Le Rapprochement entre la France et l’Italie, souvenirs diplomatiques

Le rapprochement commercial entre la France et l’Italie – Souvenirs diplomatiques [1]
Billot

Revue des Deux Mondes tome 151, 1899


LE RAPPROCHEMENT COMMERCIAL
ENTRE LA FRANCE ET L’ITALIE[2]

SOUVENIRS DIPLOMATIQUES


I

Durant ces vingt dernières années, les hasards de la carrière diplomatique m’ont imposé, avec une lourde part de responsabilité, un rôle particulièrement actif dans le règlement de deux questions, qui avaient un intérêt de premier ordre, soit pour notre expansion coloniale, soit même pour notre politique européenne.

La première de ces négociations a eu pour résultat l’acquisition de l’Annam et du Tonkin.

Directeur politique au ministère des Affaires étrangères en 1882, je m’étais trouvé en situation d’exercer une influence décisive sur la détermination de la voie où la France allait alors s’engager sans possibilité de retour. C’était le temps où, pour nous ouvrir la vallée du Fleuve Rouge, le commandant Rivière prenait l’initiative de la marche héroïque où il devait laisser la vie. Fallait-il, à sa suite, nous lancer dans une expédition lointaine et onéreuse, dont le gain serait la consolidation de notre protectorat effectif sur l’Indo-Chine ? Le Parlement y était peu disposé ; le Président Grévy moins encore. Le ministère constitué sous la présidence de M. Duclerc se trouvait paralysé par la maladie de son chef. Quant à l’opinion publique, il y avait à peine six mois que ses défaillances avaient concouru à la ruine de notre situation en Égypte : il était peu probable que le souci des choses du Tonkin provoquât de sa part un réveil d’énergie. Devions-nous cependant manquer l’occasion d’acquérir une colonie qui offrait le triple avantage de constituer par elle-même un domaine productif, d’ouvrir des débouchés privilégiés sur les trois grandes provinces méridionales de la Chine et de nous donner une position stratégique de premier ordre pour le développement de notre influence en Extrême-Orient ? L’effort à prévoir ne dépassait pas la mesure de nos moyens et serait largement rémunéré par les bénéfices d’une opération dont les risques étaient presque nuls.

Telles sont les conclusions auxquelles conduisait l’étude des élémens d’information dont on disposait alors au quai d’Orsay. Il fallait donc qu’une politique d’action prévalût.

C’est le résultat qui fut assuré par l’envoi des renforts expédiés au Tonkin sur la Corrèze, en décembre 1882. — Je n’ai jamais répudié la responsabilité et je puis aujourd’hui revendiquer en partie l’honneur d’une résolution qui engageait irrévocablement l’entreprise.

La direction en était bientôt confiée à M. Jules Ferry, qui y appliquait, avec une conviction éclairée, toutes les ressources de son esprit et toute la ténacité de son patriotisme. Jusqu’à la dernière heure, j’avais la satisfaction, comme son collaborateur le plus intime, d’être associé à ses pensées, à ses angoisses et à ses espérances.

Ce n’est point ici le lieu de dire les difficultés du dehors et du dedans qui ont retardé l’issue ; j’en ai tracé ailleurs un historique complet[3]. Je veux seulement rappeler qu’après deux ans de guerres et de négociations, la Chambre des députés renversait le Cabinet, sur la nouvelle d’un insignifiant échec de nos armes, au moment où le dénouement prévu venait d’être assuré par notre diplomatie. Je suivais naturellement M. Jules Ferry dans sa retraite. J’emportais, il est vrai, la consolation d’avoir signé les préliminaires, qui mettaient fin à la lutte armée et nous confirmaient le dominium de tout l’Annam. Mais il ne m’était pas donné de mettre la main au traité de paix, qui intervenait deux mois plus tard (9 juin 1885), en consacrant définitivement le programme du début et les efforts déployés pour en assurer la réalisation.


II

Cinq ans plus tard, j’étais envoyé à Rome, comme ambassadeur près le roi d’Italie, avec la mission de travailler au rapprochement des deux pays.

