Le Radium qui tue/p04/ch03

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 211-226).


CHAPITRE III

un jour tragique


Il était environ huit heures du matin, quand Fleuriane quitta sa chambre de Jippy-Pavilion. La jeune fille, pour la première fois depuis de longs jours, avait admirablement dormi. Elle se sentait rassérénée, l’esprit léger, enclin à l’optimisme.

Le lendemain, 29 mars, elle s’embarquerait sur le White-Bird et, durant une huitaine au moins, elle jouirait d’une tranquillité relative. La traversée serait un entr’acte dans la lutte engagée contre le crime.

Le crime !

En dépit des dangers passés ou à venir, elle souriait en prononçant ce mot macabre.

C’est qu’il éveillait en son cœur un délicieux émoi.

Avec une stupeur joyeuse, elle avait assisté au développement de la pensée de Dick Fann. Elle avait admiré son sang-froid, son courage. Une fierté était née en elle du dévouement qu’il lui avait marqué.

Et, lors de sa dernière intervention, quand il l’avait délivrée des loups et de Natson, tout en sauvant le jeune Jean, une grande lumière s’était faite en son âme.

Au moment de la séparation, des larmes brûlantes avaient obscurci ses regards. Tout bas, elle avait murmuré :

— Mais je l’aime !

Et ce matin-là, tout en parcourant les allées du jardin, elle se redisait à mi-voix les paroles lui apportant une consolation :

— Oui, je l’aime… Oh ! quand reverrai-je mon père, pour le supplier de consentir… ?

Elle se prit à rire.

— Consentir ! Peut-il seulement avoir l’idée de résister, lui qui n’a cessé de gâter sa Fleuriane ?

Une grimace lui échappa.

Au détour de l’allée, la dame de compagnie, Patorne, se montrait.

Une robe prétentieuse, surchargée de dentelles, de flots de rubans multicolores, un chapeau inénarrable, lui assuraient l’aspect le plus hétéroclitement comique qu’il fût possible de rêver.

Ce qui ne l’empêchait pas de marcher d’un air conquérant, de contorsionner son visage anguleux en minauderies horribles.

— Ah ! ma chère, fit-elle en prenant des poses, M. Larmette, qui vient de prendre le premier lunch en ma compagnie, est vraiment le plus aimable des hommes.

— Je n’en doute pas, répondit sèchement son interlocutrice.

Mais l’accent plutôt froid de la jeune fille lui valut cette riposte inattendue :

— Oh ! je sais, vous êtes irritée contre lui… Vous êtes habituée à accaparer tous les hommages, et vous lui en voulez d’avoir fixé son attention sur la pauvre isolée créature que je suis. Laissez-moi vous dire que cela est mal. Que vous importe une exception, une petite exception ? Cela n’est rien pour vous et me donne le bonheur.

Avant que Mlle Defrance eût pu répondre à cette sortie si peu justifiée, Patorne poursuivit avec volubilité :

— Mais je suis trop heureuse pour vous faire une scène de reproches. Je parlais de l’amabilité de M. Larmette… Il craint que notre nouveau mécanicien ne soit pas bien au courant des opérations d’embarquement des automobiles. Aussi, cet après-midi, lui-même veillera au transport à bord du White-Bird de sa Botera et de notre trente chevaux. Vous voyez que vous aurez à le remercier, car cette gracieuseté ne s’adresse pas à moi, qui vous suis à mon corps défendant, mais bien à vous-même, la concurrente de la course tourdumondiste Paris-New-York-Behring-Paris !

Mais Jean Brot coupa net l’entretien.

Le gamin accourait à toutes jambes, sans cravate, nu-tête, le désordre de sa mise disant un esprit bouleversé.

D’un coup d’œil, Fleuriane remarqua cela. Elle pâlit.

Ses yeux, ses gestes interrogèrent le petit, qui, essoufflé, s’arrêta devant elle.

— Je ne sais pas, mademoiselle, il y a là un magistrat, un détective, des gens de police qui vous demandent.

— Des gens de justice ?

— Ils m’ont chargé de vous chercher et de vous ramener. Ils attendent dans le salon de lecture de Jippy-Pavilion.

— Dans le salon de lecture, dis-tu, Jean ?

— Oui, mademoiselle.

