidreyfusard. Il ne me l’a jamais dit lui-même, car, par un hasard extraordinaire, depuis que l’affaire est commencée, nous ne nous sommes plus jamais rencontrés dans les rues. Mais je pensais à lui toutes les fois que d’un côté les faux s’amoncelaient sur les faux et que de l’autre côté les preuves s’ordonnaient sur une base de preuves. Je me demandais comment un malheureux, inintelligent à ce point du présent, osait ainsi étudier les événements passés. J’essayais de me représenter quelle idée amincie, convenue et livresque il pouvait avoir de ce qui fut la vie et la passion des hommes passés. Sans doute on nous a fait faire des dissertations bien sensées sur ce thème : que nous pouvons bien faire l’histoire des temps passés et que nous ne pouvons pas faire l’histoire du temps présent, parce que nous sommes impartiaux à l’égard des temps passés, tandis que nous sommes forcément partiaux à l’égard du temps présent. Comme c’est nous, au contraire, qui sommes les historiens ! qui sommes devenus historiens. Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c’est qu’un peuple, de ce que c’est qu’une idée, de ce que c’est qu’une campagne, de ce que c’est qu’une crise, de ce que c’est qu’une révolution ! Comme nous avons compris le mécanisme parlementaire, le jeu des suffrages, Le jeu de la constitution ! Quelle connaissance nous avons reçue de ce que c’est que la guerre, de ce que c’est que la paix armée, de ce que c’est qu’une armée, une armée prétorienne, et de ce que c’est que l’Église ! Quelle reconnaissance nous avons eue de la barbarie première, et du Moyen-Âge, et de l’Inquisition ! Quel sens nous avons à présent de la liberté, de la République et de la Révolution !

J’avais un ami grammairien. Celui-ci était, à vraiment parler, un esprit doux, une âme douce, profondément et sincèrement douce. Il venait doucement au socialisme, par tendresse naturelle, par bonté. Il serait venu au socialisme, si les socialistes ne s’étaient pas occupés de l’affaire Dreyfus, ne s’étaient pas mêlés de tout cela. Je le dis comme il me l’a dit la seule fois où je l’aie rencontré depuis le commencement de cette « malheureuse affaire ». Je le dis pour faire plaisir à M. Guesde : cela ne m’est pas donné si souvent. Mon ami avait été, pendant son année de service militaire, ce que l’on appelle au régiment un assez mauvais soldat. Il s’était quelque peu plaint du métier, et je crains que le métier n’ait eu à se plaindre de lui. Mais, âme inquiète, il eut ce raffinement de tendresse, de ne pas vouloir devenir dreyfusard, parce que s’il était devenu dreyfusard, le mauvais souvenir qu’il avait gardé de la caserne aurait précisément pu entrer pour une certaine part, et à son insu, dans l’opinion dreyfusiste qu’il se serait formée. J’admirai un évangélisme aussi précieusement caressé. Il ajouta que sa famille connaissait la famille de M. Quesnay de Beaurepaire et que celui-ci était un homme d’un sincérité incontestable, d’une autorité entière. Il me dit tout cela d’un ton si triste, si doux, si ferme et si résigné, un peu ennuyé, si décidé cependant, que je n’osai pas insister. Je n’osai pas lui demander comment lui, grammairien, habitué sans doute à critiquer les textes, pouvait avoir laissé passer toute l’affaire sans critiquer les textes péremptoires proposés à l’attention publique, sans comparer les écritures, sans comparer les styles. Mon ami, qui n’admettait plus en sa créance aucune religion révélée, admettait religieusement que Dreyfus était coupable, que toutes les démonstrations proposées de son innocence étaient des machinations d’autant plus habiles et dangereuses qu’elles paraissaient péremptoires. Nous connaissons tous ainsi une foule d’historiens, qui sont bons historiens toujours, excepté quand il s’agit de la révélation, une foule de critiques rigoureusement critiques, à moins qu’ils ne s’agisse des textes sacrés. Mon ami, d’ailleurs, n’était pas devenu méchant. Il était resté le même. Il accompagnait, il entourait de sa tendresse des atrocités ignominieuses qu’il déplorait. Il faisait bonnement cortège aux hommes de mauvaise volonté. Il aimait l’armée qu’il avait méconnue au temps de son service. Il plaignait beaucoup la France. Il voulait bien ne pas rompre avec moi pour cela. Notons que la grande majorité des antidreyfusards, même parmi les professionnels, ne voulaient pas rompre avec leurs anciens amis et camarades restés fidèles à la vérité. Ils s’imaginaient que l’on pouvait rester amis et camarades quand même, avoir cela dans sa vie et se donner quand même la sincère poignée de mains. Cette imagination est aussi une marque. Et tout à fait au fond d’eux-mêmes ils avaient je ne sais quelle honte, ou quelle fausse honte.

