Le Raisin vert/Deuxième partie

Librairie Plon (Isabelle Comtat, 2p. 143-268).




DEUXIÈME PARTIE




I


Un coup de timbre électrique, annonçant le premier quart de onze heures, troua le silence bourdonnant du lycée Maintenon, la torpeur de la cour aveuglée de soleil. Le mois de juin 1914 s’achevait dans un éclat torride.

— Plus qu’un quart d’heure, mes enfants, dit Mlle Dyne. Pressons. Je n’attendrai pas les copies des retardataires.

Un mouvement se propagea parmi les trente nuques courbées sur leurs copies, du haut en bas de l’amphithéâtre et les trente porte-plume coururent plus vite.

Lise arrivait à la dernière question de la composition d’histoire naturelle : « Qu’est-ce qu’une symbiose ? Donnez un exemple de symbiose. »

Elle écrivit rapidement la réponse :

« Une symbiose est l’association d’un ou de plusieurs organismes qui se partagent les fonctions de la vie. Exemple : algue et lichen. »

Puis elle tira un trait avec satisfaction et descendit les gradins pour remettre sa copie à Mlle Dyne, dont l’honnête visage caprin s’empourprait de chaleur, sous sa chevelure grise et moussue, pareille au lichen dont il venait d’être question.

Au premier rang des pupitres, le Corbiau achevait, elle aussi, sa composition. Elle répondit d’un battement de cils affirmatif au mouvement de sourcils de Lise, qui lui demandait si « ça avait marché ».

Rassurée, Lise remonta les degrés, lentement, pour savourer son loisir.

Les stores de toile bise filtraient une lumière couleur de miel. Un souffle de vent les gonfla comme une voile, et ce remous brûlant qui avait passé sur de l’asphalte, sur le mâchefer et les fumées d’une gare voisine, agita l’air surchauffé de la classe. Des fronts nus se tournèrent vers les fenêtres, blancs dans la pénombre blonde comme des œufs dans la paille. Il y avait de pâles visages de fillettes, aux traits gonflés par le levain de l’âge ingrat, d’autres déjà nets, finement sculptés dans la coque des beaux cheveux.

Là-haut, à côté de sa place vide, Lise voyait le profil penché de son amie Cassandre, la rousse au nez droit, au teint blanc, aux yeux de biche, la seule qui eût le courage d’avouer que le Cid l’ennuyait, la seule aussi qui sût par cœur tout le rôle de Phèdre, dont elle se récitait des tirades avant de s’endormir.

Quand on la mettait sur le chapitre de Cassandre, Lise ne tarissait plus. Cassandre, son air « femme de quatorze ans », ses jupes longues démenties par un catogan juvénile, son goût immodéré du cuir jaune, qui lui faisait porter la moitié de l’année des bottines couleur patte d’oie, et aussi le ton d’orgueilleuse négligence avec lequel elle annonçait de temps à autre, pour humilier les treize ans de Lise et son buste plat : « Il faut que je m’achète un nouveau soutien-gorge… »

Cassandre, ses enthousiasmes, sa gravité de reine de théâtre traversée par des impulsions gavroches, son grand rire populaire, ses indignations hors de propos, ses crises de larmes romantiques… Enfin, ce don suprême qui faisait dire à Lise : « Cassandre, même quand elle pose, elle reste nature.

Le plus surprenant, c’était que ce don fût le fruit d’un système. Lorsque la mère de Cassandre, un modèle italien qui lui avait légué ses longues paupières et son visage noble aux larges méplats, eut quitté son mari le sculpteur, lui laissant une petite fille âgé de dix-huit mois, le père fit venir une paysanne et lui remit l’enfant avec ces instructions : « Mettez-la-moi dans un pré, apprenez-lui à n’avoir pas peur des vaches et prenez bien garde qu’elle ait les jambes droites. Pour le reste, donnez-lui à manger tout ce qu’elle voudra : si elle exagère, la nature avertira. »

Aussi la petite enfance de Cassandre avait-elle été une orgie de saucisson et de compote de pommes. Comme sa robuste constitution lui avait permis de se tirer de là sans entérite, son père chérissait en elle l’enfant de sa chair et le triomphe de sa méthode.

Tous deux vivaient rue Lepic, dans un grand atelier d’où l’on découvrait Paris à l’infini, environné de sa vapeur grise et bleue. Ils dînaient, sur un coin de table sommairement épousseté, d’un litre de bouillon que la belle Cassandre était allée chercher dans une timbale de fer-blanc et d’une tranche de pâté de foie. Puis le sculpteur prenait son grand chapeau :

— Cass, je sors. Si je ne suis pas rentré demain matin, ne t’inquiète pas.

— Bien, papa.

— Qu’est-ce que tu lis là, ma petite fille ?

— Les Liaisons dangereuses, papa.

— Bien, ma fille. Ne te couche pas trop tard.

Le colosse roux, barbu comme un dieu fluvial, se penchait sur elle et l’embrassait tendrement. Et Cassandre, ayant regagné sa chambre, un réduit aménagé entre la galerie de l’atelier et les combles, où d’humbles objets de toilette traînaient au milieu de coussins fanés et de photographies d’acteurs, Cassandre mirait son visage royal dans une mauvaise glace encadrée de bambou et, le cœur gonflé par le vin nouveau, pensait : « Comme je l’aime, mon petit papa ! Comme c’est chic, un homme ! »

Lise avait repris sa place à côté de son amie.

— Dépêche-toi, souffla-t-elle, Marcelle Bopp va nous apprendre une nouvelle figure de tango au vestiaire.

— J’ai fini, dit Cassandre en s’étirant.

Elle descendit à son tour les gradins, embarrassée de sa jupe longue, qui bridait ses jambes de fillette impatiente, mais la jupe longue était, avec le soutien-gorge, une des raisons majeures qu’elle avait d’aimer la vie.

Lise jeta un regard circulaire sur les têtes penchées. Un étourdissement de bonheur la faisait chanceler.

Sa classe… Son clan bien-aimé… On se saluait, le matin, au vestiaire, par la parole des Gaulois : « Nous ne craignons rien, hormis que le ciel ne nous tombe sur la tête. » On chahutait le professeur de couture, jusqu’à ce qu’elle eût prié Cassandre de déclamer un passage de Phèdre ou Solange Dreyfus de réciter le sonnet de Verlaine dont elle s’était fait une spécialité :

Je fais parfois ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime,
Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre et m’aime et me comprend…

On était patriote, égalitaire, révolutionnaire, jeanne-darquiste et bonapartiste. Et l’on n’imaginait pas que la vie pût être rythmée autrement que par les heures de classe, les jeudis, les dimanches et les vacances trimestrielles pendant lesquelles les amies se téléphonaient deux fois par jour ou s’écrivaient tous les soirs des lettres interminables…

— Ah ! Zeus, ah ! Jupiter, je sens, oui, je sens que si je continue à être aussi heureuse, je vais voler en éclats dans un instant.

Elle n’éclata pas et la cloche sonna… Et les retardataires poussèrent un cri de désespoir unanime qui figea Mlle Dyne sur sa chaise, pour une minute de grâce.

Tout le monde avait quitté la classe, mais Anne-Marie Comtat demeurait seule dans le laboratoire attenant à l’amphithéâtre et dont elle avait la clef, à titre de « préparatrice ».

Bien qu’elle n’eût rien à y faire, aujourd’hui que l’on n’avait usé d’aucun appareil, elle se donna le plaisir de passer un moment dans cette pièce nue, vitrée, où le soleil faisait étinceler les cornues, le long du mur ripoliné de blanc.

On l’accusait en riant de faire du zèle, pour plaire à Mlle Dyne. En vérité, Mlle Dyne n’était pas un de ces professeurs prestigieux qui suscitent des passions de maître à disciple. Elle avait l’esprit clair, un goût de la précision poussé jusqu’à la manie et une admirable conscience professionnelle, mais point de génie. Cependant, le Corbiau se sentait de grandes obligations envers Mlle Dyne, qui lui avait beaucoup donné sans le savoir.

Lorsqu’elle décrivait un phénomène, Mlle Dyne usait à profusion de l’honnête et prudente formule scientifique : « Tout se passe comme si… »

Pour le Corbiau, naturellement encline à cultiver l’incertitude, avec le besoin profond de réserver par là les chances de l’absolu, cette formule avait été le point de départ d’une nouvelle religion qui la satisfaisait pleinement, la religion du doute. Elle ne constatait plus rien sans se mettre à l’abri du « Tout se passe comme si… »

Elle s’étira avec satisfaction, les deux mains à la nuque, où ses cheveux étaient maintenant rassemblés et retenus par un nœud papillon de taffetas noir. Très grande pour ses quatorze ans, une chair sans poids sur des os fragiles, en dépit de toutes les ingestions de phosphate de chaux, elle avait tendance à se voûter.

Le souvenir du « Tiens-toi droite », qu’elle entendait dix fois par jour la fit se redresser. Du fond des yeux, elle sourit aux cornues étincelantes, songeant à Isabelle, aux Durras, un exemple de « symbiose » qui défiait les plus puissants microscopes et qui n’en existait pas moins, dans sa vie quadruple.

« Tout se passait comme si » leurs quatre organismes se fussent associés dans la lutte pour la vie et la défense contre Amédée. Non pas leurs organismes physiques, mais leurs esprits, entre lesquels il existait comme des canaux de circulation. N’était-ce pas étrange, qu’il y eût des cas de symbiose spirituelle ?

Le lycée se vidait de sa rumeur par en bas, comme une jarre percée. Les piétinements répercutés par le bois sonore des escaliers, rendirent un son plus clair en s’écrasant sur les dalles du rez-de-chaussée, puis se fondirent en un brouhaha confus et décroissant. La porte vitrée du préau claqua un grand coup, sur un dernier galop de retardataires, que gourmandait une voix criarde. Il y eut encore le pas pressé d’une surveillante dans un couloir, fourmi égarée rejoignant sa tribu. Puis ce fut le silence et, tout en haut des bâtiments vides, la paix étincelante du laboratoire chauffé comme une serre par le soleil de midi.

L’ivresse calme qu’elle éprouvait dans les lieux solitaires s’empara du Corbiau. Elle aurait voulu pouvoir rester là jusqu’à l’heure de la reprise des cours. Mais qu’auraient pensé les siens en ne la voyant pas rentrer avec Lise ? Et comment expliquer que le plaisir de passer deux heures toute seule dans un laboratoire surchauffé pouvait l’engager à se passer de déjeuner et à faire bon marché de l’inquiétude de sa famille ?

« Toujours tout expliquer, murmura-t-elle avec humeur. Quelle barbe ! J’en ai assez, à la fin. Et s’il me plaît de ne pas rentrer, est-ce que ça regarde quelqu’un d’autre que moi ? »

En descendant l’escalier, elle se dit qu’elle devenait vraiment insupportable. Puis elle prit sa course pour rejoindre Lise, qui s’était cachée au fond du vestiaire avec Cassandre et Marcelle Bopp. Maintenant que la surveillante avait emmené les dernières élèves, on entendait des pas glissés sur le pavé de mosaïque et la voix garçonnière de Marcelle Bopp qui comptait tout haut : « Un, deux, trois, quatre… Non, Cassandre, tu ne tiens pas Lise assez serré. Tu ne danseras jamais le tango proprement si tu ne tiens pas ta danseuse corps à corps… »

M. Durras et son fils se précipitèrent ensemble pour ouvrir la porte, au coup de sonnette des deux petites. Leurs visages sévères apparurent côte à côte dans l’encadrement.

— Vingt minutes de retard, dit Amédée. Vous trouvez que c’est admissible ?

— Excusez-nous, mon père, répondit Lise d’une voix de théâtre, le train de midi nous a filé sous le nez. Charmée de vous voir, mon frère. Comment allez-vous tantôt ?

— Ouste ! grogna Laurent en les débarrassant de leurs serviettes. Allez vous laver les mains et en vitesse. Qu’est-ce que vous avez fait pour manquer le train de midi ?

— La noce, chantonna Lise, la nôôce, la noce ! Pends-toi, graine d’Othello, face de Maure ! Irréparable outrâ-âge… Allons nous laver les mains, Corbiau, mon brave mangeur d’hommes. Porte mon cœur tout chaud… Laurent, si tu me pinces encore une fois le dessous du bras, je t’arrache le nez avec mes dents… À la fille d’Ylmer

Au sommet d’une tour que hantent les corneilles
Tu la verras debout, blanche aux longs cheveux noirs.
Deux anneaux d’argent fin…

— Ça y est ! l’esprit chapardeur a encore chipé le savon à la violette ! Enfin, c’est inouï ! Est-ce qu’un esprit ne pourrait pas se laver au savon de Marseille aussi bien qu’une jeune fille, je vous le demande ?

— Sais-tu de qui tu as le profil ? interrompit Laurent dont ce verbiage ne parvenait pas à dérider la mine sombre et farouche.

— Non, souffla Lise, soudain attentive, et elle leva sur son frère les yeux d’une petite fille qui assiste au déballage d’une surprise.

— Tu as le profil du requin, dit Laurent. Le nez en pointe et la bouche en large. Et tu louches, ma fille, je regrette, mais ça ne fera qu’augmenter avec l’âge.

Lise faillit basculer au fond d’un abîme de désespoir, se rattrapa à l’extrême bord et, reprenant son aplomb, loucha avec intention sur le costume de son frère. Ce fut au tour du garçon de se sentir instable.

Il avait acheté ce complet de flanelle beige — son premier costume d’homme — au rayon de confection d’un grand magasin, avec la double intention d’affirmer son indépendance et de donner à ses sœurs une saine leçon d’économie. Ce qui l’obligeait moralement à user son costume jusqu’à la corde, bien que le pantalon fût trop large et le veston cruellement étriqué. Pour en corriger l’effet, il portait avec cela un vieux chapeau melon de son père, qui le coiffait comme un pot. Isabelle croulait de rire, quand elle le voyait partir ainsi affublé, avec son bel œil offensé et sa mâchoire menaçante. Mais le droit au ridicule faisait partie de la liberté de Laurent.

— Chic anglais, chic anglais… chantonna Lise en regardant le plafond. Tout du prince de Galles !

Son frère se lança à sa poursuite, tandis qu’elle s’échappait d’un bond et se réfugiait dans la salle à manger où Isabelle mit son fils en déroute à coups de serviette en l’appelant « sale homme ».

— Que ce garçon est odieux ! confia M. Durras au Corbiau. Sa sœur commence à s’en apercevoir, maintenant qu’elle a son jugement.

Le Corbiau regarda son oncle sans répondre. Vivrait-il donc toujours à côté d’eux sans rien comprendre à leurs rapports ? Était-il à ce point exclu de la symbiose, lui dont le sang coulait dans les veines de Lise et de Laurent ?

Le déjeuner fut très gai. Lise racontait la leçon de danse et promettait à sa mère de lui apprendre, le soir même, les figures de tango qu’elle mimait avec ses doigts sur la nappe. Isabelle opinait en riant. On voyait bien que le même feu les animait toutes les deux à des âges différents, la même confiance dans les lendemains heureux.

M. Durras les regardait avec étonnement.

Parfois, lorsque le rire de Lise éclatait sous une poussée d’allégresse, les prunelles bleues d’Amédée s’éclairaient d’un sourire fugitif, comme un faible reflet de cette joie qu’il avait engendrée et qu’Isabelle avait dû jusqu’alors protéger contre lui.

Laurent, seul, ne riait ni ne souriait. Son œil sarrasin devenait de plus en plus sombre et la contraction de ses mâchoires semblait trahir une vraie souffrance, tandis qu’il écoutait sa mère et sa sœur discuter des charmes comparés de la media-luna et des ciseaux.

Entre les deux clans, une âme poreuse allait et venait et, s’identifiant tour à tour à chacun, ne savait plus discerner ses propres limites.

— Un, deux, trois… sur la troisième dalle du trottoir, juste à côté de la bonne femme qui vient…

La dame qui passait sursauta de saisissement en voyant un lycéen de quinze à seize ans vêtu d’un complet beige et coiffé jusqu’aux oreilles d’un chapeau melon faire un bond de grenouille sur le trottoir, accompagné d’un glapissement.

Laurent se releva et reprit sa course, riant tout seul. Un peu plus loin, il se découvrit respectueusement pour aborder une dame d’âge moyen, à laquelle il demanda en quelle année on se trouvait et si c’était bien l’année où les poules avaient des dents.

Quand elle l’eut foudroyé du regard, il piqua un galop accompagné de hennissements aigus et s’arrêta net, comme frappé de stupeur, devant une jeune femme moulée jusqu’aux chevilles dans une gaine de foulard à pois, qui progressait à petits pas d’Égyptienne en tâchant de maintenir contre le vent un immense chapeau qui l’ombrageait jusqu’aux épaules.

— Boûdrrl ! dit Laurent tout haut. La belle khândrrl ! Tous les bîîdrrl de ma connaissotte z’y donneraient bien quat’soubraques pour y bicheter la poûndrel !

Lorsqu’il franchit la porte du lycée, Laurent ruisselait de sueur et son imagination commençait d’être à court sur les moyens d’afficher le mépris dans lequel il tenait la plus belle moitié du genre humain.

La fraîcheur du préau lui fit sentir qu’il était mouillé. Les picotements de la sueur aux aisselles, aux plis de l’aine, l’exaspérèrent contre lui-même.

— Quel idiot je suis ! Quel sombre idiot ! Qu’est-ce que je fiche dans l’existence ? J’en ai marre de moi, j’en ai marre…

Comme il s’éventait avec son chapeau, une odeur bien connue d’eau de Cologne, mêlée au suint particulier des cheveux châtains, lui monta aux narines. Une nausée irrésistible lui souleva l’estomac, il n’eut que le temps de gagner les latrines édifiées dans la cour.

Après quoi, rasséréné, il s’en fut en classe…

À la sortie de quatre heures, il retrouva son ami Jacques Henry, le blond calviniste, au regard bleu glacier, au front élevé, couronné d’une chevelure d’ange.

On voyait rarement Jacques et Laurent l’un sans l’autre. Leur amitié était sévère, encline à la pudeur et aux idées générales.

— Dis-moi, demanda Laurent à brûle-pourpoint, parmi les animaux, qu’y a-t-il à ton avis de plus bête que le mouton ?

— Parmi les mammifères ? précisa Jacques.

— Justement, dit l’autre avec un rire sarcastique.

— La vache ? risqua Jacques, incertain et surpris.

— La femme, dit Laurent.

Ils firent tous les deux quelques pas en silence, sous les platanes blancs de poussière.

— Développe ta pensée, dit Jacques.

Laurent eut un geste emphatique du bras :

— Chez une créature inférieure, quelle est la plus élémentaire manifestation d’intelligence ? C’est la faculté de prévoir le danger.

« Or, le mouton, bien qu’il se jette à la mer pour suivre son semblable, le mouton, cependant, prévoit l’approche de certains dangers naturels, tels que l’orage. De plus, ainsi que j’ai pu l’observer dans les montagnes, il y a chez le mouton certaine tendance craintive et mélancolique qui permet de supposer que l’espèce ovine ne vit pas en confiance avec la nature. Ce qui prouverait une intelligence embryonnaire.

« Mais la femme, mon cher, la femme n’atteint même pas au rang des cervelles ovines. Sous son apparence humaine, elle vit comme la méduse qui se colore au gré des vagues.

— Je veux bien te croire, mon cher, dit Jacques. Il me paraît cependant que ton jugement n’est pas exempt de toute prévention affective. De plus, je te ferai remarquer que tu postules l’imbécillité plus que tu ne la prouves.

— Enfin, reprit Laurent brusquement, as-tu jamais considéré la vie comme une rigolade ? Et l’avenir comme une partie de plaisir ? Non ? Tu es comme moi, tu te considères comme lancé dans une terrible aventure dont le commencement et la fin sont également révoltants pour tout homme qui pense, et tu te sens environné de menaces constantes. Enfin, tu es un être sensé. Eh bien, mon cher, les femmes, sais-tu ce qu’elles font ? Elles dansent le tango ! Oui, mon cher, jusque dans les lycées de jeunes filles. Ma sœur Lise en perd la tête.

Jacques Henry considéra attentivement, de son œil bleu et transparent comme un sérac, une mince petite nuée suspendue dans le ciel.

— Et ta sœur Anne-Marie ?

— Celle-là, dit Laurent, je crois qu’elle l’aurait assez, le sentiment du danger.

Jacques Henry hocha la tête :

— C’est quelqu’un de profond, dit-il d’un air entendu.

— Sûr, approuva Laurent. Tandis que ma sœur Lise, pour avoir le sentiment du danger… Cependant, reprit-il avec une précipitation alarmée, ne va pas en conclure que ma sœur Lise soit une imbécile. Elle a son genre d’intelligence, tu sais ?

— Ce n’est pas moi, protesta Jacques, une main sur son gilet, ce n’est pas moi qui ai parlé tout à l’heure des cervelles ovines…

Laurent se mordit la lèvre, fronça le sourcil et envisagea d’un œil sombre un chaos de contradictions.

Rentré chez lui, il renversa toutes les chaises de la salle à manger les unes sur les autres, bouleversa les tiroirs des buffets, éparpilla les nappes et, jetant un regard satisfait sur cet autre chaos, il fut s’enfermer dans sa chambre, sans dire bonjour à personne.

Un moment après, Isabelle parut dans la salle à manger, remit tout en ordre et s’en alla.

Un peu plus consumée qu’auparavant, les orbites cernées de bistre, le regard tourné vers le dedans, elle avait le visage d’une femme qui ne connaît plus le sommeil.

II


Les premières rumeurs de guerre trouvèrent les Durras au bord d’un lac savoyard, où ils s’apprêtaient à passer paisiblement l’été, dans une villa qu’ils avaient louée pour toute la durée des vacances.

M. Durras prit aussitôt le train pour Paris. Quand il revint, rapportant son uniforme d’officier de réserve et tout l’argent qu’il avait pu réaliser, il ne doutait plus de l’imminence du cataclysme et en accueillait l’approche avec autant de calme qu’il se comportait avec nervosité dans les circonstances ordinaires.

— Bien que toutes prévisions soient sujettes à caution, disait-il à sa femme et aux enfants rassemblés anxieusement autour de lui, je crois prévoir ce qui va se passer :

« Premier temps. — L’Allemagne, formidablement préparée, écrase en cinq sec la France qui ne l’est pas.

« Deuxième temps. — Elle se retourne contre la Russie rongée d’anarchie et d’ivrognerie et qui signe la paix.

« Troisième temps. — L’Angleterre, qui se réservait, tombe sur l’Allemagne, les États-Unis s’ébranlent et le Japon entre en guerre contre les États-Unis. Le monde en feu. Grand bien leur fasse ! Je ne serai probablement plus là pour les voir et si vous vivez encore, mes enfants, vous ne saurez plus ce que c’est que la sécurité. Bah ! vous vous adapterez. Une vie humaine est si vite passée… »

Et l’on aurait cru, à le voir si calme et si résigné dans son pessimisme absolu, que toutes les difficultés dont il avait souffert s’étaient résolues dans la perspective de la catastrophe générale.

Vint cette journée tragique où le tocsin sonna sur les campagnes et où tant de femmes préparèrent en pleurant des bagages qui ne connaîtraient pas de retour.

Isabelle pleurait en pensant aux mères. Amédée arpentait fébrilement la maison, du haut en bas. Lise et le Corbiau, muettes, pâles, n’osaient pas regarder Laurent, qui mordillait sans arrêt sa lèvre inférieure.

Jusqu’au moment du départ, chacun essaya de croire qu’il s’agissait d’un voyage ordinaire. Mais comme on franchissait le seuil de la maison pour accompagner M. Durras à la gare, comme tant d’autres fois, Lise fondit en larmes. Laurent lui serra le bras de toutes ses forces : « Vas-tu te taire ? » dit-il tout bas. Alors elle ravala ses larmes, comprenant qu’il y avait tant de choses en suspension dans l’atmosphère qu’il ne fallait pas faire de bruit.

Le train bondé chantait. Du fourgon à la locomotive, il ne contenait que des hommes. On voyait bien maintenant que le monde était fait de deux éléments irréconciliables. La guerre décantait brutalement le faux mélange, et si ces hommes chantaient, ce n’était pas seulement pour s’étourdir. Ils chantaient leur joie de se retrouver entre hommes — et les femmes paraissaient s’en rendre compte, et leurs larmes coulaient, amères. Mais plus d’une aussi, opprimée, ambitieuse ou malheureuse, n’éprouverait-elle pas tout à l’heure, en rentrant dans la maison désertée par le compagnon, une confuse impression de délivrance ? Seules les mères, à qui il n’est pas permis de reprendre ce qu’elles ont donné, regardaient avec un égarement voisin de la folie leur propre sang courir à la mort en les laissant vivantes.

— Prends bien garde à toi, mon petit, balbutia Isabelle, qui ne voyait plus, dans tous ces hommes, que des enfants menacés. Ne fais pas d’imprudence…

Amédée hocha la tête. Il avait son regard coutumier, distrait, un peu surpris.

Le sifflet du chef de train annonça l’instant inexorable. M. Durras embrassa longuement sa femme, brièvement sa fille et sa nièce. Laurent se tenait à l’écart, livide, mordant sa lèvre. Il fit trois pas vers son père, qui attendait ce geste.

— Eh bien, adieu, mon garçon, dit Amédée en lui serrant la main. Tu y coupes, toi. Tant mieux. J’ai toujours pensé que tu étais né sous une bonne étoile. Allons, porte-toi bien, ne fais pas trop enrager tes sœurs, et si je ne reviens pas, tâche de décrocher tout de même ton bachot.

Isabelle s’essuya les yeux, essaya de nier sa propre angoisse, d’une voix enrhumée :

— Voyons… nous serons tous réunis pour les vendanges…

— Ouais… fit Amédée s’enlevant sur le marchepied du train qui commençait à entraîner lentement sa charge d’hommes, dans un sillage de pleurs.

Il pénétra dans un compartiment, ferma la portière, agita la main avec un vague sourire à l’adresse des trois femmes. Laurent, tout à coup, prit son élan, rejoignit le train et se maintint un moment à sa hauteur, luttant de vitesse avec l’accélération du convoi. Et tout en courant de toutes ses forces, il criait dans le vent, d’une voix époumonée :

« Bonne chance, hein ! Bonne chance, bonne chance… papa ! »

Mais comme la vitre était relevée, la dernière vision qu’il eut de son père fut celle d’un visage pâle et méfiant, séparé de lui par une surface transparente et qui le regardait courir et panteler sans comprendre ce qu’il lui voulait.

Les trois coups de trois heures, apportés par le vent bas qui rebroussait les feuilles des peupliers, éveillèrent Isabelle en sursaut, comme toutes les nuits. Tout de suite, elle retrouva ce mal sourd, au fond du corps et la hantise, déjà vieille de cinq semaines : « La guerre, l’invasion… »

Cette fois-ci, l’obsession se doublait d’une angoisse plus précise, toute proche. Et le rêve qu’elle venait de faire se représenta à sa mémoire, avec ses contours nets et son ambiance trouble et tragique.