— Eh bien ! ne faisons pas attendre ces messieurs. Au surplus, je suis curieuse de savoir ce qu’ils me veulent.

Sans s’occuper de Mme Patorne qui écoutait ahurie, elle s’élança, coupant à travers les pelouses, pour gagner plus vite la villa, dite villa publique, parce qu’elle contenait les salons de lecture, de conversation, de billard, la bibliothèque et autres salles communes à tous les clients de l’hôtel.

Dans le salon de lecture, plusieurs personnes attendaient.

Parmi elles, Fleuriane, dès l’entrée, reconnut Larmette et l’ingénieur Botera.

Mais aussitôt son attention fut appelée par un autre des assistants.

C’était un personnage grand et fort, la face rosée, le poil grisonnant, le nez court et large, chevauché par des lunettes aux verres ronds qui lui donnaient une certaine ressemblance avec le chat-huant.

— Mademoiselle Fleuriane Defrance, sans doute, prononça-t-il avec cette nuance de considération que les Américains marquent toujours aux personnes valant beaucoup de dollars.

Et, sur un signe affirmatif de la jeune fille, il se présenta lui-même :

— Je suis Ézéchiel Bloomberg, juge aux instructions criminelles. Désolé de vous déranger, mais la justice a ses exigences. Moi-même, ce matin, j’ai été dérangé sans pitié par Gow Sherry, ici présent.

Il désignait un petit homme sec, nerveux, à figure de fouine, qui se tenait auprès de lui, et se crut obligé de souligner cette présentation d’une révérence raide.

— Gow Sherry est un détective remarquable. Il ne se trompe jamais. Quand il ne trouve pas le coupable, eh bien, il ne le trouve pas ; mais il ne commet pas la faute d’arrêter un innocent. Cela est d’un gaillard vraiment fort. Aussi est-il bien reçu toujours, même par moi ce matin. Cependant, il m’était désagréable de quitter Liddia. C’est ma jeune femme depuis six semaines. Liddia est aussi jolie que vous, c’est vous dire le regret, n’est-ce pas ? Malgré cela, j’ai eu le sourire pour Gow Sherry.

Devant ce bavardage, Fleuriane s’énervait. Enfin, n’y pouvant tenir davantage, elle murmura :

— J’ignorais votre mariage, monsieur…

— Ézéchiel Bloomberg…

— Merci… j’ignorais donc, et je pense que votre but n’était pas uniquement de m’en faire part.

Le juge d’instruction riposta par un rire sonore.

— Non, en vérité, miss, cela n’est pas mon but. Vous êtes très gais au Canada, vous me faites rire dans l’exercice de mes fonctions, ce qui est tout à fait inconvenable, alors que le sang a coulé et que, peut-être, il y aura mort d’homme.

— Mort ! répéta la jeune fille dont le visage se décolora.

Par hasard, ses yeux se portèrent sur Larmette. Il lui sembla que le joaillier cessait brusquement de sourire.

— Qui donc est mort ?

— Personne encore, répondit le magistrat, quoique, à vrai dire, la victime n’en vaille guère mieux… Vous la connaissiez, paraît-il, et je viens vous demander si vous n’avez aucun soupçon de nature à diriger les recherches de la justice, car depuis vingt-cinq ans que j’exerce, jamais je n’ai vu une affaire aussi obscure.

Il allait se lancer dans des considérations variées sur le crime dont il parlait. Fleuriane coupa net son bavardage.

— Mais quelle est la victime ?

— Je ne vous l’ai pas nommée ?

— Non, puisque je vous prie de vouloir bien le faire.

— Et je m’empresse de déférer à votre requête. La victime est de nationalité anglaise. Son nom est Dick Fann.

Fleuriane laissa échapper un gémissement. Elle se cramponna à un meuble pour ne pas tomber.

Seulement, elle était vaillante cette enfant qui, jusque-là, n’avait connu que le bonheur et les sourires de la fortune. Elle tendit ses nerfs, se redressa, et d’une voix profonde :

— Voulez-vous me raconter ce qui est arrivé, si toutefois vos fonctions vous le permettent ?

— Dites qu’elles m’y obligent. Je ne suis ici que pour causer avec vous, car vous connaissez M. Dick Fann ?

— Parfaitement. Il est de mes amis. Mais éclairez-moi, je vous en prie.

