Le Radium qui tue/p04/ch01

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 165-196).

QUATRIÈME ÉPISODE

LA TACHE INTROUVABLE


CHAPITRE PREMIER

Journal de Jean Brot


Trente-sept jours de boue, de neige, de fondrières, c’est ce qui s’appelle la traversée des États-Unis en automobile.

Ah bien ! ceux qui répètent que l’Amérique est préférable à la France, je leur souhaite seulement d’être condamnés au petit métier que nous avons fait.

Et je veux mettre en ordre les notes que j’ai inscrites exprès pour répondre à ces gaillards qui m’avaient farci la cervelle de pensées ineptes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

14 février. — On a mis ce matin à quai la trente HP de Dion. Elle n’a pas souffert du voyage dans la cale de la Touraine.

Natson l’a vérifiée : « C’est un ami des filous du radium, » a dit le patron. Donc, je l’ai à l’œil. Seulement, c’est un mécanicien sérieux. Il connaît son affaire. Il est capable, quoi !

À trois heures, on se met en route, Natson au volant, moi à côté de lui, Mlle  Fleuriane et la Patorne dans le coupé.

Les autres concurrents de la course tourdumondiste ne partiront que demain ou après. Ils doivent assister à un tas de banquets.

On boit sec, en Amérique. J’ai peur qu’après tous ces festins les automobiles roulent de travers. Bah ! teuf ! teuf ! nous filons.

Les rues de New-York se succèdent. Elles se ressemblent toutes.

Des maisons hautes comme des tours, séparées par des constructions moins hautes, des affiches immenses sur les murs, sur les toits.

Au-dessus de la rue, en plafond, des milliers de fils qui se croisent comme les mailles d’un filet.

Fils de trolleys pour tramways, fils électriques, téléphoniques… On a l’impression d’être une mouche en prison dans une toile d’araignée.

Avec cela, un vacarme ! C’est le métro aérien, ce sont les tramways, les phonographes réclames, etc., etc. Les passants marchent comme s’ils étaient payés à la course, raides, avec des gestes de bonshommes en bois.

On sort peu à peu des maisons : on file dans la campagne. Il y a de la neige partout. Pas sur la route, où la boue noire forme de petites vagues qui ont gelé et s’écrasent sous les pneus en craquetant.

À la nuit, on s’arrête à Albany, cent quarante-huit kilomètres au nord-ouest.

Il fait un froid de chien, aussi tout le monde est-il enfermé chez soi. Nous gagnons donc l’hôtel où nous passerons la nuit sans fanfare et sans hurrahs !

Ouf ! cent quarante-huit kilomètres sur seize mille ! Pour un commencement, c’est un petit commencement.

Natson m’a offert un wisky-cocktail, j’ai refusé.

15, 16, 17, 18 février. — Quatre jours qui se ressemblent, sauf qu’on ne parle plus de New-York. Le premier jour, on va d’Albany à Buffalo, le second, de Buffalo à Cleveland.

Le troisième, on s’arrête à Toledo, le quatrième, on entre à Chicago.

Toujours neige et boue. On a essuyé une tourmente de neige près de Cleveland. Il y en avait trente centimètres d’épaisseur sur la machine.

À six kilomètres de Toledo, la voiture a failli verser, les roues de droite ayant enfoncé dans une ornière de boue liquide.

Chicago, une grande ville américaine, c’est-à-dire froide et triste, avec ses rues se coupant à angle droit.

C’est la patrie de la viande conservée. Tout le monde nous dit cela avec fierté… Je ne comprends pas bien pourquoi ils sont fiers, mais cela m’est égal.

Mme  Patorne, en arrivant, a fait une toilette ébouriffante.

On croirait qu’elle attend des visites… Ça n’est pas vraisemblable.

Natson, de son côté, me surveille sûrement. Je ne puis faire un mouvement sans le trouver sur mes talons. Ceci n’est pas pour me déplaire. Grâce à sa curiosité, je ne le perds pas de vue. Quand il disparaîtra, je serai averti qu’il manigance quelque chose que je dois faire manquer. On a dîné pas mal.

Naturellement, on nous a fait goûter des viandes conservées des usines de Chicago : Corned beef, Tomatoes chops, Peas veal, etc.

Dix heures, Mlle  Fleuriane annonce qu’elle va se retirer dans sa chambre.

Mais, pump, pump, pump… une corne automobile beugle en dehors.

Qu’est-ce ? Eh ! parbleu ! celui pour qui la Patorne s’était pomponnée.

Larmette, avec son ingénieur Botera et sa grosse machine de cent chevaux. Ils ont quitté New-York vingt-quatre heures après nous, et ils nous rattrapent. Voilà ce que c’est d’avoir cent chevaux contre trente.

On ne s’en débarrassera plus. Il a déclaré avoir forcé l’étape, vouloir marcher de conserve avec nous. On lui a porté secours sur la route du Havre. Il brûle de nous rendre la pareille. Et patati. Et patata.

C’est égal, je suis inquiet… Où est M. Dick Fann ?

Est-ce qu’il a les yeux sur nous, comme il l’a promis ?

Du 19 au 24. — J’ai beau surveiller, il ne se passe rien d’anormal. La boue, la neige continuent. De temps à autre, on circule sur la voie du chemin de fer qui est déblayée pour le passage des trains.

On a même failli être tamponné par une locomotive, qui s’est arrêtée à quatre mètres de nous.

Une seconde de plus, brrr… notre voyage finissait en marmelade.

Ce que ça a l’air brutal et mauvais, une locomotive qui vient sur vous !

Patorne s’est évanouie. Mlle  Fleuriane a été très courageuse, seulement elle préfère que l’on suive désormais les routes.

Les routes ! Faut-il être bluffeur pour appeler cela des routes !

Il faut mobiliser le personnel des fermes pour que l’on nous trace une voie praticable : parfois même nous devons louer des chevaux pour tirer l’auto. C’est gai !!!

Et les fermiers sont d’un voleur. On nous fait payer quatre dollars (vingt francs) l’heure de travail. Les chevaux nous sont loués quinze francs le kilomètre.

Je sais bien que nous sommes colossalement riches. Quand je dis nous, c’est Mlle  Fleuriane Defrance, n’est-ce pas ? Mais enfin, j’ai presque de la reconnaissance à Larmette quand il vient à notre secours, et nous dispense de réclamer l’aide de ces grippe-sous de paysans.

Car lui, comme pour nous narguer, il passe partout. Sa machine a des patins mobiles qui s’adaptent sous les roues en manœuvrant une simple manette. L’auto devient traîneau et file sur la neige à toute vitesse, pendant que nous ne pouvons plus avancer.

Notre trente chevaux auprès de sa cent HP est comme une tortue auprès d’un lièvre.

Dans tout ça, nous avons traversé le Missouri à Clinton, puis nous avons rencontré les villes de Cedar-Rapid, de Marshalltown, Council-Bluffs, Omaha, sur le Haut-Mississipi. Nous sommes à Columbus.

Un hôtel mal tenu, nourriture sauvage, bière exécrable, eau saumâtre.

Il ne faut pas se plaindre. Nous sommes en bonne santé, Mademoiselle et moi. Ce bourru de Natson n’a pas l’air de sentir la fatigue. Quant à Mme  Patorne, elle passe son temps à se friser. Je n’aurais jamais cru qu’à un âge aussi avancé, avec une tête d’épouvantail à moineaux, on pouvait se figurer plaire.

25 février. — Nous avons été cambriolés cette nuit.

Le portefeuille de Mlle  Fleuriane, son carnet de chèques, la bourse de cuir de Natson, la mienne contenant cent quarante-huit francs (jamais je n’avais été si riche)… jusqu’à la pochette de Mme  Patorne, tout a été subtilisé.

Patorne sanglote, Natson jure et frappe du pied. Mlle  Defrance, seule, est restée calme. Seulement l’aventure va se traduire par un retard de quelques jours.

La neige, paraît-il, a interrompu les communications télégraphiques.

Sans cela, la demoiselle aurait prié son banquier de Montréal de lui expédier un mandat électrique. Mais la neige, voilà.