Elle se trouvait dans un champ avec son mari. Le sol était couvert d’une herbe pauvre et clairsemée, le ciel bas, comme aux plus tristes jours d’automne. Amédée s’appuyait lourdement à l’épaule de sa femme et, lui montrant la terre du doigt, il lui demandait : « Qu’est-ce que vous voyez donc là, mon amie ? Je ne distingue plus rien ». Alors, le regardant avec angoisse, elle lui avait vu les prunelles blanches et révulsées des aveugles.

Éveillée, elle n’arrivait pas à se délivrer de la sensation du cauchemar. L’aspect désolé du champ, la triste lumière, le son de voix insolite, plaintif et confiant, ces yeux sans regard enfin, tout cela prenait une signification poignante.

Les étoiles pâlirent, une brume blanchâtre s’éleva aux confins de la nuit et du jour, des coqs chantèrent.

Immobile dans son lit, les yeux ouverts, pénétrée d’effroi, de tristesse et de pitié, Isabelle songeait au malheureux compagnon dont la pensée, elle en était sûre, venait de lui faire une ultime visite, avant de disparaître dans un mystère à peine plus obscur et plus tragique que celui de sa vie désolée.

Au courrier du matin, il y eut une lettre de lui et Isabelle douta du sens de son cauchemar. Bien que la lettre fût datée de l’avant-veille, il semblait que la présence du message affirmât l’existence de celui dont il émanait. Et pourtant ces lignes brèves et laconiques, sans indication de lieu, provenaient d’une zone de vie terrestre presque aussi difficile à concevoir que l’au-delà. Depuis cinq semaines, Amédée était l’un des habitants de cette zone, l’un des acteurs du drame inimaginable. Les siens essayaient de se figurer son existence sans y parvenir et c’était bien la première fois que leur pensée s’efforçait de le suivre, au lieu de céder à l’oubli comme à un repos nécessaire. C’est qu’aussi, pour la première fois, il représentait une protection au lieu d’incarner une menace. La guerre, tardivement et à son insu, l’avait rétabli dans son rôle de père.

Quand la lettre eut circulé de main en main, Isabelle la replia et murmura pensivement : « J’ai fait un rêve affreux… »

Les petites la regardèrent avec inquiétude tandis qu’elle leur contait ce rêve. Mais Laurent s’écria violemment qu’elles étaient absurdes, toutes les trois, d’attacher de l’importance à de pareilles histoires de bonnes femmes. Il paraissait si bouleversé qu’elles se turent.

Les jours suivants, Isabelle remarqua qu’il épiait avec anxiété l’arrivée du facteur. Et lorsqu’il le voyait franchir la grille du jardin, le pourtour de ses lèvres blanchissait, comme jadis, enfant, lorsque son père s’avançait sur lui pour le frapper.

Ce fut lui qui reçut entre ses mains l’enveloppe timbrée au cachet du corps d’armée, portant la suscription d’une écriture étrangère à l’adresse de Mme Durras.

Isabelle s’avança aussitôt : « Donne, » et tous les trois se serrèrent silencieusement autour d’elle, tandis qu’elle lisait d’une voix étouffée les quelques lignes qui lui annonçaient la mort du capitaine Durras, tué d’une balle au front, en Champagne.

Ce bel après-midi de septembre… La bise, le vent du beau temps, soufflait depuis le matin, durcissant le ciel pur, d’un bleu de porcelaine, sur lequel s’érigeaient les tours crayeuses des montagnes décolorées par l’éclatante lumière. À travers le rideau de peupliers qui masquait la maison du côté de la route, on apercevait un coin du lac, presque violet, couleur d’aconit, incessamment piqueté de flèches d’écume. Les trois femmes se tenaient assises en silence, sur le banc ombragé par l’auvent de la maison, dans la cour herbue qui précédait un petit jardin planté de bettes, de cardons et de ces rosiers blancs aux fleurs multiples, petites et odorantes que l’on nomme « bouquets de la mariée ».

Toutes les trois étaient plongées dans la stupeur qui suit la nouvelle d’une mort. Laurent avait disparu, sans un mot, après la lecture de la lettre. Il était alors onze heures du matin. On approchait de quatre heures et le jeune garçon n’avait pas reparu. Peu à peu, le souci de son absence prenait la place de l’autre obsession.

Isabelle finit par murmurer à mi-voix, regardant le lac moucheté d’écume :

— J’espère qu’il n’est pas sorti en barque, par ce vent.

— Mais non, dit Lise. Il n’aime pas ramer contre les vagues.

Une accalmie du vent laissa flotter l’odeur des roses blanches. Lise aurait voulu être n’importe quoi — une mouche, un canard, ce rosier blanc — n’importe quoi, sauf une créature consciente, qui se contraint à penser à une chose qu’elle ne comprend pas.

Pour elle, ses parents étaient invulnérables, immortels. Isabelle : un soleil qui ne cesserait jamais de rayonner. Amédée : un nuage qui, de temps à autre, obscurcissait le soleil et crevait en bourrasque. Puis le soleil buvait le nuage et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps.

Mais voici qu’il était mort, et Lise se refusait à comprendre ce que cela voulait dire.

— Tu montes dans ta chambre ? dit le Corbiau en voyant Isabelle se diriger vers la maison. Je monte avec toi.

— Non, mon Corbiau. Promène-toi, lis un peu, essaie de te distraire. Ne reste pas tranquille, c’est mauvais pour ta circulation. Moi, je vais essayer de dormir un peu.

Il lui fallait rentrer, se dérober à cette belle lumière, si blessante, alors que des milliers d’enfants, à chaque minute, mouraient suppliciés. Pour Isabelle, tous les hommes qui se battaient étaient redevenus des enfants. Amédée lui-même participait à cette maternité. Elle pleurait en lui, non pas un mari qu’elle n’avait jamais aimé, mais l’enfant d’une femme.

Mais elle voulait être seule avec cette souffrance intime de la guerre. Aux côtés des petites, elle craignait une contagion de sensibilité, dangereuse surtout pour Anne-Marie, dont elle avait deviné la nature poreuse. La jeune fille ne devait pas connaître avant l’heure cet esclavage de la chair et de l’âme qu’est la maternité, en apparence limitée à quelques êtres, mais, dans sa tyrannique essence, irrépressible, avide et torturée par tout ce jeune sang répandu.

Le Corbiau la regarda s’éloigner à travers la cuisine au plancher de sapin, aux murs de chaux blanche décorés d’almanachs vernis.

« Penses-tu me tromper ? » songeait-elle, et son regard se faisait presque dur.

Elle s’en fut au buffet de la cuisine, coupa une tranche de pain bis qu’elle mit dans sa poche avec une poignée de prunes violettes et, sortant du jardin, prit le petit chemin bordé de reines des prés et de roseaux bruissants qui menait à l’embarcadère des bateaux.

Elle l’avait bien souvent suivi pour son plaisir, ce chemin, lorsqu’elle s’en allait seule au ponton, par les calmes crépuscules de juillet, pour regarder la nuit monter du fond du lac, brouillant peu à peu le reflet renversé des montagnes. Merveilleuses soirées de ce temps-là… Le bruit de couteaux froissés des roseaux sous le vent, le clapotis éternel de l’eau contre l’eau, le sillage en pointe de flèche d’un petit canard qui nageait en bombant la poitrine et en babillant pour lui tout seul : « Je suis moi ! Je suis moi ! »

La lune se levait sur ce calme et le Corbiau revenait par le petit chemin, précédée d’une ombre dansante et répétant pour elle toute seule : « Je suis moi ! Je suis moi ! »

Le bonheur de vivre, cette chose simple. Et c’était un piège. Vit-on jamais plus bel été briller sur un carnage ? Combien de souvenirs heureux, enfouis avec les jeunes morts, se levaient de terre à l’heure du crépuscule pour venir tourmenter les vivantes ? Imprudents, qui avaient donné des gages au malheur…

Quand le Corbiau eut franchi le dernier tournant du chemin, passé le champ de pommiers dont les pommes luisaient si gaîment dans l’herbe verte, le vent l’assaillit, le vent fort, le vent joyeux, mais elle, tête basse, refusait le plaisir de ce jeu de cabri et regardait à ses pieds d’un air dur, pour ne pas voir la course étincelante des vagues dans la baie aux vergers inclinés, bordés de pergolas et de maisons fleuries.

Sous la cabane-abri du ponton, des paysannes attendaient le bateau de quatre heures. Silhouettes noires, visages terreux et sillonnés que coiffait le chapeau-galette, mains croisées sur le giron déformé par les maternités nombreuses et les durs travaux, des insectes neutres, qui ne conservaient de leur sexe que les servitudes.

Au-dessus de leurs têtes, fixé par des punaises à la cloison de bois, le communiqué annonçant la victoire de la Marne s’étalait en lettres grasses. Il était là depuis deux jours.

Le Corbiau s’arrêta pour le relire, tâchant de retrouver la joie qui les avait saisis en apprenant que le pays était sauvé. Mais elle ne pouvait penser qu’aux morts, qui avaient payé la victoire. Maintenant, qui paierait pour les morts ?

Le bateau à vapeur apparut au loin, contournant un éperon de roc dont la pointe, couverte de feuillages enflammés par l’automne, avançait dans l’eau bleue. Le contraste de ce rocher ardent et des gouffres glauques qui cernaient ses bords à pic était une des beautés du lac. C’était là aussi un endroit dangereux pour les barques, qui risquaient de s’y trouver prises par des remous. Un mois auparavant, un jeune homme s’était noyé aux abords du roc sans qu’on pût lui porter secours.

Le souvenir de cet accident traversa l’esprit du Corbiau, quand elle entendit la sirène du vapeur hululer à coups pressés pour avertir un canot dont on distinguait à peine la forme blanche, parmi les taches d’écume et qui se trouvait placé sur le parcours du grand bateau.

Au bout d’une lente seconde, le Corbiau sut qui était dans la barque, avertie par une sensation de vide au cœur. Et elle sut aussi qu’il avait fait exprès de se placer sur le parcours du bateau, à cet endroit périlleux, pour lancer un défi au danger.

« Mon Dieu, pensa-t-elle, épouvantée de son impuissance, si au moins Isabelle était là… »

De toutes ses forces, elle essaya de projeter sa volonté à travers l’espace, pour enjoindre au garçon de se sauver. Le voulait-il ?

Il le voulait et ne le voulait pas. Une faculté de perception rapide, des muscles exercés, des sens subtils, résistent à la persévérance obscure qui tente de les annihiler. Assaillie par les vagues qui venaient du nord en plis réguliers, balancée par le remous saliveux du bateau qui faisait machine arrière, battant l’eau de ses aubes, tandis que le pilote déversait du haut de la dunette un torrent d’injures sur le rameur, et prise de biais par le ressac sournois du rocher, la barque pivotait sur son axe, roulait bord sur bord, mais toujours un coup d’aviron la redressait. On aurait pu croire à un jeu, le jeu de quelqu’un qui veut éprouver les limites de ses forces et de sa chance.

Un moment après, le vapeur accostait au ponton. Dans un brouillard, le Corbiau perçut le caquet des paysannes qui interrogeaient le « capitaine » et le grommellement de l’homme, en patois savoyard : « N’étout un qu’ chercha la mô’, c’étout pas poussible ! »

Le bateau s’éloigna, environné d’écume et du fracas des aubes.

« Un qu’ chercha la mô’… » On la cherche si souvent à cet âge, et elle vient si volontiers à l’appel ! Pour une réprimande, pour un pari. Parce qu’une voix de femme a dit : « Petit sot ! » Ou celle d’un camarade : « Chiche ! » Pour rien, comme on dit. Mais n’est-ce pas derrière ce « rien » que se dissimulent les motifs essentiels ?

Et si Isabelle, depuis des mois, se retire et se tait, n’intervient plus en apparence dans la vie de son fils, n’est-ce pas pour éviter d’être celle à qui une voix intérieure dirait : « Chiche ! » Elle déjoue l’adversaire par la fuite, dans ce duel insondable.

Le Corbiau soupire, étend une main de fillette maigre, qui pianote mollement dans l’espace. Sa tête lasse s’incline sur sa poitrine et c’est ainsi que Laurent la trouve en accostant au ponton, une demi-heure plus tard. Debout, appuyée au rebord de bois de l’embarcadère, elle paraît sommeiller.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu dors ? Tu rêves ? Tu es malade ?

Elle relève la tête, ouvre les yeux :

— Ah ! c’est toi. Non, je ne suis pas malade. Je me repose.

Debout dans la barque, il lui jette de bas en haut un regard qui s’attarde, devine et renonce à savoir ce qu’il a deviné.

Jamais elle n’aura assez de reconnaissance à Laurent pour tout ce qu’il a compris d’elle et qu’il a fait semblant d’ignorer.

— Tiens, dit-elle, j’avais pris du pain bis et des prunes pour mon goûter. Mange, tu n’as pas déjeuné. En voilà une idée d’aller faire le tour du lac en canot par temps de bise !

Laurent dévore à belles dents. Pâle, creusé, une fine sueur autour du nez, il a l’air de sortir d’un long combat.

La joie de le revoir, victorieux, ouvre une brèche à l’émotion jusque-là tenue en respect. L’être intérieur tente de fuir devant la marée montante, s’immobilise désespérément comme dans les rêves et au moment où il va être rejoint, accueille avec bonheur une de ces syncopes qui terrassent fréquemment, à l’âge de la puberté, les jeunes filles affligées d’une mauvaise circulation.

III


En dépit de la tristesse des temps, c’était un bonheur de penser qu’on allait retrouver le lycée. Lise et le Corbiau en oubliaient presque la guerre, ce lundi d’octobre 1914, où elles s’acheminaient ensemble vers le train de ceinture qui reliait l’ouest verdoyant de Paris aux quartiers du centre.

Les trains étaient bondés de lycéens chamailleurs et de vieux messieurs allant à leur bureau. On aurait cru voir une image allégorique des âges de la vie réduite à ses extrêmes.

À la gare Saint-Lazare, un bel officier anglais attira tous les regards. Fendant la foule qu’il dominait d’une demi-coudée, l’aplomb immobile de ses épaules ignorait les foulées élastiques de ses jambes guêtrées de cuir fauve. Lise se plaça dans son sillage pour admirer la ligne de ses jarrets et respirer l’odeur du tabac opiacé. « Voilà, pensait-elle, une impression de guerre. Il n’y a pas à dire, nous vivons de l’histoire. »

Le Corbiau redoutait qu’on ne leur fît subir des condoléances excessives. Elle ne savait jamais comment se comporter en pareil cas et, aussi, elle craignait que Lise ne tirât un effet de la situation.

Mais il semblait qu’un vent de virilité eût soufflé sur toutes les petites têtes. On s’aborda gravement, sans s’abandonner aux effusions habituelles, et l’on gagna les salles de cours en rangs, dans un parfait silence.

Un contingent de réfugiées était venu grossir la classe. Filles du Nord pour la plupart, au teint pâle, aux cheveux blonds, elles gardaient les traces des privations et des souffrances endurées.

Le contraste n’en fut que plus frappant lorsqu’on vit se lever d’entre leurs rangs, pour répondre à l’appel, une haute et bondissante créature qui rejeta en arrière, d’un coup de tête, une crinière plate, longue et brune, et lança hardiment, d’une voix au timbre de bronze, un nom plein de vent, de sauvagerie, de combats : Emmanuelle de La Roche-Sabré.

On devait savoir un peu plus tard qu’elle arrivait d’une petite gentilhommière des Ardennes, repaire de hobereaux chasseurs entre étangs et forêts et qu’elle avait passé plus de temps à courir avec ses chiens et à grimper aux arbres qu’à étudier les programmes de l’enseignement secondaire.

Déjà se propageait dans la classe cette petite fièvre qui marque la reconnaissance d’une élue. Les plus jolies : Solange Dreyfus, Minnie Mayer, Cassandre elle-même au nez grec, aux cheveux vénitiens, se sentaient dépossédées de leur royauté et l’acceptaient presque de bonne grâce, tant le prestige de la nouvelle venue s’affirmait indiscutable.

Elle orientait les regards, pendant que l’appel se poursuivait, droite à son pupitre, offrant à contrejour, dans la lumière grise d’une matinée d’octobre sans soleil, la courbure de son profil aquilin, au petit menton retroussé. Sa toison de fille sauvage que ne retenait ni peigne, ni ruban, dessinait la forme de sa tête à la manière d’une étoffe mouillée, coulant ensuite d’une seule nappe de ses épaules à ses reins. De temps à autre, une petite patte brune, enfantine, repoussait avec impatience une mèche détachée des autres qui revenait sans cesse barrer la joue ronde et halée.

D’un geste brusque, elle tourna la tête vers celles qui la regardaient et parut leur donner à entendre qu’elle prétendait choisir et non être choisie. L’arc de sa lèvre supérieure se retroussait sur ses dents, tandis que la lèvre inférieure s’abaissait aux commissures, dans un mouvement de défi garçonnier.

C’est ainsi qu’elle regarda Cassandre, dont les prunelles mordorées se noyaient en son honneur d’une extase racinienne, et Lise qui déjà lui souriait, et, à côté de Lise, le Corbiau gentil dont le visage semi-asiatique, aux tempes élargies, au menton fin, ne demandait ni ne promettait rien. Ce fut pourtant ce visage qui reçut le premier sourire d’Emmanuelle. Puis la nouvelle idole accorda bénévolement au reste de la classe le sillage de ce sourire étincelant et le cours d’algèbre commença.

En voyant Jacques Henry venir à lui devant la porte du lycée, Laurent avait eu un éclair de vraie joie.

« Enfin, quelqu’un à qui parler ! »

Il lui semblait tout à coup qu’il venait de passer trois mois dans une île déserte.

— Eh bien, mon vieux ? demanda Jacques en lui serrant la main.

— Eh bien ! oui, mon vieux, dit Laurent.

— C’est bien triste, reprit Jacques.

— Que veux-tu ! dit encore Laurent.

Ils montèrent l’escalier du même pas, sans plus rien dire, leurs livres sous le bras, serrés dans un petit bout de tapis. Et tous deux avaient le sentiment qu’eux seuls détenaient la vérité.

Le proviseur entra dans la classe avec le nouveau professeur d’histoire. L’ancien, que Laurent admirait et pour lequel il se donnait la peine de travailler, était au front. Son remplaçant lui fut antipathique, d’emblée, pour la seule raison qu’il le remplaçait. Et tous ces garçons, debout, feignant le respect, tandis qu’ils examinaient le prof par en dessous avec des yeux luisants de sarcasme, se disaient qu’on leur avait certainement servi un déchet. Il ne restait plus que cela à l’arrière : les déchets, les vieux, les femmes. Et Eux.

Le proviseur prit la parole. Il leur dit que l’heure était solennelle et que la France attendait d’eux qu’ils fussent dignes de leurs aînés. Ils étaient le blé qui lève et qui remplacera demain la moisson mûre, fauchée, hélas ! pour le salut de la Patrie. Quelques-uns comptaient déjà dans leur famille des morts glorieux. C’était à ceux-là qu’il appartenait de donner l’exemple et de faire fructifier l’héritage moral des héros.

Derrière Laurent, le petit Duchemin conclut à mi-voix : « Tsouin, tsouin. » Une voix étouffée le gourmanda : « Ta g… »

Laurent, lui, serrait les dents. Aux mots d’« hérirage moral », le nœud dont la présence de Jacques Henry l’avait délivré s’était reformé dans sa poitrine. Il aurait voulu se battre à coups de poing.

À la sortie, des groupes s’assemblaient, qui discutaient les événements avec une compétence passionnée :

— Mon père, qui est au G. Q. G., m’a dit que…

— Eh bien, mon vieux, ce n’est pas l’avis du mien qui est bien informé…

— Non, mon vieux…

— Si, mon vieux…

Ils avaient tous des pères, ceux-là, et quand ils en parlaient, ils se sentaient appuyés sur quelqu’un.

Une jeune femme passa, rapide, sur ses gardes. Tout le monde se retrouva d’accord pour imiter le chant de la poule qui vient de pondre.

Jacques Henry accompagna Laurent un bout de chemin. En le quittant, il prit son air le plus calviniste pour demander :

— Tes sœurs vont bien ?

— Très bien, merci, répondit l’autre brièvement.

Jacques Henry s’en fut, mince, dégagé, le front haut et l’œil sévère. Et Laurent, le regardant s’éloigner, songeait avec tristesse : « Malgré tout, Jacques est un étranger pour nous. »

Tout à l’heure, il avait cru se sentir isolé dans son foyer. À présent, il se sentait isolé auprès de Jacques.

« La vie est une saloperie, » conclut-il.

Pendant le déjeuner, Lise tint son rôle de gazette avec un entrain que les échanges de la matinée venaient de remettre à neuf.

Le père de Cassandre se battait dans la Somme. Ses quatre demi-sœurs, dont la plus âgée avait vingt ans, étaient venues d’Avignon le remplacer auprès de sa fille. Elles campaient toutes les cinq dans l’atelier de la rue Lepic. « Tu penses, ce qu’elles peuvent s’amuser ! » Et le sculpteur écrivait à sa fille chérie : « Ma petite fille, ce n’est pas humain de s’étriper comme on le fait, mais la guerre a cela de bon, qu’elle nous apprend à dormir ailleurs que dans un lit. Nous vivons beaucoup trop loin de la nature, vois-tu. Tous nos maux viennent de là. Si je reviens, il faudra nous débarrasser d’un tas d’habitudes inutiles. »

— Ça nous en promet, concluait Lise, prenant sa mère à témoin. Comme disait Cassandre ce matin : « Tu verras que je finirai par aller toute nue pour faire plaisir à papa. » Ces gens-là sont inouïs.

Il y avait aussi la mère de la petite Jeanne de l’Estaing, qui avait pris deux interprètes anglais en pension pour augmenter ses ressources. Et la petite Jeanne qui disait, ouvrant ses yeux ronds et noirs de musaraigne effrayée sous une frange de cheveux à la tonkinoise : « Ma chère, chaque fois qu’ils me rencontrent dans le vestibule, ils me disent bonjour. Je réponds seulement par un petit coup de tête, comme ça, sec. Tu comprends, les Anglais, dès qu’on est un tant soit peu aimable avec eux, ils vous embrassent sur la bouche. »

Lise riait, Isabelle riait, le Corbiau souriait, paisible, un peu lointaine, hochant la tête de temps à autre pour attester que Lise disait bien la vérité. Et les yeux graves de Laurent, tantôt s’éclairaient d’une lueur d’humour, tantôt s’assombrissaient lorsqu’il songeait à ce monde des filles dont sa sœur, sans y prendre garde, lui ouvrait les arcanes. Au fond, elles pensaient toutes à la même chose. Aller toutes nues, croire qu’on veut les embrasser… Pauvres cervelles !

Enfin la bavarde arriva au grand événement de la matinée : Emmanuelle.

— On ne peut pas dire que ce soit une de ces beautés à s’aplatir devant, non. Cassandre est plus belle, plus régulière. Mais celle-là a quelque chose… quelque chose d’inouï. Quand elle vous regarde, en retroussant sa petite lèvre du haut, ça vous prend à l’estomac et on marcherait contre un canon. Laurent explosa tout à coup :

— Dieu ! que ces filles sont bêtes ! Sais-tu seulement ce que c’est, qu’un canon, pauvre idiote ? Je voudrais vous y voir, toutes, devant les canons. Mange et tais-toi. Tu nous énerves.

— Je t’en prie, toi, s’écria Isabelle impulsivement, ne remplace pas…

Il y eut un silence, Mme Durras se mordilla la lèvre et haussa les épaules. Laurent, le sourcil bas, regardait fixement son assiette. Lise se ternissait à vue d’œil, rejetée hors de son élément. Et le Corbiau, d’instinct, tourna les yeux vers la porte, tant l’atmosphère qui les avait saisis était semblable à celle qui émanait des muettes représailles d’Amédée, lorsqu’il apparaissait sur le seuil d’une pièce où ils se tenaient tous les quatre, occupés de quelque projet commun, et demeurait là, pâle, immobile, comme le pauvre qui contemple à travers une vitre le festin des riches.

Mais cette fois-ci, la perception du drame secret que la mort n’avait pas tranché ne provoqua en elle aucun fléchissement. Un soleil nouveau lui donnait des forces. Tous remporteraient la victoire, elle en était sûre : Isabelle chaleureuse et fertile, Lise qui faisait briller la vie, Laurent, riche de trésors enfouis, et moi, et moi, qui suis moi !

N’était-ce pas à elle de trouver le moyen d’apaiser ces mânes avides et malheureux, animés du même désir insatiable, qu’ils errassent en deçà ou au delà du plan visible ? Elle le trouverait. Il y avait tant de force dans son corps fragile, dans son cœur qui battait irrégulièrement, dans sa tête souvent pesante, martelée de migraines… Tant de force.

Elle sourit à Isabelle, pour la rassurer. La jeune femme ne vit pas ce sourire. Les yeux fixes, la bouche contractée, elle regardait Laurent, plongé dans une sombre rêverie et qui, machinalement, triturait entre ses doigts des boulettes de mie de pain et en jonchait la nappe autour de son assiette.

Le Corbiau suivit la direction de ce regard, et avant même d’avoir saisi la pensée d’Isabelle, elle invoqua silencieusement en elle la source de sa neuve énergie :

« Emmanuelle ! Emmanuelle de la Roche-Sabré ! »

IV


Voici qu’elle se retrouvait seule dans le laboratoire, au dernier étage du bâtiment silencieux, comme en ce jour de l’année passée où elle avait eu envie de ne pas rentrer à la maison.

C’était le même soleil, le même étincellement des cornues de juin, le long du mur blanc.

Le moment présent se superposait si exactement au souvenir que les deux sensations n’en faisaient plus qu’une. Ainsi se trouvaient annulés dix mois de guerre, de privations, d’angoisse et de participation intermittente et faible au drame inconcevable des combattants.

N’allait-elle pas rentrer tout à l’heure à la maison, sourire aux escarmouches de Lise et de Laurent et, regardant Amédée, l’éternel étranger, se demander quel pouvait être son rôle dans la « symbiose » ?

Mais non. Les deux moments étaient distincts. Distincts, successifs et pourtant reliés par une telle identité de sensation que tous les deux ne pouvaient que faire partie d’une même durée, cette durée immobile qui doublait sa vie et dans laquelle il lui arrivait de plonger à l’improviste, saisie alors d’une stupeur physique comparable à l’hypnose, cependant que sa pensée, marchant d’investigation en investigation, progressait le long d’une ligne droite dont il lui était donné de découvrir chaque fois un nouveau fragment. Puis l’obscurité recouvrait tout.

Cette fois-ci, elle venait de découvrir la réponse à la question posée dix mois plus tôt, ou tout au moins un commencement de réponse.

Le rôle d’Amédée dans leur groupe, elle ne savait pas encore quelle était sa nature. Mais elle savait qu’en dépit des apparences il faisait partie, indissolublement, de la « symbiose ». Il avait fallu sa mort pour que l’on s’en aperçût.