Ces défaillances individuelles ne sont pas encore celles qui m’ont permis de mesurer tout le ravage d’immoralité dénoté par l’affaire Dreyfus. Le camarade et l’ami dont j’ai conté l’histoire étaient pour moi de connaissance récente et isolée. Je les connaissais. Mais je ne les connaissais que devenus grands garçons, arrivés à Paris ou du moins dans mes classes en même temps que moi, accueillis en même temps aux mêmes lycées ou au même collège, à la même Sorbonne. Je ne connaissais pas leurs familles. Je ne connaissais pas l’histoire de leurs familles. Je n’avais pas suivi leur lent avènement, l’avènement de leurs familles, en leurs personnes, aux fonctions dites libérales. Je n’avais donc pas vu le déracinement. Je l’ai vu et mesuré pour quelques-uns de mes anciens camarades et amis de province.

Nous avions en province un vieil ami, un de ces vieux républicains et libres-penseurs qui ont vraiment fondé la République. Ce fut une génération d’hommes admirables, solides, et bons ouvriers. Ils se nommaient républicains radicaux, n’ayant aucun nom convenable à leur disposition, ne connaissant pas encore le nom de socialistes, qui ne se répandit longtemps que dans des milieux spéciaux. Ils croyaient aux jésuites, ce qui depuis est devenu peu distingué. Beaucoup d’entre eux étaient francs-maçons. Ils prenaient au sérieux leur maçonnerie, étaient sérieusement vénérables, dignitaires. Ils étaient partisans du progrès, ce qui peut mener loin. Ils viendront en foule si l’on veut et défileront en belles rangées pour le « Triomphe de la République ». Il ne leur a manqué rien, que de la méthode, et d’avoir des chefs dignes d’eux, ou de savoir se passer de chefs. Ils se nomment encore des radicaux, parce que c’est leur habitude, et qu’ils sont trop vieux à présent pour changer de nom. Mais ce vieux radicalisme était si vigoureux, si vivace et tenace que, pour avoir trahi la confiance de tels soldats, M. Léon Bourgeois n’est pas seulement un neutre, un absent, un congressiste, mais vraiment un lâcheur et moralement un escroc, un banqueroutier. Ils se nomment radicaux, et la question qui se pose est de savoir si les jeunes socialistes réussiront à faire le pont avec ces vieux radicaux par-dessus la génération intermédiaire, contaminée d’arrivistes bourgeois et prétendus socialistes.

Notre ami était un homme assez petit, maigre, avec un grand nez rouge décidé, un homme sec, nerveux, colère, et qui ne se gênait pas. Il avait l’inélégance d’appeler hommes noirs, curés, robes noires, les « messieurs prêtres », comme on les nommait dans la bonne ville. Ces expressions lui étaient devenues si familières qu’il parlait ainsi sans le faire exprès. Il était ébéniste. Il avait avec lui, dans son étroit atelier, deux ou trois ouvriers et un apprenti. Tous ensemble travaillaient bien le bois aux très saines et très fraîches exhalaisons. Il était, car il faut dire le mot, un petit patron. Bien que la disparition de ces hommes soit conforme à l’évolution économique provisoirement la plus authentique et la plus scientifiquement constatée, bien que leur élimination soit désirable selon les plus autorisés de nos bons marxistes, je ne puis m’empêcher de déclarer que ces hommes étaient de rudes hommes, et que leurs ouvriers aussi étaient de rudes hommes. Je n’ignore pas que la concentration du capital aux mains de quelques individus soit le moyen le plus efficace de la prochaine révolution sociale. Non, je n’ignore pas cela, car je n’ignore pas tout à fait ce que nos bons auteurs ont mis dans nos bons livres. Je sais, comme on doit le savoir, que M. Casimir-Perier, MM. Pereire, M. Schneider sont parmi les plus puissants agents du socialisme en France. Mais je crois que si l’on avait bien voulu s’en donner la peine, ces petits patrons républicains auraient eux-mêmes socialisé leurs ateliers bien avant le jour où M. Schneider laissera socialiser le Creusot.

On ne s’est pas donné la peine. Les chefs socialistes ont fait des discours, des brochures, des organisations, des dogmes, des partis ; mais ils n’ont fait aucun livre, aucune éducation. L’Université non plus n’a, en ce sens, donné aucune éducation aux petites gens, aux braves gens des provinces. Tous ceux qui pouvaient leur enseigner la méthode, leur donner une philosophie, les ont laissés sans méthode et sans philosophie. Les ébénistes ne sont pas forcés d’inventer la méthode. Cela n’est pas de leur métier. Mais si on la leur avait enseignée ils seraient devenus socialistes.