Il faut envoyer un piéton jusqu’à je ne sais quel bureau de poste… et puis il y aura un transport par chemin de fer, puis par bateau… C’est le comble de la complication.

Au total, au moins cinq jours de retard. Cinq jours, où nous serons immobilisés ici.

Ah ! je peux dire que j’aurai de l’agrément pour mes cent quarante-huit francs. Enfin, quand l’argent a filé, il faut bien consentir à s’en passer.

Du reste, la demoiselle, qui est gentille tout plein, nous a demandé, à Mme  Patorne et à moi, combien nous avions perdu. Elle a noté cela sur son calepin en nous disant :

— Je remplacerai ; après tout, vous êtes volés parce que vous m’accompagnez ; si vous étiez restée à Paris, rien de pareil ne serait advenu. Il est donc juste que je vous indemnise.

L’ineffable Patorne a trouvé cela fort raisonnable.

Moi, une idée m’est venue ; elle est née des paroles mêmes de la demoiselle.

— Vous êtes volés parce que vous m’accompagnez, a-t-elle dit.

Eh ! mais. C’est peut-être plus vrai qu’elle ne le pense ! Oui, je sais bien, Natson a été dépouillé comme nous. Seulement ceci peut parfaitement être un chiqué… Il aurait été trop maladroit, de la part de ses amis, de l’épargner, seul de l’équipage de notre de Dion.

Sans avoir l’air, je fais ma petite enquête… Quand on est au service d’un détective comme Dick Fann, il doit y avoir une sorte de contagion… Oh ! j’étais déjà pas mal curieux auparavant. Il est probable que j’avais le germe de la maladie.

Enfin… La veille, quelles sont les personnes arrivées à l’hôtel, en dehors de nous, du nommé Larmette et de son Péruvien Botera ?

Deux marchands qui vont continuer leur route… Des braves gens, ceux-là, avec la figure matoise de fermiers hâlés par le grand air.

Ah ! il y a un autre voyageur, un bonhomme arrivé assez tard dans la soirée.

Tout le monde s’était déjà retiré, Mlle  Fleuriane et Patorne au rez-de-chaussée, les autres au premier étage.

Je restais seul dans la cuisine, occupé à passer la pâte sur les brodequins jaunes de la demoiselle. Les employés d’hôtel ne savent pas faire cela ; ils salissent le cuir, l’encrassent ; alors, ma foi, je me charge de ce soin.

En attendant mieux, je marque mon affection comme je le puis.

Et puis, elle a vraiment des amours de brodequins. Je ne sais pas comment on peut mettre des jolies chaussures comme cela pour marcher dans la boue et la poussière. Ma parole ! ça serait à moi, que je les rangerais sur une étagère.

Rrran ! la porte s’ouvre.

Le voyageur entre avec un grand manteau, un chapeau mou sur les yeux. Il secoue rudement ses pieds, enfermés dans de lourdes bottes, si boueuses, que l’on n’en distingue plus le cuir. Et d’une voix rauque, une vilaine voix d’individu qui préfère les alcools à l’eau pure, il demande :

— Où est le man[1] ?

— Dans le saloon, je réponds.

— Eh bien, boy, va le chercher, et ne lambine pas. Il me jette dix cents (cinquante centimes). Bah ! pour lui expliquer que je n’appartiens pas au personnel, il me faudrait plus de temps que pour faire sa commission. Je me lève.

À ce moment, son chapeau s’accroche dans un des fils de fer tendus au travers de la cuisine, pour y suspendre les torchons mouillés. Moi, je suis petit, je passe sans me baisser, par-dessous ; mais lui, un gaillard de bonne taille !… ; Bref, le chapeau tombe… Je vois sa figure. Mâtin ! Elle est laide.

Vous savez ce que l’on appelle une tache de vin… C’est une plaque violacée, couleur de vin commun, de bleu comme on dit, et qui couvre une partie plus ou moins grande du visage.

Certaines personnes voient le jour avec un ornement de cette espèce. Les savants expliquent cela de mille manières plus ou moins aventurées… Au résumé, il s’agit là d’un pigment coloré de la peau, analogue à celui qui fait noirs les nègres.

Seulement ce pigment-là est violet foncé.

Et il en possède du pigment, l’homme !

Toute la joue gauche, la moitié du nez, des sourcils et du front.

Il lança un juron, ramassa son chapeau, l’enfonça sur sa tête…

Moi, je gagnai la porte… Le particulier n’avait vraiment pas l’air bon.

Le directeur, prévenu par moi, s’empressa. J’en conclus qu’il attendait probablement le voyageur si bizarrement colorié. Les répliques qu’ils échangèrent me démontrèrent que je ne m’étais pas trompé.

— Ah ! c’est vous, master Jeffries, fit l’hôtelier.

— C’est moi-même, old Tomlett, à moins que vous ne me preniez pour le diable.

— Pour le vieux Nick, je n’aurais pas préparé la chambre d’acajou, et aussi tout l’attirail qui m’avait été indiqué.

— Allons voir cela… Car, par tous les tonnerres, voilà assez longtemps que je porte cela…

Il eut un geste bizarre, désignant sa tête.

On eût cru qu’il parlait de se débarrasser de cette partie de son individu, réputée à juste titre indispensable à l’existence.

Précédé par le patron Tomlett, il quitta la cuisine. J’entendis ses lourdes bottes résonner dans l’escalier, puis tout rentra dans le silence.

Où est-il mon voyageur à la tache lie-de-vin ? Mon homme est dans sa chambre.

Je l’aperçois lorsque le juge instructeur vient faire son enquête, aussi ridicule que possible. Je me faufile derrière le greffier.

Le voyageur a la tête complètement enveloppée de bandelettes.

Une violente éruption l’a pris au milieu de la nuit. Il paraît que les grands froids amènent parfois cette infirmité…

C’est très douloureux. Ses plaintes ont attiré ses voisins, Larmette, Botera. Ceux-ci l’ont soigné… Entre voyageurs, on se doit cela… Comme ils ont été debout une partie de la nuit, il semble tout simple que « notre voleur » n’ait pas exercé ses talents à leur préjudice.

Il préférait naturellement opérer chez les voyageurs endormis ?

Pourtant… il m’apparaît que ce vol, qui nous arrête ainsi dans une localité ensevelie sous la boue, sous la neige, est tout à fait à l’avantage des combinaisons de M. Larmette.

Puisqu’il veut absolument, à ce que dit M. Dick Fann, qui ne peut pas se tromper, puisqu’il veut forcer M. Defrance à se découvrir, quoi de mieux pour obtenir ce résultat qu’un accident mettant Mlle  Fleuriane dans l’impossibilité pécuniaire de continuer sa route ?

Cependant, le juge s’est retiré avec son greffier, après avoir exprimé ses vifs regrets de l’ennui causé à Mlle  Defrance, que la justice américaine serait heureuse de satisfaire. Il a pris note des sommes dérobées :

« Quatorze mille francs à miss Fleuriane, plus un carnet de chèques, contenant trois chèques encore attachés au talon.

« Seize cent onze francs trente-cinq, à Mrs. Patorne.

« Cent quarante-huit francs, à moi-même. »

Enfin, la journée s’écoule.

Pour ne pas jouir de la société de maître Larmette, dont le dévouement affecté est véritablement encombrant, Mlle  Fleuriane m’emmène visiter la ville, où il n’y a rien à visiter.

Des églises qui ressemblent à des hangars de marchés, une école ayant l’apparence d’une église, la municipalité dont l’architecture rappelle celle d’un dé à jouer dont on aurait évidé l’intérieur, sont les seuls monuments notables.

Les habitants s’enferment chez eux, à cause du froid et de la boue.

Restent les rues, remarquables par la façon dont on y patauge.

Non, un Parisien ne saurait se faire une idée de pareil cloaque. À Paris, nous avons eu des grèves de boueux, coïncidant avec des tombées de neige. Nous avons tous crié au secours, à l’incurie administrative.

Ah ! citoyens de Paris, mes frères, que n’avez-vous vu Columbus ?

Nous rentrons pensifs, avec de la boue jusque dans les cheveux.

Il me faut une grande heure pour reprendre figure humaine.

Et quand enfin, je suis redevenu présentable, la demoiselle me fait dire que l’on dînera dans son appartement.