— Volontiers.

Ce disant, Ézéchiel Bloomberg écartait les rideaux de l’une des fenêtres s’ouvrant sur la rue.

— Vous voyez en face, de l’autre côté de la rue, l’hôtel du Bon Garçon vert, l’un des plus vastes du monde, la gloire de San-Francisco.

— Passons, je vous prie.

— Oui, passons, bien qu’il soit agréable pour un citoyen de la ville de constater que les cités du Vieux Monde (l’Europe) n’ont point d’installation aussi grandiose. Mais je passe. Remarquez que les fenêtres du rez-de-chaussée, aux moulures tout à fait artistiques, sont garnies de barreaux de fer, afin que les mauvais garçons ne puissent pas pénétrer de la rue chez les clients du Bon-Garçon-Vert.

Il rit bruyamment, heureux de son insipide jeu de mots.

— Or, les deux fenêtres qui avoisinent là-bas l’angle de la rue où l’on répare le trottoir… Ces travaux ont une importance, car l’asphalte a été enlevé pour être remplacé… La terre est à nu, et par conséquent elle conserve les traces…

— C’est entendu, monsieur… Mais les deux fenêtres, disiez-vous ?…

Ézéchiel leva les bras vers le plafond, et d’un ton paterne :

— Ah ! on voit bien que les Canadiens sont d’origine française ; vifs comme la poudre. Vous voulez être arrivée avant d’être partie… Là ! là !… Ne vous impatientez pas, j’irai aussi vite que possible. Par malheur, une instruction n’est pas une course de haies. Il faut de la prudence, beaucoup de prudence. Les erreurs judiciaires sont trop graves, la majesté de la justice en souffre.

Et comme Fleuriane, exaspérée par ce verbiage, se tordait convulsivement les mains :

— J’arrive au fait. Les deux croisées en questions éclairent deux chambres voisines, qui furent retenues avant-hier dans la journée par M. Dick Fann et un médecin mulâtre de ses amis, le docteur Francesco Noscoso.

La jeune fille frissonna. Ce mulâtre, elle l’avait déjà vu en avant d’Ogden ; c’était son père, grimé par le détective. Au moins le déguisement de M. Defrance n’avait point été découvert. Pour tous, il restait un mulâtre étranger au drame qui se jouait autour d’elle.

Entre ses paupières mi-closes, elle coula un regard rapide sur Larmette.

Le joaillier paraissait ne plus s’occuper de la conversation.

Et cependant, sur son visage immobile, un sourire vague, imprécis, semblait s’être figé.

— Donc, hier soir, ces deux messieurs, après avoir joué un bridge dans le salon avec deux autres voyageurs de l’hôtel, regagnèrent chacun sa chambre. Ici je laisse la parole au docteur Francesco Noscoso que j’ai interrogé tout à l’heure. Voici ce que m’a raconté ce gentleman, toutes ses déclarations confirmées, d’ailleurs, par le personnel de la maison.

— J’étais depuis une demi-heure dans ma chambre, me déclara-t-il.

« Mes persiennes de fer tirées, la croisée ouverte, afin de laisser pénétrer la fraîcheur du soir (j’ai l’habitude de dormir la fenêtre ouverte en toute saison), je vaquais en flânant à ma toilette de nuit.

« Tout à coup, les cloisons sont minces dans les hôtels, il me sembla entendre un gémissement, le bruit sourd d’une chute dans la chambre voisine, occupée par mon ami Dick Fann. J’écoute, plus rien.

« Ou plutôt si, au dehors, une course précipitée, produisant un bruit bizarre, que je ne saurais qualifier exactement.

« Un mouvement de curiosité instinctive me conduit à la fenêtre. Je pousse les volets. Je regarde dans la rue, personne.

« Déjà je tirais les persiennes, j’allais refermer, quand un gémissement distinct me parvient.

« Cette fois, je suis sûr d’avoir entendu. Une inquiétude me tenaille. Je jurerais que la plainte s’est fait entendre dans la chambre de mon ami.

« Je sors de ma chambre, j’arrive à sa porte, je tends l’oreille. Plus rien.

« Je suis sur le point de rentrer chez moi, sans insister davantage. Pourtant l’inquiétude subsiste en moi. Il faut que je le voie, que je lui parle, que je sois certain qu’il ne lui est arrivé aucun accident.