Comme toute vérité profonde on ne percevait celle-là que par éclairs. Absent de l’univers des siens pendant sa vie, M. Durras semblait avoir plongé, par la mort, dans une absence définitive. Une fois dissipées les impressions pénibles qui s’attachent à un deuil, la vie s’était organisée, lui disparu, avec une aisance morale qui faisait oublier les difficultés matérielles. On ne craignait plus d’entendre retentir dans l’antichambre le pas sec et rapide qui présageait une tombée de la foudre et chacun vaquait en paix à ses occupations.

Laurent s’était mis à travailler avec régularité. Il ne lui avait fallu qu’un petit effort pour passer des dernières places aux premières et la fin de l’année verrait un bachelier de plus.

Somme toute, sous la chaleur constante qui émanait d’Isabelle, ils avaient passé un hiver paisible, un paisible printemps, à ne regarder que les apparences.

Mais les apparences ne pouvaient abuser des êtres chez qui la double contrainte d’une tyrannie jalouse et d’un amour qui devait renoncer à s’épancher librement avaient développé à l’extrême la sensibilité intuitive.

C’est pourquoi chacun savait que cette façade paisible cachait une reprise acharnée du combat. Laurent travaillait, sans doute, mais qu’est-ce qu’un travail accompli sans joie apporte à celui qui l’accomplit ? Rien qu’un sentiment de servitude. Et il semblait vraiment que le jeune garçon fût le serf de quelqu’un, contre lequel il nourrissait la haine sourde de l’être domestiqué.

Comme s’il lui avait fallu satisfaire à une rancune enracinée dans le temps et qui commençait seulement à porter ses fruits, Laurent s’efforçait de détruire en lui-même tout ce qui avait fait de lui le rival heureux de son père. Rien de ce qui l’intéressait naguère ne le touchait plus. Ses crayons, ses pinceaux étaient relégués au fond d’un placard, il n’ouvrait plus un livre, hormis ses livres de classe, qu’il étudiait sans plaisir. Son jugement rapide et juste ne lui inspirait plus que sarcasmes ou réflexions désolées. Il s’interdisait même de rire, bridant son humour naturel et prétendait l’interdire aux autres.

Ainsi chacun savait qu’Amédée s’était étendu de tout son poids sur cette âme et tentait de l’étouffer. Et l’amour de sa mère et de ses sœurs, s’il essayait de l’assister dans cette invisible tragédie, se sentait mystérieusement repoussé. Le moment était venu du combat singulier où les femmes ne pouvaient plus rien. Quelle serait l’issue du combat, cela, sans doute, était inscrit comme le reste sur la ligne de la durée immobile, mais le moment n’était pas venu de le savoir.

Le Corbiau soupira, jeta autour d’elle un lent regard, et se rappelant tout à coup qu’Emmanuelle l’attendait, se hâta de ranger dans son placard la machine de Faraday qui venait de servir aux expériences et de refermer à clef la porte du laboratoire.

Après ce cours de physique expérimentale qui durait une demi-heure et pendant qu’Anne-Marie mettait de l’ordre au laboratoire, une surveillante conduisait la classe en étude. Et comme cette surveillante était une nouvelle venue, peu familiarisée avec les physionomies des élèves, elle ne s’apercevait pas qu’un petit contingent, toujours le même, avait disparu pendant le parcours d’une salle à l’autre.

Au tournant d’un couloir, Emmanuelle, Lise, Cassandre et Marcelle Bopp s’étaient évaporées, toutes les quatre en même temps.

Une fois libres, leur groupe se divisait, le Corbiau ayant obtenu d’Emmanuelle, à force d’insistance douce et têtue, qu’elle passât cette demi-heure à travailler avec elle, dans une classe vide, pour tâcher de combler ses lacunes.

Emmanuelle désirait passer son baccalauréat pour faire plaisir à son père, qu’elle aimait fort et qu’elle nommait drôlement « le capitaine ».

Si jamais elle y parvenait, le capitaine, qui était aux armées, ne se douterait pas des peines que le succès de sa fille aurait coûtées au Corbiau gentil. Car le Corbiau gentil, qui détestait imposer une contrainte à qui que ce fût et qui abhorrait l’enseignement, avait pourtant choisi de jouer le rôle de professeur auprès de son amie, et il lui semblait parfois qu’elle avait entrepris d’atteler un cheval sauvage à une diligence.

Pour aujourd’hui, il s’agissait de lui faire exécuter deux problèmes de géométrie. Le Corbiau descendit légèrement l’escalier et vola sur la pointe des pieds, le long du couloir du deuxième étage, en se baissant chaque fois qu’elle passait devant la porte vitrée d’une classe occupée par un professeur ou une surveillante.

Emmanuelle était debout à côté du tableau noir et regardait attentivement le rebord de bois aménagé pour recevoir les bâtons de craie. Elle releva la tête en voyant entrer son amie :

— Nabuchodonosor m’inquiète, dit-elle de sa voix de bronze qu’elle ne prenait jamais souci d’assourdir, fût-elle en fraude. Je lui trouve l’air exceptionnellement abruti.

Le Corbiau se pencha à son tour avec sollicitude sur le rebord du tableau. Un mince reptile long de trois pouces traînait languissamment dans la poussière de craie sa tête horizontale et son ventre pavé de gris-perle.

C’était un orvet de la forêt des Ardennes qu’Emmanuelle avait emporté dans son corsage en fuyant devant l’invasion allemande. Elle employait le même système pour le conduire au lycée. Pendant les heures de classe, l’orvet sommeillait, lové entre chemise et peau. Dès qu’elle était libre, Emmanuelle le sortait de sa retraite et l’éveillait en lui taquinant le menton.

— Il ne se porte pas bien depuis quelque temps, soupira-t-elle. Paris ne lui réussit pas du tout. À moi non plus d’ailleurs.

Le Corbiau remarqua négligemment :

— C’est gentil pour moi, ce que tu dis là.

— Oh ! chérie, s’écria Emmanuelle en rejetant la tête en arrière, mais je ne pensais pas à toi, voyons ! J’aime Paris à cause de toi, mais j’aimerais mieux être ailleurs, avec toi. Et puis, même si tu n’étais pas là, je penserais à toi la même chose. Ne prends pas ton sourire chinois. C’est la vérité.

— Bon, dit le Corbiau. Travaillons. Je t’ai préparé deux petits problèmes…

— Quel chou ! s’écria Emmanuelle en lui passant le bras autour du cou. Qu’est-ce que je deviendrais sans toi, ma biche ?

— Deux petits problèmes sur les volumes. Pas ennuyeux du tout, tu verras.

— Les volumes…, répéta la voix triomphale. Vous entendez, mon fils ? Deux problèmes sur les volumes. Croyez-vous qu’elle est savante ?

— Si tu parles tout le temps à ton orvet, dit le Corbiau d’un air sévère, tu n’écouteras rien. Laisse le tranquille et regarde ce que j’écris au tableau. J’énonce le premier problème : « Étant donné un cylindre de 8 centimètres de diamètre… »

Emmanuelle posa sa petite patte de sauvageon sur la main qui tenait la craie :

— Dis donc, chou, les Lise, les Cassandre et toute l’équipe, elles ont filé au vestiaire, tu sais ?

— C’est bien possible. Étant donné un cylindre…

— Je suis sûre qu’elles vont continuer le jeu sans nous.

— Oh ! c’est probable. Écoute-moi, Emmanuelle. Étant donné un cylindre…

— Pourquoi emploies-tu toujours de ces formules vagues ? s’écria l’autre en secouant impétueusement ses cheveux. C’est possible, c’est probable… En voilà une manière de parler ! On dit : Oui, non, zut ! Pas contents ? La porte. Et tout à l’avenant. Possible, probable, qu’est-ce que cela veut dire ? Fi donc ! tu n’a pas de sang dans les veines.

« C’est curieux, songeait le Corbiau, par moment elle me fait penser à Isabelle. »

Comme elle se taisait, pensive, son amie lui jeta un regard chaud et brusque :

— Je t’ai fait de la peine, chou ? demanda-t-elle en la prenant par la nuque et rapprochant leurs joues, comme elle l’aurait fait pour un cheval aimé.

— Non, dit le Corbiau en souriant. Tu ne peux pas. Et, vraiment, Emmanuelle aurait pu la frapper sans atteindre son être véritable qui se tenait au centre de sa poitrine, calme et rayonnant, pourvu qu’Emmanuelle fût là.

— Allons, dit-elle, reprenant la craie, on s’y met pour de bon.

— Vas-y, je t’écoute, répliqua son amie, croisant ses bras sur sa haute poitrine et rejetant la tête en arrière d’un air martial.

— Étant donné un cylindre de 8 centimètres de diamètre…

— Pouce, pria Emmanuelle. Cela ne te ferait rien qu’on étudie autre chose que les volumes ? Les cylindres, les sphères et autres machins, ça m’a toujours inspiré un dégoût insurmontable.

Le Corbiau posa la craie et leva des yeux martyrs.

— Écoute, Emmanuelle, ce que j’en fais, ce n’est pas pour mon plaisir. (Quel effronté mensonge ! se dit-elle au même moment.) Si tu ne travailles pas, tu seras recalce au bacc’ et que dira ton père ?

La grande fille s’adossa au tableau noir et s’étira voluptueusement, tournant vers la lumière le double onglet busqué de ses petites narines frémissantes et son œil brun, mobile, visité de lueurs comme l’œil du pur-sang.

— Le capitaine adore sa fille, dit-elle avec un sourire fier et nonchalant. Bachelière ou pas, qu’est-ce que cela y change ? Ne sois pas conventionnelle, chérie. Viens, on va filer au vestiaire, voir où en est le jeu. Si on tombe sur la surveillante générale, ce sera crevant. Zéro de conduite, pan ! Rapport à la directrice, bzoum ! Nabuchodonosor, mes amours, on s’en va. Vous êtes un beau garçon, un dégoûtant flemmard, un profiteur de guerre. Vous aurez des mouches vivantes dans du lait tiède pour votre déjeuner. Ne soyez pas malade, ou je vous renie.

Elle souleva le reptile à la hauteur de son visage, mit un baiser sur le petit museau froid, scellé comme une cassette et glissa l’orvet dans son corsage.

« Je n’ai aucune volonté, se disait le Corbiau en effaçant l’énoncé du problème avec l’éponge mouillée. Mais ça m’est complètement égal. »

Et elle se sentait si heureuse qu’elle fut forcée de rire tout haut.

Lise avait découvert un jour, en furetant, le tableau des clés où la surveillante chargée de la sortie des élèves accrochait la clé du vestiaire.

Depuis, ce vestiaire jouait un grand rôle dans sa vie. Elle s’y réfugiait chaque fois qu’elle pouvait s’esquiver pendant les heures d’étude surveillée, et lorsqu’elle s’y trouvait seule, il s’y passait des faits surprenants, dont elle n’avait encore confié le secret à personne.

Mais, surtout, le vestiaire était devenu le théâtre d’élection des « jeux » que Lise et ses amies improvisaient sur un thème puisé dans leurs lectures ou sur un canevas de leur invention.

Pour le moment, c’était le Mariage de Figaro qui alimentait leur imagination. Cela durait depuis quinze jours, déjà, par petits morceaux.

Depuis quinze jours, Almaviva-Marcelle Bopp poursuivait en vain Suzanne-Lise, qui se riait de lui avec Figaro-Cassandre. Depuis quinze jours, la comtesse Emmanuelle cherchait à tromper sa langueur auprès de Chérubin-Anne-Marie.

Pendant les cours, un clin d’œil, une mimique instantanée, un bout de réplique leur suffisaient pour évoquer leurs personnages et faire surgir le parc, le château d’Almaviva et le prisme enchanté de ses amours narquoises.

Dans les couloirs, durant le passage d’une classe à l’autre, elles avaient le temps de vivre tout un épisode, cependant que d’autres groupes, à leurs côtés, vivaient d’autres aventures imaginaires, car chaque coterie avait ses « jeux » dont le secret demeurait soigneusement gardé par les actrices.

Mais c’était au vestiaire que la Folle Journée déroulait le plus librement ses péripéties.

Ce matin, donc, Almaviva serrait de près Suzanne. Tous deux étaient assis sur une planche de bois verni, régulièrement percée de trous pour recevoir les parapluies et qui était fixée à chaque extrémité au montant des portemanteaux. Les vêtements pendus qui leur balayaient les épaules au moindre mouvement figuraient le parc et les grands marronniers.

Marcelle Bopp, une fillette élancée, que sa maigreur nerveuse et ses gestes brusques vouaient aux rôles masculins, se tenait assise de biais, le buste tourné vers Lise, un genou légèrement fléchi, incliné vers le sol, esquissant un semblant de génuflexion que le comte accordait en hommage à Suzanne, sans pour cela déchoir de son rang.

Marcelle Bopp avait de ces trouvailles qui faisaient briller ses grands yeux verts, translucides et pleins de malice dans son visage osseux et brun, traversé d’une grande bouche au sourire hardi.

— Ah ! charmante fille, disait-elle avec cette ardeur sèche qui avait trouvé son emploi dans le rôle d’Almaviva, ah ! charmante fille, feras-tu longtemps languir ton seigneur ?

— Monseigneur, répliqua Suzanne d’une voix enfantine, avec un coup d’œil de défi moqueur, Monseigneur, je suis votre servante. Mais comment pourrais-je oublier ce que je dois à Madame ?

— Pourquoi toujours parler de Madame ? reprit le comte, et l’œil vert et translucide se voila d’ennui. Madame a eu son heure, Suzanne. L’amour, vois-tu, n’est que le roman du cœur

C’est le plaisir qui en est l’histoire, acheva promptement Suzanne. Nous savons. Mais, Monseigneur, l’histoire ne concerne que le passé. Or, pardonnez-moi de vous le dire en face, Monsieur le comte, c’est Figaro qui est mon futur.

— Ouf ! s’écria Marcelle Bopp, recouvrant sa personnalité première, ça c’est envoyé ! Tu as entendu, Cassandre ?

Un visage très blanc, couronné d’une tresse aux reflets vénitiens, apparut entre deux manteaux et Figaro répondit d’une voix grave de reine de théâtre :

— J’ai entendu. Merci, ma Suzanne.

Cependant Lise, si enchantée de sa réplique qu’elle croyait sentir des étincelles lui parcourir les cheveux, jetait à chaque instant des coups d’œil furtifs pardessus son épaule : « Viendra-t-il aujourd’hui ? »

Cela, c’était son jeu à elle.

Lorsqu’elle arrivait seule au vestiaire, elle se tenait un moment debout à l’entrée, sur le haut des marches, respirant avec volupté le silence particulier des étoffes et la présence inerte de tous ces vêtements suspendus qui attendaient des corps pour redevenir la peau extérieure d’une personne.

L’atmosphère de ce lieu vibrait en elle comme un son continu, prolongé par la pédale sourde. Encore un peu d’immobilité et les phantasmes allaient s’élever de son sang bourdonnant, non point hallucinations, car l’espace extérieur ne se peuplait d’aucune figure, mais créations mentales qu’il lui plaisait de situer fictivement hors d’elle-même en les supposant libres, alors qu’elle demeurait maîtresse de leurs faits et gestes. Mais le jeu exigeait qu’elle oubliât son pouvoir.

Tout à coup elle descendait vivement les marches et se dirigeait vers le fond du vestiaire.

C’était là que Henri Heine venait d’apparaître invisiblement, avec l’expression fine et souffrante de son visage qui surmontait une cravate de mousseline aux plis romantiques.

Lise plongeait devant lui dans une gracieuse révérence :

Guten Tag, lieber Herr. Wie gehen Sie heute[1] ?

Ces mots n’étaient pas prononcés tout haut. Ils retentissaient en elle, avec le son de sa propre voix. C’est là aussi qu’elle percevait la réponse d’une voix grave, au timbre doux et voilà :

Guten Tag, Madchen. Was fur eine blonde, niedrige Schülerin bist du, mein Kind[2] !

Et tous deux s’asseyaient sur la planche aux parapluies ou se promenaient dans le vestiaire de long en long.

Leurs rapports étaient ceux d’une écolière déférente et de son maître. Nulle familiarité. Mais Lise savait bien que Heine l’aimait, quoi qu’il ne lui eût jamais dit.

Pourquoi tardait-il à venir aujourd’hui ? Sans cesse, elle regardait par-dessus son épaule, tandis que Figaro-Cassandre entamait avec elle un nouveau dialogue, Almaviva étant parti visiter ses terres, derrière le portemanteau.

Et soudain Heine fut présent, au fond du vestiaire. Il la regardait de loin et ces mots voyagèrent de lui à elle, prononcés dans l’espace intérieur : Warum nicht allein heute, mein Liebling[3] ?

Mein Liebling ! pensa Lise, éblouie. C’est donc bien vrai qu’il m’aime, il me l’a dit, et en allemand, encore ! Vraiment, j’ai trop de chance dans la vie… Qu’y a-t-il. Figaro ? Pourquoi cet air tragique, mon ami ? Écoute, Cassandre, je te l’ai déjà dit, mais tant pis, je le répète : tu pousses ton rôle trop au noir. Figaro n’est pas un ténébreux, que diable ! On croirait que tu joues Hernani.

— Tu m’embêtes, dit Cassandre. Je joue comme je sens. Figaro aime-t-il Suzanne, oui ou non ? Alors ?

Et elle reprit aussitôt le regard intense et le sourcil jaloux qui avaient provoqué la critique de Lise.

— Suzanne, dit-elle douloureusement, à quoi penses-tu, Suzanne ? Tu ne m’écoutes plus, je te vois toute drôle. Ah ! je devine : la recherche d’Almaviva te flatte, quoi que tu en aies. Il a su te troubler, ce Monsieur le comte. Mordieu ! Ils nous prendront bientôt nos femmes entre les bras, ces beaux seigneurs, si nous les laissons faire !

89 était en marche. Figaro reçut pour la peine un grand soufflet d’amitié, tandis que Suzanne répliquait dans un éclat de rire :

— Allez, mon Figaro, vous n’êtes qu’un pauvre homme, avec vos devinaisons. Soyez content que l’on vous aime et ne demandez rien.

Là-dessus, on tambourina à la porte, qu’elles avaient fermée du dedans et les deux comparses se figèrent en échangeant un coup d’œil épouvanté.

Ce n’était par bonheur que la comtesse, suivie de Chérubin. Lorsqu’elles se furent fait reconnaître, un triple cri d’allégresse s’éleva : « Emmanuelle ! Emmanuelle ! »

— Salut, mes filles, dit cette jeune reine. Vous jouez ? J’en étais sûre. Tu vois, bourrique, avec tes probable !

Et sans transition, sur un ton traînant, nasal, languide mélopée aristocratique :

— Chérubin, mon enfant, voici venir le comte. Écartez-vous, enfant, il pourrait prendre ombrage de votre présence.

Almaviva, qui s’inclinait devant elle, reçut un regard hautain, chargé de triste reproche :

— Bonjour, monsieur, dit-elle avec froideur.

— Madame, je suis votre serviteur, répondit le comte en lui baisant les doigts.

Et c’était merveille de voir comment la fille d’un contrôleur des contributions directes savait incarner dans son geste la fate impertinence du libertin blasé et la courtoisie du grand seigneur.

— Bopp, s’écria Lise au comble de l’enthousiasme, Bopp, crois-moi, tu as du galbe ! Nous sommes vraiment très bien.

Chérubin se tenait à l’écart, un peu lent, comme toujours, à donner la réplique, mais vivant déjà son rôle à l’intérieur — nostalgie, impossible amour, fièvre adolescente : « Elle aime cet Almaviva, mais qu’importe, puisque moi je l’aime ! »

Cependant que le Corbiau pensait :

« Je suis sûre que si Laurent jouait comme nous, il serait moins lugubre. Cela arrange tellement bien la vie, toutes nos histoires… »

Comme elle s’en revenait avec Lise, un peu plus tard, elle lui dit :

— Tu ne crois pas qu’Emmanuelle s’entendrait bien avec Laurent ? Si nous demandions à Isabelle de donner une réunion à la maison ? Depuis la guerre, nous n’avons vu personne, pour ainsi dire, excepté Jacques Henry.

— Moi, répondit Lise, je ne demande pas mieux. Maman non plus. Quand elle t’a dit cet hiver que tu pouvais inviter Emmanuelle à venir travailler avec toi de temps en temps, c’est toi qui n’as pas voulu. Tu m’as même dit après : « Non, tu comprends, les amis, c’est une chose et la maison, c’en est une autre. Il vaut mieux ne pas les mélanger. »

Anne-Marie contemplait le sol à ses pieds :

— C’est une idée que j’avais, dit-elle au bout d’un moment. Je ne sais pas pourquoi, d’ailleurs. Mais j’ai changé d’avis.

V


Toute-puissance de l’habitude… En préparant la maison pour recevoir les amis des enfants, Isabelle se surprit à penser, oubliant la mort : « Quelle chance nous avons qu’Amédée ne soit pas là ! »

Puis elle soupira et secoua la tête, car rien n’était plus semblable à ces jours d’autrefois, quand elle profitait d’une absence de son mari pour faire régner la joie et l’abondance.

La joie ni l’abondance n’étaient plus. Dans le pays angoissé par la perspective d’une guerre interminable, il n’y avait de prospérité que pour les fournisseurs de la mort. Le fléau, proliférant comme une monstrueuse cellule du néant, étendait sa prise sur la jeunesse. On appelait les garçons de dix-huit ans sous les drapeaux. Les autres, pour n’être pas encore menacés dans leur vie, n’en étaient-ils pas moins atteints ?

On ne voit pas impunément, à l’âge où le jugement se forme, tant de journaux mentir, tant de femmes tromper l’absent, tant de profiteurs gonfler leur bourse. Témoins des œuvres basses de la guerre, de l’avilissement général qui lui fait cortège, les adolescents buvaient le vin des morts et se glissaient dans la place chaude au lit des veuves, d’où les délogeait parfois la sirène annonçant une attaque de Gothas. Ils apprenaient ainsi, vivant à la fois le drame et l’envers du drame, que si tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit de tuer, tous les moyens sont bons lorsqu’il s’agit de vivre.

Ce n’était pas là des conditions favorables pour un garçon qui portait dans son sang les germes funestes du dégoût et du désenchantement. Puritain misogyne, Laurent, comme jadis M. Durras, semblait ruminer une perpétuelle offense. Et lorsque Isabelle essayait de démêler les causes de cette rancune universelle, elle entrevoyait des nœuds de sentiments si étranges qu’elle finissait par s’accuser elle-même d’imagination romanesque.

Est-ce imagination, de croire que Laurent épouse secrètement les griefs paternels et reproche à sa mère d’avoir triomphé pour l’amour de lui ? L’ombre d’Holopherne poursuit Judith. Et si Judith est hors d’atteinte, défendue par la vénération, le culte filial, toutes les femmes porteront à sa place le poids du grief.

Ce qui serait encore assez simple, s’il ne demeurait l’ennemi de son allié. S’il n’y avait entre eux le dessein de destruction poursuivi à travers la mort même, la haine inexpiable, les pensées inavouées qui pèsent sur la conscience. S’il n’y avait enfin, transmis du père au fils, avec un sang orageux, l’appétit violent de la femme.

« Mon Dieu, soupira Isabelle, elle sera donc éternellement vraie, la parabole des raisins verts ? N’y a-t-il aucun moyen de la fléchir et que Laurent goûte un jour aux raisins mûrs ? »

Le courage lui revint en considérant la table fleurie, nappée de toile fine et de vieilles dentelles, comme aux jours d’antan. On allait fêter aujourd’hui les nouveaux bacheliers, Laurent et Jacques Henry. Les amies des petites étaient invitées, Cassandre, Marcelle Bopp et cette fameuse Emmanuelle que le Corbiau s’était tout d’un coup décidée à produire, après en avoir été si jalouse qu’elle cillait d’inquiétude dès que l’on prononçait son nom.

Le goûter ne se ressentirait pas trop des restrictions de guerre. C’était encore un peu de la bonne substance de la terre qui allait passer dans les veines de cette jeunesse, pour en faire du bonheur, demain.

Cassandre et Marcelle Bopp, qui n’avaient ni frères ni cousins, conservaient un souvenir tout à fait particulier d’un après-midi passé chez les Durras, au printemps de l’année dernière. Tandis qu’elles bavardaient avec leurs amies dans la chambre de Lise, la porte s’était ouverte brusquement et elles avaient vu entrer un garçon de quinze à seize ans qui s’avançait en boitant, l’œil fixe et la lèvre pendante.

— Laurent ! s’était écriée Lise en tapant du pied, ne viens pas nous faire un numéro de cirque. On n’a pas besoin de toi ici.

Le garçon s’était arrêté net, comme un automate dont on a cassé le ressort. Puis, levant la main droite, il avait pointé l’index vers les jeunes filles interdites et, se tournant vers ses sœurs, avait fait entendre le rire gloussant des idiots. Enfin, virant sur ses talons, il était reparti, toujours boitant, mais cette fois de l’autre jambe, tandis que Lise bombardait ses épaules impavides de tous les objets qu’elle pouvait attraper.

Depuis, elles n’avaient jamais franchi le seuil de la maison Durras sans une intime appréhension, mais le démon du logis ne s’était plus manifesté.

Elles avaient toutefois cru bon d’avertir Emmanuelle qui se rendait avec elles pour la première fois chez leurs amies, ce lendemain du 14 juillet qui devait être leur dernier jour de réunion avant les vacances.

— Crevant, dit la grande fille. J’adore les idiots. S’il fait l’âne, je me mets à braire.

Toutes les trois furent amèrement déçues en voyant arriver un jeune homme brun, trapu, correct et distant, suivi d’un jeune homme blond, long et mince et empreint d’une distinction glacée.

Les présentations faites et les saluts échangés avec une froideur égale de part et d’autre, les deux jeunes gens se retirèrent ostensiblement dans un coin du salon et se mirent à discuter à haute voix des avantages comparés de l’artillerie lourde et de l’artillerie de campagne.

« Mais il n’est pas drôle du tout », souffla Emmanuelle à Cassandre, cependant que Lise bougonnait :

— Ah ! non, ah ! non, on n’est pas ici pour parler de la guerre ! Si on allait dans ma chambre ?

Comme elles allaient se retirer, la voix de Jacques Henry s’éleva :

— C’est nous qui vous faisons fuir, mesdemoiselles ? Mademoiselle Anne-Marie, dites-moi la vérité.

— Jacques, s’écria Lise, Jacques, Jacques Henry, dites-nous un peu, vous, pourquoi vous vous obstinez à donner du mademoiselle à ma sœur alors que vous êtes le famulus de la maison depuis je ne sais combien de lustres ?

— C’est sans doute, répliqua Jacques, que mademoiselle votre sœur porte en elle quelque vertu respectatoire, de même que le feu porte en lui la vertu phlogistique.

— Hou ! là là, s’écria la voix de bronze d’Emmanuelle, vous me la copierez, que je l’apprenne par cœur ?