À ce moment, nos rapports avec nos voisins du sud-est laissaient beaucoup à désirer. Depuis 1882, l’Italie avait pris nettement parti par son accession à l’alliance austro-allemande. Nous n’y avions trouvé tout d’abord aucun sujet de graves préoccupations, le gouvernement royal s’étant appliqué, avec les Depretis, les Mancini et les Robilant, à conserver à la Triplice le caractère d’un pacte exclusivement défensif, et à continuer des relations amicales avec la France. Mais les choses avaient changé de tournure depuis l’arrivée aux affaires de M. Crispi, dont la politique agitée semblait s’inspirer d’un esprit de provocation et d’une arrière-pensée de guerre générale. La dénonciation de notre traité de commerce, l’avortement des négociations engagées pour en conclure un nouveau, les tarifs différentiels venant consommer la rupture économique, les dissentimens survenus à propos des privilèges consulaires à Florence et des capitulations à Massaouah, les voyages de M. Crispi à Friedrichsruhe, tous ses discours et tous ses procédés avaient créé de chaque côté des Alpes une atmosphère chargée d’électricité. De part et d’autre les esprits étaient entretenus dans une défiance réciproque, qu’une presse imprudente s’ingéniait à surexciter. À la fin de 1888, il aurait été à craindre qu’une étincelle ne provoquât une conflagration, si la force des événemens et la sagesse des gouvernemens n’avaient conjuré le péril.

Le travail de conciliation commençait à l’arrivée à Rome d’un nouvel ambassadeur français, M. Mariani (novembre 1888), qui dépensait, pour le faire aboutir, des trésors de patience et de bonne humeur.

C’est sa tâche, interrompue par la mort en 1890, que j’étais chargé de poursuivre et de compléter.

Les circonstances y semblaient déjà moins défavorables. M. Crispi montrait une tendance à désarmer. Peut-être ses velléités agressives n’avaient-elles point obtenu les encouragemens qu’il attendait de Vienne et de Berlin, où l’on avait d’excellentes raisons pour souhaiter le maintien du statu quo et de la paix. Le fait certain est qu’il se plaisait à faire étalage de tendances accommodantes. Il venait de provoquer, spontanément et sans conditions, l’abrogation du tarif différentiel, qu’il avait machiné, deux années auparavant, contre les importations françaises. Et puis, on était au lendemain de la chute du prince de Bismarck, en présence de l’énigme posée par l’entrée en scène du jeune empereur Guillaume II : c’était un point d’appui qui manquait brusquement au ministre italien. Enfin, il n’était pas sans entendre les plaintes qui s’exhalaient de la nation, écrasée par le poids des impôts, éprouvée par une série de crises, et disposée à imputer ses souffrances à une politique qui lui fermait nos marchés et qui, en lui aliénant la France, l’obligeait sans profita rester sous les armes, au prix de dépenses excessives. Un pareil état de choses, en se prolongeant, risquait de devenir une cause de dangers pour le gouvernement et pour la monarchie elle-même. Nous pouvions donc envisager l’éventualité d’un changement de système, qui s’effectuerait deux ans plus tard, à l’époque où l’échéance même du traité de la Triple Alliance fournirait à l’Italie une occasion propice de reprendre sa liberté d’action et d’écarter ainsi, sans rompre avec les puissances centrales, tout sujet de mésintelligence avec la France. C’est dire assez que les efforts de l’ambassadeur de la République devaient tendre à préparer et à faciliter cette évolution.

Tel est, en effet, l’objet que je me proposais en arrivant à Rome, en 1890, et à la poursuite duquel je m’attachai obstinément pendant plus d’une année.

Un moment, la réalisation en parut probable et prochaine : je veux parler du jour où M. Crispi, renversé par une surprise parlementaire, céda la place à M. le marquis di Rudini, dont le programme annonçait une politique de recueillement, d’économies et de paix. N’allait-on pas voir se renouer entre les deux nations latines des rapports de telle nature que la Triple Alliance aurait perdu sa principale raison d’être, lorsqu’elle arriverait à échéance ? C’était la pensée intime et le secret espoir d’un grand nombre d’Italiens.