« Et je frappe, tout doucement d’abord, avec la crainte de provoquer un scandale dans l’hôtel. Rien ne répond.

« Mon anxiété augmente. Je frappe plus fort. Toujours pas de réponse.

« Alors, je frappe à coups redoublés, j’appelle. Les portes s’ouvrent. Les voyageurs se montrent, croyant qu’il y a le feu. Des garçons de la maison arrivent en courant.

« Je m’explique. Mes craintes gagnent tout le monde. Un employé, qui a été naguère serrurier, ouvre la porte avec difficulté, car la clef est dedans.

« Je me précipite et je vois Dick Fann étendu la face contre terre au milieu d’une mare de sang. »

Ici, Fleuriane fit entendre un douloureux gémissement.

— Voulez-vous que je m’arrête un instant, mademoiselle ? demanda M. Ézéchiel Bloomberg, avec un intérêt démontrant des qualités de cœur supérieures à celles de son esprit.

Mais, se raidissant contre sa faiblesse passagère, la jeune fille bégaya :

— Non, continuez, continuez.

— Avec une présence d’esprit, dont je ne saurais trop le louer, le docteur Francesco Noscoso arrêta les curieux sur le seuil de la chambre.

« — Un crime a été commis, dit-il, il importe donc de ne rien déplacer. Je vais entrer seul. Je donnerai à mon malheureux ami les soins nécessaires, s’il en est temps encore. On m’apportera sur le seuil tout ce dont j’aurai besoin. En attendant, l’un de vous ira prévenir la police.

« Et il fit comme il en avait décidé. Seul, il releva son ami, le déshabilla, le porta dans son lit, le pansa.

« Si bien que, lorsque Gow Sherry arriva, il trouva le blessé immobile dans son lit, sans connaissance, mais enroulé de bandelettes qui lui interdisaient tout mouvement.

« — La perte de sang a été considérable, exposa le docteur (et il pouvait l’affirmer, Gow évalue à plus de trois litres le sang répandu). La moindre hémorragie entraînerait une syncope mortelle. Je m’oppose à tout interrogatoire. Au surplus, l’enquête ne me semble pas difficile quant aux faits.

« Il avait raison. Devant la fenêtre ouverte, ainsi que les contrevents, une chaise était restée, le dossier tourné vers la rue.

« C’était devant ce siège que le corps du blessé avait été trouvé étendu, avec, auprès de lui, un livre maculé de sang.

« M. Dick Fann avait dû s’asseoir, le dos presque appuyé aux barreaux grillageant la croisée. Il lisait. Au dehors, un homme s’était approché sans être entendu, et, à travers la grille, il avait plongé un coutelas dans le dos du liseur.

« Puis, le coup fait, abandonnant dans la blessure son arme, un bowie-knife, analogue à ceux des cultivateurs de la région. Il s’était enfui.

Depuis un moment, Fleuriane ne quittait pas des yeux le visage de Larmette. Ce visage exprimait toujours l’indifférence, mais un sourire imprécis y demeurait figé.

Et dans le cerveau de la jeune fille, une conviction s’implantait :

— Voilà l’assassin !

Un peu surpris du silence accueillant son morceau d’éloquence, M. Ézéchiel Bloomberg reprit d’un ton où perçait une nuance d’amertume :

— La conviction ainsi établie, Gow Sherry constata avec joie que les travaux du trottoir, travaux dont je vous signalais tout à l’heure l’importance, avaient mis à jour le sous-sol, formé de terre et de sable, c’est-à-dire un terrain parfaitement propre à conserver des traces.

« Or, l’assassin avait sûrement marché sur le trottoir. Pour frapper sa victime, il avait été obligé de s’approcher de la fenêtre.

Fleuriane fit peser son regard sur le joaillier. Larmette souriait de plus belle.

— Bien vite, poursuivit le magistrat, Gow Sherry se précipita dans la rue. Il courut jusqu’en face de la fenêtre du crime… Des traces profondes se marquaient le long du mur, indiquaient une station prolongée près de la croisée, puis s’éloignaient dans la direction de la rue transversale.

— Et il les a mesurées, il pourra les comparer aux empreintes de qui sera soupçonné ! s’écria la jeune fille avec éclat.