Ce qu’elle veut, c’est éviter la compagnie du nommé Larmette. Ah ! comme je la comprends !

Dix heures du soir, on va dormir… à présent, on fait la nique aux voleurs, nous n’avons plus rien à prendre.

Le porteur du message de miss Fleuriane à son banquier est parti ce soir, en traîneau, tiré par des espèces de cerfs, ou plutôt d’élans, qui, paraît-il, sont communs dans le nord du Canada.

Il fait un froid de loup, positivement… Au dehors, la lune brille… et sa lumière blanche fait frissonner. On dirait un disque de glace qui rayonne.

Brrou ! Je tire mes couvertures par-dessus mon nez. Je ferme énergiquement les yeux pour ne pas voir ce lampion glacial et… je dors jusqu’à huit heures du matin.

Ah bien ! il a gelé durant ce laps. Sur les vitres, des fleurs de glace figurent une décoration compliquée.

C’est très joli, mais ça n’encourage pas à se lever. Allons, courage ! Une, deux, hop ! Une potée d’eau fraîche va rétablir la circulation.

Trop fraîche, l’eau ! Elle a pris, dans le broc, la forme d’un pain de glace. Ma foi, je vais descendre à l’office.

Le « réservoir » du fourneau est toujours plein d’eau tiède. L’eau tiède, c’est moins héroïque que la glace, mais c’est infiniment plus agréable.

On me prendrait pour une poule mouillée avec des réflexions pareilles. Mais il faut tenir compte du froid, un froid… américain. Cette nuit, le thermomètre centigrade a marqué vingt-trois au-dessous de zéro.

Dans l’office, il y a des rouliers. Ces braves gens, dont le métier doit être rude en cette saison, sont arrivés dans la nuit.

Ils ont dormi dans la remise, auprès de notre auto, parce que leurs moyens ne leur permettent pas de se payer des chambres.

À présent, ils engloutissent du thé, du lard et des pommes de terre, avant de se remettre en route.

Je me suis installé dans une « petite resserre » qui ouvre sur la cuisine. Je me débarbouille voluptueusement à l’eau tiède, tout en prêtant l’oreille à la conversation des rouliers.

— Eh ! Joe, fait l’un, ton revolver est chargé ?

— Tu le penses bien, Joas, répond l’interpellé. Quand on sait l’ours en campagne, le plomb est le meilleur protecteur des dollars.

Yes, I guess[2].

Mais une servante, qui surveille les consommateurs, questionne :

— De quel ours parlez-vous donc ?

— Bon ! jolie Margot, de l’ours de la prison de Dowerpoint.

La prison de Dowerpoint, on me l’a dit ensuite, est dans un vallon éloigné de quinze à seize milles.

— Ah ! c’est le directeur de la maison de détention que vous nommez ainsi… Cela ne m’étonne pas. Pour garder des prisonniers, il faut être un véritable ours.

La réflexion de la servante égaie tous les assistants.

Ce sont des rires sonores, des exclamations bruyantes. Celui qui répond au nom de Joe se décide enfin à expliquer :

— Non, non, Magget, il ne s’agit pas du directeur, mais d’un de ses administrés qui s’est évadé, et qu’il vaut mieux ne pas rencontrer sur sa route.

— C’est donc un être bien terrible ? reprend la servante avec une curiosité terrifiée.

— Bon ! C’est l’assassin de Cedar, condamné à mort… On attendait le dégel pour le conduire en ville et l’électrocuter. Il a trouvé meilleur de déguerpir avant.

— Et il peut se présenter ici, et on le recevra sans se douter que c’est un sanglant mauvais garçon !

— Ma foi ! Dans un hôtel, on reçoit qui paie, Magget !

La servante leva les bras au ciel avec horreur.

— Et quand je le servirai, je ne reconnaîtrai pas la main qui a versé le sang d’innocentes créatures !

— Oh ! gouailla Joe, la main, non, vous ne reconnaîtrez pas la main ; mais bien certainement, si ce que dit l’affiche promettant la prime pour la capture, est vrai… vous pourrez reconnaître sa figure. On prétend que sa joue gauche, son nez et son front sont marqués d’une tache de vin.

Oh ! je faillis tomber dans le cuveau de bois où je lessivais mon individu.

Mais cette tache de vin si caractéristique, je l’avais vue, moi.

Le malade du premier, Jeffries, répondait au signalement.

Et le juge d’instruction lui avait parlé, sans s’en douter… Ah ! les juges d’instruction ! Il est vrai qu’avec le visage entortillé de bandes de toile, il n’est pas commode de distinguer si la personne est ou non agrémentée d’une tache lie de vin.

Un bandit à l’hôtel… Et les voyageurs cambriolés… Les deux choses se touchent. L’une explique l’autre. L’homme aux bandelettes a mes cent quarante-huit francs. Oh ! il les restituera.

Comment, par exemple ? Voilà qui ne m’apparaît pas tout de suite. Car enfin, je ne puis pas me présenter chez celui qui se fait appeler Jeffries, bien qu’il fût en réalité Toddy le forçat, pour lui proposer :

1o D’ôter ses bandes de toile, afin de me permettre de constater la présence de la tache de vin sur son visage ;

2o De me donner licence de rechercher mon porte-monnaie dans ses bagages.

Oh ! mais je suis stupide. Ce que je ne saurais faire, un autre a qualité pour l’exécuter. Le juge d’instruction a le droit d’être indiscret. La loi le lui confère, et dans l’espèce, elle me semble avoir joliment raison, la loi.

Et j’active ma toilette. Me voici prêt.

La demeure du juge n’est pas très éloignée. Une chance cela, car en vérité, il y a encore plus de boue qu’hier soir.

Je tourne à droite, puis à gauche, et encore à gauche. Je suis devant la maison de M. Thomson, le magistrat que je souhaite requérir.

Je frappe à la porte, à l’aide d’un marteau de fonte figurant une tête d’archange.

La servante laide et sale qui m’ouvre m’oblige à parlementer durant cinq bonnes minutes. Elle me régale de mensonges variés :

— M. le juge n’est point chez lui… Il est peut-être au greffe du tribunal ; il doit déjeuner en ville, et ne rentrera que tard dans la journée.

Seulement je ne m’en laisse pas conter. Je l’attendrai. Il faut que je le voie.

Et comme la vieille sorcière laisse un instant la porte pour lever les bras en l’air, sans doute afin de prendre le ciel à témoin de mon entêtement, je me faufile prestement à l’intérieur. Alors elle glapit ; je riposte.

C’est un sabbat dont le résultat est d’attirer M. Thomson en personne. Je ne lui donne pas le temps de se reconnaître.

— Monsieur le juge, je viens de l’hôtel Tomlett.

— Vous pourriez venir moins bruyamment, jeune homme, soit dit sans vous offenser.

— Je le reconnais, mon président.

Je me suis laissé conter que l’on amadoue toujours un juge en l’appelant président. Cela se conçoit, n’est-ce pas ? Un caporal se rengorge quand on l’appelle lieutenant.

— Avouer sa faute est mériter l’indulgence du tribunal, prononce-t-il d’un ton doctoral. Voyons, de quoi s’agit-il ?

— D’un renseignement important, mon président ; renseignement qui mettrait peut-être bien sur la piste du voleur du portefeuille de miss Fleuriane Defrance.

Le juge a sursauté. En Amérique, quand une personne est réputée très riche, les magistrats ont le plus vif désir de lui être agréable. Je crois d’ailleurs que dans les autres pays c’est absolument la même chose.

Je raconte les répliques des rouliers, l’évasion de Toddy… et aussi ma vision de la veille au soir et ma supposition que le bandage compliqué qui entortille la tête du voyageur de la chambre d’acajou, à l’hôtel Tomlett, pourrait bien n’être qu’un masque destiné à dissimuler une trop reconnaissable tache de vin.

Ma foi, M. Thomson ne cache pas l’intérêt que lui cause mon récit.

Il ouvre démesurément les paupières, se frotte les mains, se gratte le bout du nez, et enfin il clame :

— Norah ! ma pelisse et mes snowboots.

Je crois bien que la vieille a fait siffler entre ses dents cette exclamation peu amène :

— Vieux fou !