Malheureusement les partis avancés crurent le moment venu d’en faire le sujet de manifestations bruyantes, afin de déchaîner un mouvement d’opinion qui s’imposât à la Couronne. Maladroite campagne, qui n’eut d’autre effet que de susciter des inquiétudes au Quirinal et de suggérer, à Berlin comme à Vienne, l’idée de mesures préventives en vue de placer les adversaires des pactes allemands en présence du fait accompli.

C’est là qu’il faut chercher les motifs de la précipitation avec laquelle le gouvernement italien, prévenant de pressantes sollicitations ou cédant à des pressions irrésistibles, se décidait, en juin 1891, onze mois avant l’échéance, à consentir au renouvellement de la Triple Alliance, non plus seulement pour cinq ans, mais pour une nouvelle et longue période de douze années.


III

La situation était totalement modifiée par l’événement ; il fallait renoncer à détacher l’Italie du système allemand ; tout le bénéfice des efforts poursuivis depuis un an se trouvait compromis par là même.

Convenait-il d’accentuer la pénible impression que nous devions ressentir, en reprenant vis-à-vis de nos voisins l’attitude qui avait déjà contribué à tendre les relations ? C’eût été le moyen de décourager les partisans de l’entente, d’aliéner les sympathies qui nous restaient dans la Péninsule et de renforcer la ligue contractée avec les puissances centrales, en la faisant envisager comme une sauvegarde contre nos ressentimens. Aucun profit à attendre d’un pareil système, qui n’aurait pas été d’ailleurs exempt d’inconvéniens ni même de périls.

Il y avait mieux à faire : c’était de nous rallier l’Italie par ses propres intérêts, et de lui créer une situation telle qu’en cas de conflit européen, le souci même de sa fortune intervînt pour la détourner d’une rupture avec la France.

Un tel plan était-il pratique et compatible avec les intérêts que nous avions à ménager nous-mêmes ? Il était facile de s’en convaincre par un mûr examen du problème.

La dénonciation de notre traité de commerce et l’établissement de nos nouveaux tarifs douaniers avaient privé l’Italie de ses meilleurs marchés pour l’écoulement de ses produits agricoles, qui constituent son principal revenu. Vainement avait-elle espéré, par la conclusion de nouvelles conventions avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Suisse, s’ouvrir en Europe des débouchés susceptibles de compenser les effets de sa lutte économique avec la France. Une expérience de peu d’années ne devait pas tarder à la convaincre de son erreur, en démontrant que l’abaissement de nos barrières douanières restait une condition nécessaire pour la renaissance de sa prospérité agricole et financière.

En ce qui nous concernait, le jeu de nos nouveaux tarifs se prêtait au mieux à la combinaison qu’il s’agissait de mettre en œuvre pour renouer des rapports conventionnels où les deux parties trouveraient leur compte. Rien ne s’opposait, en principe, à ce que la France accordât aux Italiens, — contre la concession du traitement consenti par eux à l’Allemagne, à l’Autriche-Hongrie et à la Suisse, — le bénéfice de son tarif minimum, remanié de manière à réserver à notre production nationale une protection suffisante. L’établissement de ce régime se ferait d’ailleurs pour un temps court ou indéterminé, chacun des contractans évitant de se lier pour un long terme et se réservant la faculté de reprendre sa liberté d’action après la dénonciation de l’accord intervenu.

Au point de vue économique, un arrangement semblable entraînerait pour les deux nations des avantages réciproques.

Après la dénonciation du traité de 1881, nos exportations dans la péninsule avaient fléchi de plus de 150 millions de francs : une nouvelle entente fournirait sûrement à notre commerce le moyen de regagner près de la clientèle italienne la place que d’autres s’efforçaient de lui disputer depuis la rupture.