Elle s’interrompit, médusée.

M. Ézéchiel secouait négativement la tête.

— Hélas ! non, mademoiselle, parce que l’assassin présumé…

Le juge fit une pause, comme pour accentuer son affirmation.

— Parce que l’assassin n’a pas de pieds.

Si M. Ézéchiel Bloomberg avait voulu obtenir un effet, il eut lieu de se féliciter. Une exclamation effarée jaillit des lèvres de tous les assistants :

— Pas de pieds !

Mais si surprise qu’elle fût, Fleuriane ne détourna pas les yeux, obstinément fixés sur le visage du joailler Larmette.

Fut-ce une illusion ? Il lui sembla que le sourire du terrible adversaire de Dick Fann s’accentuait à cet instant.

— Non, pas de pieds, répéta le magistrat, triomphant de la surprise provoquée par ses paroles. Pas de pieds, mais des traces rondes sensiblement plus larges qu’un dollar, et qui feraient supposer que l’assassin est muni de deux jambes de bois.

Et un silence suivant cette seconde affirmation, il reprit :

— C’est là un indice d’une importance qui ne vous échappera pas. Les hommes ainsi doués, sous le rapport du bois, sont une exception dans notre société bipède. Aussi, mademoiselle, ai-je tenu à vous mettre au courant de tous ces détails, avant de vous adresser la question qui motive ma présence dans cette maison.

De nouveau il marqua une pause. Après quoi, la tête renversée en arrière, le torse bombant, en une attitude qu’il devait considérer comme imposante et majestueuse, il demanda :

— Ne connaissez-vous à la victime aucun ennemi correspondant au signalement ci-dessus ?

La jeune fille répliqua froidement :

— Non ! Mais le vrai coupable n’est point celui qui a frappé, c’est l’instigateur du crime qu’il importe de rechercher.

— Possible ! Possible ! mâchonna Ézéchiel, évidemment peu charmé de l’observation, mais, en matière d’enquête, il faut procéder du connu à l’inconnu. Découvrons l’homme aux jambes de bois et nous arriverons à celui qui a conçu le meurtre, qui l’a ordonné, si cet homme existe. Je rechercherai donc un assassin sans pieds, à moins que vous ne puissiez m’indiquer une autre piste.

Fleuriane n’eut pas le temps de répondre. La voix de Larmette s’éleva.

— Je pense que Mademoiselle est absolument dans le même cas que moi.

— C’est-à-dire !…

— … Qu’elle peut avoir de vagues soupçons, mais sans aucune preuve matérielle. Or, j’ai l’honneur d’être son concurrent dans la course mondiale autour du monde, et je crois loyal de l’avertir des sévérités de la loi américaine, contre quiconque n’apporte pas la preuve en même temps que l’accusation.

— Faites, faites ! Cela en effet est d’un concurrent très loyal.

— Je le pense. Or, à la requête des personnes mises indûment en cause, celle qui accuse légèrement est immédiatement appréhendée et enfermée jusqu’à l’issue du procès à elle intentée. Il n’y a aucune libération conditionnelle à espérer, car la caution n’est pas admise.

La jeune fille écoutait, le visage rigide, le regard dur. Elle comprenait que le joaillier la bravait, lui montrant comment la loi américaine, maniée par un être retors, pouvait devenir la protectrice des misérables contre les honnêtes gens.

Et secouant la tête, elle murmura :

— M. Larmette a raison, je ne pourrais émettre que de vagues suppositions.

Elle acheva d’une voix qui tremblait à présent :

— Puis-je me retirer ? Je souhaiterais aller moi-même prendre des nouvelles du blessé.

Un geste du magistrat indiqua à Fleuriane qu’elle était libre.

Elle sortit, mais en passant devant Larmette, son regard croisa celui du joaillier.

Haletante, une émotion poignante étreignant tout son être, Fleuriane traversa la rue presque en courant. Oh ! elle se souciait bien, à cette heure, de ce qui était convenable ou non… Une force irrésistible l’entraînait au chevet de ce moribond, près duquel elle avait l’impression terrible, étrange et douce, que son âme l’avait précédée.

Au bureau, il lui sembla qu’elle allait perdre connaissance pendant qu’un huissier s’enquérait si le malade pouvait recevoir.