Tout le monde éclata de rire, même Jacques Henry, qui s’empourpra jusqu’à la racine de ses cheveux blonds, sous le regard cordial et préoccupé de son ami.

« Contact, » pensa Lise, et, soufflant sur cette étincelle, elle entama avec les uns et les autres un feu roulant de pédanteries qui les portèrent tous au comble de la satisfaction.

— Passé le bac cette année ? demandait Emmanuelle à Laurent. Avez-vous beaucoup souffert ?

— De la faim, oui, mademoiselle, répondit-il gravement.

— Ah ! s’écria-t-elle, comme je vous comprends ! Les versions latines, moi, ça me donne le creux.

Le Corbiau détailla en souriant d’orgueil les particularités de son amie :

— Emmanuelle n’aime ni le latin, ni l’algèbre, ni la physique, ni la chimie, ni la géographie, ni l’histoire…

— Qu’est-ce que vous aimez donc, mademoiselle ? demanda Jacques Henry.

— Mais… tout, dit Emmanuelle, rejetant la tête en arrière, avec un regard surpris.

Laurent eut un sourire d’indulgence séculaire :

— Comme vous êtes jeune !

Cette phrase, le ton de sa voix, son regard, son sourire, ramenèrent brusquement le Corbiau à cinq ans en arrière, et la mémoire des sensitifs lui représenta tous les épisodes du bal costumé, depuis ce moment où Laurent, drapé dans un peignoir de bain, disait à sa mère en souriant :

— Comme tu es jeune !

Autour d’elle, les jeunes gens se divisaient en deux camps. On allait jouer des charades et des scènes improvisées. Emmanuelle, qui n’aimait pas regarder, voulait jouer dans les deux camps. On finit par le lui accorder, et elle s’éclipsa avec Lise, Marcelle Bopp et Jacques Henry, laissant au salon Cassandre, Laurent et le Corbiau.

…M. Jasmyn frappait dans ses mains, foulant le parquet en mesure pour entraîner les danseurs, et son sourire était encore un peu crispé, parce qu’il pensait à sa chute.

Mais Nina n’y pensait plus depuis longtemps. Elle caquetait avec M. Durras, tandis que Lise trépignait sur la table, la voix ivre et l’œil ébloui. Amédée regardait la jeune fille et ce regard faisait mal au Corbiau, dans la poitrine. Mais cette fois elle osa parler, car elle n’était plus une enfant :

— Oncle Amédce, dit-elle, je ne peux pas supporter que votre pensée touche à Nina. Bonne ou mauvaise elle est sacrée, comprenez-vous ? Je l’aime. Je ne veux pas que les autres me l’abîment.

Amédée se tourna vers elle. Il avait ses yeux surpris, pleins de rancune, ses yeux bleus de dur rêveur éveillé :

— Eh bien, et moi ? Moi, j’en ai besoin aussi, tu comprends ? Je ne veux pas que les autres me la prennent, et vous me la prenez tout le temps. Faites attention, je me vengerai.

— De qui parlez-vous ? demanda-t-elle, étonnée.

M. Durras haussa les épaules :

— D’Isabelle, parbleu. De qui veux-tu qu’il soit question ici ?

— Alors, M. Laurent, demandait Cassandre, avec un coup d’œil malicieux, vous n’êtes plus sourd-muet ?

À cette question, Laurent éleva des sourcils naïfs, si perplexes que Cassandre rougit d’embarras.

— Je voulais parler d’un autre, reprit-elle en riant d’un rire un peu forcé. Un autre garçon qui s’appelle Laurent.

— C’est un nom assez répandu, dit froidement le jeune homme.

Cassandre sauta sur la diversion qui s’offrait :

— Ce n’est pas comme le mien. Chaque fois qu’on me nomme tout haut dans le métro, les gens ouvrent des yeux grands comme des soucoupes. Pourtant, j’en suis très fière, de mon nom. Je n’en changerais pas pour un empire. Savez-vous pourquoi ?

— Comment le saurais-je ?

« Il n’est pas aimable, pensa Cassandre. Je l’embête visiblement. Mais si je ne parle pas, avec cette bûche d’Anne-Marie qui ouvre ses yeux dans le vide, tout le monde va se regarder en chiens de faïence, et moi, dans ces cas-là, je ne peux pas m’empêcher de loucher. »

Elle reprit tout haut, avec un peu de dépit :

— Vos sœurs auraient pu vous le raconter.

— Mademoiselle, dit Laurent d’un ton froid et poli, quand mes sœurs commencent à parler de leurs amies devant moi, je deviens sourd-muet.

— Et pourquoi cela ?

— Par discrétion, répondit-il avec un bref salut.

— Qu’il est drôle ! s’écria Cassandre en renversant la tête et faisant entendre son grand rire de gorge, savamment modulé.

C’était là un effet de séduction qui lui réussissait en général auprès des jeunes gens. Mais l’effet tourna court et Cassandre reprit son sérieux devant l’œil sévère qui lui demandait compte de son hilarité. Ce fut comme si le masque de l’adolescence s’effaçait de ses traits, laissant apparaître un autre visage, un autre regard, interrogateur et solennel, qu’elle fixait sans crainte, avec gravité, sur le visage du jeune garçon.

En réponse, elle vit briller dans ses yeux une étincelle d’humour — l’aveu que sa mauvaise humeur n’était, elle aussi, que parade — puis une expression triste et lucide, qui laissa la place à un grand appel sauvage et désespéré, pareil au cri de la faim dans le désert.

— Et alors, demanda Laurent, pourquoi vous a-t-on donné ce nom original ?

Cassandre ouvrit son sac avec des mains molles, des mains de brouillard et en tira lentement une photographie, qui représentait la statue d’une femme drapée à l’antique.

— Voici ma marraine, dit-elle. Cassandre de Troie.

La physionomie de Laurent s’éclaira tandis qu’il examinait l’image.

— C’est puissant, dit-il au bout d’un moment. Tu la connais, Corbiau ?

Le Corbiau était en train de discuter avec Amédée :

— Ne me dites pas que vous l’aimez. Si vous l’aimiez, vous ne chercheriez pas à lui faire du mal.

Il répondit d’un air boudeur :

— Je lui fais du mal pour qu’elle s’occupe de moi.

— Cela n’a pas de sens. Croyez-vous qu’Emmanuelle s’occupe de moi ? Mais cela m’est égal. Je me chauffe à son soleil, du moment qu’elle se laisse aimer et c’est encore moi qui suis son obligée.

— Eh bien, moi, dit Amédée avec rancune, je n’ai jamais pu me chauffer.

— Alors, reprit sévèrement le Corbiau, cela vient de vous, de vous seul. Ne nous en rendez pas responsables.

Il la regarda, parut hésiter :

— Si, dit-il enfin. Je vous tiens tous pour responsables.

À ce moment, elle s’aperçut que Laurent lui tendait une image qu’elle connaissait bien, car leur amie la montrait volontiers.

Cependant elle la regarda une fois de plus et il lui sembla qu’elle pénétrait pour la première fois l’expression de la statue.

Au contraire de la tradition qui la représente échevelée et gémissante, Cassandre était sereine. Vêtue d’une tunique archaïque aux plis droits, elle était assise sur le rempart de Troie, un genou remonté, étirant les plis de sa robe, l’autre pied, chaussé d’une sandale, reposant sur le sol. Le visage de la prophétesse, d’un modelé noble et régulier, aux larges méplats, était tourné vers l’horizon, d’où viendrait le malheur, mais c’est en elle-même qu’elle regardait, paupières abaissées, avec une expression de paix qui descendait du haut de son visage jusqu’à sa bouche, encore marquée du pli douloureux des prophéties.

— Elle a fait ce qu’elle a pu, dit le Corbiau à mi-voix. Rien n’a servi à rien. Et maintenant le destin est en marche et elle se repose. Elle a dit oui à tout.

— Si papa t’entendait, s’écria Cassandre en riant, il te dirait : « Vas-y, ma fille, mets du tien où j’ai mis du mien, ils ne risquent pas de se rencontrer ! »

— C’est votre père qui a fait cela ? demanda Laurent. Compliments. C’est quelqu’un.

Les prunelles mordorées de Cassandre brillèrent d’orgueil dans son teint blanc.

— Oui, c’est quelqu’un de bien, mon petit papa-colosse. Et elle ? Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Elle vous ressemble, dit Laurent, comparant du regard les deux visages.

— Il y a des chances, répondit Cassandre avec simplicité. C’est maman.

Un sourire pieux illumina ses traits :

— Tous les matins, figurez-vous, je dis une petite prière de ma façon devant cette image, pour moi et pour mon petit papa-colosse.

— Elle est… elle est morte ? demanda Laurent à mi-voix, l’œil humide, totalement désarmé.

« Mais il est charmant ! se dit Cassandre. Quels beaux yeux ! »

Une allégresse lui monta de la poitrine aux lèvres. Elle se mit à rire, mimant en l’air la fuite à tire d’aile d’un oiseau :

— Fichu le camp avec un chanteur. J’avais dix-huit mois. Jamais plus entendu parler d’elle. Pauv’ petit papa ! C’est garce, les femmes, quand même. Oh ! pardon, je vous ai choqué ? Comme vous êtes pudique, monsieur Laurent !

La physionomie froncée de Laurent parut hésiter. Enfin, il se mit à rire doucement et l’expression d’indulgence patriarcale reparut dans ses yeux.

— Vous êtes un drôle de numéro, dit-il, jeune Cassandre.

— Non, confiait un peu plus tard Jacques Henry à Lise après une scène de maquignonnage plaisant où Laurent avait rivalisé de verve paysanne avec Emmanuelle autour du marchandage supposé d’une jument. Non, jamais je n’aurais cru que Laurent pût être aussi drôle. Moi qui l’ai toujours vu grave…

— Grave, pessimiste et misogyne, compléta Lise. Le genre Schopenhauer. Eh bien, mon cher, voilà ce que nous faisons des philosophes, nous autres. Ça me rappelle la chanson que chantait maman chaque fois que… qu’un homme intelligent de notre connaissance prenait des vessies pour des lanternes :

Dans notre village
Il est un avocat
Où toutes les dames
Portent leurs débats.
Ce pauvre avocat
Se trouva bien surpris
D’avoir tant étudié
Et n’avoir rien appris.
Dansons la polka, mesdames,
Dansons la polka !

Mme Durras chantait cela ? s’écria Jacques Henry qui marchait de surprise en surprise.

— Ah ! ça, s’écria Lise, est-ce que vous prenez maman pour une madame ? Si elle peut produire cet effet-là, c’est qu’elle trompe son monde. Tenez ! figurez-vous qu’Emmanuelle ait des enfants par l’intervention du Saint-Esprit et qu’elle s’amuse avec eux à quatre pattes, vous aurez idée de ce qu’était la maison, dans notre jeune temps.

Jacques Henry se tut, en rougissant très fort, ce fut Marcelle Bopp qui exprima tout haut sa pensée, avec la candide impudeur des jeunes filles, Marcelle Bopp ou plutôt d’Artagnan, car le jeu des Trois Mousquetaires avait remplacé celui du Mariage de Figaro.

— Tudieu ! ma jolie, dit-elle en se campant sur une hanche, à la cavalière et frisant une imaginaire moustache, savez-vous que je n’aimerais guère que le Saint-Esprit se mêlât de mes affaires, si j’étais Monsieur le mari d’une aimable fille comme notre Emmanuelle ?

— Sans doute, mon cœur, sans doute, répartit Lise incontinent. Mais, croyez-moi, la vie est bien difficile pour nous autres femmes et le Saint-Esprit nous est d’un grand secours en plus d’un cas. Croyez-en l’épouse de M. Bonacieux, mon cœur.

Là-dessus, toutes deux s’avisèrent de la présence de Jacques Henry et furent saisies d’un merveilleux fou rire devant sa mine ahurie. Décidément, les garçons n’entendaient rien à la superposition des plans.

— Et pourtant, soupirait Lise un instant après, Laurent joue rudement bien quand il consent à ne plus poser à l’ecclésiaste.

La pipe aux dents, coiffé d’une casquette d’uniforme britannique, Laurent jouait à présent le soldat anglais, légèrement groggy et d’autant plus digne, entre deux petites ouvrières de Paris — Emmanuelle et Cassandre.

À l’autre bras d’Emmanuelle, le Corbiau emmitouflée d’un cache-nez de laine représentait le Poilu traditionnel, massif, bonhomme et résigné à tout — à la guerre, aux poux, à la gloire, aux récits des journaux et au goût immodéré des Parisiennes pour les soldats kaki.

— Il sait parler aux femmes, votre ami ? lui demandait Emmanuelle.

— Le frère ? répondit le poilu d’une voix lente, alourdie de songe. Oui, oui… pas mal, quand il n’est pas noir.

— Eh ! le Britiche, s’écria Cassandre, en pure midinette, vous êtes noir ? Vous savez t’y causer le français, oui, non ?

Le Britiche écarta légèrement ses lèvres sur sa pipe et chuinta, flegmatique :

French ? Yes.

— Alors dites-nous quelque chose de gentil, pria Cassandre en se serrant contre lui.

Laurent dégagea son bras, ôta sa pipe d’entre ses dents et déclara gravement :

Bonjôh.

Là-dessus, il reprit sa pipe, mais ne rendit pas son bras.

— Plus gentil que ça, voyons ! dit Emmanuelle à son tour. Bonjour, c’est pour tout le monde.

Laurent dégagea l’autre bras, ôta sa pipe d’entre ses dents et, levant vers la jeune fille des sourcils attentifs, demanda :

— Et la santé ?

— Mais non, reprit Emmanuelle en trépignant, un petit mot d’amour, quoi ! Love, comprenez-vous, love ? Vous ne savez pas ce que c’est ?

Oh ! Yes, dit le soldat qui avait repris sa pipe. I understand. Vous voulez petite parole sensible pour cœurs françaises ?

Yes ! Yes ! c’est ça ! c’est ça ! s’écrièrent les jeunes filles à l’envi.

Laurent ôta derechef sa pipe d’entre ses dents et, l’appliquant à deux mains sur son cœur, il dit, d’un ton confidentiel et pénétré :

— Napoléon.

Au milieu des rires, Emmanuelle frappa du pied. Sa lèvre hardie se retroussait sur ses dents.

— On ne pourra donc jamais l’avoir, ce garçon-là ? s’écria-t-elle, à moitié riant, à moitié fâchée.

Cassandre restait pensive. Ses beaux yeux mordorés s’ouvraient plus grands que jamais dans son visage blanc.

— N’essaie pas, va, conseilla-t-elle avec la gravité d’une très vieille expérience.

Laurent jeta au Corbiau un coup d’œil pétillant, où revivait leur enfance : « On les a fait marcher, hein, les filles ? »

Cependant, le Corbiau poursuivait le monologue intérieur qui n’avait cessé de l’occuper depuis la dernière réplique d’Amédée :

— C’est tout de même injuste que nous soyons tous tenus de payer pour un empêchement qui était en lui…

— Madame, disait Emmanuelle, votre fils nous fait mourir de rire. Il joue la comédie comme Garrick en personne. Mais croyez-vous que nous n’arrivons pas à lui arracher un mot aimable, même en nous mettant à plat ventre ?

Isabelle se mit à rire à son tour et répondit en jetant à son fils un regard cordial et bourru :

— C’est un porc-épic, mademoiselle. Il décourage les meilleures volontés.

— Oh ! ce n’est pas prouvé, s’écria la voix triomphale. À la Roche-Sabré, j’avais apprivoisé un hérisson. Il me suivait partout comme un chat.

La conversation rebondit sur les bêtes apprivoisées. Isabelle parla du geai qui ne voulait manger que de sa main, lorsqu’elle était petite fille, de la chienne qui prenait le thé avec elle et de Kiki, le chat noir qui lui donnait des baisers sur l’œil et qui aurait certainement appris à tenir des conversations entières, tant son langage était varié, s’il n’était mort de chagrin d’une séparation. Lise et Laurent parlèrent de Chientou et du lapin qui buvait de la bière et faisait la course en ligne. Mais Emmanuelle les surpassa tous en déposant à l’improviste Nabuchodonosor sur la nappe. On se récria d’horreur et d’admiration, ce fut un goûter merveilleusement gai.

Jacques Henry paraissait enchanté. Mais, de temps à autre, son regard allait chercher le visage hermétique de cette jeune Anne-Marie pour laquelle il avait un culte si fervent et dont il n’avait jamais reçu la moindre marque d’intérêt particulier. Et le Corbiau, voyant ce regard, songeait avec une compassion impuissante :

« Je ne peux rien pour vous, Jacques Henry. Et pourtant, je vous aime bien et je vous estime infiniment. Mais je ne peux rien.

« Isabelle n’a rien pu pour Amédée, parce que le courant ne passait pas, de lui à elle. Et moi je ne veux pas recommencer, voyez-vous. Quand deux êtres incompatibles tentent de s’unir, c’est très dangereux.

« Soyez prudent, Jacques Henry. Ne vous figurez pas que je pourrai vous apporter ce qui vous manque, comme Amédée l’a follement attendu d’Isabelle. Les autres ne nous donnent que ce que nous possédions déjà — mais il est bien vrai que nous avons besoin d’eux pour connaître nos ressources. »

Comme elle songeait ainsi, la joie rayonna dans sa poitrine, car elle avait sous les yeux Isabelle, Lise et Laurent d’un côté, Emmanuelle de l’autre, et le courant passait entre eux, ils se reconnaissaient d’une même famille : les terriens, les élémentaires. Le miracle qui lui avait paru impossible était en train de s’accomplir. Elle allait pouvoir concilier les deux astres rivaux.

C’est à peine si une très légère impression d’inquiétude subsistait à l’arrière-plan de sa joie, aussi légère que la trace de l’argyronète sur le miroir calme d’un étang.

En se levant de table, elle se rappela ce que c’était : la rapide crispation qui avait parcouru le visage de Laurent, quand Emmanuelle s’était vantée de l’apprivoiser.

Maintenant, ce n’était plus la trace impalpable, tout de suite effacée, d’une araignée d’eau.

Il fallait plutôt penser à cette ride qui se forme à la surface d’une solution chimique sursaturée, à l’instant où la cristallisation commence.

Laurent était assis dans un coin du salon, l’œil sombre et la mâchoire durcie, tandis que Cassandre chantait, accompagnée au piano par Emmanuelle.

Cassandre possédait une voix ample, riche et dorée, une de ces voix du Sud qu’elle devait à son sang italien. C’est peut-être la même raison qui lui faisait chérir les mélodies sentimentales un peu faciles.

Après une romance de Chaminade, elle attaqua, toute vibrante, une mélodie passionnée d’Augusta Holmès :

J’ai percé ton cœur
De mes griffes d’or.
J’ai tenu ton cœur
Dans mes mains de soie
Comme un fruit qu’on broie…

Paroles ni musique n’étaient de celles qui pouvaient plaire à l’esprit malin du clan Durras. Lise et le Corbiau n’en prenaient pas moins de plaisir à écouter la belle voix de Cassandre, déjà formée, comme son visage de quinze ans, si lourd de substance féminine.

Mais Laurent devenait sombre, offensé, eût-on dit. Il n’eut pas un mot, pas un geste quand la jeune fille cessa de chanter, au milieu des applaudissements.

Emmanuelle se dirigea vers lui :

— Eh bien, le hérisson, vous n’êtes pas content ? Vous ne trouvez pas qu’elle a une voix admirable ?

— Mais si, mais si, dit Laurent d’un ton détaché.

— Hou ! là-là ! s’écria Emmanuelle. Petite bouche, va ! Amateur distingué ! On vous en donnera, des soprani !

Elle riait, dangereusement sûre de son pouvoir. Mais le Corbiau aurait voulu lui crier : « Arrête ! On ne joue plus ! »

Comment lui faire comprendre, à cette folie fille, qu’il ne s’agissait plus d’eux seuls — Emmanuelle et Laurent ? Elle triomphait, imprudente, pour une demi-conquête qui datait d’un quart d’heure — et tirait ainsi sur toutes les mailles de l’invisible filet dont Laurent était le captif. Un filet tissé au cours des années par le travail alterné de l’amour et de la haine.

Ne s’était-elle pas vantée, tout à l’heure, d’apprivoiser le hérisson ? On allait voir comment elle savait s’y prendre.

— Tenez, dit gaîment la jeune fille, faites amende honorable et rattachez-moi mon ruban de soulier. On vous pardonnera.

Laurent regarda d’un œil froid le petit pied cambré, la jambe nerveuse qu’on lui tendait.

— Chasseur ? dit-il, appelant d’un claquement de doigts un groom imaginaire. Venez rattacher le soulier de Madame, je vous prie.

Emmanuelle rejeta la tête en arrière. Sa lèvre se retroussait sur ses dents, des lueurs parcouraient son œil mobile. Elle aussi était poussée sans qu’elle le sût par tous ceux qui revivaient dans son sang, les tueurs de sangliers, les capitaines, tous ces gens qui avaient toujours parlé en maîtres sur leur coin de terre.

— Eh bien, vrai, dit-elle, essayant de rire encore. Vous n’êtes pas galant.

— Mille regrets, dit Laurent. Je suis le fondateur de la Ligue contre la galanterie.

Il essayait lui-même de conserver le ton du jeu, mais le jeu les fuyait en dépit de leurs efforts, laissant place à la violence croissante et jumelle qui montait dans leurs yeux.

Et depuis quand, demanda Emmanuelle frémissante, depuis quand, monsieur, avez-vous fondé cette honorable ligue ?

Laurent se mit debout en face d’elle pour lui jeter :

— Depuis que toutes les femmes se conduisent comme des catins, mademoiselle.

Le geste d’Emmanuelle fut si prompt qu’elle-même en resta stupéfaite et qu’elle saisit dans sa main gauche, comme pour la retenir après coup, la main qui venait de s’abattre sur la joue du garçon.

Un grand silence se fit.

— Je regrette… balbutia la jeune fille.

Laurent parla enfin, sans bouger, les poings serrés le long du corps.

— C’est la première fois, dit-il d’une voix sans timbre, que je reçois une gifle sans en rendre deux. Si je ne vous l’ai pas rendue, ce n’est pas parce que vous êtes une femme. Je ne respecte pas les femmes. Je respecte des femmes. Celles qui sont quelqu’un. Ça n’en fait pas beaucoup. Et si je ne vous l’ai pas rendue, c’est à cause d’Anne-Marie. Parce que c’est à elle que j’aurais fait mal. Elle, pour moi, c’est quelqu’un. Mais vous… vous ? reprit-il avec un rire insultant, vous êtes moins que rien. Tu viens, Jacques ?

Le silence persista un moment encore après leur retraite, jusqu’à ce que les efforts de Lise eussent rétabli un semblant d’entrain. Le Corbiau, très calme, pensait :

« J’ai perdu. Emmanuelle ne me pardonnera jamais. Pourquoi est-ce que je suis si tranquille ? On dirait que je m’y étais attendue depuis le commencement… »

Le dîner fut silencieux. Isabelle, qui s’était réjouie de les voir si gais à l’heure du goûter, sentait que le vent avait tourné. Mais elle s’abstenait de poser des questions…

Pourtant, un cri lui échappa ce soir-là, lorsqu’elle découvrit le Corbiau assise dans l’obscurité sur le canapé de velours à fleurs et qui pleurait silencieusement, la tête entre ses mains.

— Ma petite, qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qu’on t’a fait ? Réponds, parle…

Elle la souleva, l’appuya contre elle, cette grande fille, trop grande, qui la dépassait d’une demi-tête. Le corps long et léger s’abandonnait, passif, comme au jour où Isabelle l’avait emportée sur son épaule, au sortir du bal costumé de la pension Rémusat. Et, comme alors, une angoisse imprécise lui traversa le cœur.

— Ma petite, ma petite, dis-moi ce que tu as ? Non, tu ne veux rien dire ? Je ne puis pas t’aider ? Non ? Mon Dieu, mon Dieu, quel supplice de ne plus pouvoir vous aider…

VI


D’attente en attente, de saison en saison, de pluie en gel, de gel en boue, de boue en soleil et de soleil en pluie, la guerre durait, durait…

Un an, deux ans, trois ans bientôt. Laurent était parti, avec Jacques Henry et tous les bacheliers d’hier. Les deux amis accomplissaient leur instruction militaire dans la même petite ville de l’Ouest, Jacques qui était bon cavalier, comme artilleur, Laurent comme fantassin.

Les hasards de l’affectation l’avaient fait tomber dans un régiment recruté parmi les bas-fonds de Paris. Il connut donc ce que la caserne peut offrir de plus déprimant dans cette épreuve tant vantée qui consiste à faire rentrer un individu dans la masse et à le fouler jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de ses traits distinctifs, le plus haut étant repoussé et maintenu au niveau du plus bas, à la satisfaction générale.

Suspect dès le premier jour, à cause de ses mains soignées et parce qu’il ne savait pas lancer un jet de salive entre ses dents de devant, le soldat Durras apprit bientôt que le crime d’avoir des ongles propres valait vingt coups de polochon au milieu de la nuit et que la froideur manifestée devant une plaisanterie scatologique constituait un sacrilège pour lequel il eût été défenestré du haut d’un deuxième étage, sans la vigueur de ses poings.

Et il écrivait à la maison : « Ma chère maman, tu t’es donné bien des peines et tu as pleuré bien des nuits pour faire de moi un homme. Je crois que tu étais sur le point d’y arriver. Mais je m’aperçois qu’il est beaucoup plus avantageux d’être un singe. J’ai la paix ici depuis que j’imite l’entourage. En outre, mon adresse à peler les pommes de terre commence à me valoir une certaine considération. Ne vous inquiétez pas pour moi, je vous embrasse toutes les trois bien fort. »

Isabelle en fut accablée. Une coalition générale semblait vouloir lui démontrer qu’elle était dans son tort en s’efforçant de préserver les droits de l’esprit dans un monde forcené. On aurait cru que sa prétention de faire triompher, envers et contre tout, ce qu’il y a de plus libre dans la créature, offensait les puissances du chaos et suscitait leurs représailles, comme la finesse des mains de Laurent avait soulevé contre lui une troupe d’apaches. Et toute la philosophie de l’aventure tenait dans cette amère boutade : « Tu as voulu faire de moi un homme, mais je m’aperçois qu’il est beaucoup plus avantageux d’être un singe… »

Une pluie de printemps, légère et persistante, lustrait le pavé de la petite place sous la lumière d’un maigre réverbère, lorsque Isabelle sortit de la gare à minuit.

Elle avait voyagé en troisième classe avec un joyeux qui lui confiait ses impressions : « Les chevreaux, madame, v’là qu’y prennent les chevreaux, à présent. Ça fond comme cire au feu, ces gamins. Qui la pleurésie, qui la dysenterie, qui le coup de tampon su’ l’crâne, la dépression nerveuse comme ils disent… Ça n’a pas de résistance, c’est du blanc de poulet. Moi, madame, j’suis t’un joyeux, pas, et j’en ai vu de dures, dans ma chienne de vie. Mais les chevreaux, hein, quand je les vois qu’on les emmène là où je sais, eh ben !… ça m’fait mal. »

À travers les rues désertes, montantes, pavées de « têtes de chat », Mme Durras se dirigea vers l’hôtel que Laurent lui avait indiqué et où il viendrait la retrouver ce dimanche matin.