Quant aux Italiens, ils étaient certains de retrouver chez nous, pour leurs vins, pour leurs huiles et beaucoup d’autres articles, les marchés dont la subite fermeture leur avait causé un si sérieux préjudice. Ajoutons tout de suite que notre production nationale n’aurait nullement à se préoccuper d’une invasion des vins italiens, dont l’importation ne saurait être plus dangereuse que celle des vins espagnols, puisqu’ils arriveraient en France grevés des mêmes taxes que ces derniers. Rien n’empêcherait d’ailleurs, s’il était nécessaire, de relever dans une mesure convenable le montant de ces taxes, — l’essentiel, pour les exportateurs italiens, étant de ne plus être soumis à un régime exceptionnellement rigoureux et de jouir du traitement accordé chez nous aux nations les plus favorisées. Dans tous les cas, nos viticulteurs resteraient assurés d’une protection efficace, tandis que nos commerçans et nos consommateurs auraient à bénéficier de la concurrence que se feraient mutuellement les importateurs d’Italie et d’Espagne.

Au point de vue politique, l’arrangement projeté aurait, pour les deux parties, l’avantage commun de mettre fin à une lutte stérile, de rétablir la solidarité de leurs intérêts, de faire disparaître le sujet de malentendus incessans et de récriminations regrettables.

Sans aucune concession dont sa dignité eût à souffrir, sans aucune infraction à ses engagemens envers les puissances centrales, l’Italie y gagnerait de renouer des rapports normaux avec la France, d’écarter l’une des causes qui contribuent à l’accroissement continu de ses charges militaires, d’alléger les souffrances de son agriculture par la réouverture de nouveaux débouchés, de retrouver des moyens de crédit et d’entourer la paix sociale de plus solides garanties.

Quant à la France, elle pouvait espérer du nouvel état de choses un bénéfice plus grand encore. L’abaissement de ses taxes à l’importation n’allait-il pas rétablir les courans d’affaires qui faisaient jadis des producteurs italiens les grands fournisseurs de ses marchés ? Si ce régime fonctionnait régulièrement, ceux-ci ne tarderaient pas à en apprécier assez le profit pour y tenir fermement et le défendre au besoin. Qu’il survînt alors un incident susceptible de mettre en question la paix européenne, croit-on que nos voisins seraient aussi disposés qu’auparavant à pousser les choses à l’extrême, à prendre parti, à affronter les risques d’un conflit qui déterminerait la France à relever au plus tôt ses barrières de douane, en usant de la faculté qu’elle aurait eu soin de se réserver ? Croit-on qu’en présence d’une semblable éventualité, les Pouilles et les Calabres, la Sicile et la Sardaigne, et beaucoup d’autres provinces encore, directement menacées dans leurs intérêts vitaux, ne feraient pas entendre bien haut leur voix pour conseiller la prudence et prévenir le péril d’une crise nouvelle ?

Inutile d’insister davantage. S’il nous était impossible de détacher les Italiens de la Triple Alliance, il nous restait du moins la ressource de leur créer des intérêts opposés, et le moyen de paralyser ainsi leur action dans une certaine mesure.

Voilà le but nouveau que je devais assigner désormais à mon action à Rome. Mais que d’obstacles à surmonter ou à tourner, avant de l’atteindre !


IV

Ce n’est pas de la part des Italiens que les plus sérieuses difficultés étaient peut-être à prévoir : les avantages que la combinaison leur offrait étaient trop manifestes pour que leur sens pratique n’en fût pas frappé. Mais une série d’incidens imprévus allaient successivement ébranler leurs dispositions et retarder le moment d’y faire appel.

Faut-il rappeler les troubles d’Aigues-Mortes, rallumant sur chaque versant des Alpes les animosités à demi éteintes ; le retour au pouvoir de M. Crispi (1893), dont la seule présence suffisait à surexciter tous les gallophobes du royaume ; la guerre d’Abyssinie et les injustes soupçons qu’on accréditait contre nous pour en expliquer la déplorable issue et pallier les fautes commises ; la liquidation définitive de la question tunisienne, qui s’imposait en 1896, avec l’échéance du traité dont les Italiens se prévalaient depuis quinze ans pour contrarier notre établissement dans la Régence ?

Il fallait que toutes ces questions fussent réglées et closes, pour qu’on pût aborder, avec chances de succès, l’examen d’un arrangement dont le principe même impliquait des idées de conciliation, de rapprochement et de bon vouloir mutuel. Encore était-il indispensable qu’à ce moment, la direction des affaires du royaume fût aux mains de ministres, dont le caractère égalât le patriotisme et commandât la confiance au dehors comme au dedans.