Elle songeait maintenant qu’auprès du blessé, se tenait l’homme qui, pour tous, était le docteur mulâtre Francesco Noscoso, et qui, pour elle seule, était M. Defrance, son père, défendu contre le danger par le déguisement imaginé par Dick Fann.

Comment le père accueillerait-il la venue de sa fille ? Elle eut un soupir profond, lorsque l’agent, revenant vers elle, prononça d’une voix indifférente :

— Miss est annoncée. On l’attend. Il lui est seulement recommandé d’éviter le moindre bruit, car la plus légère secousse serait fatale au gentleman.

Elle parcourut les couloirs du rez-de-chaussée, se dirigeant d’instinct vers l’endroit où se trouvaient les chambres contiguës des deux acteurs du drame.

Mais une porte ouverte s’offre à sa vue. Sur le seuil, un homme est debout. Elle le reconnaît. C’est le pseudo Francesco Noscoso.

Elle chancelle. Sa main s’appuie inconsciemment au chambranle et elle pousse un sourd gémissement. Doucement, le faux docteur l’attire dans la pièce dont il referme la porte avec soin.

Elle sent qu’il la pousse vers un fauteuil. Incapable de résister, elle s’y écroule. Et elle demeure là, sans force, sans pensée, sans voix, tandis que M. Defrance s’approche de la table sur laquelle s’alignent des flacons, des bandes de toile, des petits morceaux de charpie, des instruments d’acier dont les lames brillantes jaillissent de manches d’ébène sombre.

Pas une parole n’a été prononcée.

Le père a compris le cyclone moral qui emporte en une giration échevelée la pensée de Fleuriane.

Peu à peu, la pauvre enfant sent l’ordre se refaire en son cerveau. Sa respiration reprend un cours normal, son cœur cesse d’être étreint par une serre de fer. Elle promène autour d’elle des regards encore troublés, mais où scintille la flamme de l’intelligence renaissante.

La pièce est vaste, peinte de lilas clair. Voici la fenêtre, close maintenant. À travers les vitres, elle distingue les barreaux… Puis, sur le rebord lilas de la croisée, sur cette teinte printanière, il y a une série de gouttelettes rougeâtres. Et sa tête tourne lentement. Elle cherche celui qui a souffert.

Ah ! le voici. Dans le lit fer et cuivre, il est étendu immobile, rigide, la face blême, les yeux clos.

Est-ce qu’il vit ? L’interrogation cruelle la galvanise. Elle se soulève, faisant glisser le fauteuil qui la supportait.

Au bruit, le pseudo-mulâtre se retourne. Il vient à elle, lui prend les poignets, et les yeux dans les yeux, il chuchote :

— Fleuriane, parlez bas. Les murs ont des oreilles, mon enfant.

— Père, père, gémit-elle doucement, pardonnez-moi… mais il est si bon, si chevaleresque…

Dans ces simples paroles réside l’aveu. Tout son cœur s’est dévoilé.

Et maintenant elle attend, ses paupières se sont abaissées, comme si elle avait peur de lire sur les traits de son interlocuteur l’arrêt qui condamne son espérance.

Mais le chuchotement de M. Defrance se fait caressant :

— Vous n’avez donc jamais compris, Fleuriane, combien votre père vous aime ?

Dans l’accent de reproche caressant, elle a entendu passer le pardon. Non, son père ne l’accuse pas. Il s’explique d’ailleurs :

— Bon, chevaleresque et… habile, fait-il lentement. Si je le sauve, pourquoi ne serait-il pas mon fils ?

— Espérez-vous donc, père ?

Sur les traits du faux Noscoso se montre comme une hésitation.

— Je ne sais, ma pauvre enfant. Seulement, rappelez-vous l’axiome médical : « Tant que la vie subsiste, il faut espérer. »

Puis, coupant court à de nouvelles questions :

— Écoutez ce que j’attends de vous. Cet après-midi, votre automobile sera embarquée sur le White-Bird comme il était convenu.

— Mais je ne veux pas partir, commence-t-elle…

Il ne lui permet pas de poursuivre :

— Attendez donc, impatiente enfant. Vous stipulerez que la machine sera remisée dans les docks de Valdez, point terminus du parcours de la ligne Frisco-Alaska.