Mais elle apporte la pelisse demandée. Elle chausse les snowboots à son maître, avec des recommandations où fleurit toute la sollicitude féminine.

Le juge est habillé, emmitouflé comme s’il partait à la conquête du pôle.

— Mon jeune garçon, je vous suis.

Ces mots sont comme un signal. La servante rouvre la porte, à travers laquelle s’engouffre le souffle froid de la bise… Nous sortons.

— Pressons, pressons, murmure mon compagnon. Il fait un froid à changer le nez en aiguille de glace.

La façade de l’hôtel Tomlett est en face de nous.

Le directeur est dans le « bureau ». Il cause avec M. Larmette, nonchalamment étendu sur le canapé mis à la disposition des gentlemen qui discutent les prix avec le « patron ».

Tous deux ont une mine mécontente en reconnaissant M. Thomson.

J’ai l’impression qu’ils l’enverraient bien au diable, avec moi en postillon, s’ils le pouvaient sans danger. Ils font à mauvaise fortune bon visage.

— Master Jeffries, s’exclament-ils, quand le juge exprime le désir de voir immédiatement le voyageur de la chambre d’acajou. Eh ! le digne homme n’a pas bougé de son lit. Il ne sera pas difficile de le rencontrer.

— Alors, veuillez me conduire.

Tomlett se précipite. Larmette ne fait pas un mouvement. Il me semble que ses yeux, fixés sur moi, ont une expression sarcastique.

M. Tomlett et le juge d’instruction ont déjà quitté le bureau, et font gémir sous leur poids l’escalier qui accède au premier étage.

Je me hâte de les joindre. Au premier, on s’arrête devant la porte de la chambre occupée par le « client » que nous venons visiter.

Tomlett frappe légèrement, ouvre aussitôt, et passant la tête par l’entre-bâillement :

— Master Jeffries, dit-il, c’est M. le juge, qui désire vous parler.

— Qu’il entre, riposte l’organe enroué du malade, puisqu’il est dit qu’on ne me laissera pas dormir. J’en aurais grand besoin cependant, après la nuit blanche que j’ai passée.

Nous entrons. L’homme est couché, comme l’a affirmé Larmette. Sa tête entièrement recouverte de bandes de toile, offre l’aspect le plus bizarre. Un seul œil est découvert, et cet œil nous considère avec une acuité où je crois deviner l’inquiétude.

— Bonjour, master Jeffries, prononce rondement le juge, bonjour. Je suis fâché de vous déranger, mais Thémis ne me permet pas d’agir différemment.

— Le diable rôtisse Thémis en ce cas ! gronde sourdement le malade.

— Bon ! bon ! Ils n’appartiennent pas à la même mythologie, master Jeffries. Il est donc peu probable qu’ils se rencontrent pour procéder à l’opération de cuisson dont vous parlez. Au surplus, cela m’est indifférent et à vous aussi, je gage. Vous préférerez sans doute que je vous apprenne pourquoi je redouble ma visite.

— Je préférerai cela ou autre chose, pourvu que ce ne soit pas long.

— Et pour aller vite, je supprime toutes les circonlocutions inutiles, continue M. Thomson. En deux mots, voici l’affaire : je dois, tout le monde connaît les formalités d’une enquête judiciaire… je dois fournir un rapport sur mes constatations d’hier.

— Vous ne souhaitez pas que je l’écrive pour vous, plaisante celui que je crois être un forçat.

— Non, non, master Jeffries, ceci serait de l’indiscrétion… Or, l’indiscrétion et moi n’avons jamais passé par la même porte. Dans mon rapport, je dois donner une foule de détails, notamment des renseignements circonstanciés sur la personne de ceux que j’ai interrogés, renseignements d’ordre moral d’abord, et aussi d’ordre physique.

— Ah ! ah !

— Votre personne morale, vos papiers me l’ont fait connaître.

— Ils vous ont dit tout ce que je sais sur mon compte, interrompit l’interpellé. Si vous désirez d’autres détails, il faudra vous adresser ailleurs.

— Non. Vos papiers m’ont suffisamment éclairé.

— Alors, si vous êtes éclairé, qu’est-ce que vous voulez de plus ?

— Me renseigner sur votre personne physique.

— Ah ! bon… En bien ! vous le voyez, je suis malade.

Le juge souligna la phrase d’un rire paterne. Sa lenteur m’exaspérait. Je ne me rendais pas compte que, vu la loi américaine qui protège l’individu infiniment plus que les lois européennes, M. Thomson était tenu aux plus grands ménagements à l’égard d’un personnage dont l’identité, indiquée par moi, n’était point suffisamment prouvée par mon témoignage unique.

— Oh ! malade, reprit aimablement le magistrat, cela ne fait pas de doute, puisque vous l’affirmez, ainsi que les gentlemen qui vous ont prodigué leurs soins… Oui, mais cela ne me permet pas de constater la ressemblance de votre personne avec le signalement de vos papiers.

— Si bien que ?…

— Je suis venu, de gentleman à gentleman, faire appel à votre bonne volonté, pour obtenir de vous, mon cher honoré monsieur, la faveur de comparer votre visage à votre signalement.

Ouf ! cela y était enfin.

Le malade riposta tranquillement :

— C’est là une chose qu’un gentleman digne de ce nom ne saurait refuser.

Et, s’adressant au directeur de l’hôtel :

— Monsieur Tomlett, ayez donc la bonté d’appeler le digne voyageur qui m’a soigné l’avant-dernière nuit. Il a la main légère comme un infirmier de profession, et il me débarrassera de toute cette lingerie qui m’encercle la tête, en réduisant pour moi la fatigue au minimum.

Pour un homme estomaqué, je fus estomaqué. Je dis « un homme », quoique l’on s’obstine parfois à me considérer comme un gamin… Cela n’a aucune importance du reste ; ce qui en a, c’est que je restai stupéfait.

Le consentement du forçat supposé m’ahurissait positivement.

Comment, il allait montrer sa figure ? Supposait-il donc le juge myope au point de ne pas voir la tache lie de vin, grande comme la main, qui décorait son visage ?

L’arrivée de M. Larmette, flanqué de son ingénieur Botera, me rappela à la réalité.

Le directeur de l’hôtel avait dû prévenir le bijoutier de ce que l’on attendait de lui, car ce dernier s’approcha du lit avec une tranquillité stupéfiante :

— N’ayez crainte, master Jeffries ; je suis certain que mon pansement a fait tout son effet, et que nous vous démailloterons le crâne sans douleur. Je voulais d’ailleurs procéder aujourd’hui à cette petite opération. Elle sera avancée de deux heures peut-être. Vous y gagnerez d’être débarrassé un peu plus tôt d’un attirail gênant.

Après quoi, appelant le Sud-Américain Botera auprès de lui, il commença à dérouler la bande qui emprisonnait la tête du malade.

D’abord, elle fut blanche, puis elle se teinta de jaune, puis elle prit un ton brun rougeâtre, qui vers la fin devint presque noir.

On eût dit que le tissu avait été calciné.

— Qu’est-ce cela ? interrogea le juge.

— Dissolution iodée, répliqua sans hésiter le joaillier.

— Mais cela a dû lui enlever la peau !

— Non… Comme vous le voyez, une légère feuille d’ouate isolait l’épiderme de la compresse… Seules les vapeurs d’iode ont agi.

Ce disant, il enlevait l’ouate qui cachait encore les traits du patient, et le visage de Jeffries nous apparut débarrassé de tout voile.

Je faillis pousser un cri. Aucune trace de tache de vin !

La peau se montrait partout d’une teinte uniforme, je ne dirai pas de ce ton si suave de l’épiderme d’une jeune élégante, mais simplement comme il convient au cuir d’un homme accoutumé à braver les intempéries. La tache de vin avait disparu.

Le juge me foudroya d’un regard sévère. Ce reproche muet, il l’accentua encore en interrogeant Larmette et l’ingénieur.

— C’est vous, gentleman, qui aviez opéré le pansement de Mr. Jeffries ?