Notre ami n’avait aucune méthode. Il s’imaginait, — et ce fut la grave et l’universelle erreur dont nous avons pâti, — tous ces républicains sincères et braves gens s’imaginaient que la démocratie consistait en ce que les fils du peuple devinssent par une série de concours et d’éliminations une aristocratie commandante. Que le fils d’un ouvrier mécanicien fût reçu à Saint-Cyr, comme on osait nommer familièrement l’École spéciale militaire, c’était tout à fait bien. Qu’un fils d’instituteur fût reçu à Polytechnique, c’était mieux encore. Et que le fils d’une rempailleuse de chaises fût reçu à l’École Normale Supérieure, c’était la gloire même. Cette perversion de l’esprit démocratique, cet ahurissement de tout un peuple né intelligent, cette contamination des âmes simples par ce qu’il y a de plus mauvais dans les âmes autorisées, vêtues d’autorité, avait sa formule facile dans ce commencement de phrase : « Léon Gambetta, fils d’un petit épicier de Cahors », formule que l’on nous disait avec bonheur et que j’ai entendue tout petit, assis sur les bancs de l’école primaire. Elle avait son poème : le Roman d’un brave homme, d’Edmond About. Elle a même laissé des traces dans Fécondité. Pour flatter cette perversion, le Président à l’insistance de qui nous devons la mission Voulet avait fait faire cette basse réclame d’ouvrier tanneur. Cette ambition perverse inoculée à la petite bourgeoisie et au peuple a donné, à ma connaissance, les drames de famille les plus épouvantables et, au sens latin du mot, les plus monstrueux. Nous lui devons aussi les dangers sociaux les plus épouvantables et les plus monstrueux. Nous devons à cette perversion profonde ce que l’affaire Dreyfus a eu de profondément dangereux ; nous lui devons le danger que nous courons encore, et dont il faut que nos enfants, une fois pour toutes, soient débarrassés. Si nous n’avions eu contre nous que les assassins fils de traître, comme le capitaine Chanoine, si nous n’avions contre nous que les assassins fils de traître et d’assassin, comme le lieutenant Mercier, le danger serait considérable encore, mais il ne serait pas, à beaucoup près, aussi profond. Mais ces assassins de race ont tout un entourage de complaisances, de complicités. Les officiers fils d’ébénistes et de petites gens donnent leur adhésion respectueuse aux crimes des assassins héréditaires.

La déviation, la subornation est là : Quand les jeunes fils de ces vieux républicains se furent mis en quête, quand ils eurent désiré l’autorité, quand ils eurent commencé la chasse bien intentionnée au pouvoir, à la dignité, au commandement, au mérite, à l’aristocratie, à l’autorité, au gouvernement, ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que l’autorité est religieuse, que la religion est seule autorisée, que Dieu est le grand Maître, que le roi est le grand Sous-Maître, que le commandement, que le gouvernement est monarchique, dynastique. Alors que la plupart des monarchistes sont militaristes parce qu’il faut une armée au Roi, ces jeunes fils, devenus militaires, devinrent monarchistes, parce qu’à l’armée il faut un roi, parce que la fameuse hiérarchie qui du caporal remonte au sergent demande une couronne, un couronnement, un chef unique de hiérarchie. Ces jeunes gens devinrent très bien, parlèrent bien, devinrent élégants, mondains, allèrent à la messe, pensèrent bien, rivalisèrent de tenue avec leurs camarades fils de généraux et fils de grands seigneurs.

Le fils de notre ami alla au lycée, prépara Saint-Cyr, fut reçu, entra, sortit sous-lieutenant, choisit une garnison de l’Est, Belfort, devint lieutenant, fut nommé à Verdun. Il avait au commencement de très bons sentiments de vaillance qui peu à peu fléchissaient et se pervertissaient. Il fut mon camarade au lycée. Il vint me voir aux vacances dernières, ayant pris son congé, pendant mes vingt-huit jours. Nous marchâmes ensemble vingt minutes. Nous causions à peine, et ne disions que des paroles indifférentes. L’affaire Dreyfus marchait entre nous deux. Je pensais à son père, désigné au Seize-Mai, marqué sur les listes locales pour le mauvais traitement.

Celui-ci encore était de la ville, d’Orléans même, et les villes sont contaminées par beaucoup d’épidémies. J’ai vu aussi et j’ai mesuré la contamination des campagnes, la déchéance des familles des campagnes. J’avais un ami dont le père était bottier, cordonnier à Beaune-la-Rolande. J’avais connu par eux tout le calme sage et toute la santé de la vie des campagnes, la modestie et la solidité des champs. Le père est toujours calme, sage, modeste, solide et sain. Le fils est allé à l’école primaire : il y fut très bon élève ; à l’école primaire supérieure de Pithiviers : il y fut très bon élève. Il est venu au lycée, où il fut mon ami, boursier, je crois, et un des meilleurs élèves de l’enseignement spécial, ou moderne. Il prépara l’école d’Alfort, y entra dans un bon rang comme boursier militaire. Il y devint un des meilleurs élèves, travailla très utilement aux laboratoires, au vrai travail de science, avec des maîtres savants éminents, par exemple avec M. Nocard. Il étudia la microbiologie, qui est si passionnante. Je le croyais devenu un savant. Il n’était que boursier militaire. Il quitta l’école. Un an à Saumur. Aide-vétérinaire aux dragons à Lunéville. Je continuais à le voir quand il passait à Paris, essayant de l’arracher à cette vie militaire à peu près inutile. Mais on ne saura jamais assez combien cette vie est amortissante, même pour les meilleurs. Mon ami resta vétérinaire. Il remarqua bientôt, ce qui est vrai, que les fils de famille, réfugiés dans la cavalerie, sont d’un commerce moins arrogant que la plupart des officiers pauvres. Au commencement de l’affaire Dreyfus un ancien petit officier d’État-Major, débarqué récemment dans la garnison de Lunéville, voulut bien lui donner l’assurance personnelle que Dreyfus était coupable, que tout le monde à l’État-Major le savait, que tout le reste n’était que machinations. Cela nous acheva. Mon ami écouta mes démonstrations avec la condescendance affectueuse qu’un homme du métier, bien informé, doit cependant à un ami d’enfance. Depuis que le crime est devenu patent, je ne l’ai plus revu. Son père continue à vivre la vie au rythme lent.