Des parfums de lilas, de seringas, dilatés par la pluie tiède, venaient à elle dans l’obscurité, du fond d’invisibles jardins et leur nature poreuse de parfums, si étrangement perméables à l’émotion humaine, se chargeaient de toute son angoisse.

Un garçon ensommeillé la guida le long d’un couloir jalonné de chaussures et lui ouvrit la porte d’une de ces chambres d’hôtel banales et propres dont le souvenir, lorsqu’on y a souffert, vous poursuit comme celui d’un cauchemar, sans que l’on puisse parvenir à reconstituer leur aspect.

Et la seconde moitié de la nuit s’écoula — ce versant d’après minuit qui penche vers le matin, de moins en moins dense, de plus en plus sonore, jusqu’à ce que sa trame se déchire tout à fait.

Il faisait grand jour et Isabelle commençait enfin à s’assoupir lorsqu’on frappa à la porte et Laurent entra.

Arrivé de la caserne au galop, il avait parcouru les couloirs de l’hôtel, inspectant les chaussures déposées devant les portes jusqu’à ce qu’il reconnût, dans certaine paire, l’empreinte en creux du pied d’Isabelle.

Et comme il embrassait sa mère en riant de bonheur, se poussant du nez et du front contre sa joue, à sa manière d’autrefois, elle se figura, toute ensommeillée, qu’il avait huit ans et qu’il venait lui dire bonjour dans sa chambre des Bories, au retour d’une expédition matinale avec Chientou. L’enfance, délice et supplice de Tantale de la mémoire maternelle, régnait sur tous les instants de sa vie inconsciente.

Elle ouvrit les yeux et le vit tondu, ensaché dans une capote bleu horizon et plombé de gros souliers.

— Vise un peu si je suis fringué, dit-il plaisamment, en se débarrassant de sa capote.

Il portait là-dessous une veste qui avait dù habiller avant lui un réserviste ventripotant et une vieille culotte garance, souvenir des coquelicots humains fauchés dans les blés d’août 1914. Trop large, elle aussi, elle retombait à grands plis sur ses bandes molletières.

— Ce n’est pas de leur faute, dit Laurent avec son regard équitable, triste et lucide. Les effets manquent partout à l’arrière. On a beau tuer des hommes, il y en a encore de telles fournées que les magasins d’habillement ne peuvent pas tenir le coup. Par exemple, ils auraient bien pu me donner deux souliers de la même paire. Figure-toi que mes godillots sont tous les deux du pied droit.

— Mais on ne peut pas te les échanger ? s’écria Isabelle.

— Ça, dit Laurent, c’est des idées de mère. Ça n’a plus cours. Quand j’ai réclamé au sergent qui me les avait fournis, il m’a répondu : « Tu les as mis une fois, pas ? Si tu les as mis une fois, tu peux les mett’ deux. Si tu peux les mett’ deux, tu peux les mett’ trois. Si tu peux les mett’ trois et que tu reviennes encore m’embêter, j’te fous au bloc. » Il n’y a rien à redire à cette logique-là. Alors, que veux-tu ? En attendant que mon soulier gauche qui est fait pour un pied droit ait pris la forme d’un pied gauche, mon pied gauche fait ce qu’il peut pour prendre la forme d’un soulier droit.

— C’est ce qui s’appelle en langage d’homme former un homme, conclut Isabelle avec un rire sarcastique. Admirable méthode : former en déformant. On commence par les pieds, le reste suivra. Total : une victoire de plus à l’actif de la brute.

Elle se dressa sur son séant, comme mue par un ressort, regarda fixement le mur qui lui faisait face et déclara d’une voix douce, en caressant son bras nu :

— Je crois que je les tuerai.

— Qui ça ? demanda Laurent, souriant du fond des yeux.

— Toutes les brutes.

Laurent secoua la tête et s’assit au pied du lit :

— Tu aurais trop d’ouvrage.

Il avait retrouvé son regard d’enfant sérieux et cela, malgré tout, la rassurait. « Au fond, se dit-elle, il réagit, mais il fait parade du contraire. C’est bien de son âge. »

— Vois-tu, reprit Laurent, nous nous sommes trompés, tous les quatre. Tu nous as dirigés vers un idéal, nous t’avons suivie. Tu as promené devant nous une haute image de nous-mêmes, supériorité de l’esprit, liberté, discipline personnelle, etc., et nous avons tous marché en procession comme l’âne derrière la carotte. Carotte en effet, et de belle taille. Pour arriver à vivre en ce monde, il ne faut pas chercher à se distinguer de la foule. Il vaut mieux se dégrader à son image.

— Tais-toi ! s’écria Isabelle. Tais-toi, mon fils, ou je t’étrangle. Qu’as-tu fait du sang que je t’ai mis dans les veines ?

Laurent se mit à rire tout bas. Tandis qu’il prononçait ces paroles de désespoir, le témoin doux, triste et lucide brillait toujours au fond de ses yeux réfléchis.

— Tu oublies, dit-il, que je n’ai pas seulement de ton sang dans les veines.

— Hélas ! soupira Isabelle.

— Ah ! ça, reprit Laurent, vous êtes étonnantes, vous, les femmes. Au fond, l’histoire de la Sainte Vierge vous a tourné la tête. Vous rêvez toutes d’avoir des enfants sans père. Si on se figure que c’est arrivé, on risque d’avoir des surprises. Aussi vaut-il mieux accepter ce qui, est puisque aussi bien on ne peut rien empêcher.

« Vois-tu, j’ai réfléchi à bien des choses en épluchant mes patates. À bien des choses qui m’ont longtemps paru compliquées, incompréhensibles et effrayantes. Au fond, c’est très simple. Il y a, en gros, deux catégories dans l’espèce humaine : les gens qui aspirent à vivre le plus possible et les gens qui aspirent à vivre le moins possible. Tu es un exemplaire fortement caractérisé de la première catégorie qui a rencontré un exemplaire fortement caractérisé de la seconde. Je ne sais trop quelle loi des contraires vous a poussés à vous assembler, toujours est-il qu’il serait fou de prétendre qu’un des deux éléments absorbât l’autre chez les produits de cette union au point de l’annihiler. Tu auras beau faire, Lise et moi nous sommes des métis. Et l’autre aussi aurait beau faire, s’il voulait t’expulser complètement de notre sang, il n’y parviendrait pas. Mais, vois-tu, il y a des jours où je me dis : « Amédée était dans le vrai quand il se laissait aller. Le bon truc, dans la vie, c’est de faire la planche et de se laisser flotter au gré des vagues. »

— Non, non et non ! s’écria Isabelle avec feu. Vivre sans agir, vivre sans rayonner, sans faire vivre autour de soi, ce n’est pas vivre. Nous n’avons pas été créés pour jouer le rôle de méduses.

— C’est bien ce que je pensais, dit Laurent en secouant la tête. Tu es une mystique. Tu es une mystique de l’action, qui est devenue une mystique de la maternité, parce que c’est l’action majeure, pour les femmes. Et comme de juste, tu as formé d’autres mystiques. Lise est une mystique de l’illusion. Elle se démène au milieu de ses fictions avec le même entrain que tu mets à pétrir le réel. Quant au Corbiau… j’ai bien peur que le Corbiau ne soit une mystique de l’amour. Je souhaite me tromper, car cela lui prédirait un sort pitoyable.

« Tu vois ça, reprit-il avec un rire triste, une mystique de l’amour devant l’humanité qui sortira de la guerre ? Pauv’ gosse !

Il se pencha pour frotter chaleureusement son nez contre la joue de sa mère, qui restait pensive.

— Ce que je te dis-là, tu sais, ma Gentille, ne va pas te figurer que ce soit le coup classique du procès des parents devant le tribunal des enfants. Je ne vois pas comment je pourrais te reprocher d’avoir vécu pour l’idéal et de nous avoir entraînés dans ton élan. Tu aurais voulu faire de moi un mystique de l’art, parce que j’avais des dons. Mais je crois que j’irai d’un autre côté, finalement… si les événements me laissent le loisir d’aller quelque part.

« La mystique, vois-tu, l’idéal… C’est bien joli, mais c’est incompatible avec la vie telle que j’en fais l’expérience. Ainsi, aimer son pays, c’est un idéal. J’aime le mien et je considère en bonne justice que je dois partager les dangers du moment que je bénéficie des avantages de la sécurité. C’est un idéal, si tu veux. Eh bien, l’autre jour, j’ai vu les instruments de cet idéal : les couteaux des nettoyeurs de tranchée. Mes apaches ont tout de suite reconnu leurs outils. Moi, que veux-tu, ça m’a donné envie de vomir.

« Alors, maintenant, l’idéal, c’est rangé avec les souvenirs d’enfance… C’est beau, les souvenirs d’enfance. J’en ai de merveilleux, que je te dois. Ce n’est pas perdu, va.

« Pour le reste, j’ai compris. Je fais le singe. Je chante leurs chansons, je dis des ordures, j’épluche mes patates, je joins les talons : « Oui, mon yeutnant. — Bien, mon yeut’nant, » et quand j’ai un moment à moi, je respire en dedans une grande bouffée de l’air des Bories… Tu sais, le plateau où on allait attendre le train des camarades ?

« Allons, ne pleure pas, ma Gentille. C’est ça, que veux-tu, devenir un homme. C’est tomber du ciel dans la crotte.

— Il faut que je me lève, balbutia Isabelle en s’essuyant les yeux. Tu as toute ta journée, mon grand ?

Laurent parut subitement embarrassé.

— C’est que… voilà… Dimanche dernier, Jacques Henry était consigné et il avait un tel cafard que je lui ai promis que nous passerions la journée ensemble, aujourd’hui. Je n’étais pas sûr que tu pourrais venir, à ce moment-là.

— Eh bien, va le chercher, dit Isabelle à regret. Évidemment, j’aurais mieux aimé que nous soyons tout seuls, mais on ne peut pas le laisser se morfondre, ce pauvre enfant, va le chercher.

Laurent se mordilla la lèvre, sans bouger.

— Ah ! oui, dit vivement Isabelle. Oui, je comprends. Oui, cela ne l’amuserait pas beaucoup, Jacques Henry, de me voir avec toi, bien sûr. Oui, vous aviez fait des projets. Eh bien, allez vous amuser tous les deux, je t’attendrai.

« Tu viendras bien me dire au revoir avant de rentrer à la caserne ? reprit-elle, le cœur pantelant de l’espoir qu’il allait s’écrier : « Mais je déjeune avec toi, voyons ! »

— Bien entendu, dit Laurent d’un air scandalisé. Je dois rentrer à six heures. Tiens, je serai là à cinq heures et demie, sans faute.

« Mais toi, demanda-t-il, saisi d’une subite inquiétude, tu ne vas pas t’ennuyer ?

— Jamais de la vie. J’adore les villes de province, tu sais bien.

— Eh bien, à ce soir, dit Laurent en l’embrassant de tout son cœur. On a eu un bon moment ensemble, hein ? C’était presque un moment des Bories.

« Au revoir, promène-toi bien. Tu verras, il y a de beaux vitraux à la cathédrale et, sur la petite place, tu trouveras de ces vieilles bicoques comme tu les aimes. Moisissure artistique du quatorzième. Ceux qui les ont construites ne pensaient pas à épater les touristes, mais comme elles ont cinq cents ans, tout le monde fait « beûh »… Dommage que les gens ne gagnent pas autant à prendre de la bouteille. Au revoir, je t’aime bien fort, tu sais ? La prochaine fois, tu m’amèneras les filles.

— Eh bien ! demanda la voix nasale d’Amédée, vous êtes servie, je pense ? Pas amusant, la solitude ? Chacun son tour.

On aurait cru que ces paroles avaient retenti sur la petite place ovale, dont l’église gothique figurait le chaton élancé et noirci, sous un ciel d’avril pommelé de nuages blancs.

Et, bien qu’Isabelle sût que c’était en elle qu’il avait parlé, elle défia encore dans l’espace un interlocuteur invisible, tandis qu’elle répondait par la pensée :

— Je ne suis pas seule. Et si le petit est content, je ne me plains de rien.

Elle vit en elle-même, aussi nettement que s’il eût été présent, le changement de physionomie d’Amédée. Triomphant tout à l’heure, il prit cet air battu, à la fois naïf et rancunier qu’elle lui avait vu si souvent :

— Vous avez toujours eu réponse à tout, dit-il. Je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point c’est effrayant, quelqu’un qui gagne à tous les coups.

Cette fois, se souvenant d’une parole presque semblable qui avait échappé au Corbiau, elle fut touchée et, comme autrefois, soupira : « Ce n’est pas de ma faute. »

— Vous rendez-vous compte aussi, reprit-elle, à quel point c’est effrayant de ne pouvoir accorder soi-même un instant à l’illusion, parce qu’on n’a pas le droit de le faire ? Où serions-nous, si je vous avais suivi sur le terrain Pignardol et Cie ? Croyez-vous que ce soit une existence, d’être toujours sur le qui-vive ?

— Assurément, dit Amédée, assurément. Mais vous savez bien que je vous ai toujours tenue en haute estime. Et, même, j’ai eu pour vous plus que de l’estime, mais sans être payé de retour.

Isabelle appuya mélancoliquement sa main de vivante sur le bras de l’ombre qui marchait à ses côtés.

— Mon pauvre ami, dit-elle, je n’avais pas le temps de m’attacher à une cause perdue. Si cela peut vous consoler, dites-vous bien que je n’ai pas été plus tendre pour moi que pour vous.

— Je sais, soupira l’ombre. Mais cela ne me console pas.

Isabelle fit le tour de la place, à petits pas, emportant en elle son invisible compagnon.

Les maisons médiévales offraient leurs façades au soleil d’avril et le bois patiné et gommeux avait la couleur des vieux rayons de miel rancis dans la ruche.

— Toujours est-il, reprit Amédée, que vous avez voué votre vie à un ingrat. Vous passez la moitié d’une nuit en chemin de fer pour venir le voir et il vous laisse seule. Vous voilà bien récompensée de vos peines.

— Eh bien ! dit Isabelle en laissant couler deux larmes, j’en suis ravie. Oui, je bêle comme une vieille chèvre au piquet, mais qu’est-ce que cela prouve ? Rien du tout. Si le petit est content sans moi, tant mieux. Je ne l’ai pas élevé pour qu’il me fasse la lecture sur mes vieux jours. En ce moment, il a moins besoin de moi que de Jacques Henry et sans doute de quelques petites personnes. Tout est pour le mieux. Cette journée a été bien pénible, mais elle m’a appris que Laurent commence à se délivrer de votre joug. Il m’a dit des choses abominables et dont vous n’étiez pas absent, mais il avait de bons yeux, ses vrais yeux d’enfant, bien à lui. Si la guerre nous fait grâce, je crois qu’il saura trouver son chemin tout seul.

— Je n’ai jamais essayé d’opprimer Laurent, il me semble, protesta Amédée en élevant, comme autrefois, dans la vision intérieure d’Isabelle, ses sourcils broussailleux et jaloux sur ses yeux bleus, fixes, étonnés. Je ne vois donc pas comment il aurait à se délivrer de moi, qui n’ai jamais compté. Mais ce que j’admire, c’est qu’il se soit délivré de vous, qui comptez pour quatre. Il a réussi ce que je n’ai jamais pu faire.

— Mais… dit Isabelle stupéfaite.

Elle était seule, au milieu de la place ovale, sous le ciel pommelé de blanc.

— C’est étrange, dit-elle. Oui, c’est étrange que l’on en arrive à se dire à soi-même, par l’entremise de quelqu’un qui s’est toujours trompé, des vérités que l’on ne croyait pas connaître.

VII


En dépit du chagrin que lui causait le départ de Laurent, Lise ne pouvait s’empêcher de trouver que le soleil était doux, au sortir d’un hiver rigoureux pendant lequel on avait grelotté partout, faute de charbon.

Au lycée, les professeurs emmitouflés faisaient leurs cours à des classes d’enrhumées en chaussons de feutre et dont les tabliers noirs disparaissaient sous les châles et les manteaux.

Le Corbiau, sensible au froid, avait pris encore deux syncopes durant cet hiver. Le médecin consulté n’avait rien trouvé, sinon une circulation trop lente et des battements irréguliers du cœur qui semblaient indiquer un dérèglement du grand sympathique, mais rien de grave, une séquelle de la formation, simplement.

Ces paroles rassurantes n’empêchaient pas Isabelle de se tourmenter. Lise l’avait trouvée un jour au chevet de la jeune fille endormie, et elle contemplait ce sommeil avec une physionomie si creusée d’angoisse que Lise avait soufflé, interdite : « Mais voyons, maman, elle n’a rien de grave ? Le médecin l’a bien dit. »

Alors Isabelle avait haussé les épaules et parlant bas, elle aussi, mais avec un feu qui, ne pouvant passer dans la voix, explosait dans le regard : « Des ânes ! » avait-elle répondu.

Elle entourait le Corbiau d’une sollicitude constante, mais qui tâchait à se rendre invisible, contenue par la timidité profonde de l’amour.

Était-ce bien Isabelle, cette ombre muette qui arrivait sans qu’on l’entendît, traversait une pièce sans déplacer l’air, déposait doucement sur les genoux de la jeune fille plongée dans ses livres la couverture la plus légère et la plus chaude qu’elle avait pu trouver et se retirait comme elle était venue ?

Quelquefois, sur le seuil de la pièce, elle se retournait et là, immobile, semblait ausculter l’espace, comme jadis, dans la chambre des Bories, lorsqu’elle flairait la nuit et tâtait le silence avant de leur confier les enfants endormis.

Son regard voyageait du méchant poêle à pétrole qui représentait leur seul moyen de chauffage aux fenêtres où elle avait cloué des bourrelets pour empêcher la bise.

Puis il allait chercher plus loin : les privations, les mauvais aliments, la disette d’argent paralysante, (le krach russe allait achever de les ruiner), l’ambiance déplorable, avec les « queues » dans la neige à la porte des boutiques, les rumeurs de révolte qui montaient du peuple tailladé, les blessés par les rues, les manchots, les aveugles, les troncs humains roulant sur des pneus, les horribles faces bouillies qui se promenaient au bras d’une femme faussement allègre, et cette ligne infernale qui barrait la France, du nord à l’est et sur laquelle les stratèges de café piquaient des drapeaux…

« Comment faire, semblait dire le regard d’Isabelle. Quel rempart inventer, pour écarter cela d’elle avant qu’elle n’ait pris toute sa force ? Elle se défend si mal, cette petite ! »

Et ce regard allait plus loin encore, et, se posant sur la nuque inclinée, que couronnait maintenant une double tresse de cheveux noirs, semblait vouloir pénétrer dans cette âme secrète, à la fois si donnée et si refusée, qui vivait à côté d’eux, partageait tout avec eux et ne livrait rien d’elle-même. Pourquoi n’avait-elle plus d’amies ? N’aurait-elle pas pris au tragique, secrètement, l’abandon d’Emmanuelle qui avait quitté le lycée pour un collège de jeunes filles situé aux environs de Paris et ne lui donnait presque jamais de ses nouvelles ?

« Toujours dupe ! pensait Isabelle. Comment l’empêcher de se livrer à la merci des autres, comme elle le fait ? »

Un jour, le Corbiau se retourna, sentant peser ce regard sur sa nuque. Elle sourit, de son lent sourire qui naissait des paupières et gagnait peu à peu tout le visage : « Ne te tourmente pas, dit-elle. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. » Isabelle, sans répondre, s’enfuit dans sa chambre et fondit en larmes. « Je vieillis, se dit-elle. Voilà que je pleure sans raison. »

Aussi entreprit-elle de réagir, avec un entrain redoublé par les difficultés. Pour déjouer l’hiver acéré et bleu comme une lame, elle sortit d’un placard de vieux patins rouillés qu’elle mit à baigner dans du pétrole, et, se souvenant de sa jeunesse, elle entraîna les enfants sur les ruisseaux gelés du Bois. Laurent à cette époque était encore là. Ils connurent d’admirables jeudis blancs, tandis qu’un soleil rouge descendait entre les branches.

Le teint animé, les yeux brillants, le Corbiau perdait cet air d’absence qui l’isolait de plus en plus fréquemment au milieu de ses proches et l’entourait d’une zone froide où personne n’avait envie de s’aventurer. « Elle se réveille, bougonnait Laurent. Pas malheureux ! »

Rentrée à la maison, la jeune fille allait s’asseoir aux pieds d’Isabelle, qui faisait griller sur le couvercle du poêle à pétrole des tartines de mauvais pain qu’elle enduisait ensuite de graisse d’oie, à défaut de beurre : « Ce sont des calories, mes enfants, il faut vous les mettre dans le corps. »

Tout en absorbant ses calories, le Corbiau lui demandait de conter ses patinages de nuit, du temps qu’elle était jeune fille.

Isabelle entamait volontiers ce chapitre et sa parole ressuscitait une société disparue, gourmande, courtoise et fine, modelée par une aristocratie un peu vaine, mais bienveillante, qui prolongeait dans un coin de province, de château à maison, les habitudes et les fastes de la défunte cour des Tuileries.

— Il y avait des girandoles de lanternes vénitiennes sur tout le pourtour du grand étang, des réflecteurs, pour éclairer la glace et une tente dressée pour les consommations, avec des braseros de place en place…

Le Corbiau voyait cela, et le scintillement des étoiles, là-haut, et l’odeur du gel qui s’accrochait aux fourrures…

— C’était l’année où nous portions, ma sœur et moi, des jaquettes à la russe, en drap vert bouteille, très serrées à la taille, avec un col Médicis garni de plumes de paon… Quand les jeunes gens poussaient les petits traîneaux rouges, nous, assises dedans, bien droites, c’était tout à fait troïka-mazurka

Les jeunes gens, le Corbiau les connaissait aussi. Le lieutenant de dragons qui s’amusait à couper un jeu de cartes entre le pouce et l’index, pour montrer sa force, et le grand marquis au nom superbe, si haut de taille qu’il soulevait de terre ses valseuses…

— Et la belle femme du colonel ? Parle-moi de la belle femme du colonel ?

— Bichette ? Oui, tout le monde l’appelait Bichette, comme son brave colonel de mari, qu’elle aimait d’ailleurs fort honnêtement. Mais le bonheur, la gloire de Bichette, c’était d’avoir une cour. Elle était grande, mince et portait bien la toilette et les hommages ne lui manquaient pas. Alors, lorsqu’il lui arrivait de tomber en patinant, au lieu de se relever, elle restait appuyée sur une main et agitant de l’autre son manchon d’astrakan toujours fleuri d’un bouquet de violettes de Parme, elle criait : « À moi le 29e ! » Et on voyait tous les petits lieutenants filer sur la glace comme des lézards, à qui relèverait la colonelle…

Et le Corbiau songeait à la mort de Bichette, qui n’avait pu accepter de vieillir. Un jour, découvrant dans son miroir l’image d’une femme flétrie, elle avait crié, dans le silence intérieur : « À moi le 29e ! » et le 29e n’avait pas répondu. Alors la raison de Bichette s’en était allée, et bientôt après, son corps.

Il y avait cela en elle, déjà, quand elle agitait son manchon sur la glace, de cet air qu’on appelle mutin. Il y avait cela — l’autre versant de son plaisir, pas autre chose — sur la ligne de la durée immobile de Bichette.

Songeant à cela, le Corbiau croyait voir l’étang gelé se mettre en mouvement, avec ses girandoles lumineuses, le long d’un rivage immobile, emportant cette petite société pareille à un navire bien gréé, avec ses différents étages et ses oriflammes de fête, un navire qui allait sombrer dans la guerre. Emportant Bichette vers sa mort et Isabelle vers Amédée, qui allait faire naufrage à son tour, tandis qu’Isabelle tenait bon contre vent et marée…

Le sens de tout cela ? Y avait-il un sens ?

— Vers minuit, les laquais du château faisaient circuler des bols de consommé et du punch brûlant…

Et il semblait à Isabelle que ce consommé, ce punch brûlant, elle les versât à son tour dans les veines du Corbiau, pour lui rendre la vie.

Ainsi l’hiver se passa, et jamais le Corbiau ne s’était sentie aussi paisible à l’intérieur d’elle-même, comme si elle avait disposé d’un temps illimité pour toutes choses. La blessure d’Emmanuelle était depuis longtemps cicatrisée. Ce soir déjà lointain où Isabelle l’avait tenue contre elle, il lui avait semblé que sa vie s’en allait, sans que personne pût rien faire pour arrêter l’hémorragie. Mais la vie avait repris comme auparavant, encore un peu plus réfugiée à l’intérieur, encore un peu plus hors d’atteinte. Et tout était bien ainsi.

Donc, en dépit de la guerre et du départ de Laurent, ce troisième printemps de guerre était encore un beau printemps.

Tel était bien l’avis de Cassandre. Elle s’en montrait même si enthousiaste, de ce printemps, que Lise en concevait grand souci.

Les « jeux » languissaient, en partie à cause de dissensions intestines, Cassandre et Marcelle Bopp ayant voulu instaurer le règne du réalisme à la Bernstein, contre lequel Lise avait pris nettement position.

— Mais c’est vrai, au moins ! disait Cassandre.

Et Marcelle Bopp :

— Mais oui, c’est la vie. La vie de tout le monde.

— Non, répliquait Lise, non, ce n’est pas la vie, et encore moins la vie de tout le monde. Ça a l’air vrai, mais c’est plus faux que le faux, Et puis non, que voulez-vous, le théâtre en veston, ce n’est plus du théâtre.

On n’arrivait donc plus à bâtir un scénario qui contentât tous les partenaires. Et puis… et puis il y avait encore une autre raison qui faisait que Cassandre ne s’intéressait plus aux jeux que par habitude.

Il y avait Patachon.

Patachon était apparu avec le printemps dans l’atelier de la rue Lepic, parmi les jeunes tantes dont l’une était amoureuse d’un officier anglais, l’autre d’un sergent américain, le troisième d’un major français.

Ce major leur avait amené un de ses amis, dit Patachon, aide-major de l’armée belge, attaché pour l’instant à un hôpital parisien. Et Cassandre avait décidé que Patachon serait « le sien ».

— Mais enfin, comment est-il ? demanda Lise un jour, lasse d’un lyrisme imprécis.

Les prunelles mordorées s’illuminèrent et Cassandre, parée d’un rayonnement de beauté surnaturelle, répondit sur le ton du plus suave cannibalisme :

— Il est blond et il est gras.

Après ce coup, Lise se mit en devoir de traiter vigoureusement son amie, tantôt par la raison, tantôt par l’ironie la plus corrosive. Rien n’y fit.

Inaccessible, invulnérable, Cassandre se chauffait à sa propre flamme, s’éclairait de sa propre lumière, se reposait sur sa propre langueur, visitée à chaque instant de sourires intérieurs qui allongeaient encore ses longs yeux et l’emportaient bien loin de la classe et de Lise.