— Ah ! comme cela.

— Pour vous, vous annoncerez que vous séjournerez à Jippy-Pavilion jusqu’à ce que M. Dick Fann soit en état de quitter sa chambre. Vous l’annoncerez de telle façon que nul n’en ignore.

Et comme elle le considère avec étonnement :

— Est-ce bien entendu ?

— Oui, mon père, et soyez remercié de me permettre de rester.

— Il est possible que des circonstances, sur lesquelles je ne saurais m’expliquer, me contraignent à modifier ces dispositions. En ce cas, vous recevriez à Jippy-Pavilion une lettre de moi vous priant d’embarquer sur un tel navire, à telle heure. Vous obéirez sans avertir personne. Vous emmèneriez votre dame de compagnie et le jeune garçon qui vous suivent, sous couleur d’une promenade au port. Une fois là, vous monteriez à bord.

— Mais…

— Ne résistez pas, je vous en prie. Il est un homme qui fera tout au monde pour vous empêcher de quitter la terre américaine… un homme qui ne reculerait devant aucune infamie. Si je vous envoie l’ordre dont il s’agit, c’est qu’il sera occupé autre part, que vous aurez la route libre. Continuez alors le raid commencé. Le danger est ici, aux États-Unis. Une fois sortie de ce pays, je pense que vous risquerez moins.

— Mais vous, mon père, vous ?

— Je reste auprès de celui qui est là, Fleuriane. Grâce à lui, je suis méconnaissable. Je ne cours donc aucun danger.

Et doucement :

— Maintenant, enfant, retournez au Jippy-Pavilion. Agissez ainsi que je l’ai dit. Tantôt, votre voiture embarquée à destination de Valdez, je vous permets de revenir, d’emplir vos chers yeux de l’image de… notre blessé.

Elle eut un cri, voulut se jeter dans les bras de M. Defrance. Il l’arrêta du geste.

— Nos paroles murmurées échappent aux oreilles des espions ; mais il faut surveiller nos gestes. Qui vous dit que des yeux ennemis ne sont pas fixés sur nous ?

Elle lui tendit sa main glacée, et tandis qu’il la prenait dans les siennes, elle balbutia rougissante, son cœur frappant à grands coups sa poitrine :

— Et lui, père, ne lui dirai-je pas au revoir ?

Elle désignait le blessé toujours étendu sans mouvement sur le lit.

M. Defrance ne répliqua pas de suite, on eût cru qu’il interrogeait le visage du blessé.

— Allez donc, enfant chérie. Il dort, cela n’a pas d’importance.

D’un bond, Fleuriane fut auprès de la couche où gisait Dick Fann.

La main du jeune homme pendait au bord du lit. Elle l’étreignit de ses deux mains soudainement devenues brûlantes. Et elle demeura médusée, les yeux agrandis par la stupeur, les lèvres entr’ouvertes pour un cri qui s’étrangla dans sa gorge.

Le mourant s’était animé. Ses doigts avaient répondu à la pression de ceux de la jeune fille.

Et puis ses paupières se soulevèrent lentement, démasquant son regard clair qui se fixa sur la visiteuse. Ses lèvres remuèrent. Dans un souffle, la charmante Canadienne perçut ce seul mot :

— Obéissez.

Les paupières retombèrent, cachant de nouveau le regard. Les doigts se desserrèrent peu à peu. Le blessé était retombé dans son anéantissement.

Mais quelques secondes durant, au contact de l’aimante enfant, le cadavre avait vécu. Il avait vu, il avait parlé. Fleuriane s’en alla, emportant une espérance tenace que sa raison ne s’expliquait pas.

Seulement elle suivit à la lettre les instructions de son père. Elle fit prix au Jippy-Pavilion pour un séjour prolongé à la semaine.

Larmette s’empressa de l’imiter, ainsi qu’elle l’apprit par Mme Patorne, transportée au septième ciel.

De même, elle congédia son mécanicien après l’embarquement de la trente HP sur le White-Bird, embarquement qui eut lieu sous la rubrique « pour être mise en dépôt au garage de la compagnie, à Valdez… » Et elle se rendit auprès du blessé.