Au moment où je m’étonnais que mon ancien camarade l’antidreyfusard historien eût si bien réussi en histoire, qu’il eût été assez bien classé au récent concours d’agrégation, celui qui donne les sujets aux mêmes concours et de qui dépendent pour une part les places des candidats et leur admission, M. Lavisse, enfin, nous donna une nouvelle raison de nous étonner.

M. Lavisse avait rendu quelques services à la vérité en un temps où les moindres services avaient une grande valeur. L’Appel à l’Union, dont il fut l’un des principaux artisans, contribua beaucoup à détacher de la Ligue de la Patrie française tous les braves gens, tous les vieux universitaires qui s’étaient bonnement imaginé que la Ligue serait fidèle à son programme d’union. M. Lavisse conciliait alors. À présent il réconcilie. La conciliation paraissait assez naturelle, et utile, empêchant la fausse conciliation. La réconciliation est inattendue, inutile, impossible.

J’ai connu pour la première fois le nom de M. Lavisse à l’école primaire. On nous avait donné des livres nouveaux, très supérieurs aux anciens, si nouveaux que c’était toute une révolution. Il y aura bientôt vingt ans de cela. Parmi ces livres un des plus intéressants était la petite Histoire de France de M. Lavisse, où il y avait des images, des récits, et un texte. Je pris là de la France et de son histoire une idée commode que tout mon travail a consisté depuis à essayer de remplacer par l’incommode image exacte. Plus tard, ayant à préparer un concours où il y avait de l’histoire, je me mis à lire, un peu par devoir, la Vue générale de l’Histoire politique de l’Europe. Cette lecture nous transporta, mes camarades et moi. Nous acceptâmes sans hésitation les déclarations de l’Avant-Propos :

« Les historiens qui osent encore traiter de pareils sujets, peuvent dire, pour leur défense, que, si les détails sont douteux souvent, les grands faits ne le sont point. Nous ne savons pas,avec une pleine sécurité, les mobiles intimes de la révolte de Luther, et il y a des obscurités dans l’histoire de la bataille de Waterloo, mais il est certain que Luther s’est révolté, certain que la bataille de Waterloo a été perdue par Napoléon. Or ces deux faits ont eu des conséquences très claires et très graves.

« Les événements décisifs, ceux qu’on peut appeler d’histoire universelle, sont rares. Il n’est impossible ni de les discerner, ni de les connaître, ni d’en voir les suites. C’est pourquoi, si paradoxale que cette opinion puisse paraître, le général, en histoire, est plus certain que le particulier. Il est plus facile de ne pas se tromper sur tout un pays que sur un personnage. La vue,qui se perd dans les broussailles, embrasse les ensembles : les horizons les plus vastes sont les plus nets. »

Nous accueillîmes ces déclarations, et le livre nous transporta. Cet embrassement universel de l’histoire de l’Europe, en deux cent quarante pages, le défilé si bien ordonné des mondes et des hommes, la Grèce et la domination romaine, le Moyen-Âge et les Temps Modernes, les puissances, les peuples et les nations, la mainmise facile sur tous les événements, la maîtrise de l’histoire, la sûre prévision des événements futurs qui étaient devenus, depuis le temps, des événements passés, nous semblèrent un chef-d’œuvre de la science et de la philosophie. Nous nous sommes aperçus, depuis, que les événements, même généraux, étaient beaucoup plus rebelles au véritable historien.

Nous avons retrouvé ces caractères dans l’article que M. Lavisse a récemment publié. « La Réconciliation nationale » que nous lisons dans la Revue de Paris est une Vue générale de l’Histoire politique de l’Affaire Dreyfus. L’auteur classe les partis politiques, ordonne le jeu des partis politiques aussi commodément, aussi bellement, aussi peu exactement qu’il avait ordonné la longue et pénible action des forces et des partis devenus historiques. L’auteur émet des affirmations brèves, originales ou communes, qu’il ne faut pas laisser passer.

M. Lavisse écrit :

« ..... de part et d’autre [dans l’Église et dans l’Armée], l’idéal de profession est très élevé. Enfin les professions impliquant le péril de mort sont religieuses : si la religion se retirait de la terre, ses derniers refuges seraient des âmes de soldats et de marins. »

Il y aurait beaucoup à dire sur la religion des marins. Mais si le péril de mort impliquait une idée religieuse ou des sentiments religieux, les mécaniciens des chemins de fer, — je ne parle pas des voyageurs, — seraient des hommes religieux. M. Lavisse n’ignore pas qu’ils sont en grande majorité libres-penseurs. Tandis que le métier d’officier est devenu un métier de tout repos.