Puis, cette sérénité, ce bercement paresseux et content d’une âme engourdie par le doux poison firent place à l’agitation des intoxiqués, et, un beau matin, pendant le cours de philosophie, Cassandre, tournant vers son amie des prunelles de biche qui implore du secours, lui chuchota :

— Patachon m’a demandé d’aller prendre le thé chez lui.

— Ah ! non, dit Lise. Je te le défends. Il en a un toupet, Patachon !

— C’est bien ce que je pense, soupira Cassandre et elle tourna vers son mentor un visage ému de reconnaissance.

Une semaine plus tard, pendant le cours de physique, ce fut du défi que Lise déchiffra dans ses yeux :

— Tu sais, j’y vais, prendre le thé chez Patachon. J’ai promis d’y aller jeudi.

— Bien, dit Lise. J’irai avec toi, et j’emmène Anne-Marie. Tu feras des bêtises pendant les vacances si ça te plaît, mais tant que je suis là, je remplace ta mère.

C’est ce qu’elle expliqua au Corbiau, un peu plus tard, et le Corbiau lui répondit, de sa voix douce et neutre :

— Pourquoi n’avoues-tu pas tout simplement que tu grilles d’envie de connaître Patachon ?

Elles y allèrent donc toutes les trois, le jeudi suivant, sans rien dire à Isabelle, puisqu’il s’agissait du domaine réservé de Cassandre.

L’aide-major logeait près des Invalides dans un de ces petits appartements médiocres et proprets, fleurant l’encaustique, où l’on s’attend à trouver la vieille sœur d’un prêtre.

Ce fut un jeune militaire qui les y accueillit. Vingt-cinq ans, blond et gras, l’œil du bon vivant, bleu porcelaine, gai, sans profondeur, la lèvre rose et bien ourlée, un petit nez régulier entre les deux.

« Voici donc le héros, pensa Lise avec férocité. Ô folie ! »

Et tout haut, sèchement :

— Non, merci, monsieur. Nous préférons garder nos manteaux.

— Allons, dit Patachon, non sans malice, c’est tout de même gentil à vous, mesdemoiselles, d’avoir accompagné ma petite Cassandre chez un célibataire aussi suspect…

« Ma petite Cassandre ! rugit Lise intérieurement. Sais-tu seulement qui elle est, pauvre type ? Sais-tu qui nous sommes, les unes et les autres ? Et ce serait pour toi, pour toi, Patachon, que nous aurions eu quinze ans, et ce soleil, ô cette poussière de diamant, dans le vestiaire du lycée Maintenon ? »

Cependant le Corbiau voyait, avec la sympathie de l’expérience dépassée, le regard humble de Cassandre, aimanté par ce visage d’homme naïvement satisfait de lui-même.

Les prunelles amoureuses chavirèrent d’extase, lorsque Patachon s’assit au piano, dans un petit salon où des bouts de tapis découpaient des coins luisants de parquet entre les chaises raides et dorées, imitation de Louis XVI et deux ou trois fauteuils « crapaud » recouverts d’une housse de cretonne rose.

À vrai dire, Patachon ne savait que faire de son personnage entre ces trois diablesses. Si sûr de lui qu’il fût d’ordinaire, il jugeait la situation difficile. Et il avait trouvé ce moyen, de jouer la Marche turque de Mozart pour mettre du liant.

Tandis qu’il attaquait les premières mesures avec une telle vigueur et une si péremptoire confusion des sons que l’on aurait cru qu’il frappait les notes avec ses poings, le regard de Lise se fixa sur un objet qui surmontait le piano. Ses yeux s’écarquillèrent et elle commença à se mordiller les doigts l’un après l’autre, d’un air affolé.

Les deux autres suivirent son regard et… non, réellement, on ne pouvait y résister. Il y avait sur le piano un petit singe de peluche verte, haut comme le doigt, qui tenait un plumeau rouge fiché debout au creux de son bras. Et chaque fois que Patachon frappait un temps fort, de toute la vigueur de ses poignets, le singe, sur le piano, saluait du plumeau.

De nouveau, ce fut le soleil, la poussière de diamant de la prime jeunesse. Un fou rire de quinze ans les écrasait toutes les trois dans leurs fauteuils crapaud, aux accents de la Marche turque. Et Lise se dit : « Patachon est enterré. »

Lorsqu’il se retourna après avoir plaqué un dernier accord, elles avaient eu le temps de se remettre. Mais il vit bien, à leur teint animé, à leurs yeux brillants, que la musique leur avait fait plaisir.

— Vous prendrez bien un peu de porto, mesdemoiselles ?

Bien que ce porto commençât de fleurer le scandale, elles n’osèrent refuser, et burent, à gorgées timides et en silence, avec un regard assuré.

Patachon demanda là-dessus si Cassandre voudrait bien chanter. Elle fit « non » de la tête, levant sur lui ses grands yeux, et il parut qu’elle ne pouvait plus cesser de le regarder.

Elle le regardait tant qu’il but deux verres de porto coup sur coup, pour se donner une contenance. Puis il compta les pompons du tapis de table. Puis il feuilleta une revue médicale : « Vous connaissez ? » Et Cassandre fit « non » de la tête, sans le quitter des yeux. Alors il ne lui resta plus rien à faire, qu’à s’asseoir à côté d’elle et lui baiser les mains en riant, à petits coups.

Quand Lise vit cela, elle eut un haut-le-corps, amena sur ses lèvres un sourire glacé, haussa les épaules et quitta la pièce.

Le Corbiau demeurait, fidèle au poste. « C’est bien de Lise, songeait-elle, de nous traîner chez Patachon pour chaperonner Cassandre et de lâcher pied au bon moment avec l’air de dire : « Après tout, mes enfants, « ça vous regarde ! » Elle n’a pas de conscience. »

Mais il lui fallut bientôt s’avouer que sa présence ne comptait guère.

Le jeune homme avait attiré sur son épaule la belle tête médusée et il buvait à son cou blanc, comme à une fontaine de vie, et à ses lèvres et à ses yeux clos.

Puis, appuyant son oreille sur la joue de Cassandre immobile, il parut écouter longuement, avec une gravité attentive, les battements d’un cœur caché.

Le Corbiau achevait son porto, à petites gorgées. Elle était assise sur le rocher de la falaise, devant la maison du docteur Olivier. « Je connais tout de l’amour, se dit-elle, jetant un regard paisible aux deux jeunes gens. Le reste ne serait maintenant qu’un pis-aller. »

Et lorsque Cassandre, s’éveillant avec un lent soupir, ouvrit les yeux et la considéra avec étonnement, il lui sembla que, durant ces quelques minutes, elle avait parcouru, elle aussi, un long chemin.

— On s’en va ? proposa-t-elle au bout d’un moment.

Cassandre se leva et se dirigea d’un pas mou vers la glace où elle contempla son image, sans bouger. Quand elle en fut rassasiée, elle soupira plaintivement : « Mon chapeau. »

Ce chapeau, il semblait qu’elle voulût l’enfoncer jusqu’à son menton, tirant à deux mains sur ses bords avec l’obstination floue des ivrognes.

Elle y renonça enfin et, s’étant voilé le visage d’un nuage de poudre, elle offrit à Patachon une main et un sourire à la fois languissants et triomphants et suivit son amie dans l’antichambre où Lise les attendait, vêtue de pied en cap, l’œil clair et sévère, semblable à l’ange ébouriffé de la réprobation.

Un peu plus tard, le Corbiau retrouva en elle la figure boudeuse de son oncle Amédée. Il disait de sa voix sèche, rapide et précise :

— Tout le monde court après la même chose, au fond. Il n’y a pas à dire, c’est le grand transformateur d’énergie.

— Oui, lui répondit-elle, mais quelle pauvreté de s’imaginer qu’il n’y a qu’un moyen !

VIII


Ils achevaient de déjeuner tous les quatre, dans la petite chambre que Laurent avait louée en ville, pour venir y passer ses heures de liberté.

Presque un déjeuner d’autrefois… Laurent leur avait joué, entre deux bouchées, des scènes prises sur le vif où l’on voyait défiler tous les personnages de sa vie nouvelle, depuis l’adjudant instructeur qui apprenait aux recrues à s’orienter la nuit et qui disait, jetant à l’étoile polaire le regard de « celui à qui on ne la fait pas » : « Celle-là, là-haut, c’est la Polaire. On prétend qu’elle est fixe, mais je n’en suis pas plus sûr que ça » — jusqu’à l’infirmier qui ne connaissait les malades que sous les appellations de Mon-Cochon et Mon-Salaud et qui s’amusait à chauffer le bord des ventouses pour faire des ronds sur la peau.

Le clown triste l’emportait visiblement sur le clown gai — mais, bon gré mal gré, il fallait rire, tant le personnage était bien saisi.

— Il n’y a rien de changé, se disait Lise avec allégresse.

Si pourtant, il y avait quelque chose de changé. Laurent, au dessert, lui donna sa part. C’était la fin d’un monde. Elle en eut le cœur si serré qu’elle ne put toucher aux gâteaux, et Laurent, regardant l’assiette pleine, murmura comme pour lui-même, avec son bizarre sourire de la narine droite :

— Ils ne viennent pourtant pas de chez le boulanger de la rue Saint-Antoine…

Ce fut un peu plus tard que le nom de celui auquel il pensait vint à ses lèvres.

Ils étaient allés se promener dans le joli jardin public étagé en terrasses, d’où l’on découvrait la ville avec ses toits couleur de tourterelle et les méandres d’un fleuve clair et paresseux, emportant dans son cours l’image renversée du ciel.

En d’autres circonstances, ce spectacle eût suffi à les rendre heureux. Mais le temps n’était plus au bonheur. Et tous les quatre sentaient passer sur eux comme une herse les heures de ce bel après-midi de juin dont chacune rapprochait le moment de la séparation.

Laurent venait de passer l’examen d’élève aspirant. Bientôt il irait dans un camp achever son instruction, puis il ferait partie, infiniment petit, infiniment seul, d’une nouvelle pelletée de vies humaines jetée dans le brasier.

C’est à cela qu’ils pensaient tous et le même souvenir leur revenait à la mémoire.

À un détour du jardin, Laurent se trouva seul avec le Corbiau — et la hantise commune se formula :

— Tu te rappelles, Corbiau, quand papa est parti, ce qu’il m’a dit sur le quai de la gare ?

Le Corbiau inclina la tête et sa voix douce et neutre, qui ne s’étonnait, ne se réjouissait, ne s’affligeait jamais de rien, restitua fidèlement l’adieu ambigu de M. Durras :

— Eh bien, adieu, mon garçon. Tu y coupes, toi. Tu as de la chance. J’ai toujours pensé que tu étais né sous une bonne étoile. Allons, sois convenable, ne fais pas trop enrager tes sœurs et si je ne reviens pas, tâche de décrocher tout de même ton bachot…

— Bien, dit Laurent. Au fond, si on lui avait montré sa vraie pensée à ce moment-là, il aurait été horrifié… N’est-ce pas ?

À nouveau, le Corbiau inclina la tête pour dire oui.

— Bien, dit Laurent. Tu as compris comme moi. Et ma vraie pensée, à moi, au même moment, sais-tu aussi ce qu’elle était ?

— Je crois que oui, dit le Corbiau.

Laurent la regarda — et, sous ses sourcils rapprochés, l’ombre et la lumière luttaient dans ses prunelles.

— Et tu ne trouves pas cela… abominable ? Elle prit un temps de réflexion :

— La seule chose que je trouve abominable, dit-elle enfin, c’est de se mentir à soi-même. Je pense que tous les espoirs sont permis à partir du moment où l’on voit les choses telles qu’elles sont. Je trouve qu’il faut faire place nette à l’intérieur, sans ménagement pour rien ni pour personne.

— D’accord, dit Laurent. Moi, j’ai déjà fait place nette en ce qui concerne l’idéalisme et la mystique — tous les genres de mystiques. Pour le reste… le reste, c’est le petit jeu des ressemblances. Eh bien, vois-tu, ça aussi, j’en ai pris mon parti.

— C’était la seule chose à faire, dit le Corbiau.

Laurent jeta un rapide regard en arrière et conclut à mi-voix, très vite, car Isabelle et Lise se rapprochaient :

— Alors, je voulais te dire : si jamais il m’arrivait malheur, tu saurais que, cette fois, je ne l’ai pas cherché.

Le train qui remportait les trois voyageuses était bondé de permissionnaires que l’on dirigeait sur une gare d’embranchement pour regagner le front.

Elles avaient pu trouver place dans un compartiment de troisième classe et se taisaient, sentant leur présence insolite parmi tant de capotes bleu horizon, de casques, de gamelles, de jurons et la grosse odeur du vin rouge, versé à profusion dans les quarts d’aluminium.

À chaque gare, le train entier éclatait en injures contre les employés qui circulaient sur le quai. La casquette blanche du chef de gare déchaînait une bordée de sifflets. Les cheminots et les gendarmes étaient les bêtes noires des hommes en guerre. On leur faisait payer cher leur emploi de convoyeurs de la mort.

— Viens donc, ma trésor, viens par ici, mon Jâsus, que j’te serre le kiki… Charogne !

Dans le couloir maculé de vin répandu et de crachats, un homme contait à un autre, avec un grand rire :

— D’puis le temps qu’y nous rôdaient autour, les deux cognes, on les reniflait mal. Un beau matin, on les voit pus. Veine ! qu’on se dit, z’ont foutu le camp, les hirondelles. Huit jours après, v’là qu’on les retrouve, dis-moi z’où ? Dans la mare, mon pote, le ventre à l’air, qu’avait fait péter leur ceinturon. Ha ! ha ! ha ! Z’étaient bleus jusqu’à leurs bottes. Qui qu’avait fait le coup, on l’a jamais su.

Le train roulait dans la campagne de juin, verte et dorée au soleil couchant. Les moissons mûrissaient, que faucheraient les femmes, aidées çà et là des prisonniers allemands. Et plus d’une, dans la paille, concevrait un enfant blond, pour satisfaire à la mystérieuse arithmétique de la vie et de la mort : « Je t’en donne un, tu m’en rends deux… »

Le jeune sergent du génie ôta son béret noir brodé d’une grenade d’argent, sortit un peigne de sa poche et peigna coquettement ses cheveux châtains, qui bouclaient sur son front. Un cadeau tout neuf, ce petit peigne. On voyait cela au plaisir qu’il prenait à s’en servir. Était-ce sa mère qui le lui avait donné, la vieille maraîchère mancelle chez qui il venait de passer huit jours de permission ? « Tous les matins, c’te pauv’ vieille, mon déjeuner au plumard ! Du chocolat, vous vous rendez compte, avec des tartines beurrées ? C’est marant… »

Ou bien était-ce un souvenir d’une main plus jeune, dont la paume avait pressé la sienne jusqu’à la minute du départ ?

— Vous ferez bien attention à vous, dites ?

— Tu te garderas, mon gars ?

— Mâ voui… Mâ voui…

Il avait un joli visage, fier et fin, et ce sourire qui se parle à lui-même.

Ses cheveux bouclés fascinaient le réserviste assis en face de lui, un homme des campagnes, taillé à gros plans, comme une motte par le soc. Il éleva lentement son index terminé par une griffe cornée, épaisse et terreuse :

— Ça, mon fi, demain… Bille en bois. Tic, tic, tic, la tondeuse, en débarquant.

— Penses-tu ! dit l’autre, retroussant le coin de sa lèvre narquoise. J’ai le filon. Je suis dans les saucisses, moi, pas ? Observateur. Alors, quand il arrive, le frère à la tondeuse, je prends le tour d’observation d’un copain. Vient pas me chercher là-haut, eh ?

L’autre hocha la tête. Un lent travail s’y accomplissait.

— Là-haut ? mon fi… mais dis donc… là-haut… fait chaud, hein ? Bjii, bjii, piiou ! Les shrapnells… C’est pas la noce.

Le petit sergent leva des épaules insouciantes :

— Que veux-tu ! Je tiens à mes cheveux, moi. T’es descendu, bon, c’est ta chance. Mais qu’y m’habillent le crâne en cul de caniche, ça, non !

Il tourna vers la vitre son fin menton, haut maintenu par le col de drap noir et sourit aux nuages. Puis, la tête appuyée à la cloison de bois, le béret crânement posé en arrière, il s’en alla vers ses souvenirs, paupières fermées. Sur son visage qui paraissait dormir, le sourire persistait, comme un autre regard.

Isabelle, les larmes aux yeux, contemplait tendrement cet enfant de sa race. Lise admirait sa ressemblance avec la figure androgyne de l’ange de Reims, au céleste sourire paysan. Et le Corbiau, voyant la lumière du couchant nimber cette tête charmante, pensait : « Demain peut-être, il sera mort, carbonisé, tout noir. Et personne ne peut rien pour empêcher cela. Ni sa mère, ni sa maîtresse, ni moi, qui l’aimons. »

Une explosion de chagrin bruyant la tira de sa rêverie. C’était un petit artilleur qui pleurait, le cœur crevé, tout à coup, par une réminiscence :

— Clémenti…ine ! Clémenti…ine !

Son compagnon lui prit la nuque entre le pouce et les doigts et berça rudement cette tête naïve et pleurante de jeune villageois :

— Eèh ben ! Eèh ben ! C’est pas fini ?

Lui, l’homme, avait des traits durs sous le casque, des yeux noirs sans reflet, des plis profonds, quarante ans d’âge et trois ans de guerre. Il balançait l’enfant qui se laissait faire, pleurant toujours, à grosses larmes :

— Clémenti…ine ! Clémenti…ine !

— Ferm’ça, dit l’autre, ferm’ça. Tu nous cours, avec ta Clémentine. Toutes les poules, à la gare. On s’en passe, nous aut’ des poules, tu sais bien ?

Au creux de son coude, comme dans un collier de joug, il emprisonna la tête abandonnée et, jetant un regard de défi aux trois femmes silencieuses :

— C’n’enfant-là, mesdames, au front, c’est ma pépée. Zoui.

Ainsi le réel assaillait de toutes parts les seize ans éblouis de Lise Durras. Et, si cette jeune personne avait renoncé sans trop de peine à composer des vers le jour où elle s’était rendu compte que son talent n’était pas à la hauteur de l’idée qu’elle s’en faisait, elle avait beaucoup plus de peine à accepter que la vie ne fût pas conforme à l’idée qu’elle s’en était faite.

Par réaction, elle adoptait une tournure d’esprit d’un réalisme agressif et la plus vengeresse crudité de langage.

Le vestiaire du lycée n’était plus que ce lieu banal où l’on dépose des vêtements. Et parfois, Lise jetait un coup d’œil noir de rancune aux portemanteaux d’où s’élevaient naguère les enchantements.

C’est pourtant là qu’elle vint se réfugier, un matin qu’elle n’en pouvait plus. Une élève de la classe, Jeannette Le Goupy, venait de perdre son frère, un soldat de vingt ans, qu’on avait vu encore, au début de la guerre, venir chercher sa sœur au parloir, ses livres sous le bras.

Jeannette montrait une pauvre petite figure lavée de larmes, que l’on osait à peine regarder. Et elle avait confié à l’une de ses amies : « Tu penses, si je m’en moque, à présent, des examens ! Si je suis reçue au bacc, ça ne me fera plus aucun plaisir… »

De quelque côté que Lise se tournât, elle n’y pouvait échapper. Il y avait, dans le monde, la mort du frère de Jeannette.

Et c’est au vestiaire qu’elle vint chercher du secours, ayant prétexté un malaise pour quitter la classe. Accrochée aux manteaux, elle les adjurait :

— Est-ce que vous pouvez l’admettre, qu’on nous tue nos frères ? Est-ce que ça peut mourir, un frère ? Les maris qui sont tués, bien sûr, c’est triste. Les pères, aussi. Mais les frères… non, ça ne passe pas.

Elle fondit en larmes en songeant que Jeannette dont les parents étaient riches, ne saurait plus que faire de son argent de poche. À quoi servirait l’argent de poche des sœurs, sinon à combler le déficit intarissable des budgets des frères ? Tout l’argent de Jeannette était mort avec le lycéen d’hier.

Oh ! quelle vie, quel monde ! Comment pouvait-on supporter de vivre dans un monde pareil ?

— J’en ai assez, dit Lise tout haut. Je vous hais. Je hais la guerre, je hais la France, je hais l’Allemagne, je hais la vie, je me hais moi-même parce que je vis. Laissez-moi tranquille.

Puis elle ne pensa plus à rien. Les larmes et ce dernier flot de colère l’avaient vidée.

C’est au delà de ce vide qu’elle rencontra le frère de Jeannette Le Goupy.

— N’est-ce pas que vous n’êtes pas entièrement mort, vous dont je ne sais pas le nom ? Ce serait trop triste, voyez-vous, si vous étiez mort tout à fait. Vous êtes trop précieux, vous tous, les sales garçons. Et les filles aussi. Tout le monde est très précieux. Trop précieux pour mourir tout à fait. Je ne sais pas ce qui survit de vous. Peut-être ce qui est trop subtil pour que la mort le saisisse : le regard, le sourire, la pensée…

« Ce petit sergent du génie que j’ai vu dans un train, s’il est mort à présent, il doit y avoir un lieu où son sourire continue de flotter. Un si joli sourire !

« D’ailleurs, quand on y pense, fait-on autre chose que mourir à chaque instant ? Ce qui s’est passé dans le vestiaire, jamais personne ne pourrait l’imaginer. Pour nous-mêmes, qui l’avons vécu, c’est mort. Et pourtant ce ne l’est pas. Pas plus qu’une symphonie n’est morte, quand elle est gravée en petits signes noir sur blanc et empilée dans un magasin. Elle attend qu’on l’éveille, simplement. Je crois que tout ce qui a vécu une fois peut sommeiller, mais ne peut pas mourir. Ce n’est pas votre avis ? »

Le frère de Jeannette l’assura que c’était son avis et qu’il en possédait la preuve. Lise goûtait une grande douceur à converser avec ce jeune homme inconnu et elle se disait que l’amitié des hommes est préférable à leur amour.

À la fin, le frère de Jeannette disparut, pour laisser la place à quelqu’un d’autre.

Les yeux clos, les sourcils froncés par l’effort de concentration qu’elle faisait, Lise disait à M. Durras :

— Te souviens-tu de Pignardol ? Et des pierres fausses ? Eh bien, j’ai compris. Tu cherchais l’illusion. Mais comme tu ne voulais pas admettre sa nature d’illusion, à chaque fois tu te fracassais la tête. Et tu frappais ce mur du poing, comme font les enfants quand ils se sont cognés.

« Il faut apprendre à soumettre l’illusion, au lieu de se soumettre à elle. C’est un long apprentissage et peut-être seras-tu content de savoir que j’ai suivi cette école-là. Cela s’est fait d’ailleurs sans moi, ou presque. Parfois, je me demande si un désir qui a manqué le coche au départ d’une vie ne sauterait pas dans une autre qui le prolonge, et alors il pousse les chevaux avec une force enragée, jusqu’à ce qu’il soit satisfait. Ce pourrait bien être là une de ces explications profondes qui n’expliquent rien — comme la philo — mais qui constatent.

« En tout cas, je dois te faire amende honorable pour une vieille histoire. Te souviens-tu d’un certain bal costumé, à la pension Rémusat ? J’étais debout sur la table, et à un moment donné, tu as dit à Nina que je te ressemblais. C’était si drôle que je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Eh bien ! j’ai eu tort, les apparences avaient tort et c’est toi qui avais raison.

« À présent, si tu es content, comme je l’espère, accorde-moi ce que je vais te demander : ne fais plus de mal à Laurent. »

IX


La guerre avait fait grâce. L’hiver qui suivit son incorporation, Laurent était revenu à la maison, maigre, pâle et silencieux, les poumons atteints. Mais la réforme temporaire permettait de lui remettre des « calories » dans l’organisme et c’était là un domaine sur lequel Isabelle défiait toute comparaison. Meubles et bijoux de famille se virent transformés les uns après les autres en mois de campagne, en viandes saignantes, en longs sommeils, et Laurent était redevenu un garçon bon à tuer selon l’idéal du moment lorsque les cloches et le canon de l’armistice firent s’envoler le cauchemar avec le souffle des derniers morts.

Et l’on entra dans l’après-guerre, sous la constellation de l’or-papier.

Isabelle, suivant le courant, s’était métamorphosée en femme d’affaires et rétablissait la prospérité qui permettrait aux enfants de poursuivre en paix leurs études supérieures.

Inventant chaque jour une nouvelle fanfreluche, aussitôt absorbée et payée au prix fort par un public altéré de jouissance, elle fréquentait le monde du commerce de luxe et de la haute couture, d’où elle revenait riche en aperçus instantanés sur le siècle.

— Quel monde, mes enfants, quel monde ! Ce matin, j’arrive chez Jane Hellmuth, commission-exportation. Une puissance, comme on dit, sur la place de Paris.

« Elle commence par me faire attendre une demi-heure, bien qu’il n’y eût personne dans son bureau, pour me montrer qu’elle était quelqu’un. C’est la nouvelle manière, à ce qu’il paraît. Enfin, je suis introduite dans son bureau et je me trouve devant l’Arche d’Alliance. Je regarde…

« Un tas, mes enfants, un tas, dans un sac de crêpe marocain noir arrêté aux genoux sur des bas de soie à deux cents francs. Tondue, laquée, vernie, deux potences de jade aux oreilles, une grosse nuque blême, persillée de bleu comme le roquefort. Tout cela donnant ses ordres au téléphone, et de quel ton !

« Son pékinois, à côté d’elle, sur un coussin vert jade assorti aux boucles d’oreilles. Et sur le divan, au fond de la pièce, l’autre chien de luxe : le chéri exsangue, fondu dans sa chemise de soie, avec ses yeux vannés. Monsieur se reposait de ses services, pendant que Madame tirait dans les brancards, en gonflant sa grosse nuque. Ah ! si ma grand’mère avait vu ça ! »

Oui, c’était un monde singulier, celui dont dix millions d’hommes avaient payé de leur vie le triomphe. L’holocauste aux dieux du sang n’avait engendré que vermine, mais si active que sa pullulation pouvait être prise pour un signe de santé. Ainsi les femmes de la campagne affirment-elles que les poux sont un indice de la force du sang chez les nourrissons.

Cependant la jeunesse aspirait l’air à pleins poumons et les Facultés regorgeaient d’étudiants des deux sexes, élancés d’un même pas à la conquête de la vie.

Tandis que Laurent commençait ses études de droit, et l’on pouvait compter qu’il serait un avocat un peu plus averti que celui de la chanson d’Isabelle, et que Lise barbotait à cœur-joie dans le grec et le latin, le Corbiau préparait l’examen de physique, chimie, sciences naturelles qui lui ouvrirait les portes de la Faculté de médecine.

Au P. C. N., elle avait retrouvé Jacques Henry, gazé aux derniers mois de la guerre, mais qui tenait bon, pour le moment. Ils dansaient souvent ensemble, car on dansait partout, cet hiver-là.