Ces conditions se trouvaient heureusement réunies dans le Cabinet qui se constituait, en 1896, sous la présidence de M. le marquis di Rudini, assisté de M. le marquis Visconti-Venosta et de M. Luzzatti, pour ne citer que les trois hommes qui devaient plus particulièrement concourir à l’élaboration de l’entente.

Avant tout, il y avait à faire admettre en France le plan dont les lignes essentielles viennent d’être indiquées. Ce ne devait pas être la partie la moins laborieuse de la tâche, parce que l’adoption de ce plan impliquait non seulement un changement radical dans la politique suivie depuis des années à l’égard de l’Italie, mais comme une sorte d’infraction à l’évangile protectionniste dont procède encore notre politique économique.

Depuis l’accession de l’Italie aux alliances allemandes, ou, pour parler plus exactement, depuis qu’un ministre italien avait paru se prévaloir de la Triplice pour imprimer à sa politique un caractère agressif, nous nous étions habitués à considérer qu’il y avait là un obstacle irréductible à l’entente des deux pays. Non pas que cette considération allât jusqu’à nous suggérer contre l’Italie des projets hostiles ni des désirs de représailles ! Mais il y avait chez nous comme une entente tacite pour maintenir à son égard une attitude de réserve et d’abstention, tant qu’elle persisterait dans la coalition. Que parlait-on de renouer avec elle des relations commerciales, où nous trouverions aussi notre compte ? Lui rouvrir des débouchés, ne serait-ce pas lui fournir les moyens de conjurer sa détresse financière et de se procurer des ressources qu’elle emploierait à grossir ses armemens, au profit de la Triplice ?

Ceux qui formulaient de pareilles objections se faisaient de singulières illusions sur l’importance de la crise italienne, ne réfléchissant pas que la fermeture de nos marchés n’en constituait pas la cause unique, et qu’en définitive, un peuple jeune, dont les revenus annuels se chiffrent par plus de 1 600 millions de francs, se rit des menaces d’une ruine prochaine. Sans doute, l’Italie doit affecter au service de ses dettes près de la moitié de ses entrées ; mais, dans un cas extrême, le souci de la conservation ne viendrait-il pas lui inspirer d’ingénieuses combinaisons pour alléger le poids de ses charges ? N’a-t-elle pas déjà, il y a peu d’années, réalisé une conversion déguisée en jouant de l’impôt sur la richesse mobilière pour diminuer d’un point le taux de sa rente ? L’opération a réussi et pourrait être recommencée.

On voit donc l’erreur de ceux qui sont tentés de spéculer, pour amener l’Italie à composition, sur l’éventualité d’une banqueroute provoquée par la prolongation de la rupture économique et financière avec la France. L’Italie, — qu’on ne l’oublie pas ! — peut se passer des 100 à 150 millions annuels que lui vaudra la restauration de nos anciens rapports ; elle est assurée de pouvoir, longtemps encore, entretenir ses forces militaires dans la mesure qui lui paraît fixée par le souci de sa défense et de ses obligations conventionnelles.

Du reste, les plus vives résistances à la politique nouvelle devaient trouver leur raison d’être dans les théories économiques qui ont la faveur de nos assemblées.


V

Au moment même où les circonstances devenaient favorables à l’ouverture des pourparlers entre Paris et Rome, les doctrines protectionnistes comptaient, dans le ministère français, les partisans les plus habiles et les plus convaincus. Je veux parler notamment de M. Méline, président du Conseil et ministre de l’Agriculture, et de M. Boucher, qui avait le portefeuille du Commerce. Leur collègue des Affaires étrangères, M. Hanotaux, ne tardait pas à être acquis à la cause d’un arrangement douanier, sa situation même lui permettant d’en mieux apprécier la portée politique et d’en réduire à une juste valeur les inconvéniens économiques.

Appuyé par le ministre du Commerce, le président du Conseil se montrait d’abord réfractaire. Cependant, vers la fin de 1896, en présence des dispositions manifestées par le cabinet de Rome dans le règlement de la question tunisienne, il reconnaissait qu’il n’avait plus de motif fondé pour prolonger ses résistances et maintenir les deux pays sous le régime exceptionnel et en quelque sorte prohibitif qui résultait de l’application réciproque de leur tarif général. — Avis en était transmis à Rome, dès cette époque, par l’ambassadeur d’Italie à Paris.