M. Lavisse écrit :

« Longtemps, pendant la période du grand deuil national et de l’heureuse concorde dans l’effort et l’espérance, aucune inquiétude, aucune préoccupation même n’a troublé cette affection [pour l’armée]. »

Il faudrait savoir exactement si les organisateurs de la troisième République se sont sincèrement efforcés d’instituer une armée de marche, une armée de guerre, une armée qui servît, s’ils ont vraiment espéré que cette armée servirait contre l’ennemi du dehors.

M. Lavisse avait à réconcilier. Pour que l’on puisse utilement réconcilier, il faut qu’il y ait au moins deux adversaires en présence ; il faut que ces deux adversaires soient à peu près au même niveau. Le niveau dreyfusard était connu, respectable, et M. Lavisse l’a désigné assez bien :

« La patrie n’est plus seulement le pays où les ancêtres ont vécu et dorment le dernier sommeil, plus seulement un sol et des habitants, de la terre, des hommes et des souvenirs. Elle est un lieu dans l’humanité. On la veut humaine en elle-même, égale et juste pour tous ses enfants, humaine envers les autres patries, respectant leurs droits comme elle veut qu’on respecte les siens, réglant ses sympathies extérieures sur l’idée qu’elle se fait de la justice, réparant les injustices quand elle peut, et, si elle ne le peut, les réprouvant, en souffrant. Dans le passé, on aime par préférence les manifestations de raison humaine que fit la raison française ; entre les gloires, on préfère cette grande gloire d’avoir brisé toutes les vieilles tyrannies, affranchi des millions d’hommes et changé le monde, car, au commencement du monde moderne, il y a la France : In principio erat Gallia. On sait bien qu’aujourd’hui la France doit avant tout penser à elle-même et que disperser sa force en entreprises de chevalerie serait une coupable folie. Mais on ne comprend point comment la France pourrait grandir à perdre son originalité entre les nations. On croit, au contraire, que ce serait, sans compensation, la déchéance. Bref, on prend la charge du double devoir de Français et d’homme, et, si l’on aime d’un naturel amour le sol natal, si l’on tient pour une noblesse la qualité d’être Français, on ne pense pas qu’il suffise, pour la mériter, de s’être donné la peine de naître en France. »

Cette expression du dreyfusisme est assez bonne. Elle n’est pas très bonne, elle n’est pas exacte : même en définissant l’un des adversaires, l’auteur a commencé à réconcilier.

Où la difficulté commençait vraiment, c’était quand il s’agissait de constituer l’autre adversaire, de l’établir, de l’inventer, de l’imaginer, de le hausser jusqu’au niveau dreyfusard, pour faire la paire, pour faire la comparaison, car on ne peut comparer que des grandeurs de même espèce, et pour faire la réconciliation demandée. Leibnitz avait, dans le temps, brillamment réussi en ce genre d’imaginations, pour la philosophie. M. Lavisse n’y réussit pas moins, pour l’histoire. Il imagine un antidreyfusisme, il habille un nationalisme assez présentable pour se prêter à la comparaison préalable. Voici par exemple ce que devient, en belle littérature, la finaude et sournoise trahison méliniste :

« Tous, nous connaissons des républicains qui aimèrent la République, la vénérèrent et chantèrent ses hymnes sous l’Empire ; puis se lièrent à elle du relèvement national et la défendirent contre les coalitions. Mais, dès qu’elle fut maîtresse du terrain, la République rompit les rangs et se débanda ; en elle, des partis se formèrent, se heurtèrent et se détestèrent. Avec le désordre commença l’incertitude. C’est un grand sujet de découragement, si l’avenir se dérobe ; le marcheur s’arrête, ne sachant où il va ; bientôt une force l’attire en arrière ; il cède. Nous voyons les représentants de ce parti au Parlement s’accorder avec la droite, et l’ancienne bourgeoisie libérale se rapprocher de l’Église. Sans doute, les causes de cette réconciliation sont nombreuses et diverses, mais le retour à l’Église, puissance conservatrice, est, pour partie, une préférence donnée à l’eau bénite sur le pétrole. »

Voici ce que devient le savant empoisonnement du peuple incrédule et gouailleur par l’Église tartufiée, voici ce que devient l’enseignement congréganiste, les sévices des congrégations, la prévarication et la profanation des sacrements, le sacrilège de la communion vendue pour des bons de pain :

« L’Église ? Mais elle donne à l’immense foule des préceptes, des espérances, des terreurs, une explication de l’existence, et, somme toute, le peu de vie morale qui l’élève au-dessus de l’animalité ; l’Église supprimée, qui donc et quoi la remplacerait ? L’éducation de la raison est à peine commencée dans notre pays. »

Ceci est vrai.