— En effet. Comme je l’ai déclaré à l’enquête, les gémissements du pauvre monsieur nous empêchaient de dormir. Il se faut entr’aider en voyage, nous entrâmes chez lui…

— Et, acheva Jeffries avec une expression de reconnaissance tout à fait touchante, en vérité, vous avez pris soin de moi, comme des frères.

À chaque réplique, le juge me décochait un coup d’œil de plus en plus sévère. Évidemment il pensait, en son for intérieur, que je ne marquais pas une contrition assez profonde.

Une idée m’entrait dans le cerveau comme une griffe. Le bandage devait être un truc médical pour faire disparaître la tache de vin.

Ce qui est sûr, c’est que je fus pris d’une envie irrésistible de m’approprier un bout de la bande de toile, teinté par l’iode.

Le juge, mécontent de ne pas constater chez moi un repentir suffisant, me tourna le dos. Larmette et Botera, sans doute pour l’amadouer, les flatteurs ont de ces combinaisons, s’empressèrent d’imiter le mouvement, et Mr. Jeffries, lui-même, se coucha sur le côté.

C’était la pantomime du mépris en grand !

Seulement, des fois, le mépris a du bon. Dans le cas présent, par exemple, il faisait qu’aucun regard ne se fixait sur moi.

Et je pus allonger le bras vers la table de nuit, sur la tablette de marbre de laquelle le bijoutier avait posé les bandelettes roulées, à mesure qu’il en débarrassait son… complice.

J’agrippai un petit rouleau de toile, bien imbibé d’iode, je le coulai dans ma poche, et M. Thomson, ayant fini de s’excuser d’avoir « abusé de la complaisance des gentlemen », prenait congé, sans même un coup d’œil à mon adresse.

Larmette, lui, fit peser sur moi un regard railleur.

— Monsieur Tomlett, dit-il, prenez donc ces bandes, il désignait la table de nuit, et brûlez-les. Après leur action sur une crise éruptive, il serait à craindre qu’elles ne transmissent le mal à quiconque les manipulerait maladroitement.

Farceur, va. Il voulait tout simplement faire disparaître les traces de la petite opération que je ne comprenais pas… Cela, je le devinais.

Obéissant, Tomlett s’empara d’un journal, y fit tomber les bandes roulées, sans y mettre les doigts et s’éclipsa.

Je le suivis. Après tout, je n’avais plus rien à attendre ici : j’étais saturé de mépris. À quoi bon en forcer la dose ?

Mais le juge pensa que je méritais un avertissement supplémentaire, car il m’arrêta un instant pour me dire d’un ton très grave :

— Vous êtes jeune. Les leçons à votre âge doivent porter des fruits ! Méfiez-vous désormais des jugements téméraires.

— Oui, monsieur, lui répondis-je non moins sérieusement. Je crois, comme vous, que tout le monde gagnerait à se méfier de jugements de cette nature.

Et je filai, sans lui laisser le temps de continuer sa mercuriale.

Un instant plus tard, j’étais dans la cuisine.

Tomlett m’y avait précédé. Dans le fourneau, bourré de charbon de terre, il avait introduit le journal contenant les bandelettes iodées, et il le regardait flamber.

« Évidemment, me dis-je, l’hôtelier est d’accord avec les autres, et il s’assure qu’il ne restera plus trace de leur damnée mystérieuse opération. »

Il en restait une pourtant… dans ma poche.

Et ma joie grandissait, à mesure que je constatais plus sûrement que je les ennuierais fort, les Larmette et compagnie, s’ils se doutaient que j’avais réussi à « subtiliser » un fragment de leur compresse iodée.

Ce fut seulement quand papier et toile furent réduits en cendres que ce digne Tomlett quitta la cuisine.

En passant près de moi, il me pinça l’oreille, modula :

— Eh ! eh ! eh !

Et sortit en riant aux éclats, comme s’il venait de prononcer la phrase la plus comique du monde. Mais je ne pus m’attarder à philosopher sur cette observation de l’esprit, car un organe inconnu frappa mon oreille.

— Oui, oui, miss Magget, vous pouvez me croire. Puisque vous êtes bien montée en linge, en rubans, etc., vous devriez m’acheter ma Ruthenia Cream, à base de ruthénium ; cela enlève, comme avec la main, les verrues, rougeurs, taches de rousseur, dont le diable s’amuse à détériorer le visage des jolies filles.

Hein ! Encore un qui enlève les verrues !

Je regarde. À la table occupée le matin par les rouliers, un colporteur est assis et s’adresse, tout en mangeant, à la servante Magget debout en face de lui.

La caisse, à bretelles de cuir, ouverte auprès de l’homme, indique clairement sa profession. Tout en reprenant des forces, il essaie évidemment d’entamer une affaire, dont le bénéfice paiera sa dépense.

Je l’écoute, intéressé malgré moi, par ce qu’il vient de dire de sa crème Ruthenia. Lui continue, insiste… Il a bien sûr remarqué que Magget a une verrue plantée au beau milieu de son menton rond.

— Voyez-vous, miss Magget, on a trouvé le radium pour les riches, ça coûte très cher… Bah ! ils peuvent payer… Mais un brave homme d’inventeur a voulu créer le radium du pauvre. Il a cherché longtemps dans son laboratoire, au milieu des cornues, des acides et des alambics. Enfin, il a découvert la Ruthenia Cream… Pour un dollar, une reine de gentillesse comme vous peut débarrasser sa jolie figure de tous les signes, végétations, bobos… Avec le radium, qui n’est pas plus expéditif, cela coûterait cent mille francs… vous voyez que mon patron est un bienfaiteur. Je n’ai aucun bénéfice sur la Cream, aucun ; je la vends prix coûtant.

J’étais médusé. La soudaine révélation des propriétés du radium, à l’égard des signes imprimés sur le visage, m’avait changé en statue.

Le radium !… Vous concevez le raisonnement…

Larmette considéré par M. Dick Fann comme le cambrioleur du radium… la tache de vin de Jeffries disparue… quel rapprochement pour mon esprit !

Un coup de sonnette. Magget se précipite au dehors avec cette phrase :

— À tout à l’heure, attendez-moi.

La jolie servante désire certainement se séparer de sa verrue… Mais moi, je reste seul avec le colporteur. Je cours à lui, et lui présentant la bande que j’ai dérobée tout à l’heure, je demande :

— Gentleman, pourriez-vous me dire s’il y a du radium là dedans ?

Il me considère, considère la bandelette, jette un regard vers le fourneau où Tomlett a procédé à l’autodafé des compresses… On dirait que ses yeux pétillent… Je me trompe, car il hausse les épaules.

— Je ne suis qu’un pauvre colporteur, comment voulez-vous que je vous dise cela ? Je ne suis pas chimiste, n’est-ce pas ?

Ma mine s’allonge à cette réplique… Je m’étais figuré qu’il allait me répondre tout de go.

Il voit mon ennui, et bon garçon, il ajoute :

— Seulement, si vous tenez à savoir… allez au collège de la ville… Il y a des professeurs de chimie. Pour eux, ce sera un jeu de vous renseigner.

Ah ! voilà un bon conseil. Dire que je n’y aurais pas songé tout seul.

Je serre les mains du colporteur, qui rit de mon exubérance et je me sauve, manquant de renverser au passage Magget qui revient.

Ma peau de chèvre d’automobiliste, ma casquette… En route !

Dehors, un brave homme, qui patauge courageusement comme moi, m’indique l’emplacement du collège. C’est à l’autre extrémité de la ville. Tant pis, il faut y aller, Jean, il le faut.

Le collège, le voici. Un grand bâtiment noir, qui a un air de prison. Est-ce que c’est bien nécessaire de bâtir des immeubles si rébarbatifs pour instruire les gens ?

La porte est entr’ouverte, j’entre. À droite, sur une baie vitrée, je lis « gardien ». Gardien, ce que nous appelons : concierge, à Paris.

Ce personnage est assis en face d’un bon feu… Il lit une gazette, et se dérange à peine pour grommeler :

— Qu’est-ce que vous demandez ?

— Le professeur de chimie.

Il se retourne brusquement, avec un visible étonnement.

— Quel professeur de chimie ? Il y en a deux dans cet établissement, le plus important de Colombus.

Je crois bien, c’est le seul collège.