Parfois, au milieu des couples qui piétinaient, aux sons du jazz, joue contre joue, comme pour se consoler d’un malheur partagé que le saxophone déplorait en longs gémissements, le Corbiau cessait tout à coup de prêter attention à ce qui l’entourait. Elle reprenait conscience devant le regard de son danseur, surpris de trouver dans ses bras une statue de pierre, au lieu de l’être fluide et ductile qu’il avait enlacé tout à l’heure. Elle, alors, murmurait avec confusion : « Oh ! pardon… » et reprenait la danse. Mais ce n’était jamais sans une sourde envie de pleurer, tant elle se sentait étrangère à ces plaisirs sans joie.

Aussi quand Lise, au début du printemps, parla du bal de l’École normale, le Corbiau déclara qu’elle n’irait pas.

— Comment ! s’écria Lise. Le bal de l’École ? Ce lieu illustre et vénérable, cette pépinière de lettrés supérieurs nous ouvre ses portes une fois l’an et tu fais la difficile ?

— La danse m’ennuie, dit le Corbiau, ouvrant dans le vide ses yeux trop larges. Tous ces bals… Il y manque quelque chose. Je ne sais pas quoi.

— Je le sais, moi, dit Isabelle en secouant son chignon. Il y manque l’élégance, le romanesque et l’éducation. Ces couples qui s’invitent de loin, d’un coup de menton : « Eh ! on y va ? » et qui se tournent le dos, la danse à peine terminée… Ce sont là des manières d’hôtel meublé. Et ces buffets fournis par n’importe qui ! Et cet affreux champagne sulfurique ! mes pauvres enfants, vous vivez dans un monde de pignoufs et j’en suis navrée.

— Eh bien ! moi, dit Lise, quand je pense que j’aurais pu naître dans la dernière moitié du dix-neuvième siècle et me voir condamnée à la broderie anglaise et au mariage par présentation, je n’ai pas assez de mots pour remercier les dieux.

« Ceci dit, j’avoue que nos bals manquent un peu de chic. Et puis, ces danses qui ont le don de vous rendre muets, ce n’est pas enchanteur. On a plutôt l’impression de ramper que de danser. Mais enfin, elles ont du rythme. Que faut-il de plus pour être heureux ?

— Ce ne sont pas les danses qui me déplaisent, dit le Corbiau. Ceux qui dansent non plus. Quand j’arrive au bal, je suis contente. Je retrouve des figures de connaissance, tout va bien. Et puis, tout d’un coup, je commence à m’ennuyer et je me dis : « Qu’est-ce que je fais là ? Que font tous ces gens ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? »

— Alors, s’écria Isabelle, je te vois d’ici. Tu vas t’asseoir dans un coin, les épaules remontées comme un vrai corbeau gelé et tu ne bouges plus. Au lieu de secouer ton impression, tu la subis. Va, mon Corbiau, va au bal de Normale avec Lise. Si on te laissait faire, tu refuserais tout. Ce n’est pas ainsi qu’on se prépare à vivre.

— Vous ne dansez pas ? demanda Jacques Henry.

Il avait surgi de la foule, de la lumière et du bruit et se tenait debout devant Anne-Marie, assise dans un coin de la grand’salle du rez-de-chaussée.

Elle lui sourit faiblement des yeux.

— Je viens de danser, et j’ai un peu mal à la tête. Il fait chaud ici, vous ne trouvez pas ?

— Voulez-vous venir faire un tour dans le jardin ? En vous couvrant bien ?

— Non, merci. Je n’ai pas envie de bouger.

— Pas envie de parler non plus ?

— À peine, avoua-t-elle en souriant.

— Cela veut dire qu’il faut que je m’en aille ?

— Mais pas du tout, voyons, protesta le Corbiau avec une douce et désespérante politesse.

Il restait debout, incertain, tourmentant son mouchoir, attendant, lui aussi, quelque chose qui ne viendrait pas.

Le Corbiau songeait au regard plein d’espoir qu’Isabelle attachait sur ce grand jeune homme sérieux et d’une charmante élégance, lorsqu’il venait prendre le thé à la maison.

— Un garçon de valeur, Jacques Henry, tu ne trouves pas ?

— De grande valeur. Je ne lui connais que des qualités.

Disant cela, elle devenait de glace et prenait cet air distant et dur qui décourageait les plus hardis, cependant qu’en elle-même elle ressentait péniblement la déception d’Isabelle et cette timidité touchante qui lui faisait craindre de violenter ses enfants et qui au même moment entrait en conflit avec son besoin acharné de construire leur bonheur de ses propres mains, jusqu’au bout.

« Si grand que soit l’amour, songeait le Corbiau, il y a des lois intérieures qu’il ne peut pas forcer. Je ne sais pas encore ce que je veux, mais je sais très clairement ce que je ne veux pas. »

— Décidément, demanda Jacques — et sa voix vibrait un peu plus haut que d’habitude — vous restez sur votre chaise ?

Elle leva les yeux, sourit une fois de plus à son visage long et fin, pâle sous ses cheveux blonds, de la pâleur particulière aux gazés :

— Décidément, oui.

Jacques Henry sifflota d’un air dégagé, regardant vers l’entrée de la salle, par-dessus les têtes, rapprochées deux à deux par l’intimité provisoire de la danse qui entraînait dans le même rythme, aux brusques cassures, des corps à la fois livrés et refusés.

— Tiens, dit-il, voici Laurent. Miracle ! Est-ce que nous verrons Laurent danser ?

— Vous ne voudriez pas, dit le Corbiau en riant. Il y compromettrait sa dignité juridique. Non, Laurent vient regarder.

— L’homme est né spectateur, cita Jacques Henry avec une emphase plaisante. C’est écrit dans la Bible de mes pères. Salut, vieux.

— Salut, vieux. Tu ne danses pas, Corbiau ?

— Pas pour le moment.

— Elle est toujours fatiguée, dit Jacques Henry avec amertume.

Et le Corbiau pensa : « J’entends par avance le ton du ressentiment conjugal, quand l’amour se serait usé au frottement de la vie commune et à tout ce qu’un être recèle d’intolérable pour un autre… »

— Ça ne va pas, Corbiau ? demandait Laurent, affectueux et bourru. Tu veux que je te raccompagne à la maison ?

— Non, merci, répondit-elle vivement. Je m’amuse beaucoup.

— Tu m’en as tout l’air. Et la Folle ? où est-elle ?

— Là-bas. Elle n’en manque pas une. Elle désigna du menton le visage animé et riant de Lise, qui apparaissait et disparaissait entre les couples.

— Quelle gosse ! murmura Laurent. Elle aura quatre ans toute sa vie, celle-là. Rien ne lui apprend rien.

— Crois-tu ? Moi je crois qu’elle apprend, comme tout le monde, mais tout ce qu’elle apprend, elle en fait du Lise Durras, comme toi tu en fais du Laurent Durras, comme moi j’en fais du Corbiau gentil.

— C’est juste, dit Laurent. Le mouton et la vache tondent le même pré, mais avec cette herbe, la vache fait de la vache et le mouton, du mouton. C’est ainsi que se perpétue l’aimable variété de cette pétaudière. Allons, continue à te réjouir selon ton inclination particulière, ma vieille, je m’en vais faire un tour à Montparnasse. Il y a là-bas une foultitude d’espèces animales qui sont des plus rigolotes à voir s’agiter.

Le Corbiau le regarda s’éloigner, flegmatique, les mains dans les poches, un pli de raillerie marquant les coins de sa bouche épaisse et bonne.

« Délivré, se disait-elle, mais encore entre le soleil et l’ombre. Aucune raison d’aller ici plutôt que là. Il attend. Nous attendons tous quelque chose. Mais quoi ? »

Jacques Henry s’était éloigné. Elle poussa un soupir d’aise en le voyant danser avec une ravissante brunette aux yeux étoilés, étudiante au P. C. N. et qui paraissait l’apprécier à sa valeur.

« Et maintenant, se dit-elle, cette nuit est à moi, vraiment. Je suis très contente d’être ici, pourvu qu’on ne m’oblige pas à danser ni à parler. »

Les couples se séparaient, renvoyés dos à dos par un coup de grosse caisse. Lise vint s’abattre auprès de sa cousine, riante, essoufflée.

— Écoute, écoute… Quelque chose d’inouï. Je viens de danser avec Érik, le petit Suédois qui a un pied à Montparnasse et l’autre aux Beaux-Arts et qui est entre les deux comme l’âne de Buridan. Il est adorable, ce garçon. Je ne connais rien de plus attendrissant que ses yeux bleus, ces deux petites gouttes de ciel dans son visage de jeune fille.

« Alors, je dis à Érik : « Cher homme du Nord, racontez-moi une petite histoire pour les enfants sages. » Et il me raconte ce petit conte d’Andersen, style 1919, qui lui est arrivé à lui-même la semaine dernière. Attends que je retrouve l’accent, sans quoi tu perdras le plus joli.

Elle se recueillit un instant, et commença, en scandant ses paroles, sur un ton guttural et naïf :

— J’étais donc dans la fichue mouise, chère amie, s’il faut vous dire. Alors, Vânia, une jeune fille peintre de la Coupole, qu’elle est yougo-slave, me dit : « Tu ne sais pas te débrouiller. Tu me fais peine. Pourquoi tu ne dessines pas des petites esquisses porrno… graphiques, que les amateurs, ils paient trrès cher ? »

« Alors, je dis : « Je vais essayer, Vania. » Et je fais une petite esquisse porrno… graphique en disse minutes, énormément… cochon. Et Vânia dit partout que j’ai fait trrès bien.

« Alors, je vois arriver chez moi une grosse monsieur. « Je peux voir la petite chose ? » qu’il dit. Alors je montre. « Ouh ! qu’il fait. Ouoûoûhh ! Combien ? » Alors, moi que j’avais chaud, je dis vite, sans regarder la personne : « Mille balles. — Eh bien ! qu’il dit, c’est de la chance. J’ai juste mille sur moi. Prenez et donnez. » Alors, moi que j’avais la honte, je dis : « Je vous prie, monsieur, emportez la petite esquisse et gardez cinquante francs pour le taxi. » Ce qu’il a fait.

« Et le lendemain, Vânia, elle me dit : « Hée bien ? Elle était bête, Vania ? Dis merci à la Sainte Vierge, toi andouille ! »

Lise repartit à rire, soupira d’allégresse et se tamponna les yeux.

— Quelle époque ! Si on essayait de la qualifier, on n’en finirait plus.

— Où vas-tu, Corbiau ? Te promener ?

— Je vais faire un tour dans le bâtiment, dit le Corbiau, ne t’inquiète pas de moi.

On dansait aussi dans la longue galerie illuminée qui menait de la grande salle à l’ample escalier de pierre, d’une largeur et d’une austérité monastiques.

Au premier étage, des groupes joyeux se promenaient d’une salle à l’autre, happant parfois des bouffées de jazz plaintives et rythmées qui les entraînaient dans un pas de danse.

J’addore Érik Satie…

— Cette fille-là, elle est tarte…

— Ah ! vous voici, charmante ! Denique tandem ! Qu’elle est gracieuse ! Incessu dea patuit…

— Ne fais pas rougir cette jeune fille en fleur…

— Oui, mon vieux, oui, vous m’avez laissée tomber…

— …Avec un bruit sec et métallique ? C’est fâaux. J’élève ma voix pour protester…

— Eh ! dis donc, toi, l’archicube…

— Ainsi parlait Zarathoustra…

La musique, les voix, les rires, s’éteignaient à mesure que l’on gravissait le deuxième étage de l’escalier sombre et frais. Et l’on trouvait là, sous une lumière avare et dans la fraîcheur humide qui émane des murs au printemps, quelques couples égaillés, chacun d’eux enveloppé de silence et d’indécision, car il n’osait aller plus haut, vers le silence et l’obscurité des couloirs et ne voulait pas davantage redescendre vers la foule et le bruit.

Au dernier palier, enfin, la solitude. Un long couloir et les portes toutes pareilles des « thurnes », les chambres des normaliens.

Par mesure de précaution, la jeune fille frappa trois coups à l’une de ces portes avant de l’ouvrir.

La cellule était vide. Elle apparut, sous la lumière de l’ampoule électrique, nette et bien en ordre. Une petite table devant la fenêtre, chargée de livres et de papiers, un fauteuil de rotin, une chaise de paille, une étagère chargée de volumes, d’autres livres encore, sur un rayon placé au-dessus du divan-lit, en composaient tout l’ameublement. Le Corbiau déchiffra les titres, debout au chevet du divan où la coquetterie d’un garçon soigneux avait disposé des coussins de batik. Baudelaire et Rimbaud étaient là, entre l’Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot et l’Introduction à la psychanalyse du docteur Sigmund Freud.

Elle s’assit sur le divan et s’étira en souriant de contentement. Ici, elle était libre, visiteuse d’un hôte inconnu, qui dansait en bas, tandis qu’elle pénétrait à son insu dans ce lieu tout imprégné de lui. Ils ne se rencontreraient sans doute jamais, et pourtant leurs vies se confondaient à cet instant, sur ce plan invisible où toutes les vies constituent une « symbiose » animée d’une incessante circulation spirituelle.

C’est à cela que songeait le Corbiau, la tête appuyée aux coussins de batik, qu’un jeune homme inconnu avait disposés pour elle sans le savoir, avant de quitter sa chambre.

« N’est-ce pas l’histoire de tout le monde ? se disait-elle. Nous croyons savoir pourquoi nous agissons et nous n’en connaissons ni la cause ni l’effet. Nos actes nous débordent de toutes parts, et les plus lucides sont aussi ignorants du rôle de leur vie dans l’ensemble des vies qu’Amédée, cet aveugle intelligent, a pu l’être de son rôle dans la symbiose des Durras. Son rôle, poursuivi à travers la mort. Tout ce que je vois m’incline à croire que la mort n’est qu’un mouvement de la vie, la condition nécessaire de son épanouissement. Et l’on n’aime pas totalement la vie si l’on n’accepte de mourir à l’heure fixée par le maître des métamorphoses. La mort de chacun n’est sans doute que l’achèvement de la figure inconnue que dessine sa vie dans le plan d’ensemble. J’aimerais penser que la figure inconnue de ma vie se mêle à beaucoup d’autres vies inconnues et leur apporte de la joie, comme la vie de cet étudiant se mêle ce soir à la mienne. Avant de partir, j’effacerai la trace de ma tête sur les coussins et jamais il ne saura combien j’ai pu me sentir libre et heureuse dans sa chambre. »

Ennui, fatigue avaient disparu. Elle se mit à marcher légèrement à travers la pièce, ici, soulevant un objet et le remettant en place, là, feuilletant un livre qu’elle ne lisait pas. Toutes les pages des livres étaient des pages blanches, qui attendaient un mot, un seul.

« Qu’est-ce que j’ai ? se dit-elle. On dirait que je commence à aimer quelqu’un. Pourtant, il n’y a personne. C’est en moi. J’aime, voilà tout, et tout devient une promesse. »

Elle s’allongea sur le divan, éteignit la lumière et demeura là, les mains croisées sous la tête, inexplicablement heureuse et tranquille.

« Cette fois, se dit-elle, je crois que j’approche d’un soleil qui n’entrera pas en collision avec le soleil des Durras. Au contraire, il va l’absorber et je retrouverai en lui tout ce que j’aime, sans être obligée de détruire l’un pour conserver l’autre.

« Je crois que c’est cela que j’ai cherché depuis le commencement. Et je crois que je l’ai trouvé cette nuit, dans une chambre dont je ne pourrais même pas reconnaître la porte, une fois que j’en serai sortie. »

Les yeux fermés, elle souriait dans l’ombre. Elle était au fond de sa maison du champ de seigle, au fond de ce nulle part où s’éteignent les bruits de la terre, pour laisser parler le langage indéchiffrable de Dieu.

— Blonde schizophrène, demanda Édouard Tiercelin en regardant Lise du fond de ses orbites creuses, le menton rentré dans son faux col, pourriez-vous me dire où votre sœur et cousine, la gracieuse Comtat, promène en ce moment ses complexes ?

Petit, mince et nerveux, il opposait à Lise, debout à l’entrée de la salle de danse, son front vaste et bombé et son sourire sardonique, la lèvre d’en haut avalée par celle d’en bas.

— Vous, le carabin, répliqua Lise avec un coup d’œil peu amène, vous êtes prié de laisser le vocabulaire professionnel au vestiaire, et ce regard d’hypnotiseur également. Apprenez que le mot de schizophrène ne représente pour moi qu’un fort joli coquillage. Quant à ma sœur, elle est là où il lui plaît d’être, et où perche cet « où », je n’en sais rien. Je ne suis pas de ces gens qui râpent les talons des autres avec le nez de leurs chaussures, histoire de leur prouver leur affection.

— Oh ! la belle petite poussée émotive ! s’écria Tiercelin, allongeant encore son mince sourire. Cette jeune fille dont on vante l’aimable caractère serait-elle sujette aux brusques colères des paranoïaques ? Vous savez, ces brillants sujets, généralement doués d’entrain et de séduction… Allons, rougissez un peu, ce réflexe de fuite sur place vous va si bien ! Non ? Ces petits vaso-moteurs ne veulent rien savoir ? Décidément, l’instinct de défense est alerté sur tous les points. C’est assez flatteur pour moi, par parenthèse. Je ne me savais pas si dangereux.

« Donc, pour en revenir aux paranoïaques, ces grands orgueilleux sont aussi enclins à la colère qu’à la gaîté — on leur suppose une vitalité débordante — et tout d’un coup, paf ! dépression, crise de larmes, la chute verticale. Et puis l’entrain rebondit. C’est le processus cyclothymique.

— Vous n’avez pas de chance, dit Lise d’un air apitoyé. Je suis aussi difficile à déprimer qu’une gomme Éléphant et je ne pleure qu’en lisant David Copperfield. Pour l’orgueil, soyons franche, je me crois à peine plus modeste que vous. Quant à la colère, ça oui, chaque fois que les gens se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Est-ce paranoïaque, cela, dites-moi ? Cyclothymique ? ou schizophrénique ?

— Les trois, dit Tiercelin avec un empressement narquois, les trois. Ce n’est pas du tout incompatible. Vous êtes un cas, ma petite Durras, vous ne paraissez pas vous en douter. Votre sœur aussi est un cas. Elle m’intéresse beaucoup, votre sœur. Hyperémotive mal défendue par une affectation de froideur, prédominance du doute et du scrupule, sexualité sublimée par des inhibitions dont il faut chercher la cause dans les inévitables complexes familiaux… Dort-elle en chien de fusil ? Si elle dort en chien de fusil, ce qui reproduit la position du fœtus dans l’œuf, c’est qu’elle a le regret inconscient des entrailles maternelles. D’où son goût marqué pour la solitude et sa mélancolie. Jusqu’à quel point cette mélancolie est-elle susceptible d’engendrer la mélancolie anxieuse, c’est ce que j’aimerais savoir en l’étudiant de plus près.

— Anne-Marie n’est nullement mélancolique, reprit Lise. Elle est souvent absorbée, ce n’est pas la même chose. Je crois qu’elle subit sa petite crise d’angoisse métaphysique comme tout un chacun.

— Mystique ? dit Tiercelin. C’est bien ce que je pensais. Tous les mystiques sont des inadaptés, des êtres qui refusent le réel. Psychose morbide, tout comme la schizophrénie, ma petite Durras. Les deux états, rêverie mystique ou rêverie éveillée pure et simple, comportent souvent des phénomènes d’hyperesthésie des plus curieux… S’il vous arrive d’en éprouver, jeune personne, venez me les confier entre quatre z’yeux. Je promets d’en faire bon usage.

— Confesseur défroqué, dit Lise, pouvez-vous m’expliquer en langage profane ce que c’est que le réel ?

— Le réel ? Eh bien, c’est ce qui tombe sous le contrôle des sens et de l’observation scientifique. À votre âge, on devrait savoir ça.

— Alors, cher Maître, courez chercher un microscope, un stéthoscope et tout ce que vous voudrez pour amplifier la portée de vos sens et dites-moi à quoi je pense en ce moment ?

— Vous pensez probablement à des choses fort désagréables pour ma personne, dit Tiercelin d’un air piqué.

— Point, répliqua Lise. Vous ne comptez pas plus qu’une guigne à mes yeux, chère future lumière de la psychopathologie.

« Je pense à une pièce basse, dallée de mosaïque où je vois des rangées de portemanteaux et des vêtements suspendus. Il y a dans cette pièce trois jeunes filles, un poète allemand du dix-neuvième siècle, un grand seigneur du dix-huitième, une soubrette et un valet, chacun de ces trois personnages laissant apercevoir en filigrane un écrivain célèbre, du dix-huitième siècle également. En regardant mieux, je vois encore dans cette pièce un géologue, sa femme, son fils, sa fille et sa nièce, inséparables, mais distincts. Plus un sculpteur, plus le modèle du sculpteur qui fut sa femme et a cessé de l’être, plus une prophétesse contemporaine de la guerre de Troie, plus un contrôleur des contributions directes et son épouse, plus un tas de gens dont j’ignore les noms et qualités. Enfin, régnant sur le tout, un personnage aussi vieux que le monde et que l’on représente pourtant sous l’aspect d’un enfant ailé portant un carquois et des flèches. Maintenant, allez-y et dites-moi ce qui, là dedans, est réel, et ce qui ne l’est pas

— Enfant ! dit Tiercelin, qui n’avait cessé de sourire. Vous vous croyez bien habile, ou vous me croyez bien naïf. Ce qui est réel est ce qui peut être vu, pesé et mesuré. Je parie pour les trois jeunes filles, et s’il faut un vérificateur, je suis là. Le reste, que vous venez de faire miroiter à mes yeux avec la dextérité d’un bonimenteur voulant faire passer la muscade, n’est que simple image mentale.

« Si nous sommes d’accord, puis-je opérer une modeste vérification du réel en dansant ce tango avec vous, jeune sophiste ?

— Vous pouvez, dit Lise, esquissant avec lui les premiers pas sur le long gémissement de la flûte havaïenne. Mais vous n’en êtes pas moins refait. Car les trois jeunes filles, si elles continuent d’exister réellement, sont pourtant devenues elles-mêmes de simples images mentales, et je vous défie de les voir, peser, ni mesurer en aucun lieu du monde.

« Quant au divin Éros, s’il n’est qu’une simple image mentale, alors je me demande en vérité, ô homme très positif, pourquoi une simple image mentale vous agite tant.

Une lune ébréchée voguait au-dessus des toits, cernée d’un anneau d’éther bleuâtre qui se perdait dans un halo roux.

La lumière lunaire projetait dans la chambre un rectangle de clarté crue, cassé en deux par l’angle du mur. Le fauteuil de rotin surgissait dans cette clarté, léger et blafard, campé sur ses quatre pieds divergents, comme ceux de la girafe au repos. On aurait pu compter les fibres élimées du petit tapis tunisien qui servait de descente de lit, mais les fleurs du papier mural, plates et jaunes sur un fond bleu outremer, fatiguaient l’attention, toutes pareilles et distribuées selon une disposition si brouillonne qu’elles ne constituaient pas un nombre, mais les fragments brisés et monotones d’un kaléidoscope, témoins du malaise de l’esprit collectif qui concevait ces papiers imprimés, répandus à des millions d’exemplaires et propageait avec eux une inconsciente angoisse optique.

Les livres, rangés en bon ordre sur l’étagère, composaient en revanche un nombre harmonieux, et chacun d’eux, à l’intérieur de ce nombre, contenait son monde clos, vivant de la vie latente des chrysalides et qui s’éveillerait à la vie totale lorsque l’occupant de ces lieux viendrait prendre l’un d’eux sur l’étagère et ouvrirait sur lui les yeux de l’esprit. Ce monde clos entrerait alors dans le mouvement universel et continuerait d’y figurer invisiblement, lorsque son corps visible aurait repris, sur l’étagère, son sommeil de chrysalide.

« Ainsi de moi, se disait-elle. Ainsi de chacun de nous. »

Et elle ne craignait plus rien.

Une cloche fêlée sonna minuit. Le collège Henri-IV dispensait l’heure à la montagne studieuse, sur un airain vieux de trois siècles. Saint-Étienne-du-Mont frappa ensuite douze coups plus clairs, précédés d’un carillon tintant, d’autres cloches encore sonnèrent à leur tour, Louis-le-Grand, Sainte-Barbe. Chacune avait sa voix. Pour chacune, il était minuit sur un point différent du temps.

Mais il n’était pas d’heure pour les moineaux endormis dans les arbres des jardins, ni pour les insectes logés entre les fissures de l’écorce. Il n’était pas d’heure pour ceux qui lisaient ni pour ceux qui aimaient, ni pour la jeune fille paisiblement allongée sur un lit inconnu et qui souriait à son secret.

Il y eut du bruit dans le couloir, des éclats joyeux. C’était une bande de jeunes gens et de jeunes filles qui apportaient de quoi souper dans une « thurne ». Ils s’installèrent dans la cellule voisine et le Corbiau reconnut la voix de Lise, aiguë et rieuse, si semblable à sa voix de petite fille qu’elle crut entendre l’appel d’autrefois traverser l’air cristallin d’un haut plateau :

— Corbiau genti-il ! Où es-tu-û ? On va chercher les camarades !

Ils étaient tous là, les camarades, en train de mettre le couvert. Et Lise contait :

— Mes enfants, je viens d’être entreprise par Tiercelin. J’ai cru qu’il allait me rendre enragée.

— Le toubib ? s’écria une étudiante. Il vous a expliqué votre cas, je parie ? C’est sa manière à lui de faire la cour aux femmes.

— Tout juste, dit Lise. Et comme je n’ai pas paru séduite — ce qu’il appelle, lui, refuser le réel — mon cas est clair : psychose morbide, aliénation mentale au premier degré.

À ces mots, tous frappèrent sur la table du manche de leurs fourchettes, en criant : « Ça y est ! Elle aussi ! On va l’enfermer ! On va l’enfermer avec Tiercelin ! »

— Il n’y tient guère, s’écria Lise en riant. Il aurait trop peur d’une morsure de schizophrène. Je crois qu’il aimerait mieux la gracieuse Comtat, comme il dit. Tout ce qu’il m’a raconté sur son cas ! J’ai cru le calmer par un tango, mais pas du tout, il est reparti de plus belle. Hyperémotivité, mélancolie anxieuse et des tas de complexes et de fixations — tant et si bien que cela devient de l’inhibition, — oui, mes enfants. Et en voulez-vous la preuve ? Eh bien ! au début de la soirée, Anne-Marie a, paraît-il, refusé un tango à Tiercelin. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’elle tremblait qu’il ne la troublât et que cette émotion n’entrât en conflit avec ses inhibitions. Et voilà pourquoi notre fille est… hum ! muette.

Un éclat de rire général salua cette conclusion et l’étudiante qui avait déjà parlé reprit :

— Il est malade, Tiercelin.