Restait à s’assurer si le gouvernement royal était préparé aux transactions qui apparaissaient comme les conditions nécessaires de l’accord. Il ne pouvait être question, en effet, de prendre pour base de cet accord la concession pure et simple de notre tarif minimum contre celle du tarif conventionnel italien. Il fallait compter avec nos viticulteurs et avec nos industriels lyonnais, qui ne se seraient pas trouvés suffisamment défendus contre la concurrence italienne par les clauses de notre tarif minimum, et dont l’opposition aurait été assez puissante pour empêcher le Parlement de donner la sanction législative à l’arrangement intervenu. — Les soies devaient notamment être maintenues sous l’application rigoureuse du tarif général. — Il convenait aussi de savoir si l’Italie consentirait des modifications à son tarif conventionnel, dont certaines clauses avaient été habilement calculées en vue de soumettre à un régime rigoureux toute une série d’articles, qui importaient peu ou point aux autres puissances, mais qui présentaient pour notre commerce un intérêt exclusif ou spécial.

La prudence conseillait de n’engager aucune négociation officielle avant d’avoir la certitude que, sur ces points essentiels, il pourrait y avoir accord de vues entre Paris et Rome.

De plus, il fallait combiner les stipulations projetées de telle sorte que, de part ni d’autre, on ne pût douter de l’approbation subséquente des Chambres. Mieux valait laisser les choses en l’état, que de courir au-devant d’un échec parlementaire, dont l’effet eût été de soulever, ici et là, des discussions aigres et de réveiller les passions assoupies. La leçon de 1886 n’était point oubliée : les deux gouvernemens avaient alors conclu un traité de navigation, qui, après avoir été voté par la Chambre italienne des députés, avait été repoussé au Palais-Bourbon ; dix ans plus tard, les relations maritimes des deux pays souffraient encore de la rupture qui s’en était suivie. Rien ne devait donc être négligé maintenant pour prévenir le renouvellement d’une crise analogue.

Pour des motifs de même ordre, il convenait de ne pas ébruiter les démarches officieuses que comportaient la reconnaissance et la préparation du terrain : une publicité prématurée n’aurait pas manqué d’inquiéter les intérêts et de fournir à la presse des deux pays matière à des discussions et à des polémiques inopportunes.

Ce travail préliminaire devait faire pendant plus d’une année l’objet de pourparlers discrets et laborieux entre l’ambassade de France à Rome et le gouvernement royal, représenté par MM. di Rudini, Visconti-Venosta et Luzzatti. La longue durée de ces conférences confidentielles s’explique par l’importance des sujets en cause et par le caractère délicat des transactions dont il fallait combiner les élémens. La plus parfaite courtoisie ne cessait de présider aux débats ; mais, pour en assurer l’issue favorable, ce n’était pas trop de la foi que les délégués avaient dans la valeur des résultats en vue, ni du désir d’entente dont leur patriotisme s’inspirait réciproquement.

L’accord finit par s’établir sur tous les points. Dans les derniers jours de 1897, j’avais la satisfaction de pouvoir garantir au gouvernement de la République que le gouvernement italien acquiesçait aux demandes que nous avions formulées comme conditions essentielles et sine qua non de l’entente projetée.

Il ne restait plus qu’à examiner les modifications de détail, qui étaient désirées de part et d’autre, dans les tarifs respectifs : c’était là un travail à confier à des délégués techniques, travail qui ne devait rencontrer aucune difficulté insurmontable et dont l’issue, vu l’importance relativement secondaire des intérêts en jeu, n’impliquait aucun risque pour le succès final de l’entreprise.


VI

Rien ne semblait donc plus s’opposer à l’ouverture des négociations officielles, qui devaient consacrer, par un traité formel ou par un échange de lettres, les solutions concertées dans les pourparlers officieux.