Durant tout l’après-midi, elle se tint à son chevet, immobile, muette, introduisant entre ses dents serrées les cordiaux préparés par le pseudo-docteur Francesco Noscoso. Dans ces soins, elle trouvait une douceur infinie. Au surplus, son père l’encourageait.

— J’espère empêcher la poussée de la fièvre. Par bonheur, durant mes chasses dans le Nord, aux confins du continent, j’ai appris comment on soigne les blessures. Les recettes des chasseurs valent mieux que les ordonnances des médecins des villes.

Dans les yeux de M. Defrance dansait une petite flamme ironique ; du moins apparut-elle ainsi à son interlocutrice. Celle-ci se demanda pourquoi son père semblait railler.

Le soir vint. Décidément le traitement du pseudo-docteur faisait merveille. Aucune trace de fièvre. Or, la fièvre constitue le réel danger pour quiconque a perdu beaucoup de sang. Fleuriane regagna donc le Jippy-Pavilion, sinon joyeuse, du moins tranquillisée.

Patorne, lors de sa rentrée au salon, interrompit une conversation animée avec Larmette et le Chilien Botera pour s’enquérir d’un ton d’intérêt affecté de l’état de Dick Fann.

La jeune fille répondit sans se faire prier. On espérait le sauver ; mais cinq à six semaines s’écouleraient, avant que le blessé pût quitter sa couche de souffrance. Elle conclut en regardant le joaillier bien en face :

— Ceci nous privera du plaisir de continuer le tour du monde en votre compagnie.

Le ton de cette remarque était celui d’un ordre.

Il ne parut pas comprendre.

— Mademoiselle, fit-il avec un respect parfaitement joué, j’ai tenu à voyager de conserve avec vous, parce que vous précédiez l’ensemble des concurrents de plusieurs jours. La situation, bien que retournée, va rester la même. Désormais, vous suivrez la course à l’arrière-garde. Or, je suis Français, vous êtes Canadienne, je considérerais comme un crime de vous abandonner à vos propres forces pour la traversée des déserts glacés de l’Alaska et du Nord Sibérien.

Mme Patorne roula des yeux blancs. Sans doute possible, la ridicule créature s’attribuait tout le mérite de cette décision.

Fleuriane regagna sa chambre. En y entrant, elle eut un mouvement de recul. Une silhouette humaine venait de se dresser devant elle. Elle fut rassurée aussitôt ; la voix du petit Jean Brot chuchotait à son oreille :

— Je vous attendais, mademoiselle, pour vous dire que, tout l’après-midi, le sieur Larmette et son acolyte sont restés au salon avec Mme Patorne. Cette vieille fée se figure que c’est pour le charme de sa conversation ; moi, je sais que de la fenêtre de cette pièce, on voit ce qui se passe chez le patron…

Il se reprit aussitôt :

— C’est-à-dire… M. Dick.

— Les volets sont fermés maintenant.

— Aussi, il y a des gens qui guettent dans la rue.

— Tu en es sûr ?

— Vous en serez aussi sûre que moi, quand vous aurez regardé dehors.

Mais changeant de ton :

— Du reste, cela ne fait rien à l’affaire… Comme les deux bonshommes étaient retenus au salon… j’ai subtilisé les clefs de leurs chambres. C’est de la serrurerie de pacotille, ça se fabrique à la grosse ; j’ai donc pu m’en procurer de semblables.

— Dans quel but, mon pauvre Jean ?

— Dans le but de pénétrer chez eux, au milieu de la nuit, quand ils dormiront, pour leur rendre le coup que M. Dick Fann ne peut pas leur payer lui-même.

Une émotion violente saisit Fleuriane. Dans un élan de dévouement sincère, naïf pourrait-on dire, il exprimait son désir d’appliquer la loi du talion, cette loi de Lynch comme l’appellent les Américains.

La jeune fille avait pris les poignets du Parisien et, les larmes ruisselant sur ses joues, elle l’exhortait à la patience. Elle lui apprit les ordres de son père.

— Tu vois ma confiance en toi, petit… Je ne te cache rien. Fais comme moi, attends, je t’en prie.

Et lui, bouleversé par ces paroles, murmura :

— Ce que vous voudrez, mademoiselle… J’attendrai. Mais vrai, là, c’est bien pour vous, car le meilleur moyen de n’avoir plus à craindre un bandit est encore de le supprimer.