Mais je n’exprime pas cette réflexion mentale. Inutile de mécontenter le bonhomme. Au surplus, une idée habile vient d’éclore dans ma tête.

— N’importe lequel, réponds-je crânement. Je viens de la part de M. le juge d’instruction Thomson, pour un renseignement de la plus haute importance.

À quoi bon se gêner ? Puisque je procède à l’instruction, j’agis pour le compte du juge, n’est-ce pas ? Indirectement, c’est vrai. Sans l’en prévenir, c’est encore vrai ; mais si je trouve, n’est-ce pas lui qui aura tout le bénéfice de l’aventure ?

Le « gardien », lui, s’est levé. Envoyé par le juge d’instruction, je prends à ses yeux une importance indéniable.

— Il n’y a, en ce moment que M. Flag au « cabinet de physique » ; montez l’escalier C au fond de la cour d’honneur. C’est au premier, la porte à droite… Vous verrez l’inscription : cabinet de physique et laboratoire.

— Merci bien, m’sieu.

Mais il me retient encore pour me dire, avec cette déférence protectrice des gens de sa profession :

— Et M. le juge Thomson se porte bien ?

— Aussi bien que possible par ce temps de chien.

— Oh ! ce temps de chien, voilà bien le mot propre.

— Au revoir, m’sieu.

Je m’élance à travers la cour d’honneur. Je n’ai aucun désir de jouir de la conversation du concierge, quelque honorable que soit, dans sa pensée, l’entretien dont il commençait à me gratifier. Escalier C. Nous y sommes.

Un étage escaladé en quelques sauts. La porte à droite, avec l’inscription signalée. Je frappe. On ne répond pas. J’ouvre.

C’est la salle où les élèves viennent apprendre la physique… la science sérieuse, s’entend ; pas la physique des prestidigitateurs.

Des gradins. Un long comptoir sur lequel se dressent des appareils bizarres en cuivre, en acier, une cuve emplie de mercure, une machine pneumatique ; des bobines électriques, etc., etc.

Derrière le comptoir une petite porte… Je refrappe. Cette fois on répond :

— Entrez.

J’obéis et, dans une seconde pièce, aux murs ornés de rayons, sur quoi s’alignent des instruments cocasses, des verreries aux formes inusitées, des flacons, je me trouve en présence d’un homme maigre, grisonnant, couvert d’une longue blouse de toile beige, et qui, les manches retroussées, tient, d’une main, une éprouvette où tremblote un liquide blanchâtre, et de l’autre, un verre conique empli de quelque chose de violet.

Il me toise à travers son binocle d’or.

— Vous désirez ?

— M. Flag, professeur de chimie.

— C’est moi. Après ?

Je le dérange, cet homme, cela se voit à son peu d’amabilité, mais j’ai le Sésame, ouvre-toi des bonnes volontés les plus récalcitrantes.

— M. le juge d’instruction Thomson m’envoie vers vous pour un renseignement que vous seul pouvez lui donner, à ce qu’il prétend.

— Ah ! ah ! il prétend cela !

La face du professeur s’est éclairée. Évidemment, il est flatté d’avoir été jugé seul capable de renseigner M. Thomson.

Est-ce drôle comme il est facile de rouler les gens en chatouillant leur vanité ? Ce professeur est bien plus malin que moi, je ne suis qu’un âne auprès de lui. Eh bien, je le prends à mon service, grâce à un tout petit mot élogieux.

— Que souhaite de moi M. le juge Thomson ?

Ce n’est plus la même voix. Le professeur s’est fait tout sucre et tout miel.

— Vous pouvez lui donner la clef d’une affaire criminelle.

— Enchanté ! Enchanté, en vérité. Vous remercierez M. Thomson d’avoir songé à moi… Et cette affaire criminelle ?

Je baisse le ton pour murmurer :

— Confidentielle.

— Je pense bien, souligne-t-il d’un air de plus en plus satisfait.

— La moindre indiscrétion pourrait donner l’éveil au coupable présumé.

— Oh ! je suis le tombeau des secrets.

Avec aplomb, je lui décoche ce compliment en pleine poitrine :

— C’est bien ce que dit M. le juge d’instruction.

Maintenant je puis entrer en matière sans crainte. M. Flag fera tout ce que je voudrai. Il se gonfle, toute révérence gardée, comme la célèbre grenouille qui souhaitait devenir aussi grosse que le bœuf.

— L’assassin Toddy s’est évadé de prison.

— Je sais cela. La Gazette conseille à tout le monde de faire bonne garde.

— Eh bien ! M. Thomson croit qu’il réside dans la ville.

Oh ! oh ! le professeur de chimie n’est sûrement pas un foudre de guerre. Il a pâli, son binocle même tremble sur son nez.

— Dans la ville ? répète-t-il avec une consternation profonde.

J’affirme du geste, tempérant cependant l’affirmation par ces paroles :

— Du moins, il y a de fortes présomptions… Il serait en ville depuis deux jours, la tête enveloppée de bandelettes, grâce auxquelles il aurait fait disparaître la « tache de vin » qui le rendait si reconnaissable.

— Mais alors, il va se glisser dans nos demeures ; il va perpétrer de nouveaux crimes.

— C’est pour l’en empêcher que je viens à vous.

— Moi, moi… suis-je donc un gendarme ?…

Fichtre non, il n’est pas gendarme ! Les gendarmes sont des braves gens et des hommes braves. Tandis que le professeur de chimie, de toute évidence, ne connaît le courage que de nom.

— Pas gendarme, gentleman, mais une des lumières de la chimie moderne.

Pan ! attrape le compliment. Cela le remet un peu.

— Et que peut la chimie ?

— Voilà. Elle peut nous dire si, sur cette bande de toile, on a étalé un corps susceptible de détruire en deux jours toute trace de tache de vin.

Je lui tends le tissu roulé que j’ai extrait de ma poche. Il le prend, l’approche de ses narines…

— Teinture d’iode, fait-il, cela serait sans effet sur un signe de la nature de celui qui nous occupe.

— M. Thomson le sait, dis-je avec un aplomb qui ne se dément pas ; mais il voudrait savoir si l’adjonction de l’iode n’a point été faite pour dissimuler la présence d’un autre corps ?

Le professeur esquisse une moue des lèvres.

— Un corps seul existe qui serait susceptible de produire la métamorphose indiquée.

— Et ce corps ?

Je questionne avec anxiété. La réponse va me fixer sur la valeur de mes suppositions.

— Ce corps ? le radium !

Le radium. Encore !

Le monsieur habitué à faire sa classe se montre. Il m’explique doucement :

— Le radium, très cher… En admettant une compresse saupoudrée de poussière de radium… il faudrait un ou deux milligrammes de la terre rare… Ce sont des milliers de dollars… Et puis, où Toddy se serait-il procuré du radium ?

J’étendis les bras à droite et à gauche pour indiquer que je l’ignorais.

— M. Thomson doit s’être inquiété de cela, il n’a pas jugé opportun de me renseigner ; mais il m’a dit : « M. le professeur Flag reconnaîtra la présence du radium, si radium il y a… » Et je viens prier M. le professeur Flag de reconnaître le radium. Voilà tout.

Cette fois, il avait compris.

— Ah ! bon, bon… Je conçois qu’il ait pensé à moi. Je l’en remercie davantage, car, le cas échéant, les journaux parleront de ma participation à l’enquête.

Il m’avança lui-même une chaise, puis il fourragea dans des flacons, verres, éprouvettes graduées, versant, des uns dans les autres, des poudres, des liquides diversement teintés.

Puis il coupa un morceau de la bande de toile, qu’il choisit dans la partie la plus noircie, et la fit infuser dans sa préparation.

Quelle cuisine que la chimie !

Après un instant, il reprit sa sauce endiablée, la transvasa, puis y ajouta d’autres ingrédients. Enfin il alluma une lampe à gaz oxhydrique, disposa un prisme sur une feuille de papier et interposa son récipient entre les deux objets.

Un spectre, — c’est ainsi que les savants appellent l’arc-en-ciel que forment les rayons lumineux passant à travers un prisme, il me l’expliqua très gracieusement — un spectre, donc, s’étala sur le papier.