Voici enfin ce que deviennent les hérédités, les héritages d’esprit. Voici ce que devient l’hérédité du patriote philosophe :

« Il aime le pays où ses yeux se sont ouverts à la chère lumière. Il sait ce que doit sa fugitive personne au sol et au ciel du pays, aux peines et à l’effort des ancêtres. Comme les ancêtres vivent en lui, il vit en eux ; il se reporte en arrière, dans les siècles. Il y a deux cents ans, il y a trois cents ans, vivait en France un homme dont il descend en droite ligne, qui était lui à cette date, dont il est peut-être l’exacte image revivante. Les croyances de ce père, la foi en Dieu et en son Église, la foi au Roi, comment les haïrait-il, puisqu’il sait bien qu’elles auraient conduit sa vie, en ces temps-là ? Il comprend et admet, il aime ce passé, en esprit de solidarité filiale, nationale et humaine… Non, cet homme n’a point de haine. Il accommode les survivances aux conditions nouvelles et à l’idéal nouveau. C’est lui qui fait le rêve que la transaction s’accomplisse dans la paix par la liberté, le passé plaidant sa cause et l’avenir aussi, l’avenir gagnant la sienne devant la raison. »

Voici ce que devient l’hérédité du soldat et du prêtre :

« Cet état d’esprit des soldats et des clercs s’explique par l’histoire de l’humanité : il est fondé sur une longue tradition vénérable ; il est légitime absolument. Ceux qui plaisantent en cette matière sont de médiocres esprits, ou bien qui s’aveuglent. « Sabre et goupillon », c’est bientôt dit, mais cela ne dit rien. Et ces plaisanteries sont dangereuses pour ceux qui les font ; elles les trompent sur la force de leurs adversaires, qu’elles feraient croire négligeables. Un politique qui la négligerait mènerait sa politique aux abîmes. »

Comme ces hérédités sont douteuses ! De qui, en immense majorité, descendons-nous vraiment ? S’il est vrai que les oligarchies nobles ou bourgeoises dépérissent rapidement, s’épuisent en peu de générations, nous descendons tous ou à peu près tous de gueux. Et même, s’il est vrai que les villes se dépeuplent, en ce sens, plus rapidement que les campagnes, nous descendons en grande majorité des gueux des campagnes. Nous sommes les fils de Jacques Bonhomme, Augustin Thierry a conté l’histoire véritable de notre père, cette histoire en forme d’apologue est véridique, sinon tout à fait exacte en tous ses détails. Qu’on relise donc La Bruyère. L’homme d’il y a deux cents ou trois cents ans dont je descends en droite ligne et dont je suis peut-être l’exacte image revivante était sans doute un misérable bûcheron de la forêt d’Orléans ou des forêts du Bourbonnais. Peut-être était-il assez heureux pour être un peu cultivateur et vigneron. Sans aucun doute il était misérable, très misérable, très malheureux de corps et d’âme. Je ne sais pas bien quels sentiments il avait. Je ne sais pas même s’il avait ce que nous nommons des sentiments. Je ne sais pas quels sentiments il pouvait avoir pour le roi, pour les gens du roi, pour les seigneurs, pour son curé. Je crois qu’il avait des sensations étrangement et profondément apparentées aux sensations des bêtes royales traquées et pourchassées dans les grandes chasses. Il devait redouter beaucoup Dieu maître de l’enfer et inventeur de la vie, redouter beaucoup le roi, les gens du roi, les seigneurs : il devait redouter beaucoup moins son curé, qui était beaucoup moins puissant, beaucoup moins divin. Et l’on veut que je reçoive en héritage de cet homme les sentiments lourds et les sensations qui furent son tourment, sa peine, son angoisse ? Comme si la seule lueur d’espérance que ce malheureux pût garder allumée n’était pas justement qu’un jour les arrière-petits-enfants de ses arrière-petits-enfants seraient un peu moins malheureux que lui ! On veut que j’accepte un héritage qu’il reniait lui-même ? Non ! Je refuse l’héritage en bloc. Il me faut le bénéfice de l’inventaire. J’accepte la santé, l’instinct de juste révolte que cet homme a transmis jusqu’à moi. Je refuse le reste. Je refuse la vénération, la religion d’Église ou de monarchie. Je n’en veux pas.

Les historiographes ne se sont même jamais doutés des souffrances que cet homme avait mangées comme du pain, comme son pain quotidien, cet homme qui ne fut mon aïeul qu’à la septième ou à la dixième génération. Les historiens ne se sont pas beaucoup préoccupés des souffrances de cet arrière-grand-père, de cet aïeul si proche. Michelet seul, fils de pauvres gens, ayant connu la misère, a pensé à eux comme il fallait. Qu’on relise Michelet.

Il nous est arrivé souvent de parler de la vénérable humanité passée. Mais d’abord cette vénération n’était nullement religieuse : elle était exactement humaine. Et puis cette vénération ne s’adressait ni au Dieu, ni au roi, ni aux grands, ni aux soldats, ni aux clercs. Elle s’adressait à la masse anonyme et douloureuse qui fut comme la matière de la perpétuelle révolution ; elle s’adressait aux penseurs, aux philosophes, aux rêveurs qui donnèrent une forme, un idéal à cette révolution ; elle s’adressait à tous les dreyfusards du passé, obscurs ou glorieux, aux hommes de justice et de révolte et non pas aux hommes de gouvernement, à Molière et non pas à Bossuet. L’humanité passée est surtout vénérable par sa longue misère et par son lent effort. Ceux qui lui ont imposé la misère, ceux qui ont contrarié son effort ne sont nullement vénérables.