Mais le temps avait marché durant ces études préparatoires, et des considérations tirées de notre politique intérieure imposaient alors un nouveau sursis. Le cours de notre législature touchait à son terme. Déjà l’on avait à tenir compte de l’agitation qui commençait en vue des élections fixées au 8 mai 1898. Il eût été mal avisé de choisir un pareil moment pour entamer ouvertement les négociations, plus téméraire encore de porter devant les Chambres, à la fin d’une session chargée, l’arrangement qui aurait été conclu. Destiné à rétablir entre la France et l’Italie un double courant d’affaires, cet arrangement devait nécessairement concéder aux importations de la péninsule des facilités dont elles étaient privées depuis des années sur notre territoire. On conçoit aisément les inquiétudes que certaines de nos industries auraient pu en concevoir ; on imagine les argumens que des publicistes incompétens ou malintentionnés auraient fait valoir pour répandre l’alarme. Quelque soin qu’on eût pris, par exemple, de réserver aux vins français une protection suffisante sur nos marchés, on devait s’attendre à une levée en masse de nos viticulteurs, préoccupés, en dépit de toutes les démonstrations et de l’évidence même, de l’éventualité d’une concurrence italienne. Il n’aurait pas manqué de journaux pour accuser le gouvernement d’ouvrir le pays à l’invasion étrangère et de trahir la cause nationale.

Enfin, quelle imprudence de soumettre une convention de semblable nature à des députés dont le mandat touchait à son terme, et qui allaient, dans quelques semaines, en rendre compte et en demander le renouvellement ! Leur jugement ne risquait-il pas d’être influencé par des considérations tout à fait étrangères à la question ? Pouvait-on compter sur leur complète impartialité, s’ils craignaient que certaines catégories d’électeurs ne prissent la convention en mauvaise part et ne leur fissent un grief d’en avoir toléré la mise en vigueur ?

La réponse à toutes ces questions étant au moins douteuse, il était sage de surseoir et de ne pas compromettre par une inutile précipitation le triomphe d’une cause aux trois quarts gagnée.

C’est pourquoi les deux gouvernemens s’entendaient pour renvoyer la suite de la négociation à l’été de 1898, c’est-à-dire après nos élections générales. Il était à prévoir qu’à cette époque, l’entente s’établirait promptement. Les résultats en seraient ensuite soumis à une Chambre récemment renouvelée, sûre d’une longue existence, libérée de toutes préoccupations électorales et mieux disposée dès lors à peser les motifs d’intérêt général et de politique internationale qui justifieraient l’entente des deux gouvernemens.

L’ajournement ne pouvait qu’être profitable à la cause. Je devais seul en pâtir.

Affectée par le climat romain, ma santé me trahissait en vue du but. J’en venais à me demander si j’avais encore les forces suffisantes pour continuer ma mission diplomatique comme il convenait. En présence d’un pareil doute, je n’avais qu’à me retirer : c’était le devoir.

Comme en 1885, il me fallait laisser à un successeur plus favorisé la satisfaction et l’honneur de conclure.

Au mois de février dernier, M. Barrère, nommé ambassadeur près le roi d’Italie, venait me rejoindre à Rome, d’où je m’éloignais bientôt, après l’avoir initié à l’état des choses et mis en rapport avec les représentans du gouvernement royal. Son activité connue ne laissait point chômer les pourparlers.

Après nos élections législatives du mois de mai, rien ne semblait plus devoir s’opposer à l’ouverture des négociations officielles. Cependant, l’issue en était retardée, une fois encore, par un de ces événemens que la diplomatie la plus avisée ne saurait conjurer. Je veux parler des crises ministérielles qui se succédaient à Rome et finissaient par entraîner, en juillet, la démission définitive du Cabinet présidé par M. le marquis di Rudini. Par bonheur, la nouvelle administration, organisée par M. le général Pelloux, n’apportait pas un programme qui l’obligeât à renoncer à tout l’héritage de ses prédécesseurs. M. l’amiral Canevaro, qui avait pris depuis quelques semaines la place laissée à la Consulta par M. le marquis Visconti-Venosta, conservait le portefeuille des Affaires étrangères, et s’appliquait à rallier ses collègues à l’entreprise commencée. Notre ambassadeur à Rome achevait habilement la démonstration. Bientôt les deux gouvernemens se mettaient d’accord pour faire procéder aux dernières études officieuses et arrêter définitivement les termes de l’arrangement.