Il l’examina avec attention, prit avec un compas des mesures de je ne sais pas quoi. Et enfin, il s’exclama :

— M. Thomson a deviné… toutes les « raies » du radium y sont.

Ouf ! Je me tins à quatre pour ne pas lui sauter au cou.

— Mais où donc ce Toddy s’est-il procuré du radium ?

Pour moi, c’était clair, Larmette étant de l’affaire. Mais je n’avais pas à révéler cela au professeur. Aussi interrompis-je ses réflexions.

— Monsieur le professeur, vous seriez bien aimable d’écrire votre expérience. Rédigé par vous, ce sera beaucoup plus clair que répété par moi, simple ignorant auprès de vous.

— Volontiers ! volontiers !

Il courut à un petit bureau portant de quoi écrire et sa plume se prit à courir sur le papier. Il remplit environ une page d’écriture. Puis il la plia, la mit sous enveloppe et, me présentant la missive :

— Le radium a été appliqué deux jours seulement, me disiez-vous ?

— Oui, monsieur le professeur, deux jours.

— Bien ! J’indique à M. Thomson que son action aussi brève ne saurait être complète.

— Pourtant, je vous assure qu’il n’y a plus apparence de tache de vin. J’accompagnais M. le juge d’instruction et…

Il me coupe la parole :

— Sans doute ! Sans doute ! Au repos, on ne voit rien ; mais supposez une émotion violente : colère, terreur ou autre, la tache de vin reparaîtrait.

— Vous croyez ?

— Je suis sûr, mon jeune ami.

— Pardon, je n’avais pas l’intention d’exprimer un doute.

Il sourit à mon excuse.

— La tache redeviendrait visible, non pas en violacé comme auparavant, mais en rouge vif, dessinant le contour du signe effacé par le radium.

Oh ! le digne professeur ! Comme j’aurais été heureux de le presser sur mon cœur ! Mais pareille effusion l’eût probablement surpris, d’autant plus qu’il m’eût été interdit de lui fournir la moindre explication. Aussi me contentai-je de serrer la lettre dans ma poche, de reprendre ce qui restait de la bande au radium et je m’esquivai.

Je tenais mon Toddy. De plus, je me rendais compte que, en démontrant la présence du radium dans l’affaire, je faisais le jeu de mon cher patron Dick Fann.

Je pris le chemin de la maison de M. Thomson.

Hélas ! la justice était contre moi.

Ma démarche précipitée du matin avait indisposé le juge contre moi.

Il me considérait comme un factieux qui l’avait entraîné à barboter inutilement dans les rues fangeuses de la ville, et il avait donné des ordres en conséquence.

Sa servante m’accueillit par une grimace épouvantable.

— M. le Juge ne reçoit pas.

Et la revêche créature me repoussa la porte au nez.

Quelle situation ! Avoir cent mille fois raison, tenir la vérité en poche, et se voir repoussé par ceux auxquels on a intérêt à la faire connaître.

Sans souci de m’éclabousser, je trépignais de rage, quand un brave cantonnier passa. Il y a des cantonniers à Colombus. Ils ne balaient que durant la belle saison. En hiver, il y a trop de neige et de boue ; ils préfèrent se croiser les bras, devenir des cantonniers honoraires.

Se promenant, celui-ci me considéra, et, intéressé par mes gestes de colère :

— Eh ! eh ! mon brave boy, vous semblez dans une véritable irritation.

Je le regardai de travers ; mais sa figure ouverte me mit en confiance.

— Il y a de quoi !

— Oh ! reprit-il philosophiquement, dans cette vallée de larmes, il y a toujours de quoi rouler les nerfs en pelote.

La justesse de l’observation accrut encore ma confiance.

— Je veux parler au juge Thomson et on refuse de me recevoir.

L’homme haussa les épaules.

— Un juge n’est qu’un homme ; aussi, lui arrive-t-il de faire des sottises, tout comme les camarades.

— Seulement, un retard peut coûter la vie à de braves gens qui sont actuellement en bonne santé.

Mon interlocuteur se gratta l’oreille.

— Oui, oui, murmura-t-il, c’est la vie, cela… On se porte bien… et la mort nous guette, il y a quelque chose à ce sujet-là dans la Bible… Faites excuse, ma mémoire n’est pas aussi solide que celle des « recteurs »… Ils font entrer tout le gros livre saint dans leur tête ; moi, rien ne reste dans la mienne… Après ça, chacun a reçu du ciel des aptitudes spéciales… Ainsi, moi, je n’ai pas mon pareil pour manœuvrer la raclette, et le recteur ne saurait peut-être pas, tout homme savant qu’il est…

Il respira. Je l’imitai. Son bavardage m’apaisait.

— Alors, reprit-il, vous tiendriez à voir le juge ?

— Je vous l’ai dit… Il s’agit d’existences humaines…

— Je comprends, je comprends… Si j’étais à votre place, je sais bien ce que je ferais.

— Je le ferais également, si vous me le disiez.

— Oh ! cela n’est pas un secret, et je n’ai pas besoin de me couper la langue avec mes dents pour l’empêcher de trahir le mystère[3]. Le juge va au tribunal vers deux heures de l’après-midi.

— Oui, eh bien ?

— En vous tenant dans le corridor des témoins, vous le prendrez au passage. Et comme il est au tribunal pour écouter tout le monde…

— Que je le voie seulement, je suis certain qu’il écoutera.

— Donc, faites comme je vous explique et tout ira bien.

Sur ce, le cantonnier s’éloigna, non sans me jeter un cordial :

— Adieu, boy ; vivez heureux et causez au juge autant qu’il vous plaira !

Brave cantonnier honoraire, va ! Ma reconnaissance te suivra toujours.

Son conseil était marqué au coin du bon sens.

Une horloge, située en haut d’un bâtiment tout proche, m’avertit que midi était passé depuis une heure et demie.

Si je voulais aller au tribunal, je n’avais pas le temps de rentrer déjeuner.

J’entre chez un boulanger… Une tranche de cake, une tablette de chocolat, et je file vers le Palais de justice, une affreuse bâtisse, que l’on appelle palais, sans doute parce que les citoyens de la libre Amérique se figurent que l’on ne pourrait rendre la justice dans une chaumière.

Je mange tout en marchant, en glissant, en maugréant.

Enfin, j’arrive… Je gravis un escalier, je traverse une longue salle des Pas Perdus, puis voici un couloir, éclairé à l’électricité même en plein jour.

Des banquettes s’alignent le long du mur. Ma foi, je m’asseois, car les jambes me rentrent littéralement dans le corps.

Je suis crotté comme un vacher… Je dois avoir l’air d’un « rupture de ban » égaré sur la banquette des témoins. Je songe que M. Thomson va avoir peur en me voyant en tel état.

Cependant, il ne faut pas qu’il me glisse entre les mains. J’ai l’acharnement d’un limier sur la trace du sanglier. Il faut qu’il m’écoute.

Je suis bête… Il y a un moyen.

Et je tire de ma poche la lettre de M. Flag, ce digne chimiste du collège.

J’achève à peine le mouvement, quand un pas mesuré sonne sur les dalles de la salle. C’est le juge d’instruction en personne. Il déambule gravement. Peut-être la satisfaction apparente, répandue sur tout ton individu, provient-elle de ce qu’il m’a fait mettre à la porte de chez lui tout à l’heure.

Au moment où il arrive à ma hauteur, je me dresse respectueusement, et lui présentant l’enveloppe que je tiens à la main, je dis rapidement :

— Une lettre de M. Flag, professeur de chimie au collège.

Le magistrat s’arrête net. Il me couvre d’un regard surpris. Cependant, il tient la missive. Il reconnaît l’écriture… Je lis cela sur sa physionomie. Enfin, il se décide à prendre connaissance du contenu de cette enveloppe.

Certainement, il se demande comment je me trouve être le commissionnaire de M. Flag.

Et il parcourt les lignes avec la pensée qu’elles lui apporteront l’explication cherchée.

Ah ! bien ! elles lui apportent autre chose encore.

Une stupéfaction profonde envahit le visage du juge… et aussi de la confusion… Vraisemblablement, il reconnaît tout bas ses torts envers moi.

Il m’a criblé de reproches, sous les yeux du bandit qui s’est moqué de lui.