En particulier les soldats passés et les clercs en ce qu’ils constituaient l’Église passée ne sont pas vénérables du tout. Nous avions gardé de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire un certain respect pour tous ces uniformes. Je veux dire que sur la foi des livres et sur la parole de nos maîtres nous continuions à attribuer aux actes des soldats et des prêtres un coefficient fictif de dignité, comme nous attribuions un coefficient fictif de solennité, de solennelle importance à l’histoire des guerres et des traités dans l’histoire universelle. Une utilité de l’affaire Dreyfus a été justement que nous avons connu par elle tout ce qui peut se cacher de saletés communes et de laideurs vulgaires sous les uniformes et derrière les masques. Nous avons alors fait la rectification nécessaire. Puis transportant dans le passé la rectification du présent que nous avions ainsi obtenue, nous avons supprimé le coefficient fictif, nous avons dépouillé la solennité fictive ; mille indices inaperçus nous sont revenus à la mémoire ; nous avons découvert, nous avons retrouvé, nous avons rétabli toutes les saletés communes et toutes les vulgaires laideurs des soldats historiques, des grands capitaines, et de l’Église historique. Le Tartufe ne nous est plus apparu comme une œuvre accidentelle, mais comme l’expression la plus profonde, la plus habituelle de toute une autorité passée, présente encore, et malheureusement future.

M. Lavisse n’a pas seulement réconcilié les adversaires qu’il avait mis en présence ; il a réconcilié même les manières de réconcilier. Il compte pour la réconciliation sur la propagande et sur la culture ; il propose des réformes ; il prévoit que, si l’on sépare l’Église de l’État, « en face des chaires et des écoles de l’Église, la concurrence contraindra l’État à vivifier les écoles publiques, dont l’action sera centuplée dès qu’on le voudra. » Mais il compte aussi, et même il compte surtout et presque uniquement sur le jeu automatique des intérêts : « Ce… serait une (chimère) en effet, si nous supposions que le miracle s’accomplira par notre sagesse, par notre volonté raisonnée, par notre générosité. Mais ce n’est point en nos vertus qu’il faut mettre notre espérance ; c’est en la force des choses. » Voilà qui peut plaire à certains partisans du matérialisme et du déterminisme économique. Le malheur est que ces partisans prévoient en général une paix internationale, tandis que M. Lavisse prévoit des malheurs : « … d’autres crises viendront, peut-être des coups de réaction, peut-être des coups de révolution, et encore des vilenies et des laideurs — vilenies et laideurs sont des maux constitutionnels dans l’histoire des hommes — ». Il y aura la guerre : « Respectée de tous, unie en elle-mème, unie à la nation, (l’armée) attendra l’heure où quelque juste cause nous commandera la guerre, — car, malgré les efforts des philosophes, malgré la répugnance des intérêts, malgré l’appréhension de l’inconnu, cette heure viendra. » La Vue générale concluait aussi plutôt à la prévision de la guerre. Cela plaisait à la jeunesse de ce temps-là. C’est la seule prévision du livre qui ne se soit pas réalisée encore.

La question de méthode soulevée ainsi par M. Lavisse est d’une résolution beaucoup trop difficile pour que nous osions donner une réponse brève. À la question de fait nous avons répondu d’avance. Nous avons parcouru la longue série des ravages causés ou dénotés par l’Affaire Dreyfus. Loin que nous ayons trouvé des adversaires qui fussent à notre niveau, nous n’avons jamais eu en notre présence des adversaires. Nous n’avons jamais vu et connu que des ravages d’immoralité, des maladies, des perversions, des contaminations. Il ne s’agit donc pas d’une réconciliation qui se dirait nationale et qui serait nationaliste. Il ne peut s’agir que de guérison, de médecine et d’hygiène, de redressement, de santé, de propreté, de salubrité. Il n’y a pas plus lieu de nous réconcilier, les antisémites et nous, qu’il n’y avait lieu de réconcilier à Lisbonne le docteur Calmette et le microbe de la peste. M. Duclaux faisait pour la santé sociale, dans le grand laboratoire public, exactement le même métier qu’il faisait depuis si longtemps pour la santé corporelle dans son laboratoire de l’Institut Pasteur.

Quand nous disons « le sabre et le goupillon », cela ne signifie pas que nous ayons des adversaires qui ne soient pas dangereux : cela signifie que les soldats et les prêtres ne sont pas respectables.

« Les mots dreyfusards et antidreyfusards sont plus diaboliques encore », écrit M. Lavisse, (que les mots de huguenots et de papistes) : « ôtez-les. » Non. Nous avons reçu le nom de dreyfusards comme une injure au commencement de l’épidémie, parce que seuls nous n’étions pas malades. On nous a jeté ce nom comme la foule d’Oporto jetait des pierres aux médecins. Nous garderons ce nom, si cela est nécessaire, aussi longtemps que nous travaillerons à la réparation.