Il s’agissait, comme nous l’avons déjà dit, de déterminer par un examen contradictoire, les modifications que les deux pays devaient encore introduire, sur certains points, dans leurs tarifs de faveur. C’était un travail technique qui demandait, pour aboutir, à être conduit par des hommes du métier, doués d’assez de largeur de vues pour subordonner au besoin des considérations fiscales à l’importance supérieure du rapprochement qu’on se proposait. Cédant aux sollicitations du nouveau Cabinet italien, avec un dévouement qui témoigne à la fois de son patriotisme et de sa modestie, l’ancien ministre du Trésor, M. Luzzatti, consentait à se charger de cette tâche assez ingrate. Nul ne pouvait y apporter plus de compétence et d’autorité.

Au mois d’octobre, M. Luzzatti arrivait à Paris, où il était aussitôt mis en relations avec MM. Bompard et Chandèze, directeurs, l’un au ministère des Affaires étrangères et l’autre au ministère du Commerce, et avec M. Bousquet, directeur général des douanes. M. Barrère, alors en congé, leur prêtait sa collaboration, ainsi que M. le comte Tornielli. Inutile d’ajouter que les conférences se poursuivaient sous le contrôle des deux gouvernemens, tenus jour par jour au courant des résultats acquis et des difficultés survenues.

Ces travaux préparatoires étaient terminés au commencement de novembre, vers le temps même où la France était occupée à son tour par les péripéties d’une crise ministérielle. Dans le Cabinet constitué sous la présidence de M. Dupuy (1er novembre), M. Delcassé conservait heureusement le portefeuille des Affaires étrangères qui lui avait été confié dans l’administration précédente (28 juin) : aussi réussissait-il sans peine à faire approuver par le Conseil des ministres le résultat des pourparlers suivis depuis plus de deux années avec une méritoire ténacité.

Le 21 novembre, M. Delcassé et M. le comte Tornielli terminaient définitivement les négociations par l’échange des lettres qui consacrent le rapprochement commercial entre la France et l’Italie.

Le même jour, le gouvernement de la République saisissait la Chambre des députés d’un projet de loi qui relevait, par provision, nos droits d’importation sur les vins, et dont le bénéfice doit être accordé à l’Italie comme aux autres puissances qui jouissent de notre tarif minimum : acceptée par le gouvernement royal, cette modification était destinée à garantir nos viticulteurs contre les effets de la concurrence étrangère, condition jugée indispensable pour rassurer des intérêts respectables et déterminer le vote favorable des Chambres françaises.

On peut considérer ce résultat comme atteint. Pour y arriver, il n’a pas fallu moins de huit années de négociations patiemment conduites, dans le ferme dessein de ramener d’abord nos voisins à une politique plus indépendante, et de nous les rattacher ensuite par une appréciation plus juste de leurs propres intérêts. Puisse l’arrangement commercial, dont les stipulations sont maintenant connues, contribuer, en outre, à dissiper les malentendus et les préjugés qui avaient refroidi, pour un temps, les rapports des deux grands États latins, et confirmer l’avantage mutuel qu’ils ont à resserrer entre eux tant de liens que la politique a pu un instant détendre, mais qu’elle ne rompra jamais tout à fait, parce que c’est l’histoire et la nature même qui les ont formés !


BILLOT.


  1. Les pages suivantes forment l’introduction d’une étude diplomatique que M. Billot, ancien ambassadeur à Rome, prépare sur nos rapports avec l’Italie durant les huit dernières années. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt d’actualité que ce travail emprunte au vote récent de l’arrangement commercial du 21 novembre.
  2. Les pages suivantes forment l’introduction d’une étude diplomatique que M. Billot, ancien ambassadeur à Rome, prépare sur nos rapports avec l’Italie durant les huit dernières années. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt d’actualité que ce travail emprunte au vote récent de l’arrangement commercial du 21 novembre.
  3. L’affaire du Tonkin, par un diplomate. Un vol. chez Hetzel et Cie, 1888.