Et ma parole, si je ne l’aidais pas un peu, je crois qu’il n’oserait plus lever les yeux. Jusqu’à la consommation des siècles, il ferait semblant de lire le papier qui tremble dans sa main.

Heureusement, je suis un boy, et je lui dis :

— Toddy, comme vous le voyez, monsieur le juge, a fait disparaître son « signe vineux » à l’aide de compresses de radium.

— Oui, oui, balbutie le pauvre homme. Comment a-t-il pu se procurer du radium ?

— C’est ce qu’il avouera sans doute, quand il aura été arrêté.

— Évidemment, oui évidemment… mais pour l’arrêter ?…

— Il suffit de démontrer son identité peu flatteuse.

— Et pour démontrer ?

— Faire reparaître la tache de vin, ainsi que l’explique M. Flag.

M. Thomson hoche gravement la tête.

Ah ! à présent, son regard fixé sur moi n’a plus rien de dédaigneux. Je lui pardonne ses torts. Il convient d’être généreux quand on triomphe.

— Alors ?… reprend-il d’un ton hésitant…

Il me consulte, moi, le gamin de Paris. Quel succès pour les Parisiens !

Je n’en marque, du reste, aucun orgueil, et modeste comme la plus humble violette, je propose :

— Si Monsieur le juge voulait, ce soir, être à l’hôtel au moment du souper…

— Diable ! diable ! Ce Toddy est un être dangereux.

— Bon, des roundsmen (agents de police) vous accompagneraient.

— Comme cela très bien.

— Et je me charge de provoquer… l’émotion nécessaire à la réapparition de la tache.

— Entendu… Venez un instant dans mon cabinet.

Je suis le magistrat. Nous demeurons enfermés quelques minutes, afin de bien arrêter nos faits et gestes ; puis je reprends le chemin de l’hôtel.

Il faut que je décide miss Fleuriane à souper dans la salle commune.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et le soir est venu. Nous sommes tous dans la salle, autour de la table.

Larmette, cet homme a le génie de déterrer les marchands de fleurs, a réussi à obtenir des bouquets qui piquent d’une note gaie la nappe blanche.

Le pseudo-Jeffries aussi, est là, non loin de miss Fleuriane. C’est une crâne jeune fille que la demoiselle. Elle ne sourcille pas, et cependant je ne lui ai rien caché. Combien d’autres, à sa place, seraient épouvantées à la pensée de dîner auprès d’un bandit, évadé de prison !

Botera baragouine des joyeusetés avec son délicieux accent sud-américain.

Je sais que le juge Thomson est dans l’hôtel avec deux policemen. Ils ont mis le directeur sous clef, afin qu’il ne révèle à personne leur présence.

À neuf heures exactement, je dois agir. Et je suis avec une pointe d’anxiété les aiguilles qui parcourent lentement le cadran du cartel, ornant un des angles du dining-room.

Oui, à neuf heures moins cinq, on enflamme l’essence de la cafetière russe, où va s’élaborer le café « soigné » qui terminera le repas. J’ai demandé un grand bol. J’ai parcouru la ville tout le jour, et j’ai besoin d’un remontant.

— D’autant plus, ricane Larmette, que la matinée a été chaude.

Il fait allusion à la mercuriale que m’a décochée M. Thomson.

Patience ! mon tour va venir. Et je réponds gentiment :

— Tout le monde peut se tromper. M. Jeffries avait un masque de bandelettes. J’avais pensé que cela serait bien commode pour cacher la tache de vin de Toddy.

Le bandit me jette un mauvais regard. J’ai idée que s’il me tenait dans un petit coin désert… je ne prendrais pas le café que Mme  Patorne, avec des grâces de babouin, nous sert de ses mains chargées de bagues.

Mon bol est plein… J’y ai veillé. Tout le monde semble s’étonner de ma gourmandise, et Jeffries exprime l’opinion générale par ces mots :

— Mâtin, quand il se remonte, le boy, il prend le remontant au baquet.

Voici le moment ! Voici l’instant d’agir. Je riposte :

— Oh ! mon erreur de ce matin demande cela.

— Cela vous préoccupe à ce point ? grommelle le pseudo-Jeffries.

— Oui, parce que non seulement j’ai dérangé inutilement le juge (on le voit, j’avoue tout), mais encore, il a été en droit de me considérer comme un niais et un ignorant. Je me suis informé aujourd’hui.

Neuf heures sonnent, comme Larmette questionne :

— Vous aviez besoin de vous informer pour vous assurer de votre ignorance.

— Oui, monsieur, vous allez comprendre… Après que M. Jeffries fut débarrassé de ses bandes de pansement, une idée saugrenue me trotta dans la tête. Est-ce que les compresses d’iode n’auraient pu faire disparaître une tache de vin existant auparavant sur son visage ?

Le joaillier, Botera, Toddy ont tressailli.

Le coup est dur. Pourtant, le premier se ressaisit aussitôt.

— C’est de l’entêtement, fait-il.

Tandis que Jeffries, oubliant un instant son rôle, gronde :

— Voilà un moucheron auquel il arrivera un accident avant qu’il atteigne un âge avancé.

Il s’arrête brusquement ! Un coup d’œil de Larmette l’a rappelé à l’ordre.

— Ah çà ! repris-je en riant, pour être entêté, je le suis. À ce point que je suis allé prendre une leçon de chimie.

— De chimie ? clama-t-on tout autour de la table.

— Comme je vous le dis. J’ai appris ainsi que l’iode n’avait aucune action sur une tache comme celle qui nous occupe. Pour faire disparaître des signes de cette nature, il faudrait employer du radium.

Un grognement sourd s’échappa des lèvres de mes adversaires. Je conclus :

— Et encore, le radium efface la tache en temps normal, mais sous le coup d’une émotion violente physique ou morale, le signe reparaît en rouge.

— Vraiment ? ricanent Larmette et Jeffries…

— J’en fournis la preuve !

En prononçant ces paroles, je me suis levé. J’ai empoigné mon bol, aux deux tiers plein de café bouillant, et j’en ai projeté le contenu au visage de celui que je crois être l’assassin Toddy.

Il a un cri de rage, de douleur. Un flot de sang envahit sa figure, et la tache de vin se dessine en rouge foncé sur la peau.

— La voici, m’écriai-je en désignant le bandit ; la voici, la preuve introuvable !

Tout le monde est debout. Jeffries, ou plutôt Toddy, — on peut lui restituer son nom à présent, — a lancé un juron furieux.

Un moment, il a paru vouloir s’élancer sur moi ; mais l’instinct de la conservation est plus fort que sa colère. Il veut fuir. Il se précipite vers la porte ; il l’ouvre et recule avec un nouveau blasphème.

Au dehors, deux agents de police, revolver au poing, gardent l’issue. Derrière eux s’aperçoit la physionomie très animée de M. Thomson.

Mais la scène se précipite. Un autre bond porte Toddy contre le mur, où il s’adosse. Un revolver brille dans sa main. Il le braque sur moi.

— Maudit gamin ! Tu ne te vanteras pas d’avoir livré Toddy.

Une détonation retentit et le misérable roule à terre, le crâne troué.

Plus prompt que lui, Larmette vient de l’abattre. Du même coup, Larmette m’impose la reconnaissance et supprime un unique témoin gênant.

M. Thomson m’a remercié… Il fera un rapport sensationnel, où il sera démontré que Toddy possédait du radium, dont l’action avait déterminé une éruption si abondante que MM. Larmette et Botera, qui l’avaient soigné avec dévouement, n’avaient pu constater la présence de la tache de vin.

L’important, pour le district, était que le redoutable Toddy ne fût plus en état de nuire. Au fond, j’étais roulé.

J’avais espéré, en démasquant l’assassin, faire prendre Larmette, délivrer la demoiselle de cet ennemi dangereux.

Et je n’avais réussi qu’à une chose : éveiller sa défiance contre moi.



  1. L’homme. Façon triviale de désigner le directeur de l’hôtel.
  2. Oui, je devine. Locution américaine intraduisible, comme le do you know des Anglais, ou le savez-vous des Belges.
  3. Allusion au mélodrame : L’œil de Jérémie Hart.