Cette réparation a commencé pour la première victime. La grâce présidentielle a commencé à réparer pour Alfred Dreyfus les condamnations de Paris et de Rennes. Il convenait qu’il en fût ainsi. Refuser de recevoir une grâce quand on a droit à la justice est de bonne littérature sans doute, et ferait dans Hugo une heureuse antithèse. Hugo n’a jamais été aux mains des gendarmes. Refuser une grâce ainsi donnée eût été, en réalité, refuser la justice offerte, refuser à la France les moyens de commencer la réparation. Justement parce que la cause, individuelle jadis, était devenue générale, justement parce que Dreyfus n’était plus Dreyfus, mais un dreyfusard comme nous, il ne convenait pas qu’il eût à supporter des souffrances que ni vous ni moi n’avons jamais supportées. Il ne doit y avoir aucun privilège. Il faut que la souffrance même soit homogène entre ceux qui combattent pour une même cause. D’ailleurs cette grâce a été, en réalité, une cassation. Le premier magistrat de la République a fait fonctions de magistrat judiciaire. Élu pour une partie par un Sénat qui peut devenir une Haute Cour de Justice, il a en réalité cassé comme une Haute Cour de Cassation. Où la Constitution était défaillante il a suppléé par un acte personnel dont le sens et la portée dépassaient de beaucoup la forme, limitée par une omission constitutionnelle. Les bonnes gens qui n’ont pas été contaminés l’ont ainsi entendu. « Puisqu’il s’en réchappe comme ça », disaient des paysans de la frontière Est, si pervertie — car on les abandonne en temps de guerre, et l’on se fonde sur les conséquence de cet abandon pour les pervertir en temps de paix — « puisqu’il en réchappe comme ça, c’est qu’il n’a rien fait. » Le jugement de Rennes, moralement annulé par la conscience universelle, officiellement cassé par le Président de la République, intérieurement creusé par le partage des voix et par les circonstances atténuantes, ne subsiste plus que formellement. Quand il poursuivra sa réhabilitation devant les tribunaux compétents, le capitaine Alfred Dreyfus attribuera formellement au Conseil de guerre un sérieux que celui-ci n’a pas eu moralement, il rendra le plus bel hommage qui ait jamais été rendu à la légalité française.

Avant de penser à la réparation générale, nous devons saluer pour la dernière fois celui dont les moindres gestes avaient récemment une valeur universelle et qui vit désormais ignoré, se refaisant dans la paix familiale d’une province non ennemie. On peut, à la rigueur, accumuler sur soi les coups de la fortune et les crimes des hommes, on peut devenir la plus pitoyable des victimes, et être et rester un homme ordinaire. Alfred Dreyfus a été un homme extraordinaire. Il n’a pas été seulement d’une extraordinaire endurance physique et morale sous l’acharnement du malheur le plus épouvantable, il a été aussi d’une vaillance extraordinaire, inespérée, quand la seconde bataille commença. L’homme qui, ayant souffert un tel tourment d’âme et de corps, voulut s’exposer à ce que le supplice recommençât, pourvu que sa défense ne fût pas individuelle et apitoyée, mais générale et haute et digne, fut assurément un des héros de l’affaire Dreyfus.

Pour la réparation générale nous aurons à critiquer les idées politiques et sociales que nous avions reçues sans aucune hésitation. Nous les critiquerons d’après les renseignements et d’après les enseignements que l’Affaire nous a donnés. Quand on fit à l’école primaire notre éducation, ou, comme on la nommait, notre instruction morale et civique, plus tard, quand nous fîmes notre éducation socialiste, et que M. Léon Bourgeois était censément celui qui préparait la voie du Seigneur, il était convenu que le suffrage universel avait des vertus républicaines et révolutionnaires presque divines, que la Chambre du suffrage universel avait une extraordinaire et infaillible précellence, que le jury du suffrage universel avait un sens divin de la justice, que les juges professionnels étaient tout à fait inférieurs au jury, et en général aux tribunaux constitués par les pairs de l’accusé, qu’ainsi les conseils de guerre étaient bons, que les tribunaux d’exception étaient forcément injustes, que le suffrage restreint était forcément réactionnaire, que l’Assemblée du suffrage restreint avait tous les vices, que les manifestations des conseils généraux et des conseils d’arrondissement étaient une bonne blague, la Présidence de la République une survivance monarchique à supprimer.

L’Affaire a passé sur ces vérités premières. Il faudra voir sérieusement ce qu’il en reste. Une première Chambre du suffrage universel a été lâche, une seconde a été plus que lâche. Le Sénat élu au suffrage restreint a été faible d’abord, puis peu à peu s’est raffermi. La Chambre a été réactionnaire, le Sénat est devenu républicain. Les juges professionnels ont jugé assez mal ; les jurés, mal ; les conseils de guerre, odieusement. La Haute Cour de Justice a instruit scrupuleusement, va juger sainement. Alors ?

Charles Péguy