— C’est ce que je lui ai dit, répliqua Lise. Je lui ai dit pour finir : « Tiercelin, mon ami, vous êtes un cas. Vous êtes un cas de refoulement passionnel par excès d’amour-propre. »

« Et vous, Durras, m’a-t-il répondu, vous êtes la peste en personne. — Docteur, ai-je répliqué, voilà le premier diagnostic juste de votre carrière. » Il en était vert de rage. Ha ! ha ! ha !

Ils continuèrent ainsi à rire et à plaisanter, en dévorant sandwiches et gâteaux. Puis quelqu’un dit : « On gèle ici. Allons danser », et ils redescendirent en tumulte vers les étages inférieurs où la foule des danseurs n’avait cessé de tourner et de piétiner sur place, malaxée par le jazz dont l’entrain, devenu automatique, repartait après chaque pause sans s’être détendu.

Le rayon de lune montait lentement vers le plafond. Et le Corbiau, regardant pivoter la nuit sur son axe de lumière, souriait en pensant à ce tango qu’elle n’avait pas dansé avec Tiercelin. Et elle oubliait de s’apercevoir qu’il faisait froid.

X


— Oui, disait Lise, un mois plus tard, à son amie Cassandre — et cette fois son visage était sérieux — oui, ma sœur Anne-Marie nous a fait une congestion pulmonaire double. J’en suis un peu responsable. Nous sommes allées ensemble au bal de Normale, pendant que tu étais encore en Belgique, et là, comme elle n’aime pas beaucoup danser, elle a imaginé d’aller passer la nuit dans une cellule glaciale. Si j’avais pu m’en douter… Enfin elle va mieux. Maman l’a soignée jour et nuit, mais elle est encore faiblarde.

— Elle n’a jamais été bien forte, dit Cassandre.

— Non, soupira Lise. Et pourtant Dieu sait si maman a fait tout ce qu’elle a pu pour la fortifier ! Mais c’est curieux, il y a dans le tempérament même d’Anne-Marie une force d’inertie invincible.

— C’est une drôle de fille, murmura Cassandre d’un air pensif. D’ailleurs, vous êtes tous des phénomènes, chez toi.

— Comme tout le monde, répliqua Lise en levant les épaules. On parle de l’humanité moyenne ? Qu’on me la montre ! Tout est extravagant sur cette planète.

« Alors, que deviens-tu, depuis le temps que nous ne nous sommes vues ? Sais-tu que tu as encore embelli ? Et comment va le seigneur Patachon ?

Elles étaient attablées toutes les deux à la terrasse d’un glacier de la rue Médicis, face à la grille du Luxembourg. Les bourgeons des marronniers sortaient tout carminés et poisseux de l’œilleton des branches. Un soleil acide régnait dans le ciel blanc et bleu, et par instants, sous les bouffées de benzol et d’air poussiéreux, passait une pure odeur de linge campagnard séché sur la haie.

Au nom de Patachon, Cassandre fit le geste de chasser une mouche près de son oreille.

De profundis, dit-elle en riant. Si je suis revenue à Paris, c’est bien parce que j’en avais assez de la Belgique. Au fond, vois-tu, nous n’étions pas du tout faits l’un pour l’autre.

« C’est ce que j’ai toujours pensé, » se dit Lise, mais elle garda sagement cette réflexion pour soi.

— Oui, reprit Cassandre en cueillant du bout de sa cuiller une petite motte de glace à la vanille, quand on vit avec un homme, il y a des tas de choses qu’il faut savoir supporter…

— Naturellement, dit Lise d’un air entendu.

— Oh ! s’écria Cassandre, ce n’est pas ce que tu penses. Mais… tiens, par exemple, quand il était heureux, il m’appelait « ma poulette ». Ce mot me retournait les ongles. Eh bien ! je ne le lui ai jamais dit. En amour, vois-tu, il faut beaucoup de délicatesse. Enfin c’est fini, Dieu merci ! Les dernières semaines, nous en étions venus aux gifles.

— As-tu des nouvelles des anciennes de notre classe ? reprit-elle au bout d’un moment.

— Je crois bien ! Une hécatombe, ma chère. Solange Dreyfus, si jolie, mariée. À dix-huit ans ! Un crime. Marcelle Bopp, oui, notre Almaviva, notre d’Artagnan, mariée. Jamais son mari ne voudrait croire qu’il a épousé tant d’hommes. Et Emmanuelle, crois-tu, Emmanuelle !

— Non ! Elle a fini par donner de ses nouvelles ?

— Elle a écrit à Anne-Marie cet hiver pour lui annoncer son mariage. Figure-toi qu’elle était allée faire un voyage au Maroc avec le capitaine, et là, au bout de huit jours, elle a enlevé un officier de spahis…

— Ne sois pas si féministe, dit Cassandre en riant. Tu me fatigues. Et alors ?

— Et alors, comme elle est un homme d’honneur, elle a réparé. Ils sont mariés devant Dieu et devant les hommes. Encore une. Et quelle « une » ! Cette admirable fille, ce feu dansant… Et voilà. Soufflé, fini. « Remarqué au bridge de la colonelle le lieutenant Un tel et Madame… » C’est triste. Quand je pense à ce que nous étions à quinze ans… Ah ! Père éternel ! Tu te souviens, Cassandre ?

— Oui… murmura Cassandre, avec un sourire perdu, la tête penchée, comme quelqu’un qui écoute une musique lointaine. Ce ne sera plus jamais aussi beau.

Elle se secoua, parut s’éveiller d’un coup :

— Mais pourquoi dis-tu qu’Emmanuelle est finie, voyons ? Si elle l’aime, son lieutenant… L’amour, ce n’est pas une fin, c’est un commencement. C’est même un perpétuel recommencement…

— J’aime cette formule pleine d’avenir. Peut-on savoir qui est ton deuxième commencement ?

— Je ne sais pas encore, avoua Cassandre avec son sourire de suave cannibale. J’attends. Je me promène. Je me dis : « D’où sortira-t-il ? Comment viendra-t-il ? Sera-t-il blond ? Brun ? Génial ? Idiot ? » Tu n’imagines pas comme c’est passionnant.

Lise la contemplait en hochant la tête :

— Ah ! On peut dire que tu l’as, toi, la vocation ! Phénomène, va !

— Eh bien ! et toi ? Ils ne sont pas intéressants, les étudiants ?

— Mes camarades ? s’écria Lise. Ils sont merveilleux. Tout compte fait, les hommes gagnent beaucoup à être connus. Mais ce sont des camarades. Et puis, je vais te dire… J’aime tellement tout que l’amour en particulier me fait l’effet d’une infidélité générale. Peux-tu comprendre cela ?

— Non, dit Cassandre, ouvrant pensivement ses beaux yeux. Absolument pas. Moi, c’est seulement quand j’aime un homme en particulier que j’aime tout.

Une heure plus tard, Lise l’ayant quittée pour aller assister à un cours, Cassandre descendait le boulevard Saint-Michel, balançant les hanches, heureuse de vivre et contente de sa toilette qui sentait Montmartre, sa patrie retrouvée.

Sa robe de crêpe satin bleu vif, d’une contexture si mince qu’elle révélait tous les détails de sa poitrine, découvrait aussi ses genoux nerveux, gainés de soie grise. Brodée de fils d’or au corsage et ceinte au-dessous de la taille d’une ceinture tressée d’or et d’argent, c’était une robe faite pour briller trois semaines sous les lumières d’un dancing et terminer ses jours sous forme de coussin défraîchi, dans un entresol meublé à la turque. Là-dessus, Cassandre avait jeté un boa de plumes blanches qui réalisait, sans souci de la mode, une des ambitions de son enfance sans mère et sans coquetterie.

Ainsi promenait-elle son corps antique, ses épaules droites, ses hanches développées en corbeille et sa belle tête aux larges méplats, toujours couronnée d’une tresse rousse dont l’épaisseur repoussait en l’air son grand chapeau de paille gris argent.

Les regards des hommes qui la croisaient se méprenaient visiblement sur les intentions de cette parade vestimentaire. « Mais enfin, songeait-elle, est-ce que tous les hommes sont devenus des pourceaux ? Ou serait-ce que toutes les femmes sont devenues des grues ? » Et elle les toisait d’un œil fier, où éclatait victorieusement cette sincérité qui était la grande noblesse de Cassandre, si bien qu’ils s’éloignaient déconcertés et confus.

Comme elle arrivait près de la fontaine Saint-Michel, elle rencontra deux yeux masculins qui fixaient sur elle un regard d’une autre sorte. Il y avait dans ce regard de l’attention, un étonnement amusé et cet effort particulier de l’esprit qui poursuit une définition. Mais Cassandre, bien que sa finesse naturelle perçût parfaitement tout cela, ne prit pas, elle, le temps de le définir, car elle venait de s’écrier :

— Mais c’est le frère de Lise !

— Hé ! dit Laurent à son tour, c’est la filleule de la prophétesse troyenne. Je me disais aussi : « Cette singulière jeune femme me rappelle une figure de connaissance. » Vous avez changé.

— Vous aussi, dit Cassandre en l’examinant. Puis elle se mit à rire au souvenir de leurs jeux et demanda malicieusement :

— Avez-vous fait des progrès en français ?

— En français ?… Ah ! oui, notre blague… Mon Dieu, un peu, très peu. Des progrès de vocabulaire.

« Et vous, Cassandre ? Chantez-vous toujours des mélodies où il y a des cœurs en fruit et des griffes en or ?

— Non, répliqua gravement Cassandre. Ce n’est plus dans ma voix. Je chante du grand opéra. J’ai beaucoup travaillé à Bruxelles, où je viens de passer… quelques mois. Et je crois que je vais essayer d’une carrière lyrique.

« Pourquoi me regardez-vous ainsi du haut en bas ? C’est ma robe qui vous fascine ? Elle est jolie, hein ? Et pas chère, vous savez. Si je vous disais le prix que je l’ai payée, vous ne le croiriez pas.

— Je ne douterais pas de votre parole, dit Laurent d’un ton sérieux.

Et, jetant à sa toilette un regard songeur, il murmura comme pour lui-même :

— Elle me fait penser à la fontaine de l’Alhambra.

— À la fontaine… de l’Alhambra ?

Il y avait dans la voix grave de Cassandre un étonnement joyeux, une montée allègre.

C’est qu’elle se sentait tout à coup très heureuse. Elle retrouvait ses quinze ans, le souvenir de cet après-midi chez les Durras qui s’était si dramatiquement terminé. Ce jour-là, regardant le jeune homme debout devant Emmanuelle, blanc de colère, les poings serrés, elle s’était dit : « Moi, si un homme me parlait ainsi, je le mordrais jusqu’au sang et… et je crois que je tomberais amoureuse de lui… »

— À la fontaine de l’Alhambra, reprit Laurent. Mais pas à celle de Grenade. À cette fontaine de l’Alhambra qu’une vieille toquée de ma connaissance a reconstituée chez elle avec du papier à chocolat et des bouillonnements de papier cristal dans une vasque de carton doré.

Brusquement, la rudesse d’autrefois triompha de son humeur caustique, le regard offensé et violent reparut dans ses yeux :

— Vous ne pourriez pas vous habiller autrement, non ? C’est une tenue pour se promener sur un boulevard à quatre heures de l’après-midi ? Cette étoffe de quatre sous, ce clinquant, cette jupe de danseuse de corde, et ce boa de plumes de canard, comme une boniche d’avant-guerre.

— Eh bien ! souffla Cassandre époumonnée, eh bien ! vrai !

Laurent continuait avec emportement.

— Si vous aviez un seul costume, mais bien coupé — un tailleur net ou une robe d’une belle étoffe souple qui laisserait jouir vos lignes sans exhiber les détails — un petit chapeau qui vous emboîterait la tête et découvrirait votre profil — et un simple foulard de soie bleu pâle pour mettre en valeur le teint et les cheveux que vous avez la chance de posséder — alors on commencerait peut-être à s’apercevoir que vous êtes belle…

Debout devant la jeune femme interdite, il lui asséna un furieux regard qui dévoila, en s’attardant, une douceur secrète.

Et tout à coup Cassandre renversa la tête, gonfla son cou de tourterelle et, tenant le jeune homme sous la magie de ses prunelles mordorées qui promettaient toutes les soumissions et toutes les représailles, elle éclata de son grand rire populaire, qui fit se retourner les passants.

Après une heure de plaisantes chamailleries qui les avait menés du pont Saint-Michel à l’Opéra et de l’Opéra à la place Pigalle, Laurent avait fini par déclarer à Cassandre qu’elle n’était pas élevée et qu’il était grand temps de commencer son éducation. À quoi elle avait répondu en riant : « Voulez-vous vous en charger ? »

Mon Dieu, par pur altruisme il voulait bien. Et tous deux avaient pris rendez-vous pour déjeuner ensemble au quartier Latin. Ce serait le commencement de la réforme.

Laurent riait tout seul en prenant le métro pour rentrer chez lui. « Quel drôle de petit animal, pensait-il, retroussant sa narine droite et s’efforçant à la condescendance. Sincère, en tout cas, comme peu de femmes le sont. Cette manière d’être ce qu’elle est, sans pose… C’est… oui, c’est sympathique. Je dirai même que c’est rare. Et j’irai jusqu’à ajouter que c’est réconfortant. »

Ce qui ne l’était pas moins, pour un garçon habité par un esprit de domination et de jalousie dont il détestait la source en lui-même, c’était la rencontre d’une nature prête à tout accepter, des excès et des singularités de l’amour, quitte à rompre le lien lorsque, toute magie évaporée, il ne resterait plus que l’humain résidu de la passion. Non, ce n’était pas une Isabelle. Aucune soif d’absolu ne l’habitait, aucune intransigeance ne limitait sa féminine souplesse, prête à se laisser modeler en apparence et à tout abandonner d’elle-même alors qu’elle n’obéissait qu’à la loi capricieuse de son propre désir. Une amoureuse, enfin.

Comme il recherchait en lui-même le son des mots qu’elle avait prononcés, le regard de Laurent fut attiré par un petit garçon de deux à trois ans, qu’une bonne d’enfant portait dans ses bras, assise à côté du jeune homme sur la banquette.

Le petit n’accordait aucune attention à ses voisins. Dressant son cou fier, trop frêle pour la grosseur de sa tête, comme tous les cous d’enfants, ces faibles supports où se concentre une si surprenante énergie, il regardait de ses immenses yeux noirs une très belle jeune femme qui devait être sa mère, à en juger par leur ressemblance, et qui se tenait debout au milieu du wagon, tournant le dos à l’enfant, aimantée tout entière à son tour par le visage d’un homme jeune qui lui parlait à mi-voix en regardant ses lèvres.

Ils formaient un couple magnifique. Tous deux grands, élancés de la nuque aux jarrets et portant fièrement la tête, comme le petit. Mais tous deux si jalousement absorbés dans le circuit fermé de leur passion qu’ils n’avaient pas un regard pour l’enfant chargé de leur ardeur et dont l’appel passait à côté d’eux sans les toucher. Et lui, assis sur le bras d’une femme étrangère qui ne comptait pas plus qu’un socle, brûlait silencieusement dans sa solitude.

Laurent regardait tantôt l’enfant, tantôt la mère. De vieilles souffrances revivaient au fond de son âme, de vieilles haines aux inextricables nœuds.

Comme la banquette d’en face était libre, il s’y assit, pour ne plus voir le couple qui l’irritait. Les yeux du petit garçon rencontrèrent les siens et sans doute y avait-il dans le visage de cet inconnu quelque chose qui plut à l’enfant. La passion fixe et douloureuse, qui le tenait fasciné comme un oiseau par un phare, céda sous un flot de curiosité puérile, et le petit, se penchant en avant, commença d’explorer de la main le visage du jeune homme.

Laurent arrêta doucement sous la sienne cette petite main, molle et sensible comme une créature marine, qui s’avançait à la découverte de son nez. Il la prit, la retourna, considéra un moment la paume tendre, et là, au creux des plis où certains prétendent lire le grimoire d’une destinée, il appuya ses lèvres, qui remuaient comme s’il avait parlé tout bas. Puis il replia un à un les petits doigts sur le message et rendit à l’enfant sa main fermée.

— Pour elle, qui reste sourde. Pour lui, qui a tout pris. Pour la haine qui va faire de toi, si beau, un mauvais garçon. Pour la chute de ton grand amour quand le sang te roulera dans ses marées et que tu voudras tout détruire. Pour l’aide que j’ai reçue à ce moment-là et qui te sera refusée. Pour les bras qui m’ont été ouverts et qui te sont fermés. Pour la main qui te repousse et qui m’a été tant de fois tendue et tant de fois m’a sauvé, je t’aime, petiot, pauvre petiot tout seul, mon petit garçon inconnu. Que n’es-tu à moi ! On se comprendrait tous les deux. Du moins, s’il me vient un jour un enfant, il saura ce que c’est que d’avoir un père. Et je crois que je saurai le protéger de tout. Allons, adieu, mon petit homme.

L’enfant le suivit des yeux tandis qu’il se levait et gagnait la porte. En passant à côté de la jeune femme, Laurent lui dit d’un ton bref : « Madame, vous avez une place assise à côté de votre enfant. » Elle lui jeta un regard hautain et surpris, et, se retournant vers son compagnon, lui murmura en souriant à demi : « Que me veut-il, celui-là ? »

Au sortir des gouffres du métro, l’air du dehors, frais et vif, était comme une eau courante. Laurent s’adossa à un réverbère et, tirant de sa poche un crayon et un carnet, se mit à dessiner de mémoire le visage de l’enfant. Il lui arrivait encore de crayonner des silhouettes, au café, dans la rue. Mais c’était un plaisir furtif, comme dérobé à la grande révolte de son adolescence, qui avait disputé à l’amour sa liberté de choix.

Le croquis achevé, il l’examina en sifflotant avec satisfaction.

Au même moment, l’envie le prit de déchirer la page. Il parut hésiter, puis referma le carnet et le glissa dans sa poche :

« Je le montrerai à Cassandre », pensa-t-il avec un élan de plaisir.

Et il repartit à grands pas vers la maison.

Lise avait décidé de rentrer à pied par ce beau crépuscule doré qui poudroyait au loin sur la Seine.

Elle allait, joyeuse, appelant les miracles. Et les miracles venaient en foule à l’appel de ses dix-huit ans.

Un jeu de soleil sur l’eau, le reflet tremblant des ponts, la rencontre d’un beau visage, et ce mouvement du soir qui abaissait les rideaux de fer sur les étalages caquetants des oiseleurs, comme des paupières… Tout était joie.

Elle s’engagea sur le pont des Arts et s’arrêta au milieu, pour admirer la Cité qui poussait vers le fleuve son faix médiéval de tours noircies, de clochetons et de flèches, entre les ramures des arbres, brouillées d’un nuage de verdure naissante. Il n’était pas une ligne de cette masse d’architecture qui ne délivrât le regard par quelque pointe en le conduisant vers l’espace ou vers l’eau. Et Lise contemplait avec un émerveillement toujours nouveau le chef-d’œuvre de pierre, de verdure et de ciel, dans sa fluide réalité.

— Achetez-moi mes petites fleurs, dit une voix de camelot derrière elle. Achetez-moi les violettes du mutilé.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, coiffé d’une casquette et qui n’avait plus qu’un bras. Une courroie passée sur son épaule retenait un éventaire sur lequel étaient piquées des violettes en celluloïd, montées sur une épingle. Petit et mince, il montrait un visage d’ouvrier fin, aux joues creuses, barré d’une brève moustache. C’était là une des cellules mutilées de ce gentil peuple que la guerre avait haché dans son corps et que la paix allait terrasser dans son âme, en le livrant au culte de l’argent.

Celui-ci n’était pas encore vaincu. Comme Lise, qui venait de choisir une violette sur l’éventaire, lui tendait une pièce en échange, un sourire éclaira ses yeux tristes :

— Pasque vous êtes une mignonne, dit-il, vous en aurez deux pour le même prix. L’autre sera pour votre doux ami.

Lise sourit à son tour, charmée par ce langage.

— Je n’ai pas de doux ami, dit-elle. Merci quand même.

Le mutilé lui jeta un regard attentif. Et tandis qu’il la regardait, une très vieille, douce et triste sagesse montait du fond de ses yeux marrons, petits, légèrement enfoncés dans leurs orbites. Il hocha plusieurs fois la tête et parla enfin, comme parlent les oracles :

— N’attendez pas trop, mignonne. C’est à dix-huit ans, voyez-vous, qu’il faut goûter l’amour. Après, ce n’est plus jamais aussi bon.

Le sourire reparut sur ses traits, plein d’une mélancolie et d’une gentillesse fraternelles et, touchant de sa main valide le rebord de sa casquette, l’homme s’en fut. Lise reprit sa route, les oreilles étourdies d’un carillon de fête. Elle venait d’entendre la voix de Ronsard.

Hélène, croyez-moi, n’attendez à demain…

Un miracle de plus, un souffle fugitif de l’esprit voyageur qui fait le génie des peuples, bâtit les chefs d’œuvre avec la complicité du ciel et de l’eau et fait parler du même ton, sans souci du rang ni du temps, un poète de la cour des Valois et un ouvrier manchot.

Allègre course de l’esprit… Pour la saisir, il ne faut que l’attention des sens et une disposition de l’âme propice aux jeux de l’invisible. Et Lise s’en allait, le long du fleuve poudroyant de lumière, éphémère enivrée d’une liqueur immortelle. Elle ne désirait rien de plus, car le sort avait voulu qu’elle fût le lieu d’une rencontre et d’un accomplissement et que, dans les profondeurs de son être léger, la quête aveugle d’Amédée possédât enfin le monde à travers la trame sensible d’Isabelle.

— Comment te sens-tu ce soir, mon Corbiau ?

— Très bien, ne te tourmente pas.

Isabelle remonta la couverture qui avait glissé de la chaise longue, contempla le petit visage fiévreux où les pupilles dilatées paraissaient plus vastes que jamais. Et son regard, malgré elle, trahissait son alarme.

— Toi, dit-elle, je vais t’envoyer à la montagne et bien vite. Et si je te vois toucher un livre…

— Je n’ai plus envie de lire, dit le Corbiau en souriant. Va, repose-toi, tu n’en peux plus.

Isabelle secoua ses cheveux, de son mouvement têtu de chèvre aux prises avec un buisson.

— Je me reposerai quand je t’aurai refait du sang, pas avant.

Le Corbiau sourit lentement, lui caressa la main et ferma les yeux. Et comme elle paraissait dormir, Isabelle sortit de la chambre sur la pointe des pieds, emportant son souci.

Toutes les flèches d’angoisse qui, si souvent, avaient traversé son esprit, aboutissaient à l’angoisse présente. Ce n’était pas un mal physique qui consumait la frêle substance. Mais ce mal de l’âme, où fallait-il en chercher les sources ? Isabelle songeait aux puissances mystérieuses de l’atavisme, à ces legs spirituels plus redoutables qu’une maladie héréditaire qui se transmettent avec le sang. La mère d’Anne-Marie, cette petite provinciale qui avait fui un jour avec un étranger, abandonnant sans retour mari, enfant. Son père, qu’on appelait « le bon gros » avec tout ce que ces mots comportent et qui s’était laissé mourir sans bruit, le cœur usé, après le drame dont il ne parlait jamais, lui avaient-ils tracé d’avance son destin ?

Ou fallait-il supposer que la force qui tend à défaire et qui avait si longtemps rôdé autour des Durras avait trouvé en elle un otage ? Était-ce encore un effet de la mystérieuse, implacable arithmétique : « Je t’en laisse deux, tu m’en rends une ? » Qui aurait su le dire ?

« Ai-je su la comprendre ? se demandait Isabelle. Ai-je fait tout ce qu’il fallait ? Ne me suis-je pas trompée ? Tout est si dangereux, si difficile. Une intention dévie en cours de route, un acte aboutit à ses fins contraires. J’ai cru pouvoir déchiffrer ces hiéroglyphes que sont des êtres nés de vous, vivant à vos côtés, et je m’aperçois que je n’en ai deviné que quelques signes. J’ai fait pour le mieux. Mais qui pourrait dire si j’ai réussi ? »

Elle doutait, ne sentant plus que l’épuisement de la lutte dont elle ignorait l’issue. Ainsi le combattant, au soir de la bataille, ne sait pas que la victoire est gagnée. Mais comme toute victoire, celle-ci comportait sa rançon.

Cependant le Corbiau avait rouvert les yeux et regardait, de sa chaise longue, les nuages qui voguaient dans le ciel printanier. Aujourd’hui, nuages au ciel. Demain, pluie sur la terre. Après-demain, nuages…

Elle aurait voulu rester, le plus longtemps possible. Mais elle sentait que la courbe de son destin s’achèverait bientôt et elle l’acceptait sans révolte, ayant enfin transmué sa faiblesse en force, son inquiétude en paisible abandon et concilié les deux mouvements de l’amour qui l’avaient toujours déchirée : posséder ce qu’on aime et le fuir.

Le seul désir qu’elle éprouvât encore, c’était que le pouvoir lui fût donné de consoler ceux qu’elle laisserait en arrière, pour un temps, lorsque sa substance les aurait précédés dans le royaume où tout est consumé, volatilisé, perdu et retrouvé.

Lise, Laurent, l’un après l’autre, rentrèrent à la tombée du soir. Leurs voix étaient joyeuses, le plaisir de vivre brillait dans leurs yeux. Ils vinrent s’asseoir à son chevet, contant gaiement leurs aventures.

— J’ai rencontré Cassandre, dit Laurent. Drôlement fagotée, mais c’est une fille qui a quelque chose en elle. Il faudrait qu’elle trouvât quelqu’un qui saurait la tenir serré…

— Et moi, dit Lise, j’ai rencontré Ronsard. Il avait perdu un bras à la guerre et il m’a donné une violette en celluloïd, pour l’amour de l’amour.

Isabelle, à côté d’eux, brodait une écharpe, en s’inspirant des motifs du tapis caucasien.

— Je ne sais trop, murmurait-elle, se parlant à elle-même, si ce que je brode est un papillon chinois, une tente kirghize ou le delta du Nil. Nous l’appellerons Sémiramis.

Le Corbiau les écoutait, souriante, les yeux fermés. Voyant son visage, ils se turent, car ils avaient toujours respecté le secret de la maison du champ de seigle.

Le trot d’un cheval de selle qu’un entraîneur menait par la bride éveillait les échos des petites rues désertes et sonores, aux murs faîtés de tuiles, où les derniers jardins vivaient leurs derniers jours. Le vent haut du soir avait dissipé les nuages dans la trame poreuse du ciel sans couleur, vide encore des hirondelles.

C’était une soirée parmi toutes les soirées du monde, banale, unique, avec ses bruits voyageurs et les feuilles sans nombre du silence, chacune recouvrant l’autre, pareilles aux enveloppes sans nombre de l’oignon mûr, dont chacune est suc et substance.

Et chacune se déployait au fond de la maison du champ de seigle, avec le doux bruit du silence, pour nourrir une âme altérée.


fin
  1. Bonjour, cher monsieur. Comment allez-vous aujourd’hui ?
  2. Bonjour, fillette. Quelle blonde, mignonne écolière tu es, mon enfant !
  3. Pourquoi pas seule aujourd’hui, mon amour ?